Penser les addictionsune

Du lien pathologique de l’addiction à une possible autonomie dans la relation (2/2).

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[box] Marion Blancher, Ecole Normale Supérieure de Lyon

 

Cet article est la seconde partie de l’article (L’addiction et la difficulté de vivre l’incertitude de la relation) publié vendredi 12 mai dernier.

 

Introduction

Nous avons tâché de comprendre d’où venait la surdétermination de certains individus dans un comportement figé qui les attache de manière exclusive à un unique objet : l’addiction apparaît comme une issue psychique et pratique face à la difficulté, voire l’impossibilité, de vivre l’incertitude des relations, pour les individus chez qui une identité et une temporalité propres n’ont apparemment pas pu se constituer de façon suffisamment ferme et stable. Le lien qui attache des individus et le comportement qu’il détermine sont dits pathologiques. Mais la possibilité et la légitimité d’initier un changement de comportement semblent ne pouvoir résider que dans la personne elle-même, ou plutôt dans un nouveau type de relation avec elle. Ce sont les conditions d’un tel changement, qui passe par un certain mode de relation, que nous nous proposons d’étudier ici.

I. Le patient souffrant de son addiction : l’initiative du changement

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Si l’on veut penser les modalités d’un changement de comportement pour les personnes addictes, il faut non seulement considérer les conditions éthiques d’une relation de soin et d’accompagnement des personnes addictes, mais il faut aussi revenir plus fondamentalement à la structure même de l’addiction. À ces deux niveaux, l’initiative du changement revient à la personne addicte qui manifeste le désir de ne plus se comporter ainsi. Et en même temps, ce seul désir semble insuffisant pour parvenir à un changement effectif de comportement.

1. Les conditions du changement : raisons éthiques, raisons structurelles

Une première raison donc pour laquelle l’initiative du changement ne peut revenir qu’au patient est d’abord une raison éthique qui consiste à ne pas juger l’attitude des hommes et à reconnaître au contraire leur droit et leur aptitude à décider de leur mode de vie dans les limites des lois, c’est-à-dire des conditions pour vivre ensemble. Le psychiatre Aymeric Reyre étudie la relation des soignants en addictologie avec leurs patients : il montre l’effort de neutralisation du jugement moral de la part des soignants, par distinction avec ce que véhicule la société.  Il montre aussi l’ambiguïté de l’attitude des soignants et des éducateurs qui veulent soigner les patients et ont réalisé en même temps que les personnes vivaient parfois mieux avec leur addiction que sans elle[1]. Imposer aux personnes addictes un mode de vie que l’institution clinique ou même l’ensemble de la société juge préférable peut contrevenir au bien d’un individu qui a trouvé un équilibre, une forme de stabilité, et une manière de vivre viable selon les dispositions de son corps et de son esprit, dispositions acquises au fil de son histoire singulière.

Mais outre ces raisons éthiques, voire politiques, l’initiative du changement revient plus fondamentalement aux seuls patients dans la mesure où imposer un changement d’attitude reviendrait à imposer une nouvelle dépendance, ou soumission, vis-à-vis du soignant ou de la structure de soin. Si par définition, l’autonomie consiste à pouvoir agir et penser hors de tout asservissement : non pas hors de tout lien mais hors de tout lien contraignant. Sortir de l’addiction pour regagner la possibilité de devenir autonome ne peut pas naître d’une nouvelle contrainte qui remplace seulement la première, à savoir celle que constitue l’addiction. De nouveau Aymeric Reyre montre la difficulté de positionnement des soignants qui se doivent de proposer un cadre suffisamment stable pour les patients mais ne doivent pas pour autant devenir autoritaires. La posture du soignant ne peut pas être une posture classique, asymétrique : celle d’un soignant qui sait et impose un traitement envers un patient (passif d’après l’étymologie même du terme patient) qui se soumet à ce traitement. En même temps, on peut se demander comment des personnes soumises à un objet et à un comportement dont les effets affectifs sont des plus intenses dans leur organisation psychique pourraient être à l’origine de leur propre changement d’attitude. Définir l’addiction seulement comme dépendance pathologique semble insuffisant pour comprendre comment les personnes addictes peuvent être à l’initiative d’un changement de vie, ou du moins de la démarche qui les conduira, avec une aide extérieure à un tel changement. Et expliquer la genèse et les causes du comportement addictif, qui peut être décrit comme comportement figé, n’explique pas que ce comportement spécifique soit vécu comme addiction, par distinction avec d’autres comportements figés qui, eux, ne sont pas vécus de manière problématique par ceux qui agissent ainsi. L’explication de ce comportement ne justifie pas non plus qu’il faille à tout prix en faire sortir ceux qui sont ainsi dépendants d’un unique objet. Au-delà du diagnostic, il faut donc étudier ce qui est vécu et comprendre en quoi l’addiction n’est pas seulement cet état de dépendance univoque, figé et passif, mais constitue en fait déjà un état intermédiaire entre l’asservissement passionnel et l’autonomie affective.

