Langageune

Bartleby, Wittgenstein et le perfectionnisme littéraire : herméneutique et hermétisme, les limites du langage (2)

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Roman Bonnery http://romanbonnery.net/

Langage privé

Le langage privé « serait un langage que seul son locuteur pourrait comprendre, car il ne parlerait que de son monde intérieur, notamment de ses expériences internes ou d’objets mentaux auquel nul autre ne serait censé avoir accès »[1]. Bartleby correspond bien à cette définition primaire. En effet, personne n’est en mesure de comprendre ce qu’il veut dire : le narrateur saisit bien son propos pragmatiquement, à savoir la non-exécution des tâches, mais il ne comprend pas pourquoi, ni comment une telle réponse est possible, autrement dit, il n’en comprend pas la structure, puisqu’il ne peut établir de lien décent ou acceptable pour la raison avec la réalité (qu’il incarne si fort sous la plume de Melville).  Jusqu’au moment de sa mort, Bartleby reste inaccessible et se terre dans le silence. Il est à lui-même son propre sauveur, étant sans doute le seul à se comprendre, mais il est aussi son propre bourreau en s’emmurant dans ce silence mortifère. Dans l’impossibilité d’expliciter et de répondre autre chose que sa fameuse formule, Bartleby annonce le caractère insurmontable du langage que mettra ensuite en avant Wittgenstein, en évoquant l’impossible existence d’un tel langage privé. Il est à lui-même sa propre limite comme le langage est pour lui-même sa propre limite. Effectivement, Bartleby est l’incompris…voire le non-sens ?

 

Mythe de l’intériorité et autolimitation

 

Les tentatives ratées et dérisoires du narrateur pour comprendre Bartleby dépeintes par Melville ont donc échoué. Que retenir de cet échec ? Non que le narrateur soit maladroit ou que finalement, il n’ait pas abandonné ses habitudes de dirigeant, mais que Melville tourne en dérision la psychologisation. Chercher à comprendre Bartleby par la certitude qu’en son for intérieur se cachent des significations et des symboles précieux dont on ne voit que le reflet mène le narrateur, aussi bien que le lecteur, au pire à des interprétations fausses, au mieux, à une impasse. La remise en cause d’une intériorité inaccessible au monde extérieur et viable est manifeste dans l’œuvre de Melville puisqu’il fait mourir Bartleby. En jetant son personnage aux Tombes, c’est « le mythe de l’intériorité »[2] que Melville tue par le même fait, tout comme Wittgenstein par la suite. Le mythe de l’intériorité, c’est penser un « dehors » et un « dedans » bien distincts, presque indépendants l’un de l’autre, et que le « dedans » pourrait parfois être entièrement privé, à savoir « caché » de l’extérieur, totalement inaccessible du « dehors » :

Nous voyons revenir toujours à nouveau l’idée que ce que nous voyons du signe est uniquement une face extérieure d’un intérieur, dans lequel ont lieu les véritables opérations du sens et de la signification.[3]

De premier abord c’est bien l’impression du narrateur ou du lecteur face à l’excentrique Bartleby. Mais cette intériorité est finalement trompeuse ou seulement partielle dans son cas : on se demande si le personnage principal lui-même se comprend et même s’il ne serait pas en train de résister contre lui-même. Peut-être préfèrerait-il ne pas se connaître, ne pas se comprendre, ne pas chercher à expliciter ce qu’il ne peut dire. L’inaccessibilité à son propre moi, dépsychologisé, est bien une image pensée par Wittgenstein, qui utilise le champ visuel pour démontrer l’impossibilité d’un langage totalement privé : si l’œil dispose d’un champ visuel, nous ne pouvons pas témoigner de notre œil, il est nécessairement hors du champ visuel, en même temps qu’il est dedans, à la limite. Si l’on pouvait le voir, il ne serait pas à l’origine du champ visuel (ou par analogie, du moi). Il y a donc toujours cette limite à nous-mêmes, dans nous-mêmes et par nous-mêmes : si les autres n’ont pas accès à mon langage privé, je n’y ai pas plus d’accès que ces derniers. De plus, l’existence d’un langage privé se trouve compromise en ce que tout langage passe nécessairement par un lien de communauté et de partage. Un langage pour soi seul est-il en effet encore un langage ? Il est intéressant de rapprocher en ces termes Wittgenstein du personnage de Melville, si hermétique aux lecteurs mais sans doute aussi à lui-même.

