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Expérience de l’exil, de la précarité et performativité politique (2/2)

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Expérience de l’exil, de la précarité et performativité politique : un questionnement philosophique sur l’expérience sociale de « l’exilé »

 

Romain Huët, Maitre de conférences en Sciences de la communication, Université Rennes 2, Laboratoire Prefics et Chercheur à l’Institut des Sciences de la Communication (UMR CNRS/Paris-Sorbonne), en charge du programme de recherche : Catastrophes, milieux désorganisés et expérience de la violence. Socio-anthropologie de l’agir humain en contexte précaire et indéterminé.

Léopoldine Manac’h, EHESS. Anthropologie de l’aide humanitaire et des camps de réfugiés, associée au programme de recherche : Catastrophes, milieux désorganisés et expérience de la violence. Socio-anthropologie de l’agir humain en contexte précaire et indéterminé.

 

À partir des expériences des exilés dans la France contemporaine inhospitalière, cet article vise à discuter des rapports entre politique, vulnérabilité et destitution de l’être humain. Si les exilés rencontrent plusieurs types de défamiliarisations de leur rapport subjectif ordinaire à la vie, il sera défendu que ces vies précaires doivent être envisagées comme des potentialités politiques. D’abord parce qu’elles témoignent de résistances consistantes et de créativités ordinaires. Ensuite parce qu’en tant qu’il est « autre », l’exilé est susceptible d’aider une société à se comprendre. C’est ainsi que, dans le sillage de J. Butler (2016), nous conclurons sur l’idée d’une « performativité politique » de l’exilé.

Starting from the exiles’ experiences in inhospitable contemporary France, this article aims to discuss the relations between politics, vulnerability and human being destitution. If the exiles faces several forms of defamiliarization of their subjective relation to ordinary life, it will be argued that precarious lifes must be considered as political potentialities. First, because they testify of substantial resistances and ordinary creativities. Then, because as he is an « other », the exile is likely to help a society to understand itself. In a J. Butler’s perspective, we conclude on the idea of a « politics of the performative » of the exile. 

 

Il s’agit de la deuxième partie d’un article publié en deux temps, les 19/01/18 et 22/01/18. Cliquez ici pour la première partie.

 

II. Expérience de la défamiliarisation avec la vie quotidienne et contradictions au sein de certaines formes de l’expression active de soi

L’une des expériences fondamentales que fait l’exilé est probablement celle de la défamiliarisation avec la vie quotidienne ce qui signifie qu’il est dépossédé de ce à quoi l’individu est normalement nécessairement ouvert. H. Arendt (1987 : 6) insiste sur ce point : « Nous avons perdu notre foyer, c’est-à-dire la familiarité de notre vie quotidienne. Nous avons perdu notre profession, c’est-à-dire l’assurance d’être de quelque utilité en ce monde. Nous avons perdu notre langue maternelle, c’est-à-dire nos réactions naturelles, la simplicité des gestes et l’expression spontanée de nos sentiments ». Plus loin, elle ajoute que cela signifie « que nos vies privées ont été brisées ».

Le terme de « défamiliarisation » à l’égard du monde signifie que l’ensemble des habitudes acquises, généralement non interrogées et qui jalonnent le quotidien, ne fonctionne plus. L’immédiateté de l’exilé, c’est-à-dire les lieux qu’il habite, ses représentations, les gestes élémentaires qui arrangent les rapports à autrui, les espaces qu’il côtoie, les bâtiments et les institutions avec lesquelles il est tenu de s’arranger ne lui sont au départ aucunement familier. Dès lors, le quotidien lui-même perd de son évidence. L’exilé pourrait ressentir une « inquiétante étrangeté », c’est-à-dire un sentiment d’être désaxé du cours habituel des choses[1].

