De la culture papier à la culture numériqueSociété/Politiqueune

Apprentissage et hypertextualité à l’ère numérique.

Print Friendly, PDF & Email

  Pierre-Antoine Chardel – Maître de conférences HDR, chercheur associé au CERSES 


Le sens en question

L’extension des réseaux d’information et de communication fut historiquement portée par une volonté de désenclaver le rapport à la connaissance. Les supports numériques que nous connaissons aujourd’hui contribueraient à ouvrir un tel champ des possibles où la dimension interprétative serait davantage sollicitée. Les apports d’innovations technologiques qui ne se contentent pas de reproduire le livre sous format papier sont à cet égard considérables. Le livre numérique, par exemple, comporte des enrichissements importants, permettant un accès instantané à des dictionnaires, un changement de police et de taille de caractères, des liens directs avec des banques d’images, de vidéos ou autres documents.

kevin Dooley

Le lecteur a ainsi à sa disposition un éventail de moyens pour élargir son angle de perception, par une adaptation efficace de systèmes de notes, de renvois de bas de page et autres index. Plus amplement, la numérisation des documents et des textes produit de nouvelles possibilités d’enrichir leur appréhension. Mais devons-nous pour autant considérer qu’un tel degré d’inventivité technique pourra nous permettre de nous acheminer vers un « âge d’or de l’herméneutique »?  Les possibilités d’étendre les modes de lecture en ouvrant sur des hyperliens ou des hypertextes signifient-elles que nous serions plus immédiatement conduits, comme dans un rapport de cause à effet, à enrichir notre manière de lire et d’apprendre ?

Les jeux de l’interprétation et de la réception à l’épreuve des technologies

Du point de vue des théories de la réception, un texte est essentiellement l’enjeu d’une perte d’équilibre, il n’est qu’en étant sans fin. Il ne convient pas de trouver en lui un sens unique mais plutôt de le soumettre à des effets de décentrement. Le sens d’une œuvre se conçoit comme étant inépuisable et ne cesse de s’enrichir au cours des interprétations, nourrissant ainsi de nouvelles lectures. Une telle dynamique de l’interprétation s’est vue singulièrement renforcée par les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Le projet déconstructiviste de Jacques Derrida a illustré de manière particulièrement inventive ce renforcement en partant du constat que le centre d’une structure ou d’un texte fait toujours défaut. L’interprétation est alors ce qui vient suppléer ce manque par une activité de renvois, en appelant à d’autres textes, à de l’intertextualité. C’est par les réseaux de la cybernétique que la rationalité qui commande l’écriture se voit « élargie et radicalisée », qu’elle inaugure la « dé-sédimentation, la dé-construction de toutes les significations qui ont leur source dans celle du logos »[1]. La mise en cause de la totalité du livre, avec sa vérité univoque, la possibilité d’établir des liens entre un texte et une multitude d’autres textes, constituent autant de façons d’étendre les potentialités du message et d’élargir les contours de la réception.

Une telle expérience de désenclavement a fortement nourri l’idéal qui a accompagné une grande part de la révolution informatique, à savoir celui d’une libre circulation des informations et des connaissances au sein de la société. L’enjeu était avant tout d’éviter la fixation idéologique des discours en laissant la voie ouverte à l’expression des conflits d’interprétation. La révolution informationnelle devait de la sorte permettre de déjouer les ordres établis ainsi que les « grands récits » d’émancipation que nous avions connus durant la grande histoire de la modernité[2]. Cela, essentiellement au profit d’une « pragmatique langagière » censée venir procurer une plus grande souplesse dans l’appréhension des sources du savoir scientifique.

Le signe d’un tel enrichissement est dorénavant perceptible dans l’accès à la connaissance qui se produit avec la numérisation des textes et les liens hypertextuels que cette dernière permet.

L’hypertexte étant, comme l’a défini Georges P. Landow, un système par lequel le lecteur est censé gagner en autonomie en faisant intervenir ses propres intérêts dans l’acte de lecture[3]. L’âge numérique tendrait-il pour autant à faire de tous les lecteurs les exégètes permanents de sources de connaissance en réseau ?