2. L’ambivalence : une nouvelle valeur du flottement de l’âme

Nous prenons le parti de suivre l’interprétation selon laquelle on ne peut parler véritablement d’addiction que lorsque la personne dépendante se reconnaît elle-même comme étant addicte. Plus précisément, cela consiste à dire que l’addiction n’est pas une simple passion ni même une configuration passionnelle durable mais qu’elle est un complexe affectif caractérisé par la passion, ou la passivité vis-à-vis d’un objet que l’on désire de manière irrépressible, autant que par le désir d’en sortir. C’est cette simultanéité affective qui dispose à des actions contraires, ou laisse dans une indécision douloureuse, que l’on peut appeler « ambivalence » et qui caractériserait l’addiction en propre. C’est ce que soutient par exemple Mélanie Trouessin, dans sa thèse de philosophie sur les addictions et la volonté, en définissant alors les conséquences pratiques de cette ambivalence ; elle écrit que « la volonté d’arrêter un comportement addictif ne remplace pas la volonté de poursuivre mais plutôt coexiste avec elle, ce qui se traduit par une alternance de tentatives d’arrêts du comportement et de rechutes »[M1] [2]. Il y a addiction, et non seulement dépendance pathologique, lorsque la personne dépendante elle-même vit douloureusement ce lien asservissant, qu’elle est donc partagée entre le plaisir de la satisfaction, la sécurité que procure au moins momentanément l’objet de l’addiction et la souffrance d’être passivement attachée à cet unique objet, d’être enfermée dans une unique attitude, qui ne lui permet pas de développer d’autres relations.

La souffrance peut être expliquée tant par la conscience qu’a l’individu de sa propre impuissance[3] dans cette situation de dépendance que par la conscience du déséquilibre qu’impliquent cette dépendance univoque et cet attachement excessif qui l’empêche de réaliser d’autres désirs. On pourrait dire, en termes spinozistes, qu’il y a là de nouveau un « flottement de l’âme », soit une tension insoluble ou une hésitation indécidable entre deux ou plusieurs affects contraires. Mais à la différence du flottement de l’âme à partir duquel l’individu peut basculer dans un comportement figé[4], la complexité affective que vit la personne qui se reconnaît comme étant addicte semble réintroduire une pluralité d’affects là où l’univocité était devenue pathologique. Et c’est bien cette souffrance, générée par la dépendance addictive, qui motive, à certains moments au moins, le désir d’en sortir. Les conséquences affectives négatives de l’attachement à un objet peuvent modérer cet attachement ou du moins le concurrencer. Avec le nouveau flottement de l’âme, propre à l’ambivalence, semble pouvoir se dessiner une nouvelle issue, un nouvel avenir affectif pour l’individu qui est de nouveau en équilibre, et non plus seulement figé dans un unique affect déterminant.

Nous avons élucidé les deux sens que peut avoir l’équilibre, comme instabilité ou au contraire comme stabilité. Mais nous avons montré également entre temps, que, faute de trouver une stabilité en équilibre, certaines personnes trouvent une stabilité figée, univoque et dès lors asservissante. Le flottement qui a lieu entre le désir de persévérer dans ce comportement figé et le désir d’y mettre fin ne peut pas encore être un équilibre stable, puisqu’il y a contradiction entre les affects en présence. Mais en revanche, ce dédoublement du désir redonne une dynamique à la stabilité figée et permet peut-être qu’un nouvel équilibre, autonome cette fois-ci, soit trouvé. Face à ce nouveau flottement, deux solutions se présentent : soit l’instabilité est de nouveau vécue comme une insécurité insupportable et on reproduit l’addiction, celle-ci ou une autre – ceci explique le caractère répétitif de l’addiction qui rejoue sans cesse la fuite de l’insécurité et se renforce par chaque nouvelle expérience d’insécurité ; soit on trouve une solution alternative, à savoir une attitude déterminée qui ne soit pas univoque et asservissante – un équilibre stable mais non figé.

Or, pour que cette dernière issue soit concrètement possible lorsque la personne addicte désire sortir de son addiction, le désir, négatif, de cesser un comportement ne semble pas suffire à lui seul à déterminer positivement un nouveau comportement, une nouvelle manière de vivre. Comment comprendre alors cette apparente « volonté d’en sortir » qui caractérise paradoxalement l’addiction tout en restant inefficace, en ne parvenant pas à opérer d’elle-même le changement qu’elle vise ?

3. La force des dispositions et la possibilité d’une reconfiguration affective.

L’étude de l’éthique spinoziste, en tant qu’elle vise l’autonomie et recherche les moyens d’y parvenir peut être des plus utiles de nouveau. La cinquième partie de l’Ethique commence par contredire un préjugé sur lequel Descartes fonderait sa philosophie morale mais qui concernent beaucoup d’autres hommes : on pourrait maîtriser nos affects par la volonté et ordonner notre vie plus librement via un rapport de force entre l’esprit et le corps[5].

Au contraire, Spinoza montre que c’est au sein même des affects qu’un changement de comportement peut être déterminé. Du premier axiome qu’il pose dans cette partie de l’Ethique, on peut en effet déduire qu’un changement (mutatio) de nos actions peut avoir lieu lorsque les affects qui nous déterminent à agir de telle ou telle manière se contredisent. On apprend par le second axiome que l’issue de cette contradiction et la direction du changement sont déterminées par la force respective des affects en présence. Dans la mesure où les affects sont l’effet de l’action des causes extérieures sur nous, soit la manière dont elles nous disposent, la force des affects dépend de la force de ces causes extérieures. Le changement peut avoir lieu quand une détermination affective – l’amour d’un proche qui souffre de notre comportement par exemple ­– devient plus puissante que celle qui nous détermine actuellement – le désir de consommer tel objet. Or, toute la difficulté dans l’addiction semble tenir à la force de l’objet qui détermine à lui seul un comportement qui résiste alors à tout changement, c’est-à-dire qui surpasse tout autre affect. Mais d’où est-ce que cet objet tient une telle force affective déterminant potentiellement toute une manière de vivre ?