Ainsi, l’exilé perd avant toute chose l’évidence de son regard sur le monde. Plus précisément, il perd la pertinence de la plupart de « ses réactions naturelles et de la simplicité de ses gestes au quotidien ». En effet, celui-ci se trouve confronté à une situation bien particulière lors de son arrivée dans un nouveau territoire. Dans l’ordinaire de sa vie, il affronte une succession d’expériences inconnues au sens où il rencontre bon nombre de situations inintelligibles au regard de sa connaissance ordinaire du monde. Comme A. Schütz (2003) l’indique, lorsqu’un individu débarque dans un contexte social non familier, il entreprend des « enquêtes » pour déterminer les manières adéquates de se comporter afin de se situer convenablement dans le monde. A l’inverse de « l’installé », l’exilé est tenu à un travail perpétuel d’enquête du modèle culturel du nouveau groupe. Cet « habitus mobilitaire » (Stock, 2004) témoigne de sa capacité à faire face à des espaces qui lui sont étrangers pour se les rendre familiers. En ce sens, l’exilé développe un savoir-faire dans la mobilité, il apprivoise le monde. Dans cette mise à l’épreuve quotidienne du monde, il y aurait donc une tension entre l’épuisement induit par l’investigation de son environnement, à renouveler sans cesse, et l’acquisition progressive d’une faculté d’adaptation au gré de sa dérive.

Ainsi, l’exilé perd l’évidence de ses schémas habituels d’interprétation du monde. Il est alors en crise au sens où il est exproprié de ses facultés concrètes à se fondre au milieu d’autrui sans y être distingué à cause d’une étrangeté bien trop visible. Sa familiarisation ordinaire avec le monde s’effondre. Son expérience du monde est alors disloquée : il doit apprendre une nouvelle langue, de nouvelles conventions sociales, des manières de parler, des façons spécifiques de se comporter. Or, de manière assez systématique, il sera empêché dans ce travail d’appropriation de son quotidien soit parce qu’il sera « évacué » en d’autres endroits, soit parce qu’il sera enclavé, ou soit encore, parce qu’il se heurtera à des puissances normatives qui détermineront son droit à s’installer sans qu’il n’en maitrise pratiquement les rouages ou les principes qui président à leurs décisions. Placé dans des conditions objectives d’existence de l’impuissance, l’exilé est radicalement empêché d’enquêter pour apprivoiser son « nouveau » quotidien. Celui-ci présente donc comme particularité le fait qu’il est tenu d’enquêter dans un contexte social rigoureusement excluant. En effet, l’exclusion s’enchaine sans discontinuer. Écrasé et évidé, presque tous les voies des devenirs souhaitables lui passent dessus. L’exilé n’a devant lui qu’une seule tâche : se débrouiller, trouver un chemin dans les ruines de sa vie, édifier la possibilité d’un quotidien, ou encore s’installer. En somme, sa tâche est de trouver une réalité quotidienne.

Comme l’indique G. Leblanc (2010), la défamiliarisation est aussi la perte de la langue, ou plutôt la perte de l’assurance de la langue. L’exilé se trouve acculé à une langue jamais assurée. Toujours selon l’auteur, le propre de l’exilé est qu’il perd confiance en ses moyens linguistiques alors même que la langue est une ressource susceptible d’être mobilisée pour faire face à sa propre disqualification. L’exilé, avec sa langue hésitante et mal assurée, fait l’expérience de la rationalité administrative, machinique et bureaucratique des institutions. Il consacre une part importante de son temps à répondre à des formulaires, à lire des lois, à apprendre des manières de répondre à l’administration. Ce sont là autant de situations où l’exilé est fragilisé dans ses tentatives de transformer ce qui pourtant le transforme.

