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Blumenberg et la phénoménologie

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Marion Schumm

Conscience humaine et réflexivité : Hans Blumenberg et la phénoménologie

Introduction

Blumenberg et son œuvre se dérobent, sans doute par une nécessité de principe, à toute étiquette et affiliation ; mais il est un courant de pensée dans lequel il s’inscrit indubitablement, de façon critique et ininterrompue, celui de la phénoménologie[1]. Interroger les rapports de Blumenberg à la phénoménologie comme courant de pensée, comme méthode toujours discutée et réélaborée, mais surtout comme champ problématique devrait permettre à la fois de tracer un parcours dans son œuvre qui en rende la rigueur et la richesse, mais également de faire valoir ses contributions philosophiques dans leur originalité. Il faut le souligner : « c’est en philosophe que Blumenberg lit les pères fondateurs de la phénoménologie, et non pas en historiographe veillant avec hargne et avec envie sur un héritage dont la définition et la délimitation de son caractère « orthodoxe » ne concernent que lui-même »[2].

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Blumenberg, héritier critique de la phénoménologie

C’est à Hambourg, sous la direction de Ludwig Landgrebe – assistant et disciple de Husserl – que Blumenberg reprend sa formation philosophique après 1945, un penseur dont il dira qu’il fut décisif dans son parcours. Sa thèse d’habilitation en 1950 en témoigne, intitulée « La distance ontologique. Une étude sur la crise de la phénoménologie d’Husserl », qui propose une lecture critique de l’ouvrage de Husserl de 1936, dans lequel Blumenberg décèle un ensemble d’apories et de difficultés, voire un véritable moment de crise pour la phénoménologie elle-même. Le style autant que les réflexions doivent beaucoup à Heidegger dont il se détachera cependant rapidement et auquel il adressera un grand nombre de critiques, directes ou plus cryptées.

L’ensemble des ouvrages de Blumenberg (anthumes et posthumes) témoigne d’un dialogue continu, d’un inlassable commentaire critique et philosophique des auteurs fondateurs de la phénoménologie, Husserl et Heidegger. A tel point qu’il serait vain de vouloir tracer des lignes claires de partage entre « commentaire » et « thèses propres », entre pars destruens et construens, tant c’est dans la confrontation que Blumenberg continue d’élaborer ses propres thèses dans leurs articulations les plus décisives.

 

Heidegger et les détours de la question du sens de l’être

Si les premiers écrits de Blumenberg semblent en effet largement inspirés par Heidegger, ce rapport se complexifie et se reconfigure ensuite pour devenir, semble-t-il, toujours plus critique. Blumenberg s’oppose au rejet heideggérien (partagé avec Husserl) de l’anthropologie, à l’orientation ontologique de son œuvre, et il se démarque nettement de son style philosophique. Nous ne pouvons ici exposer dans le détail ce rapport complexe, lesté d’un poids historique que le premier n’aborde pas de façon frontale, bien qu’il thématise le « dévoiement » du philosophe[3]. Il est d’ailleurs frappant de voir comment le développement d’objections philosophiques radicales se tisse de remarques mordantes et de développements ironiques. Pour ne citer qu’un exemple, on peut évoquer ce court texte[4] où Blumenberg analyse la question de l’être chez Heidegger sous la catégorie du « MacGuffin », ce secret de fabrication du suspense dont Hitchcock détaillait le fonctionnement dans ses entretiens avec François Truffaut : le « MacGuffin » est cet objet, ce mystère ou cette information autour de quoi tournent l’intrigue et l’attention des protagonistes autant que des spectateurs, tout en n’étant en lui-même « rien ». Faisant de la « question du sens de l’être » chez Heidegger son « MacGuffin » philosophique, Blumenberg désamorce la tension narrative de l’ontologie : du « sens de l’être », il n’y aura, à la fin de l’intrigue, rien à révéler ; mais loin de simplement en disqualifier le questionnement, Blumenberg souligne la richesse de ce suspense philosophique : les problèmes sur lesquels on s’attarde en chemin vers les prétendues questions fondamentales sont ceux qui constituent finalement le « sens » de ce chemin.