Usage indicatif et obvie

 Si l’on poursuit ce rapprochement, on peut se demander à quel type de discours pourrait correspondre la formule de Bartleby  I would prefer not to dans la logique wittgensteinienne. Il existe quatre types d’usages du langage selon l’auteur du Tractatus : 1) l’usage représentatif ou « sensé » constitué de propositions qui ont une forme logique et donc un sens possible du fait que chacun des signes de ces propositions ont une signification : il peut y avoir similitude entre la structure de la proposition et la structure de la réalité qu’elles représentent. 2) l’usage tautologique composé de propositions qui ne disent rien, dépourvues de contenu de connaissance, 3) l’usage non-sensé qui génère par exemple des propositions philosophiques confuses, dotées ni de forme logique, ni de sens. Enfin, 4) l’usage indicatif mettant en lumière la cohabitation du montrer et du dire : la proposition ne dit rien sur la proposition, mais montre un inexprimable.

La formule de Bartleby semble s’inscrire dans ce dernier usage, en ce que tout d’abord, elle revêt un aspect indicatif : c’est-à-dire qu’elle n’a pas un sens ou une logique particulière, mais montre ce qu’elle signifie. La formule montre le refus. Bartleby informe le patron de son refus de coopérer, puis le manifeste, mais jamais ne l’explique ou ne cherche à lui donner une cohérence. Nous n’avons que des indications, nous montrant la voie, sans jamais la dévoiler entièrement. La seule constante que l’on peut analyser est celle de l’évidente répétition du phénomène qui, aux yeux de Bartleby semble avoir une structure propre et surtout, bien visible, évidente :

–   Pourquoi ? Que dites-vous ? Et quoi encore ? m’exclamai-je, plus d’écriture ?

–   Non.

–    Et pour quelle raison ?

–    Ne pouvez-vous la voir par vous-même ? répliqua-t-il avec indifférence.[4]

 

La dernière réplique de ce dialogue corrobore l’hypothèse de l’obvie, de ce que l’on en peut que montrer, qui ne dit et ne représente rien mais évoque. L’obvie est un thème récurrent voire obsessionnel chez Wittgenstein, tout comme chez Melville, dont les personnages ont un rapport au langage toujours compliqué, dans le trop plein ou le trop peu, mais toujours dans la monstration plutôt que dans la démonstration : Pierre (Pierre ou les ambiguïtés), Achab (Moby Dick), Bartleby, tous dans une folie destructrice qu’ils ne peuvent exprimer à personne tant leur quête est intime et au-delà d’eux-mêmes.

De l’incorrection de la formule

 Par ailleurs, l’autre caractéristique du langage à usage indicatif est d’être incorrect. Chez Wittgenstein, cette incorrection est d’ordre grammatical et syntaxique en particulier. L’incorrection témoigne d’une proposition qui ne peut dire ce qu’elle exprime, mais seulement le montrer. Mais chez Melville, on trouve à la fois l’incorrection de ce type, mais également l’incorrection au sens social, à savoir l’impolitesse ou la parole déplacée. En effet, la formule I would prefer not to résonne étrangement à l’oreille anglaise. Dans les différentes traductions françaises que l’on a pu trouver, la formule est tantôt rendue par « j’aimerais mieux pas » tantôt par « je préfèrerais ne pas ». Dans le premier cas, la négation est effacée, ce qui est, en français académique, une faute de grammaire. Dans le second cas, la faute n’est pas grammaticale, mais la tournure est rare, d’où  l’étrangeté qu’elle évoque. La négation placée à la fin évoque un couperet tranchant et irrévocable. Dans les deux cas, la traduction française montre le souci de reproduire l’étrangeté de la formule de la version originale. Il nous faut justement nous attarder quelque peu sur celle-ci. Dans le Webster, le premier sens donné au verbe to prefer est juridique : « to put before a magistrate or a court for consideration, sanction or redress ». Pincettes utilise une fois ce sens lorsqu’il dit à l’homme de loi « I’d prefer him if I were you ». Le sens de préférence à titre personnel incluant une dimension qualitative n’est présent que dans la troisième ou quatrième définition du Webster. Il est donc intéressant de retenir ici la valeur juridique, justicière presque, de ce verbe, dans le contexte de Bartleby, notre « désobéissant » civil. L’incorrection sociale et syntaxique déstabilise aussi bien l’entourage que le lecteur ou le philosophe ; ce qui rapproche davantage encore la nouvelle de l’aveu de l’échec absolu du langage comme objet de pensée possible comme le formule Wittgenstein à son tour, quelques décennies plus tard. L’appel au silence semble alors accomplir la synthèse des tentatives d’interprétation et d’expressivité de Bartleby.