Ainsi, nous insistons sur le fait que, progressivement, le rapport au monde de l’exilé est altéré dans la mesure où il est gêné dans ses tentatives de familiarisation avec le monde. Il est diminué au sens où il lui est interdit de jouir de cette aisance propre à l’habitant familier et confiant, pour qui le monde vécu apparait comme spontanément présent, comme quelque chose de naturel. La dépossession est d’autant plus grande que l’exilé est incapable de domestiquer les contraintes qui pèsent sur lui. Non seulement il est suspendu aux décisions imprévisibles des autorités administratives, mais, plus encore, ce monde brutal qui se dresse face à lui est, en plus d’être globalement incompris et parfois invivable, un monde qui n’ouvre pas mais qui ne produit que des décalages et des malaises. C’est bien une politique qui « défamiliarise » au moyen d’ailleurs de méthodes violentes comme en témoigne le démantèlement du camp de réfugiés de Calais en octobre 2016. L’opération, présentée comme une « mise à l’abri » humanitaire, a été vécue comme un deuxième exil pour tous ceux qui ne voulaient pas demander l’asile en France. Jeté dans l’errance ou dépossédé de toute appartenance, l’exilé expérimente alors une dépossession subjective du pouvoir d’agir. En bref, pour l’exilé, être défamiliarisé, c’est d’abord être privé de quotidien. Il expérimente alors une impuissance concrète. Son regard sur le monde creuse le spectacle dont il est en même temps le témoin impuissant. Les bruits du monde s’effacent dans la situation administrative sclérosée qu’il est condamné à subir, où le futur indéterminé s’invite dans le présent, pour en faire un présent inchangé, une perpétuelle répétition du présent, un trouble devant la perte de tout. Balloté entre des non-lieux dépersonnalisés, (Augé, 1992) – dont l’appropriation personnelle ou collective lui est interdite – dans un réseau de dispositifs aux initiales variées (CAO, CADA, PRAHDA[2]), dans des chambres d’hôtels miteuses en périphérie des villes que des marchands de sommeil louent au SAMU social et aux associations pour quelques jours, l’exilé fait l’expérience de territoires de l’incertitude qui, hostiles, ne se laissent pas apprivoiser.

L’organisation bureaucratique colonise la vie quotidienne de l’exilé. Elle le saisit tout en entier, l’enserre par la distribution de dizaines de feuillets administratifs bariolés, attestations et récépissés que le demandeur d’asile promène avec lui partout, dans des pochettes de cartons qui s’effritent au fond de son sac à mesure qu’il avance dans le dédale kafkaïen des bureaucraties. Il y a quelque chose d’évidement paradoxal dans cette épreuve bureaucratique : désirer une citoyenneté dans un pays qui lui refuse. Les institutions lui paraissent plutôt incompréhensibles tant du point de vue de leur fonctionnement, de leurs normes que des principes qui président à leurs décision. L’exilé a alors à faire face à un ordre illisible, sans interlocuteur décisionnaire. L’organisation sociale de ces institutions est faite de tellement de médiations et d’étapes intermédiaires que personne ne sait vraiment auprès de qui il serait judicieux d’exposer la singularité de sa situation. Cette incapacité à se rapporter à un ordre lisible et intelligible est susceptible d’engendrer une impression générale d’impuissance et d’incohérence mais aussi d’anxiété au sens où cette absence de maitrise pratique du monde ouvre à une instabilité psychique. Cette instabilité du sujet exilé ne réside pas seulement dans ses sociabilités négatives mais également dans le temps social qu’il a à occuper : des temps instables, d’attentes, d’inertie, d’assujettissement, d’usure (Galitzine-Loumpet, 2016 : 119). En suivant l’auteure, l’exilé fait l’expérience d’une réalité fragmentée, faite d’impuissance à agir sur ce qui pourtant le transforme.

Cette vie est donc d’autant plus anxieuse et source d’instabilité psychique qu’elle induit une temporalité particulière de la quotidienneté. D’une certaine manière, l’exilé fait l’expérience d’un temps annulé produit par les structures institutionnalisées d’enfermement et de mise à l’écart. Il est tenu de rester confiné dans des « espaces transitoires » comme s’il avait encore quelque chose à attendre. La particularité de cette attente est qu’elle est vidée de tout sens. Sa vie est arrêtée si bien qu’aucun projet consistant n’est vraiment possible. Dans ces temps annulés, ce sont des vies qui ne sont pas vécues. Vidal et Musset (2015) parlent des camps de réfugiés comme des « territoires de l’attente ». Ces lieux sont aussi l’occasion pour le pouvoir de prendre le contrôle physique et géographique de l’exilé. Il territorialise l’individu dans des enclaves temporaires sans jamais en permettre l’ancrage. Suivant les mots d’Aimé Césaire, « Le non-temps impose au temps la tyrannie de sa spatialité » (1982 : 32).