Par-delà Husserl : revenir des « choses mêmes »

La distance grandissante envers l’orientation ontologique heideggérienne, la « ré-anthropologisation » de la phénoménologie, qui prend à rebours les thèses de Husserl et de Heidegger, convergent vers un projet philosophique original. Dans son élaboration, Blumenberg commente et scrute les textes husserliens, s’attache à leurs limites et leurs présupposés non questionnés, les pousse jusqu’à leurs points d’achoppement. C’est à la fois dans la critique de certains développements et descriptions de Husserl et dans la récusation générale de son « platonisme » et de son « cartésianisme » que Blumenberg trace de nouvelles voies phénoménologiques vers l’anthropologie et ce qu’il désigne comme « phénoménologie de l’histoire »[5]. A parcourir l’ensemble des thèses et arguments de Blumenberg, on pourrait finalement se demander ce qu’il reste à proprement parler de la phénoménologie chez cet auteur : s’il partage avec bien des penseurs post-husserliens un ensemble de critiques adressées au fondateur de la phénoménologie, Blumenberg n’en vient jamais à se rallier à un programme ou une méthode minimale qu’il ferait jouer « contre » une phénoménologie qu’Husserl aurait à tort orientée vers un idéalisme transcendantal. C’est dans ses fondements et présupposés les plus centraux que Blumenberg questionne la démarche phénoménologique, montrant que l’intuition ne peut valoir comme source première de certitude, récusant le primat de la description en première personne, s’attaquant au domaine des « évidences » que voulait faire valoir Husserl et décelant dans ses thématisations une orientation vers la philosophie de la connaissance qui limite l’effectivité philosophique propre de la phénoménologie et la fait verser dans un anhistorisme problématique. Le mot d’ordre d’un « retour aux choses mêmes », au donné, aux choses telles qu’elles apparaissent à une conscience subjective à même de les décrire ne saurait non plus être repris à son compte par Blumenberg, qui y voit la résurgence d’une rhétorique réaliste dont il faut interroger les présupposés[6] : ce dont il faut « revenir » est bien cette ambition d’enfin tenir « les choses » en elles-mêmes, dans la possession rigoureuse de leur essence. Par sa réélaboration du concept d’intentionnalité, Blumenberg propose une conception de la conscience qui s’appuie sur ses conditions de possibilité et d’existence, pour rendre compte de ses « limites » (qu’il s’agisse de l’inconscient, des interruptions de l’attention, de l’habitude, des pathologies de la raison ou du souvenir) comme de ce qui contribue à la constituer.

L’œuvre de Blumenberg, si elle fait bien partie, comme une de ses « hérésies »[7], du courant phénoménologique et si elle vise à montrer dans quelle mesure on peut y trouver les ressources pour élaborer cela même qu’il interdisait pourtant, à savoir une « anthropologie phénoménologique »[8], ne saurait donc être comprise comme un ensemble de corrections à la marge du projet husserlien ou son enrichissement par la simple adjonction de thèmes. On l’aura compris, cerner les rapports de Blumenberg à la phénoménologie et son investissement dans ses thèmes, ses méthodes et ses « manques » oblige à parcourir toute son œuvre. Nous ne présenterons donc ici que certains aspects d’un thème central, celui de la réflexion, afin de faire voir dans quelle mesure la critique de Blumenberg l’amène à développer une nouvelle approche phénoménologique, qui à la fois pointe les limites de la pensée de Husserl, et réinterprète phénoménologiquement la réflexion en l’articulant à une « proto-réflexivité » comprise anthropologiquement.