Les explications qui se concentrent sur l’objet pourront mettre en évidence les propriétés addictives de certaines substances, voire même de certaines activités telle que le jeu. Mais cette explication reste insuffisante dans la mesure où tous les hommes ne réagissent pas de la même façon à ces objets et où les affects résultent tout autant de la nature de la cause extérieure que de la nature du corps affecté. Or, le corps affecté est malléable et varie au fil de ses expériences : il est disposé à désirer et à être affecté de certaines manières en fonction de ce qu’il a déjà vécu. Et ce qui est ainsi retenu, modifiant l’appréhension de ce qui suit, n’est pas retenu, dans le corps comme dans l’esprit, de manière isolée mais selon l’enchaînement des choses et des affects, tels qu’on les a vécus :

« Les affections du Corps, autrement dit les images des choses, s’ordonnent et s’enchaînent dans le Corps très exactement de la façon dont les pensées et les idées des choses s’ordonnent et s’enchaînent dans l’Esprit. »[6] [M2]

Avec l’analyse de la genèse possible de l’addiction, il est apparu que l’investissement affectif qu’une personne accorde à l’objet de l’addiction qui semble la satisfaire provient du mouvement de fuite d’une situation d’insécurité dont l’intensité est insupportable. Ce n’est pas seulement la satisfaction de l’objet qui est mémorisée, dans l’esprit comme dans le corps, mais c’est l’enchaînement d’une situation invivable à une satisfaction qui joue le rôle de délivrance. La force de l’enchaînement et l’intensité des affects en présence sont enfin renforcées par la répétition de cette délivrance d’une part, et par son univocité d’autre part : il peut alors sembler aux personnes addictes qu’un bonheur, ou bien-être,[M3]  ainsi que la stabilité qui lui est nécessaire ne sont possibles que dans cet unique comportement. Spinoza montre que l’on est d’autant plus passif qu’un affect subi provient d’une unique cause plutôt que d’un ensemble de cause[7]. Cet unique affect « empêche l’Esprit de pouvoir penser » en le « [retenant] dans la seule contemplation d’un seul ou d’un moins grand nombre d’objets au point qu’il ne peut pas penser à d’autres »[8]. On comprend alors le caractère obsessionnel de l’addiction et le constat malheureux que font les soignants en addictologie qu’Aymeric Reyre interroge : les patients « ne pensent plus »[9]. [M4] Dans cette configuration affective particulière, il semble difficile qu’un affect concurrent parvienne à modérer les effets affectifs et pratiques de cet enchaînement mémorisé et renforcé par le temps et l’univocité de l’objet. Ce qui caractérise alors ce que Spinoza désigne comme « désirs immodérés », excessifs, univoques et déterminants un comportement figé, réside dans le fait qu’aucun affect contraire, qui puisse les modérer, ne leur correspond[10]. Et pourtant, ces affects, et la vie qu’ils déterminent, sont vécus douloureusement et semblent être contrebalancés, si ce n’est par d’autres affects déterminant autrement l’individu, par le désir négatif de ne peut plus désirer et agir de cette façon.  Mais ce désir négatif reste lui aussi problématique dans la mesure où il contredit la façon de désirer et d’agir qui a fini par caractériser l’individu lui-même. Est-il possible et souhaitable qu’un individu désire nier ce qui le définit, sans faire preuve à nouveau de la plus grande passivité ?

4. Du désir de changer au changement effectif : un difficile passage

Spinoza montre en effet qu’il est impossible qu’un individu désire mettre fin à ce qu’il est : la contradiction ne peut venir que de l’extérieur et être le signe de la passivité de celui qui subit les effets d’une cause qui vient le contredire. De cette manière, imposer, lors d’une cure, l’abstinence à des patients addicts et les empêcher de satisfaire le désir qui les définit à présent peut être vécu avec la plus grande violence, tant qu’un état alternatif n’est pas envisageable pour et par les patients eux-mêmes. Et en même temps, il semble que le désir de mettre fin à ce comportement, c’est-à-dire à cette manière de vivre qui les définit, résulte certes de la souffrance des personnes addictes, soit d’une passion triste, mais peut les orienter du même coup vers une nouvelle manière de vivre, plus active et autonome. Tout individu cherche, selon Spinoza, à persévérer dans son être, c’est-à-dire à déployer sans cesse sa puissance, mais cela peut impliquer de renoncer à son état présent. Définir la souffrance comme conscience de son impuissance révèle qu’il peut y avoir une contradiction entre l’état présent d’un individu, déterminé par un ensemble de causes, et son être, son désir essentiel d’agir et de penser selon sa puissance. Tout l’enjeu, pour la personne addicte, est alors de passer de cet état pathologique, déterminant au plus haut point son comportement, à un autre état dans lequel elle peut développer son autonomie et déployer sa puissance propre.