L’enclavement et la hiérarchisation des populations est une facette de cette domination avec toute la violence qu’elle porte en elle. C’est la violence de la spatialisation des individus démontrée par F. Fanon (1961). Ce sont les murs, les grillages, la présence policière ou militaire, la segmentation de l’espace en compartiments par une planification spatiale qui répond à la seule logique d’une gestion humanitaire dans l’urgence d’un présent sans fin, entre tentes et préfabriqués, un monde sans intervalle où les gens sont exposés à une très grande promiscuité. Dans ces conditions, les rêves ne sont que d’étroits moyens pour mettre à distance cette réalité et se maintenir fébrilement en présence du monde.

Cette expérience ordinaire de défamiliarisation avec le quotidien est à l’origine d’une inquiétude sourde et nerveuse. C’est l’expérience déséquilibrée d’une vie dissociée dans laquelle le futur incertain et échappant à tout contrôle personnel supprime toute velléité de participation au présent ou à tout projet d’avenir. La dissociation nait sans doute de l’absence d’orientation pratique autodéterminée. C’est une vie anxieuse qui se dresse face au sujet ; vie verrouillée, manquée dans ses finalités essentielles, toujours condamnée à rester en dehors d’elle-même, sans orientation. Le sujet pourrait alors se sentir corrompu dans l’attente et la stagnation. Dès lors, comment, en ces circonstances, trouver une continuité dans le désordre, exprimer des pensées correctement formées et ressentir la force de faire face à sa situation

III. Perte de l’appropriation du monde

L’ensemble des pertes précisées précédemment induit une perte plus lourde et plus générale : la perte de l’appropriation du monde dans lequel il est désormais précipité. L’exilé est agent et témoin d’un monde qu’il est condamné à ne pas posséder. Il n’habite pas le monde. Il y marche simplement, un peu de biais d’ailleurs, s’égarant alors comme dans une forêt sans fin. La vie quotidienne semble se refuser au sens et au calme. C’est l’expérience d’une perpétuelle impuissance et d’une réalité plus forte que soi. Pourtant, il continue à survivre pour la régularisation de sa situation. Plongé dans l’incertaine et arbitraire aventure administrative, il pourrait d’ailleurs nouer un attachement plus vital que passionné, à un monde qui pourtant l’expulse. L’exilé le sait bien : le « passeport » n’est pas une formalité administrative mais une garantie d’exister et de faire partie du commun.

Selon les termes de F. Fischbach (2009), ne pas s’approprier le monde, c’est être placé dans « l’impuissance de transformer ce qui nous transforme ». C’est en quelque sorte être détaché de sa capacité à faire sienne sa vie. La dépossession du monde est une situation encore plus dramatique que celle de l’exclusion sociale. L’exilé ne vit pas simplement un déclassement conjoncturel, mais il expérimente une non-participation à la vie sociale, une perte de monde et notamment de sa possible et nécessaire réappropriation. Il est alors empêché de s’inscrire dans le monde et d’y occuper une place. Plus précisément, il est privé des possibilités de transformer ses conditions objectives d’existence de telle sorte qu’il puisse habiter le monde et le « re-posséder ».