La réflexion : apories phénoménologiques et genèse anthropologique

La question de la réflexion est un problème complexe dans la phénoménologie de Husserl, sur lequel il revient à de nombreuses reprises, et qui fera l’objet de critiques et de reprises de la part de nombreux phénoménologues[9]. Les objections que Blumenberg adresse au concept de « réflexion » chez Husserl n’aboutissent pas à nier la capacité réflexive de la conscience mais plutôt à la poser comme problème : d’une part, telle qu’elle est mise en œuvre dans la méthode descriptive phénoménologique, dont elle semble à certains égards constituer une clé de voûte (Husserl allant jusqu’à affirmer que « la méthode phénoménologique se meut intégralement parmi des actes de réflexions »[10]), elle entraîne avec elle un ensemble de présupposés et de fausses évidences qui devraient invalider de larges pans de cette méthode et indiquent les lacunes qu’il s’agit non de combler, mais de mettre en évidence. D’autre part, c’est la capacité même qu’a la conscience de se retourner sur elle-même, de se prendre pour objet, que le questionnement phénoménologique  doit prendre pour thème : comment se fait-il que quelque chose comme la réflexion puisse apparaître au sein d’une conscience dont elle interrompt le flux en s’y intégrant et dont elle contrarie les visées intentionnelles ? Ce double questionnement de Blumenberg montre que c’est par une mise en cause de la phénoménologie, dans ses descriptions et ses méthodes, qu’il y opère un dépassement : les distinctions indispensables entre différentes modalités et statuts de la réflexivité de la conscience permettent d’en proposer une genèse qui nécessairement entraîne la phénoménologie vers une anthropologie.

La réflexion et ses présupposés phénoménologiques

Faire de la réflexion un outil méthodologique garantissant la justesse et l’évidence des descriptions de vécus de conscience s’appuie sur des impensés de la réflexion elle-même, et les reconduit. Husserl partagerait en fin de compte avec toute une tradition philosophique le présupposé d’une concomitance entre le domaine du psychique et la réflexivité ; il s’agit là selon Blumenberg d’une « trivialité dogmatique »[11], qui voit dans la réflexion l’essence de l’esprit, et considère comme « allant de soi » (selbstverständlich) le fait qu’il puisse justement se rendre accessible à lui-même et ce, en même temps qu’il accomplit d’autres actes. Loin d’interroger cette « trivialité », comme devrait pourtant le faire la phénoménologie, Husserl l’adopte implicitement : pour lui, la réflexion est « tout simplement » ce dont le sujet est capable[12].

La description phénoménologique, censée garantir l’accès de la conscience à ses vécus sur le mode de l’immédiateté et de l’évidence, est donc lourde de présupposés pour le moins étonnants[13]. Bien que Husserl soit loin de négliger les limites ou les biais de la réflexion[14], Blumenberg insiste sur le fait que la transparence du sujet à soi reste chez lui un « axiome » jamais mis en doute, un « privilège » épistémique qui lui attribue la capacité à rendre compte de façon optimale de ses états et de ses expériences[15], ce qui empêche de s’interroger radicalement sur le type d’opérations qu’implique la réflexion et sur les médiations qu’elle requiert ou met en œuvre. C’est donc dans un premier temps la réflexion comprise comme retour immédiat sur soi de la conscience, comme perception immanente, que mettent en cause les analyses de Blumenberg.

La réflexion comme problème phénoménologique

Car en effet, la réflexivité de la conscience ne va pas de soi, ou plutôt, il faut phénoménologiquement s’astreindre à problématiser le fait qu’elle semble « aller de soi » : que vaut et que peut la réflexion, et comment le peut-elle ? Blumenberg montre que la réflexion contredit en fait la thématisation husserlienne de la conscience comme intentionnalité, c’est-à-dire comme capacité de viser des objets. Si en effet la conscience est essentiellement intentionnalité, alors « la réflexion n’appartient pas nécessairement à la conscience »[16], et l’on peut sans contradiction penser un sujet sans lui attribuer de réflexion[17]. Plus encore : si la conscience est toujours un « se diriger vers » des objets, alors elle devrait en toute rigueur exclure la réflexion qui vient interrompre cette disposition et sa réalisation. Si la conscience peut être réflexive, c’est en vertu d’une concentration de son attention qui fait violence au cours de son intentionnalité.