Le concept d’ « autonomie dépendante »[11] et le dispositif clinique qui en découle semblent répondre à cette nécessaire transition d’un état à un autre. Le principe de ce dispositif consiste à reconnaître et à prendre en charge la dépendance à l’objet addictif, au sein d’une structure d’accueil et grâce à un traitement de substitution. Dans la mesure où le désir addictif est satisfait dans cet espace défini, le patient pourrait développer son autonomie quand il est en dehors de la structure, n’étant plus accaparé par la recherche des moyens qui satisfont son désir addictif. Le patient pourrait à nouveau entretenir des relations, avoir un emploi, mener une vie sociale. [M5] Un tel dispositif pourrait être interprété dans la perspective d’un rééquilibrage des affects du sujet. Mais d’une part, le désir négatif de sortir de l’addiction ne semble pas suffisant pour que de nouvelles déterminations positives remplacent peu à peu la disposition prédominante qui contraint la personne addicte à reproduire le même et unique comportement. Et d’autre part, rien n’assure que les nouvelles expériences vécues par la personne addicte en dehors de la structure d’accueil ne reproduisent pas de nouveau la situation d’insécurité qui renforce l’addiction. Toute relation humaine reste incertaine.

 Si l’addiction résulte d’une incapacité à vivre l’incertitude propre aux relations et que ce sont les événements que nous vivons et qui nous affectent qui déterminent notre manière de penser et d’agir à venir, il semble nécessaire de penser des moyens thérapeutiques ou d’accompagnement des personnes addictes qui passent par la relation elle-même : par une relation dont on pourrait assurer les conditions de stabilité afin de palier le sentiment d’insécurité et de faire vivre une nouvelle expérience de relation aux personnes addictes, leur proposant par-là une alternative à ce qu’elles connaissaient jusqu’à maintenant, à savoir des relations traumatiques où l’incertitude est invivable et la dépendance asservissante dans l’addiction. L’expérience d’un nouveau type de lien dans la relation thérapeutique permettrait une reconfiguration imaginaire des attitudes possibles, ainsi qu’un rééquilibre des forces affectives, disposant l’individu à oser expérimenter une autre manière de vivre qui échappe à la dépendance univoque et passive envers l’objet de l’addiction. Au lien pathologique, peut-on répondre par une thérapie et une éthique relationnelle ?

II. Une relation déterminante : la relation au soignant-accompagnant

Il peut sembler étonnant, voire paradoxal, de continuer de parler de soin et de thérapie vis-à-vis de l’addiction si nous soutenons par ailleurs qu’elle relève plus d’un type de lien et de comportement, que l’on peut dire pathologique, que d’une pathologie à part entière. La question ici n’est pas tant de savoir si l’addiction est ou non une maladie mais plutôt de comprendre en quoi le fait de traiter l’addiction comme un comportement et un mode d’attachement pathologiques permet de déterminer non seulement un nouveau type de relation mais aussi un cadre dans lequel cette relation puisse être utile au changement de comportement que souhaite la personne qui souffre de son addiction. Cette qualification et la prise en compte de la souffrance, subjective, du patient permet-elle de mettre en place une relation thérapeutique efficace ?

1. Du lien pathologique à l’impossibilité des relations humaines: souffrance et maladie

Le lien qui attache un individu à un unique objet dans l’addiction est pathologique dans la mesure où il est non seulement subi, mais où il est aussi exclusif de tout autre lien et donc problématique pour la vie même de l’individu qui dépend, en principe, d’une multitude de liens. La focalisation et la fixation sur un seul objet, qui mobilise alors de manière excessive et exclusive toute la puissance de l’individu, empêche ce dernier de s’impliquer et d’être impliqué dans d’autres relations : il est isolé du fait de l’exclusivité de son comportement qui n’a aucune autre source de détermination que l’objet désiré. La régulation sociale des manières de vivre par les institutions et le rapport aux autres n’a plus de prise sur celui qui est à ce point polarisé affectivement et figé dans un unique comportement. Il peut être conduit à poser des actes qui suscitent la haine, la moquerie ou le mépris et conduisent au rejet par les autres qui interrompent à leur tour la relation. Non seulement l’addiction se caractérise par l’incapacité pour la personne à s’impliquer durablement dans des relations dont l’incertitude lui est insupportable, mais en plus, les conséquences du comportement addict incitent aussi les autres à ne plus s’impliquer dans la relation. Nous décrivons ainsi le fonctionnement et les réactions affectives spontanés des individus. Mais dès lors qu’on a en vue le rétablissement des relations sociales et d’un comportement non pathologique chez la personne addicte, on ne peut pas s’en tenir à ces réactions spontanées. Et Spinoza va plus loin en montrant que ces réactions affectives négatives déterminées par le comportement de la personne addicte empêchent même les hommes de comprendre ce comportement et le lien addictif à l’objet comme une « maladie » et un « délire »[12] qu’il faudrait soigner plutôt que de le condamner et de rejeter la personne qui en souffre aussi. En réagissant ainsi, par haine envers celui qui nous a blessé, on manifeste la déception d’attentes : les attentes qui sous-tendent toute relation humaine mais qui semble être impossible avec celui qui enfermé dans un unique lien pathologique. Quel enjeu y a-t-il alors à considérer le comportement addictif comme une maladie ?