Cette perte de l’appropriation du monde est sans doute le point de départ d’une autre perte, peut-être encore plus décisive, celle de sa capacité d’idéalisation. Il est fort probable que l’exilé nourrit de nombreux projets, qu’il élabore des idéaux, et qu’il s’attend à des nouveaux lendemains. Comme G. Leblanc pourrait le dire (2014), il lui arrive de rêver ses lendemains comme si le rêve était la seule chose qui permettait à l’exilé de « tenir encore le coup ». Il est probable, encore, que l’exilé rêve d’un avenir social ou du bonheur d’une vie illimitée. Seulement, l’exilé fait de manière permanente l’expérience de l’échec de ses rêves, de l’écart entre la vie idéalisée et la vie réelle. Le rêve comme le souligne encore G. Le Blanc (2014), ne tient d’ailleurs pas lieu « nécessairement d’échappée irréelle  (…) Il est une arme pour tenir le coup ». Privé de raison d’exister, dépossédé de son rapport familier au monde, impossible de s’adresser à quiconque, l’exilé pourrait bien déclencher « sa rêverie comme d’autres déclenchent une émeute, pour continuer à exister et à affirmer une idée de soi-même » (Le Blanc 2014). Par exemple, pour illustrer ce propos, prenons l’exemple du mot « Dougar ». Initialement, « Dougar ! » est un mot soudanais qui désigne un embouteillage. Mais ce mot est devenu autre chose à Calais : un cri de ralliement soulevant jusqu’à plusieurs centaines d’exilés qui se rassemblent et courent vers la rocade passant au sud du camp, dans l’espoir de grimper à l’arrière des camions. Ce cri de ralliement démontre que l’émeute est une alternative au rêve et qu’elle est toujours un « devenir possible ». Il n’en demeure pas moins que, de manière générale, les idéaux de l’exilé se fatiguent au cours de leur quotidien, toujours organisé par le dehors, c’est-à-dire par les institutions en charge d’autoriser l’exilé à exister et à se projeter.

L’attente emprisonne l’exilé dans un dehors du monde. À Paris, nombre des exilés que nous avons rencontrés témoignent de subir des violences physiques et psychologiques. Le 12 avril 2017, un Érythréen sans domicile se tranche la gorge avec un tesson de bouteille dans le quartier de la halle Pajol[3]. Cet acte désespéré n’est pas isolé et une douzaine d’autres cas de tentatives de suicide de personnes en attente, d’un statut, d’un logement, d’une vie qui peut continuer ont été constatés par les militants de terrain [4]. La vie à la rue, l’expérience de la précarité et du dénouement extrême vont jusqu’à faire envisager par certains un éventuel retour dans leur pays d’origine. C’est par exemple le cas de Nour, pakistanais de 47 ans, que nous rencontrons le 4 janvier 2017 devant le centre de pré-accueil de la Porte de la Chapelle Ce dernier nous confie qu’il souhaite obtenir des informations concernant la possibilité de l’aide au retour proposée par l’Office Française de l’Immigration et de l’Intégration (OFII) dont il a entendu parler. En dépliant une ordonnance établie par un médecin français et en sortant de sa poche un tube de ventoline, il nous dit : « If I continue to sleep in the street, I will make an asthma attack and die. » L’abandon du projet migratoire est ici préféré face à la peur de la mort liée aux conditions de vie à la rue.

Conclusion : l’exilé et ses devenirs politiques

Cette description, à bien des égards désespérée, aboutit néanmoins à une questionnement d’ordre politique. La question de l’exil est indéniablement un objet de discours. Elle l’est encore sans doute plus massivement qu’elle ne le fut dans le passé. Seulement, il demeure nécessaire de questionner la façon dont une société donnée appréhende ou au contraire échoue à appréhender ces vies perdues, blessées, négligées et parfois littéralement abandonnées. J. Butler est limpide sur ce point ; il est nécessaire d’interroger la distribution différentielle de l’attention pour certaines populations précarisées par la vie. En somme, certaines vies sont dignes de soin et de respect tandis que d’autres sont systématiquement négligées, abandonnées, voire défaites. Elles n’engendrent aucun deuil. Elles ne seront pas pleurées (Butler, 2010).[5] Toujours selon les termes de l’auteur, l’exilé pourrait être considéré comme un « sans deuil ». Son existence et sa mort ne laissent guère de traces. Nombre de ces exilés qui se sont échoués sur les plages européennes ont été considérés comme des morts silencieuses, qui n’ont bénéficié que d’un témoignage essoufflé. On rationalise leur mort et leur perte au point qu’on s’autorise à de nombreuses approximations lorsqu’il s’agit de « compter les morts ».[6] Ce sont des morts qui ne suscitent aucune angoisse et aucun deuil public. J. Butler invite donc à réfléchir comment certaines vies, en l’occurrence ici celles des exilés, sont susceptible de produire des affects très différenciés au sein de la société (anxiété, répulsion, culpabilité, peur, aversion, indifférence, etc.). Il y a ainsi nécessairement à réfléchir sur une politique publique de l’attention à destination des exilés en tant que, comme nous avons cherché à le montrer dans ce texte, certaines vies sont institutionnellement et quotidiennement placées dans des formes de privation sociale. J. Butler permet donc de poser le problème de l’exilé non pas seulement en termes matériel et juridique mais aussi en terme perceptif.