Blumenberg déplie en phénoménologue l’aveuglante et trompeuse évidence d’une réflexion qui serait simplement le retour de l’esprit sur soi pour comprendre que l’accès qu’elle permet implique des médiations et donc amène à interroger à nouveaux frais la teneur de la conscience. Le retour réflexif exclut toute simultanéité et toute saisie immédiate. Le sujet ne peut pas réflexivement se saisir dans sa spontanéité, tel qu’il serait avant ou sans le moment réflexif[18]. Si la réflexion est immédiate c’est au sens où elle se boucle sur elle-même et non parce qu’elle fournit un accès à l’ensemble de la sphère des vécus psychiques : « ce à quoi l’on s’exerce et ce que l’on s’approprie n’est pas la réflexion en tant que telle […] mais sa concentration sur le domaine d’origine hétérogène, à savoir transcendantal, de la conscience, là où elle se produit elle-même »[19]. Cela, précise Blumenberg, n’enlève certes rien à l’évidence du « cogito », mais empêche bien de faire de la réflexion l’outil méthodologique d’un accès aux données de la conscience, puisqu’il ne saurait exister de moyen de saisir les dérangements qu’implique l’actualisation de la réflexion, pour prendre la mesure des décalages et modifications qui en sont l’effet. Nous sommes là face à un problème de régression à l’infini : « vérifier » la justesse de la réflexion impliquerait en effet de s’y rapporter réflexivement, par un troisième acte dont l’adéquation à son réfléchi ne cesserait pas de poser problème[20].

Sur le rôle de la réflexion dans la méthode phénoménologique, le diagnostic de Blumenberg est donc le suivant: elle est de l’ordre d’une « intuition inférée » et non de l’observation[21].

Comment donc penser les rapports entre le « je » réfléchissant et le « je » réfléchi? Blumenberg montre bien le problème : puisque la réflexion doit nous révéler quelque chose du réfléchi, sujet réfléchissant et sujet réfléchi doivent être identiques. Mais la réflexion ne peut fournir cet accès que sous la condition d’une distance, réalisée dans l’acte second d’une « intentio obliqua » qui se retourne sur l’« intentio recta » dont elle ne partage plus l’investissement intentionnel[22] : pour que la réflexion soit effective, les deux « sujets » doivent différer, et dès lors l’évidence dont la réflexion doit être porteuse et les descriptions qu’elle doit permettre sont sujettes à l’incertitude[23]. L’identité du sujet dans la réflexion est donc à la fois indispensable et impossible, et c’est ce réquisit phénoménologique d’un auto-dévoilement de l’ego à lui-même, de l’ego mondain à l’ego transcendantal, qui devient un problème. Loin d’évacuer le problème de l’identité, Blumenberg en propose une « solution schématique » – nous y reviendrons – qui est celle de l’intermittence.

C’est maintenant sur la possibilité même de la réflexivité de la conscience qu’il faut faire porter l’interrogation, en posant la réflexion comme un problème. Pourquoi le fait même que la conscience soit capable de réflexion doit-il nous étonner ? Une description de la « conscience pure » ne requiert la réflexion que comme présupposé méthodologique et ne peut y aboutir comme à un résultat descriptif. Ce qui résiste est donc une factualité de la réflexivité de la conscience, dont il faut rendre raison en-deçà de la forme et du statut que la phénoménologie voudrait pouvoir lui donner. C’est justement la contrariété que représente la réflexion par rapport à l’intentionnalité qui nous met sur la piste à la fois de son étrangeté et de sa raison d’être. La réflexion est une « absurdité »[24] dont la genèse doit être expliquée, elle est « inattendue » et hautement « inhabituelle »[25], car elle représente une interruption, le dérangement le plus intense des processus organiques de la conservation de soi.

Vers une genèse anthropologique: réflexion et visibilité

La critique du concept husserlien de « réflexion » amène Blumenberg d’une part à réinterpréter son statut méthodologique et d’autre part à en retracer la genèse depuis les formes d’une « proto-réflexivité » émergeant à même le corps. Contre le rejet de l’anthropologie qui se donnait à voir dans les thématisations husserliennes, Blumenberg entreprend donc de montrer dans quelle mesure la réflexion, dans sa factualité, doit être rapportée aux conditions de possibilité complexes de la conscience humaine et non à l’essence de toute conscience : la réflexion est un « factum » anthropologique[26] : « la transcendantalisation de l’intersubjectivité et la visibilité anthropologique pourraient converger […], fût-ce contre la volonté du premier des phénoménologues »[27].