Du point de vue d’abord de la considération sociale de l’addiction, soit de la manière dont elle est perçue, jugée et traitée au sein de la société, il s’agit, en la désignant comme maladie plutôt que comme vice, de chercher à l’expliquer plutôt que de blâmer le comportement qu’elle caractérise. Spinoza sort d’une perspective morale, qui juge et condamne les comportements problématiques des hommes, et soutient au contraire une perspective philosophique, voire scientifique, susceptible de fonder une éthique et une politique, qui cherchent d’abord à comprendre ces comportements par leurs causes pour pouvoir les réguler et les soigner plutôt que de les condamner. C’est ce que nous avons rappelé en étudiant la genèse de l’addiction à partir des principes anthropologiques qui expliquent tout comportement humain. De même que Spinoza tâche, dans son Traité Politique, « de ne pas rire des actions des hommes, de ne pas les déplorer, encore moins de les maudire – mais seulement de les comprendre »  pour être en mesure de déduire les principes institutionnels permettant aux hommes de vivre ensemble en régulant les comportements, de même il faudrait comprendre le fonctionnement de l’addiction, pour être en mesure de déduire les moyens institutionnels requis pour réguler ce comportement problématique pour la société comme pour l’individu qui cherche à en sortir. La maladie ne doit pas être comprise comme un écart par rapport à une norme naturelle mais bien plutôt comme un fonctionnement naturel, problématique au niveau humain. Elle ne doit pas non plus être identifiée à la personne qui en souffre et se trouve alors marginalisée par cette identification réductrice et distinctive, mais elle doit être considérée comme un comportement qui a des causes que l’on peut chercher à modifier par l’intermédiaire des conditions dans lesquels se forment et se renforcent de tels comportements.

En même temps, parler de « maladie » et de « délire » à propos de ce comportement spécifique montre bien que l’on n’a pas à faire à un fonctionnement passionnel courant. La preuve en est que les institutions politiques et sociales régulent les comportements des hommes qui sont pour la plupart soumis aux passions, mais elles semblent échouer à réguler les comportements des personnes addictes qui peuvent non seulement devenir dangereuses pour la société par les actes qu’elles posent, mais aussi être marginalisées à cause de leur incapacité à nouer des relations avec les autres citoyens et en souffrir. On ne peut pas négliger cette souffrance qui caractérise l’addiction et fait appel à un certain type de relation, à savoir une relation de soin. Là aussi, le recours au terme de « maladie » peut avoir des conséquences importantes. Car si nous avons montré que c’est dans la mesure où il y ambivalence et que la personne addicte souffre de son addiction qu’elle va chercher à en sortir ou du moins à changer de comportement, c’est aussi dans la mesure où cette souffrance du patient est reconnue par les soignants que ceux-ci semblent pouvoir adopter une attitude de compassion, plutôt que de rejet ou de dépréciation. Expliquer les causes des comportements problématiques, permet de neutraliser certaines réactions affectives négatives, telles que la haine, la déception ou la moquerie, et de rendre à nouveau possible un certain type de relation. Car prendre en compte la souffrance que génèrent ces comportements, et dont ils sont issus, suscite aussi de nouvelles affections, telles que la pitié, la bienveillance et la miséricorde[13]. Ces trois affections, qui s’enchaînent, naissent, selon Spinoza, de la perception « du malheur d’autrui », soit de notre « semblable »[14]. Elles s’opposent à la haine et aux affects qui en dérivent.

Toute la difficulté est en effet de ne pas objectiver et réduire le patient à son addiction. L’explication du comportement et la neutralisation des réactions qu’il suscitait pourraient faire croire à une telle entreprise d’objectivation de la relation patient-soignant en vue de la thérapie. Et dans ce cas, l’analyse que propose le philosophe Peter Frederik Strawson, dans l’article « Freedom and Resentment », à propos des attentes qui sous-tendent toutes relations humaines[15] peut être particulièrement intéressante. Cette analyse le conduit à distinguer deux types d’attitude dans la relation à l’autre : une « attitude participante » selon laquelle on s’implique dans la relation qui génère des attentes et des réactions affectives et une « attitude objective » selon laquelle on suspend ces réactions affectives en s’expliquant le comportement de l’autre par des causes qui ne dépendent pas de lui et qui ne peuvent pas lui être imputées. Mais les conséquences que l’on peut tirer de cette distinction pour fonder une thérapie peuvent être des plus problématiques. Nous avons mentionné le problème de l’objectivation et de la réduction du patient à son comportement pathologique. Outre le problème éthique qu’une telle attitude peut poser vis-à-vis d’un autre homme, celle-ci empêche aussi de considérer la singularité des patients qui, même s’ils semblent être réduits et figés dans un unique comportement ont une histoire et potentiellement des ressources affectives qu’il s’agit de mobiliser dans la thérapie pour contrebalancer la force affective du lien pathologique. Le second problème que pose l’attitude objective concerne cette fois la posture du soignant : il risque d’adopter une attitude paternaliste, voire condescendante, vis-à-vis du patient ainsi objectivé. De nouveau, outre les problèmes éthiques que pose une telle posture, celle-ci peut faire obstacle au développement de l’autonomie du patient.

Or, ce qui précisément est intéressant dans la perspective spinoziste réside dans le fait que sa théorie des affects nous donne les moyens de penser une relation thérapeutique qui à la fois comprend les causes de l’addiction mais aussi prend en compte la souffrance du patient sans l’objectiver. Or ceci semble être essentiel pour soigner l’addiction puisque nous avons montré qu’il ne s’agit pas d’une maladie comme les autres, qui relèverait d’un dysfonctionnement interne dépendant d’une unique cause, mais qu’il s’agit d’un type de lien pathologique institué au fil d’expériences douloureuses, et qu’il faudrait remplacer par une relation bonne susceptible d’initier une nouvelle manière de vivre. De quel ordre doit être alors la relation qui soutient le changement de comportement souhaité par la personne addicte ?