Notre condition hypermoderne alimente tout un imaginaire qui s’exprime dans la littérature, tantôt par l’appréhension secrète de voir l’objet-livre disparaître, comme le suggère la dernière nouvelle de Tout passe de Bernard Comment[4], tantôt par les promesses qu’elle libère. Notre époque peut encore se vivre comme un lieu ouvert et se donner à lire entre les lignes. Ainsi, dans Vies potentielles de Camille de Toledo, le narrateur, Abraham, annote les textes accumulés au fil des années, ouvrant par là sur une expérience qui fait résonner celle – talmudique – du commentaire[5]. Pour autant, les jeux de renvois n’ont de sens que pour un lecteur qui sait se donner les moyens de s’approprier des éléments censés enrichir sa lecture. Les accumulations d’informations demeurent en tant que telles vaines[6].

Numérisation et culture du commentaire 

La possibilité d’accéder techniquement à des éléments de connaissance ne saurait se confondre avec une expérience d’apprentissage qui nécessite toujours un effort spécifique. Tout réductionnisme technologique doit ici être écarté. L’accès à des sources de connaissances en réseau, rendu possible par la numérisation, ne suffit pas à créer les conditions d’une bonne appropriation du sens interprétatif. Car le sens est avant tout le contenu d’une interprétation qui demeure subjectivement et rigoureusement élaborée. Or la diversité des voies interprétatives qui s’ouvre quasi instantanément avec les hyperliens dans la lecture d’un texte numérisé ne coïncide pas nécessairement avec les orientations que le lecteur souhaite donner à sa propre lecture. La structuration de l’espace scripturaire par des renvois d’informations et de multiples commentaires peut même contribuer à désorienter le lecteur. Certains processus qui permettent l’intrusion par l’auteur d’éléments hétérogènes et qui incitent le lecteur à sortir de l’œuvre, tendent à l’illustrer[7].

Au-delà de ces problématiques de réception, les mutations que nous vivons à l’ère de la numérisation des œuvres de culture et des sources de connaissance ne peuvent être dissociées de l’économie des affects qui domine dans nos sociétés de consommation. Car si la part du lecteur est davantage susceptible d’être sollicitée par les nouveaux médias, l’utilisation de ces derniers s’inscrit dans des sociétés où les subjectivités sont incitées à vouloir aller toujours plus vite dans l’organisation de leur existence. Le consumérisme se fonde sur une forme de désapprentissage, en créant chez les individus une volonté permanente de réduire la durée de tout ce qui demande en principe du temps : « La vie de consommation ne consiste pas à acquérir et à posséder (…). Elle consiste avant tout à être en mouvement »[8].

En suivant un tel constat sociologique, et dans la perspective de définir les contours d’une pratique herméneutique à l’ère numérique, il importera de souligner que plus de nouveaux régimes d’attention investissent nos vies, plus nous devrons rappeler qu’un acte d’apprentissage ne saurait s’épuiser dans les cadres d’une hypertextualité prédéfinie. Ici réside une forte ambivalence des dispositifs réticulés. Tout en permettant l’ouverture de l’acte de lire à des formes inédites de désenclavement (voire de « déconstruction », au sens derridien du terme), l’accès aux ressources du réseau se produit en même temps le plus souvent à partir de documents formatés, au sein desquels des liens sont préétablis. Les documents sont conçus en HTML (HyperText Markup Language) : « L’intérêt du langage HTML, comme le mentionne Barbara Cassin, est qu’il permet des liens hypertextes, ‘pointeurs’ sur lesquels il suffit de cliquer pour se connecter en toute simplicité sur d’autres serveurs ou pour accéder à une information spécifique »[9]. La conséquence de ce type de langage sur le jeu de la réception est importante : dans cette expérience où des passages d’un texte renvoient à des hyperliens, le lecteur n’est plus seul ; ou seul mais à plusieurs, c’est-à-dire confronté à des liens conçus par d’autres, en fonction de critères qui ne lui appartiennent pas. Le risque n’est-il pas ici pour le lecteur de se laisser influencer par des chemins de lecture balisés ? Son attention n’est-elle pas susceptible d’être constamment détournée ? Qu’advient-il surtout de l’errance personnelle que constitue toute véritable expérience de lecture ?