Mais la question politique ne se pose pas seulement en ces termes. Elle pourrait même être formulée en des termes traditionnels : il y a un intérêt à décrire rigoureusement l’expérience de l’exil en particulier parce que l’exilé, dans sa façon singulière d’être au monde, est susceptible d’aider une société à avancer dans la compréhension qu’elle a d’elle même. En reprenant les termes de P. Ricoeur (2006), l’exilé provoque une « épreuve de compréhension » pour la société qui le rencontre. Or, la tendance au développement de l’inhospitalité ou à l’acosmisme[7] témoigne assez clairement de l’incapacité d’une société à comprendre ces vies mais aussi à considérer les voies concrètes par lesquelles ces dernières sont susceptibles d’interpeler le monde. D’une certaine manière, l’exilé est rarement considéré en tant que sujet politique. Or, et c’est là notre hypothèse finale, ce dernier, bien qu’évidé, dispose toujours de ressources et de capacités qui témoignent d’une résistance éthique et politique face à leur réel.

Cette interrogation soulève donc une réflexion sur les devenirs portés par l’exilé et invite dès lors à jeter un tout autre regard sur son existence : il s’agit moins de se lamenter sur l’ampleur de la négativité de sa vie que de percer les possibles portés en eux. En d’autres termes, dans des campements, au fond des tentes, dans ces abris provisoires, hors du monde, il convient de se demander comment ces vies en peine sont susceptibles d’interpeler le monde. En somme, que nous enseignent ces vies qui errent et flottent en tout sens ?

Cette seconde dimension politique est tout à fait décisive car elle interroge plus directement les devenirs politiques portés par les exilés. Elle appelle à poser des questions simples bien que le vacarme de la peur et des contractions identitaires empêchent sans doute d’entendre : que veulent-ils ? A quoi pensent-ils pendant la patiente attente de leur régularisation ? Qu’échangent-ils entre eux ? Personne ne songe-t-il qu’il y a en creux de ces vies submergées de tragiques souvenirs une puissance en train de se perdre, une force qui s’altère, des devenirs qui s’épuisent ?

Certes, ces devenirs politiques ne s’expriment pas nécessairement sous une forme vindicative telle qu’on s’est habitué à les reconnaitre. Il s’agit plutôt, dans une certaine mesure, d’approcher ce silence d’où procède la voix ; l’énoncé politique tient davantage à ce qu’il tait qu’à ce qu’il énonce, à ce que les pratiques ordinaires de résistance ouvrent comme questions gênées sur les possibles en attente. D’ailleurs, au quotidien, l’exilé continue à vivre et à résister ; il le démontre au moyen de la musique, de la construction de nouveaux abris, dans les productions artistiques. Si le rejet porté par les institutions et les discours xénophobes des installés confine à un sentiment de solitude, des formes de sociabilités amicales et solidaires se tissent dans les refuges précaires, notamment dans les lieux collectifs de la jungle calaisienne avant son démantèlement : restaurants, cafés, commerces, boite de nuit, hammams proposant des douches chaudes, barbiers. C’est pourquoi, dans son enquête sur les jungles du nord de la France, S. Djigo propose de reprendre la définition aristotélicienne de l’amitié dans sa dimension affective et utilitariste comme « effet de la politique » pour comprendre la puissance de la rapidité avec lesquelles les relations se tissent. Se faire des amis est une nécessité et conduit à une répartition équitable des biens : l’amitié entre les exilés est interprétée comme capacité de gouverner avec justice la vie commune. (2016 : 135).