2. Les conditions d’une relation structurante: de la pitié à la générosité

L’explication du fonctionnement des affects permet certes de rendre compte de la genèse d’un certain type de comportement mais elle permet aussi d’envisager une possible modification de ces comportements. Spinoza n’écrit pas un simple traité d’anthropologie, ni même de sociologie mais bien un traité d’éthique et deux traités politiques, dans lesquels il s’agit d’une éthique et d’une politique des relations : un certain type de relations est visé et semble être nécessaire au développement possible de l’autonomie des individus. Les affects ne sont pas seulement l’effet de la manière dont on est impliqué dans une relation et à partir de laquelle on est soi-même déterminé à considérer l’autre de telle ou telle façon ; les affects peuvent être aussi déterminés par la manière dont on s’implique activement envers l’autre et dont on peut être alors soi-même déterminant quant à l’avenir de cette relation. Les affects ont eux-mêmes un pouvoir causal en tant qu’il dispose à agir de telle ou telle manière, à l’avenir.

2.1. La pitié : force et limites

Le pouvoir de la pitié est certes, comme nous l’avons montré, de disposer à faire le bien d’autrui, ou plus précisément de le délivrer de son malheur. Mais, tout d’abord, la pitié est une passion triste générée par un processus d’empathie : c’est parce qu’on souffre soi-même du malheur d’autrui que l’on va chercher à détruire la cause de ce malheur. Donc la manière dont les soignants s’impliquent auprès des patients dépend de la manière dont ils sont eux-mêmes affectés et dont ils perçoivent ce qui les affecte ainsi. Cette perception dépend de leur seul point de vue, qui peut être limité, et les soignants peuvent être amenés à regretter l’attitude qu’elle aura détermine[16]. Aymeric Reyre rapporte le cas de soignants qui ont réalisé seulement après coup que ce qu’ils désiraient pour leurs patients n’a pas conduit en réalité à leur bonheur et à leur autonomie[17]. L’injonction à l’abstinence est l’une des conséquences les plus courantes de ce type d’appréhension du patient et de son mal, qui se révèle parfois inadéquate : on considère que c’est l’objet de l’addiction qui est nocif et doit être éradiqué pour que le malheur et le comportement problématique cessent.

Plus fondamentalement ensuite, si les soignants souffrent eux-mêmes des souffrances de leurs patients, ils risquent d’une part d’être inconstants dans la relation, pouvant être mus à certains moments par d’autres affects, et d’autre part de s’épuiser dans la relation et dans leur travail puisque la souffrance qui les détermine à agir dans ce sens diminue leur puissance – la pitié est une « tristesse »[18]. Il faut trouver des affects déterminant l’implication du soignant de manière active et propice au développement de l’autonomie du patient au sein même de cette relation. Pour cela, l’amour, tel que Spinoza le définit, semble être un candidat pertinent.

2.2. L’amour et la force d’âme

En effet, l’amour est tout d’abord un affect de joie, qui augmente et soutient la puissance d’agir et de penser de celui qui l’éprouve[19]. Ce qui nous intéresse ensuite concerne non plus celui qui l’éprouve, le soignant ici, mais celui à qui on en témoigne : le patient. L’amour a la capacité de générer de l’amour en retour, et donc de renverser un processus de réactions affectives négatives, de haine, mais peut-être aussi de déception, de crainte, ou toute autre passion triste liée à l’autre et qui empêche toute relation avec lui. Ainsi, celui qui a vécu jusqu’alors des relations douloureuses, générant de la crainte quant à l’avenir de toute nouvelle relation, peut faire une nouvelle expérience dans la relation vis-à-vis du soignant qui témoigne de l’amour. Car celui qui imagine l’autre « affecté d’Amour envers lui (…) en cela il se contemple lui-même avec Joie, et en cela il s’efforcera de plaire à l’autre »[20]. En d’autres termes, l’amour témoigné renvoie l’autre à lui-même, favorisant une identification et une constitution de soi comme individu singulier, et renforce sa puissance d’agir et de penser puisqu’il s’identifie en même temps comme cause d’un bien en l’autre. L’amour semble générer une multiplication des forces[21] de part et d’autre de la relation entre des individus qui demeurent singulier au sein même de cette relation. Mais précisons le sens et la connotation de ce terme d’amour pour en mieux percevoir l’enjeu dans la relation thérapeutique.

Bien sûr, il ne s’agit pas de l’amour amoureux, ni même de tout amour passionnel qui serait alors de nouveau partial et soumis à l’inconstance. Mais il s’agit plutôt de l’amour qui naît de la compréhension des choses et de la considération de ce qu’il y a de bon en chaque chose, soit de l’amour de celui qui vit sous la conduite de la raison. Cet amour se nomme plutôt générosité et se définit par « le Désir par lequel chacun, sous la seule conduite de la raison, s’efforce d’aider les autres hommes, et de se les lier d’amitié »[22]. De même, entendons l’amitié non comme l’attachement passionnelle à une autre personne, mais comme la relation à tout autre homme potentiellement, dans la mesure où l’on peut communiquer avec lui, entreprendre une action commune, c’est-à-dire poursuivre une relation et vivre ensemble. L’enjeu n’est plus seulement de délivrer autrui du malheur qui nous apparaît et dont on peut être affecté, mais consiste plutôt à permettre à l’autre d’être suffisamment autonome pour que nous puissions vivre en amitié avec lui.