Aussi riches que puissent être les différents renvois dans un texte, ceux-ci ne peuvent se substituer à la relation singulière qui doit se tisser entre le texte et son lecteur censé l’ouvrir à des sens inédits (pour ne pas dire « inouïs »). Une telle potentialité relève autant de la raison, de la sensibilité que de l’imagination. Car du point de vue de la réception, comme l’a justement exprimé Jean-François Lyotard, la compétence ne se résume pas dans la possession d’une « bonne mémoire de données » ou d’une « bonne capacité d’accession à des mémoires-machines »[10]. Il convient en ce sens de souligner l’importance de la capacité d’actualiser les données pertinentes pour le problème à résoudre « ici et maintenant » puis de les ordonner en fonction de ce dernier.

Affronter la multitude, préserver le sens :

La question de la performativité dans la production de connaissance doit rester pleinement ouverte si l’on souhaite complexifier l’accès à l’information dans une époque où le primat de l’instantanéité l’emporte, où la vitesse devient un critère d’efficacité. Ce ne sont donc pas uniquement les formes technologiques d’accès aux connaissances qui doivent nous questionner, c’est également l’impatience qui caractérise notre « âge de l’accès », l’utilisation que nous faisons des technologies numériques à l’heure où l’on tend de plus en plus à vouloir « tout et tout de suite ». Cela, même dans la façon dont nous appréhendons les informations, plus précises et plus multiples que jamais. Pour celles et ceux que Zygmunt Bauman désigne comme des « boulimiques », les événements et les sources d’informations qui surgissent par les réseaux sont une nourriture idéale : « Les boulimiques doivent se débarrasser rapidement de la nourriture qu’ils ingèrent afin de faire la place pour de nouvelles ingestions – ce qu’ils recherchent, ce n’est pas la satisfaction de leur faim, mais bien l’acte vorace du remplissage »[11]. Or la possibilité d’échapper à ces logiques d’accumulation paraît de plus en plus difficile à envisager dans une époque où la sphère publique se trouve elle-même surdéterminée par d’incessants flux d’informations qui tendent à neutraliser la part réflexive de la réception. On sait en effet à quel point la surcharge informationnelle peut être nuisible à l’expérience de la compréhension et de l’élucidation.

Sans que les technologies elles-mêmes nous déterminent dans notre manière d’être avec les textes, c’est plus insidieusement un mode consumériste d’être au monde qui vient à se répercuter sur la manière de lire. Le syndrome de la consommation plonge les individus dans l’ère d’un « zapping cognitif ». Cet  aspect ressort nettement des entretiens que nous avons pu mener à ce sujet. Pour certains lecteurs, l’usage de l’hypertextualité s’accompagne d’une baisse assez significative de concentration. Selon nombre d’enseignants, les jeunes générations semblent être de moins en moins habituées à se concentrer sur un texte long mais préfèrent « glaner tout ce qui leur tombe sous le clic de la souris »[12]. L’investissement consenti sur un sujet paraît être de plus en plus pauvre, cela alors que l’effort de concentration pour le lecteur devrait être plus important lorsqu’il accède à des compléments d’information par des liens hypertextes au travers de son parcours de lecture.

Vis-à-vis de ces éléments, nous pouvons convenir du fait que la possibilité d’entrevoir une culture de réception à l’ère numérique ne doit pas masquer la difficulté que nous avons à nous situer dans des espaces infinis où les éléments de connaissance et d’information sont donnés sans hiérarchie ni centralité. Le propre du réseau est de posséder en permanence plusieurs centres qui sont comme « autant de pointes lumineuses perpétuellement mobiles, sautant d’un nœud à l’autre, entraînant autour d’elles une infinie ramification de radicelles, de rhizomes, fines lignes blanches esquissant un instant quelque carte aux détails exquis, puis courant dessiner plus loin d’autres paysages du sens »[13]. Un tel degré d’hétérogénéité doit toutefois, pour être appréhendé de manière significative (c’est-à-dire sans provoquer la perte du lecteur), faire l’objet d’une attention spécifique et de nouveaux enjeux d’apprentissage. L’ère des rhizomes n’est pas dissociable d’un art de comprendre et de sélectionner.