En ce sens, on peut se demander ce que les habitants font au bout du petit matin gris et froid, alors que la jungle de Calais n’est plus que cendres et suie au cinquième jour du démantèlement en octobre 2016. Quelle performativité gestuelle les quelques derviches tourneurs invitent-ils à expérimenter alors qu’ils se réunissent pour danser autour d’un feu de camp au milieu de ce qui était peu de temps avant l’artère principale de ce bidonville ? Que proclame un bateau constitué d’un assemblage de bombes de gaz lacrymogène au plan symbolique mais aussi comme objet réceptacle et mémoriel de la violence du pouvoir à l’entrée d’un shop dans la jungle ? Alors même que tout est organisé pour étouffer la liberté concrète et pour produire la mort sociale, dans la nuit, s’épanouissent parfois des solidarités concrètes, des inventions, des initiatives qui rendent la vie viable ; des initiatives que le vent confus des voyages a rendu possible. À Calais, par exemple, des chantiers mêlant bénévoles des quatre coins du monde et exilés ont été mis en place pour fabriquer des maisons, pour cuisiner, ou encore étudier, comme à l’École laïque du Chemin des Dunes qui fêtent son premier anniversaire peu avant le démantèlement ou dans la Belgium Kitchen, où Afghans et Soudanais s’activent autour des énormes marmites ensemble, où les traditions culinaires se mêlent et s’influencent pour des distributions de mille repas par jour. À notre sens, c’est ce qu’il nous faut observer ; comment ces initiatives ont inventé d’autres manières d’habiter un espace hostile et aménagé des formes viables d’existence dans les interstices du pouvoir.

Ces questions font échos aux nombreuses tentatives conduites notamment par M. Agier et S. Prestianni (2011) sur les modalités de réappropriation des campements urbains. Comment les exilés habitent-ils ces lieux précaires ? Comment sont-ils susceptibles de créer un « chez soi » alors même qu’ils sont condamnés à être toujours sur la route ? Ces lieux sont habités ; ils sont investis socialement et psychiquement. Ils sont aussi transformés pour organiser la vie de telle sorte qu’elle soit plus viable. Si l’examen des campements et des actes d’appropriation posés par leurs habitants expriment les relations de pouvoir entre l’État, son contrôle et les personnes qui le subissent, elles manifestent aussi une présence indocile et récalcitrante au monde. Néanmoins, comme A. Galitzine-Loumpet (2016 : 120) précise, il y a une certaine prudence à adopter sur ce terrain politique. En effet, il serait aisé d’exagérer les effets politiques des actes ordinaires de résistance des exilés. Au fond, en supposant d’emblée que l’exilé est un être porteur d’une forme de vie singulière et dont la présence entrainerait nécessairement une société à gagner en intelligibilité, le risque serait alors d’imaginer que l’exilé est porteur d’un « regard toujours réinventé, merveilleusement et en tout point neuf » (Galitzine-Loumpet, 2016). L’ambigüité du questionnement politique se situe probablement ici : il s’agit à la fois de projeter des possibles politiques au-delà de l’urgence quotidienne des conditions d’existence des exilés, c’est-à-dire au-delà de leur épuisement et de leur évidemment, et, en même temps, d’envisager ces vies comme des potentialités politiques en tant qu’elles témoignent de résistances consistantes, de créativités ordinaires et en tant qu’elles sont susceptibles de permettre à une société de se réfléchir en devinant d’autres vécus que les siens.