Pour que la relation généreuse ait effectivement ces effets positifs quant à la puissance et à l’autonomie du patient, il faut que celle-ci soit suffisamment stable et constante pour que le patient d’une part ne vive plus la relation dans l’incertitude et la crainte, et d’autre part ait le temps de se constituer effectivement une identité et une temporalité propre au sein de cette relation. Or justement, la générosité, chez Spinoza, n’est qu’un aspect de ce qu’il nomme la « Force d’âme » et associe à la constance. La générosité peut être durable de la part du soignant dans la relation au patient parce qu’elle naît de la raison, soit de la compréhension des choses et de leurs causes, et parce qu’elle va de paire, dans la force d’âme, avec la « fermeté », soit « le Désir de conserver son être sous la seule dictée de la raison ». La manière dont le soignant s’implique dans la relation au patient n’est donc déterminée ni par une souffrance empathique, ni non plus par une forme de sacrifice au service du patient : la générosité est déterminée par la raison et donc par la compréhension de ce que peut avoir d’utile l’autonomie de l’autre avec qui on peut de nouveau être en relation. Considérer l’autre comme semblable ne fonde plus l’empathie affective, comme dans la pitié, mais la reconnaissance de la capacité de l’autre, en tant qu’homme, à être autonome et à faire communauté avec nous pour notre utilité à tous. Cette attitude du soignant est alors autant une responsabilité éthique, pour lui et le patient, qu’une responsabilité civile, pour toute la communauté.

Si le soignant parvient à avoir une telle force d’âme, les enjeux et conséquences sont doubles et touchent aussi bien le patient que le soignant lui-même. S’il parvient à agir selon cette force d’âme, le soignant permet au patient de s’impliquer dans la relation et de vivre une expérience relationnelle stable et constante dans laquelle il n’y a plus de raison de craindre. Car sans être absolument certain de l’issue d’une relation, on peut cesser d’en douter[23] et vivre dès lors le va-et-vient de l’autre tout en continuant d’être affecté par son image et celle de son amour qui persiste, comme s’il était présent. Parce que le soignant a donné suffisamment de signes de constance au patient, ce dernier peut faire durer en lui le lien, par-delà l’absence momentanée du soignant. Ce qui se joue dans la relation entre la mère et l’enfant, telle que la décrivait Donald Winnicott peut avoir lieu dans la relation thérapeutique : peu à peu, cette relation stable et la persistance confiante de la représentation de l’autre en lui permettent que se constitue chez le patient une intériorité, fondant sa capacité à être autonome, c’est-à-dire à avoir une identité propre qui se maintient dans le temps. Le patient sort de la sécurité figée et illusoire du comportement addictif, sans retomber dans l’incertitude invivable de la relation.

Réciproquement et toujours s’il est disposé à agir et penser selon sa force d’âme, le soignant, lui aussi, ne dépend plus des aléas des événements dans la relation : lui-même sort de la logique de l’espoir et de la crainte vis-à-vis du patient et de ses réactions dont il pouvait être déçu ou blessé. Le soignant aussi échappe à l’alternative entre l’incertitude de la relation et la sécurité d’un lien figé. L’incertitude de la relation, le soignant risquait de la vivre, et potentiellement douloureusement, d’autant plus qu’une personne addicte a précisément du mal à s’impliquer durablement dans une relation, à cause de l’incertitude que cette dernière génère et à cause de l’emprise de l’objet addictif. L’ambivalence propre à l’addiction a révélé l’alternance entre l’implication dans la relation thérapeutique en vue de l’autonomie et les rechutes. Si la promesse qu’échangent le patient et le soignant en instaurant la relation thérapeutique joue un rôle essentiel pour l’implication du patient dans cette relation, elle expose en même temps le soignant à la possible déception lorsque la parole n’est pas tenue parce que l’emprise de l’addiction reprend le dessus. L’autonomie et la constance du soignant qui se détermine à agir et à penser par sa propre force d’âme plutôt que par l’aléa des événement est capable de maintenir la relation par-delà l’inconstance du patient. Et la constance ne tenant qu’à lui permet d’éviter en même temps la sécurité figée que l’on pouvait trouver dans une relation de soin autoritaire et asymétrique. Dans cette perspective, la relation thérapeutique relève plus de l’accompagnement que du soin.

 2.3. Accompagner plus que soigner

La relation qui permet le changement de comportement de la personne addicte se fonde sur la reconnaissance de cette dernière comme étant un « semblable », soit un autre homme capable d’autonomie et potentiellement utile dans une relation visant une action commune. Le but de la relation thérapeutique est déjà commun, à savoir permettre que des relations sociales, utiles à tous, soient à nouveau possible pour la personne addicte. Dans cette perspective, la personne addicte et celle qui soutient son désir de changer de comportement en lui assurant une stabilité relationnelle, sont plus compagnons l’un envers l’autre, que respectivement patient et soignant. L’autonomie de l’un comme de l’autre est en jeu. Et c’est finalement le cadre de leur relation, à savoir la société mais plus précisément sans doute une structure ou une institution sociale, associative, clinique, familiale, ou religieuse, qui permet que la constance de cette relation et la force d’âme, attendue chez l’accompagnant et visée chez l’accompagné, soit assurée. Dès lors, non seulement les soignants (psychiatres, médecins, infirmiers, etc) peuvent être des accompagnants, mais aussi d’autres personnes ayant un statut et une fonction différente (éducateur spécialisé, membre de la famille ou d’une communauté, etc.). Les autres personnes addictes, qui ont le même désir de changer de comportement, peuvent elles aussi participer à cet accompagnement et permettre qu’une nouvelle expérience relationnelle ait lieu.