Si c’est parce que la phénoménologie surévalue la réflexion qu’elle aboutit à mal évaluer l’expérience du corps propre selon Blumenberg[28], on comprend que la genèse de la « réflexivité » primaire requière une articulation avec la question du rapport au corps et surtout à sa visibilité, permettant de saisir, derrière sa fausse simplicité, les implications du modèle spéculaire de la réflexivité. C’est le « complexe de la visibilité » dans sa dimension anthropogénétique, qui permet de rendre compte de la genèse de la réflexivité[29]. La visibilité ne signifie pas seulement que l’être humain a un corps, mais que la configuration de ce corps – bipède et nu – implique une visibilité « exponentielle » : « il est déterminé et traversé en permanence par le pouvoir-voir de l’autre », par une « optique passive » qui le contraint à prendre conscience non pas de « ce dont il a l’air », mais bien du fait qu’il apparaît au regard d’autrui. La proto-réflexivité émerge comme la forme implicite d’un « impératif de l’autoconservation » jamais articulé : « N’oublie pas que tu es vu lorsque tu veux voir »[30]. La réflexion est le fait – non pas exclusif, mais contingent – d’une conscience humaine, dont la thématisation doit prendre le risque de l’« anthropologisme ».

Cette genèse ne saurait être réduite à une explication naturaliste qui constaterait que la réflexion, comme capacité humaine innée, serait « naturelle »[31], mais permet de comprendre que la conscience intentionnelle tout comme la réflexivité émergent dans une situation biologique où la conservation de soi ne se réalise pas sous la forme de réactions attendues à des stimuli. Comprendre sa genèse requiert que l’on s’attache à la facticité du corps humain et aux conditions culturelles et extra-corporelles de son existence, sans en passer par une dichotomie qui ferait le partage entre l’ordre de l’inné naturel et celui de l’acquis culturel. La description phénoménologique du rapport instable du corps à son environnement permet de comprendre à la fois l’ancrage corporel de la réflexivité primordiale de la conscience, et les possibilités culturelles de construction sur – et modification de – la réflexion. La réflexion n’est pas un « pur produit de culture », mais les « abris » culturels transforment sa première modalité (comme contrôle de la visibilité propre) en l’émancipant de son utilité. La réflexion n’est donc rendue possible que comme « réflexivité de la capacité optique d’attention intégrée à la conscience » elle serait la visibilité transformée par la protection que lui offre la « culture »[32].

Revenons donc au problème que posait Blumenberg de l’identité du sujet capable de réflexivité. Blumenberg pense la réflexion comme « dérangement » de la subjectivité, qui ne saurait donc exhiber le sujet en « pureté » et modifie nécessairement ce qu’elle réfléchit, mais qui remédie aux « dommages » qu’elle a elle-même causés : non pas en permettant une coïncidence du sujet avec lui-même, mais bien une cohérence et une concordance qui se constituent dans l’intermittence dynamique d’une conscience capable d’attention et de distraction, de ruptures et de réparations.

L’« attention », qui fraye les voies que prennent les différentes formes de réflexivité, n’est pas la marque d’une subjectivité transcendantale à même de renforcer ses visées intentionnelles, mais la stratégie d’un organisme vivant, dont la conscience se constitue malgré et par les discontinuités qui grèvent et tissent sans cesse son rapport à ce qui l’entoure. L’identité du sujet conscient est rendue possible par sa capacité à s’interrompre et se retrouver, à constituer une homogénéité seconde dans le flux de ses vécus[33]. La conscience doit être comprise dans son « élasticité » [34], comme distance et accès, latence et attention. Il ne s’agit ici en aucun cas de regretter une conscience humaine – trop humaine –, incapable de s’élever à sa forme pure, ni de saisir ses déterminations proprement humaines comme autant d’ajouts ou de retraits à une structure sinon inchangée. La conscience est inséparable des ressources d’« arts de la survie » qui sont les conditions de possibilité de ses opérations et de son identité[35]. Le « secret » de la conscience, nous dit Blumenberg, ressemble fort à l’une des capacités les plus étonnantes de l’être humain : être capable de « jouer la comédie »[36].