En somme, plus les nouveaux médias dans la diversité de leurs formes investissent nos vies et interviennent dans les productions de subjectivité, plus nous devons rappeler qu’apprendre (du monde et des autres), c’est éprouver une certaine durée. Seul le temps de l’appropriation peut nous faire sentir la complexité des faits, leurs contradictions et leurs ambiguïtés. La lecture demeure cet espace indéterminé où la rencontre avec les textes et les sources de connaissance se fonde dans une expérience vécue. Les mots de Roland Barthes à propos de Proust nous font bien sentir cela : « Proust, c’est ce qui me vient, ce n’est pas ce que j’appelle, ce n’est pas une autorité : simplement un souvenir circulaire »[14]. C’est peut-être uniquement dans le respect d’une telle intimité que le texte pourra continuer de faire sens. La numérisation des textes et des commentaires, aussi stimulante qu’elle puisse être pour le lecteur curieux, ne devra-t-elle pas s’accompagner de telles exigences ?

C’est sans nul doute par une vigilance herméneutique redoublée qu’un véritable apprentissage pourra encore avoir lieu. La transmission sera toujours le fruit d’un pacte unissant silencieusement (et singulièrement) un texte et son lecteur. De ce fait, apprendre à lire autrement en tenant compte de la multitude offerte par l’hypertextualité, et sans que celle-ci ne devienne une source de désorientation pour le lecteur, constituera un défi éducatif et cognitif dont nous n’avons certainement pas encore pris toute la mesure.

 


[1]  Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 21.

[2] Jean-François Lyotard, La condition de l’homme postmoderne, Paris, Minuit, 1979.

[3]   Cf. Georges Paul Landow, Hypertext : The convergence of Contemporary Critical Theory and Technology, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1992. Comme le précise Sophie Marcotte, Landow est l’un des premiers à avoir proposé une définition du concept d’hypertexte et à en avoir retracé la généalogie. Il s’attache en particulier à montrer les liens entre l’hypertextualité et la théorie littéraire, situant cette réflexion dans le sillage des travaux, entre autres, de Roland Barthes et de Jacques Derrida. Sophie Marcotte, « Georges Landow et la théorie de l’hypertexte » :

[4]  Bernard Comment, Tout passe, Paris, Bourgeois, 2011.

 [5]      Camille de Toledo, Vies potentielles, Paris, Seuil, 2011. Voir les propos de l’auteur recueillis par Sylvie Lisiecki, « Écrire à l’âge numérique », Chroniques de la BnF –62, p. 26.

[6] Comme l’exprime le narrateur de Vies potentielles : « Il y a désormais tant de voies et moyens pour être éclairé, tant de presse, tant d’informations que nous en sommes idiots. Voilà pourquoi je m’obstine à écrire contre : contre le commerce de mon imagination, contre le flot de ce qui m’éclaire ou me divertit », op. cit., p. 28.

[7]    Philippe Bootz rappelle à cet égard comment Serge Bouchardon, dans une analyse de la fiction Non-roman de Lucie de Boutigny, analyse l’intrusion par l’auteur d’éléments étrangers au texte, comme par exemple une fenêtre CNN, conduisant ainsi le lecteur à se déterritorialiser ; le lecteur sort du roman, « sans s’en apercevoir ». Cf. Philippe Bootz, « Construction du sens par les processus dans le monde procédural », in Jean-Pierre Balpe, Imad Saleh, Daniel Lepage, Fabrice Papy (coordinateurs), Hypertextes, hypermédias. Créer du sens à l’ère numérique, Paris, Lavoisier – Hermès, 2003, pp. 79 – 88.

[8] Zygmunt Bauman, L’éthique a-t-elle une chance dans un monde de consommateurs ?, traduit de l’anglais par Christophe Rosson, Editions Climats, 2008, p. 167.

[9] Barbara Cassin, Google-moi. La deuxième mission de l’Amérique, Paris, Albin Michel, 2007, p. 35.

[10] Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, op. cit., p. 85.

[11] Zygmunt Bauman, La société assiégée, traduit de l’anglais par Christophe Rosson, Rodez, Le Rouergue / Chambon, 2005, p. 246.

[12] Nous citons ici les propos de Robert Voyer, enseignant-chercheur au département Systèmes d’Informations de l’école de Management de l’Institut Mines-Télécom.

[13]   Pierre Lévy, L’intelligence collective. L’avenir de la pensée à l’ère informatique, Paris, La Découverte, 1990, p. 31.

[14] Roland Barthes, Le plaisir du texte, Paris, Seuil, 1973, pp. 28 – 29.

 

 

 

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Next Article:

0 %