Ce dernier cas est particulièrement intéressant dans la mesure où il souligne le fait que l’accompagnant, ou plus généralement la relation qui soutient le changement de comportement, ne nécessite pas forcément que la constance soit d’emblée assurée d’un côté de la relation, du côté de l’accompagnant. Mais la constance et la confiance qui en découle peuvent aussi naître de la relation même, à partir de la communauté de désir qui y est partagée. Outre l’amour et la générosité qui soutiennent et motivent la relation thérapeutique, l’émulation peut avoir un rôle déterminant dans le changement de comportement. Spinoza explique ce phénomène par l’imitation des affects de nos semblables[24] : le désir de changer de comportement est soutenu et renforcé par le fait que d’autres ont ce même désir.

Conclusion    

Si l’addiction consiste en un comportement qui s’est figé au moment où l’indétermination personnelle et l’incertitude relationnelle devenaient insupportables pour l’individu, il semble, au vu des quelques pistes que nous avons tâché de suivre et de mettre en lumière, que c’est par la relation même qu’il est finalement possible de sortir d’un tel comportement et de retrouver un équilibre plus flexible et en même temps plus stable. C’est par une relation où l’autre est reconnu comme semblable et bénéfique, que les membres de part et d’autre de la relation peuvent évoluer vers une plus grande autonomie, assurant la continuité de leur identité propre au sein même de la continuité stable du lien. La relation thérapeutique est un lieu privilégié pour qu’une telle continuité soit assurée mais sa définition même révèle que l’évolution vers une plus grande autonomie dépasse le cadre seulement clinique et repose sur un accompagnement mutuel entre les hommes, qui partagent des conditions de vie communes.


[1] Aymeric Reyre rapporte dans sa thèse certains récits auxquels les soignants font référence pour expliquer leur attitude et leur questionnement réflexif. Ils font référence dans ce cas à deux patients : un peintre que les soignants étaient parvenus à « soigner » a perdu toute son inspiration et a fini par se suicider ; une dame âgée qui « consommait » toujours semblait bien vivre, patiente « autonome-dépendante » que les soignants ne cherchent pas nécessairement à soigner. Voir Aymeric Reyre, L’inquiétude des soignants en addictologie : entre défiance et amour, une dynamique éthique et clinique de la relation de soin, Paris, 2015, thèse disponible sur les archives ouvertes de HAL (on retrouve ces exemples p. 271 ; 272 et 285)

[2] En s’appuyant sur les travaux de psychiatres tels que Michel Reynaud et en retraçant la généalogie du concept d’ « ambivalence » chez le psychiatre Eugen Bleuler, Mélanie Trouessin fait de l’ambivalence une caractéristique nécessaire pour définir l’addiction et de son étude un moment essentiel pour comprendre l’implication de la volonté dans le phénomène de l’addiction comme dans les moyens à mettre en œuvre pour changer de comportement. Thèse « L’addiction comme pathologie de la volonté : repenser la faiblesse de la volonté à la lumière des sciences cognitives », à paraître.

[3] Ethique, III, 55 : « Quand l’esprit imagine son impuissance, par là même il est attristé » et corollaire : « cette Tristesse est de plus en plus alimentée s’il s’imagine blâmé par d’autres ».

[4] Cf. première partie de l’article.

[5] Ethique, V, Préface

[6] Ethique, V, 1. Il faut également se référer au scolie de la proposition 18 de la deuxième partie de l’Ethique pour comprendre que cet enchaînement, dans le Corps et l’Esprit, dépend de la manière dont on a perçu les choses qui nous ont affectées.

[7] Ethique, IX

[8] Ethique, IX, démonstration

[9] Aymeric Reyre, thèse citée plus haut, p.211. Nous soulignons.

[10] Ethique, III, Définitions de affects, 44-48, explication

[11] Ce concept vient du sociologue Patrick Pharo et est expliqué par Aymeric Reyre dans son travail de thèse (cité plus haut) afin de décrire certains dispositifs cliniques mis en place par les équipes qu’il interroge. Voir p. 122

[12] Ethique, IV, 44, scolie

[13] Ethique, III, 22, scolie ; III, 27, corollaire 2 puis 3, et scolie

[14] Ethique, III, 22, scolie

[15] Peter Frederik Strawson, Freedom and Resentment and Other Essays, Routledge, New-York, (1974) 2008

[16] Ethique, IV, 50, scolie

[17] Aymeric Reyre, thèse citée.  L’exemple du peintre qui se suicide après être parvenu à être abstinent est particulièrement marquant.

[18] Ethique, III, 22, scolie

[19] Ethique, III, 13, scolie

[20] Ethique, III, 43, démonstration

[21] Ethique, IV, 46, scolie

[22] Ethique, III, 59, scolie

[23] Ethique, Définition des affects, 15, explication

[24] Ethique, III, 27, scolie

2 Comments

  1. Puis je savoir de qui est cet article pour pouvoir le ou la citer ?
    Merci d’avance.

  2. Bonjour, le nom de l’auteure est indiqué en haut de l’article.

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