On comprend dans quelle mesure cette critique de la phénoménologie husserlienne interroge à nouveaux frais le monde de la vie [Lebenswelt], l’intersubjectivité, l’expérience du corps propre, et incite à penser l’expérience et la connaissance de soi non sur le modèle d’une immédiateté interne, d’une intimité transparente à ses propres vécus, mais sur celui du détour par autrui et par l’épreuve de soi, dont la réflexivité connait des modulations et des formes – du changement de point de vue aux épreuves limites de mise en danger du corps[37] – qu’un concept transcendantal de « réflexion » ne peut qu’oblitérer. Blumenberg en phénoménologue hétérodoxe, ouvre ainsi un vaste programme descriptif qui renonce à la fausse pureté des « faits mêmes » et s’ouvre à la richesse des fictions (mythiques, littéraires, artistiques), pour entreprendre inlassablement de rendre raison des discontinuités de l’expérience et de l’opacité du soi.


[1] Sur l’ensemble des liens qu’entretient Blumenberg avec différentes traditions de pensée, voir notamment Jean-Claude Monod, Hans Blumenberg, Paris, Belin, 2007.

[2] Alexander Schnell, « Le projet blumenbergien d’une anthropologie phénoménologique », in Hans Blumenberg, anthropologie philosophique, coordonné par Denis Trierweiler, Paris, PUF, « Débats philosophiques », 2010, p. 91.

[3] Voir Die Verführbarkeit des Philosophen, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2005.

[4] « Ein MacGuffin », in Die Verführbarkeit…, op. cit.

[5] Qu’il décrit comme sa propre démarche philosophique. Voir Wirklichkeiten in denen wir leben, Stuttgart, Reclam, 1993, p. 6, et Höhlenausgänge, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1989, p. 549.

[6] Comme en témoigne le titre de l’ouvrage Zu den Sachen und zurück, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2002 [désormais ZSZ] qu’on pourrait traduire par « Aux choses mêmes et retour ».

[7] Voir Paul Ricoeur, « De la phénoménologie », repris dans À l’école de la phénoménologie, Paris, Vrin, 1998, p. 156.

[8] Voir Jean-Claude Monod, « « L’interdit anthropologique » chez Husserl et Heidegger et sa transgression par

Blumenberg », Revue germanique internationale, 2009, 10, p. 221-236.

[9] Sur cette question, voir par exemple Serban Claudia, « Conscience impressionnelle et conscience réflexive : Husserl, Fink et les critiques phénoménologiques », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2012/4, Tome 137, p. 473-493.

[10] Edmund Husserl, Ideen I § 78 .

[11] ZSZ, p. 319

[12] ZSZ, p. 326.

[13] Voir Beschreibung des Menschen, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 2006 [désormais BM] p. 154 (Description de l’homme, trad. Denis Trierweiler, Paris, Le Cerf, collection « Passages », 2011).

[14] Voir sur cette question par exemple Claudia Serban, « Conscience impressionnelle et conscience réflexive : Husserl, Fink et les critiques phénoménologiques », art. cit.., et Ludwig Landgrebe dans Faktizität und Individuation, Hambourg, Meiner, 1982.

[15] BM, p. 761.

[16] BM, p. 134.

[17] ZSZ, p. 40.

[18] ZSZ, p. 336

[19] BM p. 258. Sur ce point, voir Alexander Schnell « Le projet blumenbergien d’une anthropologie phénoménologique », art. cit., p. 98.

[20] ZSZ, p. 325.

[21] BM, p. 170,  « erschlossene Anschauung ». Blumenberg le souligne : personne n’a jamais « observé » réflexivement la constitution de la conscience intime du temps.

[22] ZSZ, p. 329.

[23] ZSZ, p. 40 et suivantes.

[24] ZSZ, p. 163, « Unding ».

[25] ZSZ, p. 321

[26] BM, p. 39 et p. 242.

[27] BM, p. 237.

[28] BM, p. 770.

[29] BM, p. 240. Sur ce point voir l’article de Jean-Claude Monod, « « L’interdit anthropologique » chez Husserl et Heidegger et sa transgression par Blumenberg », art. cit.

[30] BM, p. 140.

[31] BM, p. 139.

[32] BM, p. 883.

[33] ZSZ, p. 43.

[34] Lebenszeit und Weltzeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1986, p. 289.

[35] Voir Lebenszeit und Weltzeit, op. cit., p. 49 et suivantes et ZSZ, p. 43.

[36] BM, p. 146.

[37] Voir par exemple BM, p. 879 et suivantes.

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