Toutes ces adaptations secondaires citées plus haut sont des résistances. Elles mettent en branle le puissant édifice qui déconstitue les exilés. Les aspirations, où chuchote le dégout pour « ce monde-là », sont aussi l’éveil d’un monde usé et contracté. Elles sont porteuses d’une évidente puissance transgressive. Ce que ces pratiques révèlent, c’est l’émergence d’une puissance d’un autre ordre capable de remettre en questions la valeur et le sens que nous attribuons à la vie, à la figure de l’étranger, à l’enfermement, au cadre de l’État-nation, ou encore à la rationalité administrative. Ces pratiques ordinaires de résistances ou d’accommodement de la vie à un contexte oppressif, est l’occasion d’une révélation politique au sens où elle nous fait accéder à ce qui est maintenu, caché ou dénié. Elles invitent à regarder plus directement ce que l’on ne veut habituellement pas voir. En d’autres termes, ces résistances ordinaires donnent à voir l’invisible ou l’insupportable, c’est-à-dire qu’elles heurtent et révèlent en même temps. Un campement est le lieu de coexistence de pluralités de formes de vie que les vents étranges des conflits entre puissances publiques ont réuni en un lieu ; une population de voyageurs entre les mondes et entre les cultures, brouillant la séparation entre les identités, les langues et les pratiques sociales. Peut-être alors, qu’il y a du sens à faire voisiner ces horizons existentiels et à comprendre ce qu’ils nous disent sur l’État, la nation, une frontière, l’étranger, les formes publiques de l’hospitalité, etc. Autrement dit, il y a du sens à travailler sur les attentes normatives ordinaires des réfugiés. Comment à travers leur vie et leurs expériences d’errance, ils en sont venus à mettre en cause les normes du commun ?

Par là, il s’agit d’insister sur le fait qu’il est une chose de comprendre et de décrire les situations vécues, les dénonciations et l’ensemble des malheurs qui s’abattent sur la vie des individus. En revanche, il en est une autre que de chercher, dans l’examen des expériences vécues par les exilés, leurs attentes normatives, c’est-à-dire comment les exilés investissent le social avec des attentes en termes de normes, de structures et de conditions sociales de vie dont ils escomptent la réalisation. Cette précision est importante car elle signale que l’enjeu d’un questionnement politique est peut-être celui de percer les normativités ordinaires, c’est-à-dire décrire les attentes des exilés relativement à leurs rapports sociaux, à leurs formes de vie, à leur indépendance et à leur autonomie telles qu’elles devraient être reconnues et garanties par les institutions (Huët, 2016).

Ainsi, selon cette perspective empruntée à J. Butler et A. Athanasiou (2016), la politique de la pitié ou de la compassion cèderait le pas à une opposition éthique et politique à même de mettre en cause notre manière d’être ensemble et de refonder enfin les prémisses d’une nouvelle communauté politique. Au fond, quel est-ce « tu » qui interpelle notre communauté politique ? Quel est ce « tu », qu’on appelle aujourd’hui « exilé », et comment ordonne-t-il le monde ou espère-t-il que le monde soit ordonné pour qu’il considère qu’il puisse mener une vie viable et possiblement épanouissante ? Enfin, quel retournement du monde semble à l’œuvre dans les pratiques de l’hospitalité au sein des campements d’exilés, où les pratiques quotidiennes se font collectives et où les témoins sont accueillis au sein d’un bidonville cosmopolitique ? Welcome to the jungle, bienvenue chez toi.

 

Bibliographie

 

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[1] Dans un ouvrage sur « l’aliénation », S. Haber s’attache à décrire les formes multiples que pourrait prendre l’aliénation. Il développe notamment l’aliénation subjective qui, en certains cas, se traduit par une défamiliarisation de son rapport ordinaire à soi, aux autres et au monde.

[2] Initiales respectives de Centre d’Accueil et d’Orientation, Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile et Programme d’Accueil et d’Hébergement pour les Demandeurs d’Asile.

[3] Blog de La Chapelle en lutte, « De la maltraitance en milieu “civilisé” », 16 avril 2017, https://blogs.mediapart.fr/ (consulté le 17 avril 2017).

[4] Recensement qui circule dans les réseaux de soutiens aux migrants à Paris.

[5] Son essai de 2010 sur la violence et la guerre est tout à fait inspirant pour notre propos. Selon nous, il est une tentative théorique réussie de lier la question de la précarité avec celle de la performativité politique.

[6] Les articles de presse se contentent généralement de chiffres approximatifs pour comptabiliser les morts échoués en mer.

[7] H. Arendt utilise le terme « d’acosmisme » pour désigner les politiques de fermeture et de séparation à l’égard de l’étranger. Cette notion renvoie donc à cette tendance à l’absence d’ouverture vers l’altérité, c’est-à-dire l’impossibilité à accueillir et à intégrer dans sa sphère de compréhension et d’action une altérité spécifique (p. 118)

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