« Les limites de mon langage sont les limites de mon monde »

Tout le langage tend inéluctablement à devenir philosophique c’est-à-dire à chercher à s’exprimer comme langage, à exprimer sa propre expressivité. C’est dans cet effort nécessairement voué à l’échec, que la philosophie découvre sa propre impossibilité.

Si l’on s’en tient à ce que propose Pierre Hadot, le discours philosophique est celui qui cherche à  « s’exprimer comme langage » et à « exprimer sa propre expressivité ». Qu’entendre par là ?

C’est ici, en fait, que la question de l’obvie prend son importance. Effectivement, c’est lorsque le langage cherche non pas à exprimer une réalité, mais cherche à se dire lui-même en tant que langage, qu’il y a impossibilité. On se reportera de nouveau à l’analyse du rapport de l’œil au champ visuel[5] que dresse Wittgenstein pour signifier l’impossibilité d’un point de vue externe sur le langage, qui coïncide avec nous-mêmes au point de ne pouvoir se séparer de soi : « les limites de mon langage sont les limites de mon monde ».

Si l’on peut effectivement exprimer des faits, le langage n’explicite cependant pas le fait d’exprimer des  faits. La structure qui exprime ces faits ne peut s’exprimer par cette même structure. Mais on peut la voir, elle est évidente. Exemple : si l’on énonce la proposition « il pleuvra ou pas », ce que l’on voit dans cette proposition sans pour autant que cela soit explicité, c’est qu’il y a une alternative : là est la (seule) vérité de cette proposition. On ne sait pas s’il pleuvra ou non, mais on sait que c’est l’un ou l’autre, et c’est ce « ou bien » que montre le langage par cette formulation, sans pour autant expliciter cela, puisque c’est évident. De la même façon, la formule de Bartleby montre la négation et le non-lieu, mais à l’inverse, précisément, n’exprime aucun fait. Bartleby exhibe la structure du langage. Ainsi, face à la paradoxale exhibition de l’évidence, le narrateur se trouve déstabilisé de ne pas saisir l’enjeu de la formule qui lui est pourtant mise devant les yeux. C’est pour cette raison que lorsque le narrateur demande à Bartleby d’expliciter, cela lui est impossible, puisqu’il incarne le langage dans sa forme la plus nue. Il montre ce qu’il dit, mais ne peut en dire plus.

Sur ce dont on ne peut parler, il faut se taire.

La confrontation au langage, c’est bien ce qu’expérimente Melville avec Bartleby : son refus impose le silence et la résignation à ses interlocuteurs: Bartleby est ce mur qu’ils ne peuvent plus fuir. Cette déstabilisation des mœurs invite de fait à repenser le rapport au langage à travers le narrateur, qui tente de s’ouvrir à la pratique de la conversation tant bien que mal. Cependant, ses échecs successifs mènent également Bartleby à s’enfermer dans le silence : son retrait politique, son refus de donner sa « voix » lorsque les copies sont collationnées et en dernier lieu sa mort, sont des appels au silence. Puis vient le tour du narrateur – son silence se manifeste par la fuite physique loin de Bartleby dont il souhaite se décharger ou encore par son incapacité à « refuser le refus » de son employé – et enfin, arrive le tour du lecteur lui-même qui, ne sachant comment comprendre la fin de l’histoire, qui se termine par l’énigmatique « Ah Bartleby ! ah humanité ! », se retrouve face au mur Bartleby, aussi démuni que le narrateur. Bartleby meurt face au mur, en position fœtale, les yeux grands ouverts, comme pour annoncer une fin elle aussi ouverte. L’influence transcendentaliste se retrouve dans la scène finale du film de Sean Penn, Into the wild dans laquelle le héros meurt aussi les yeux grands ouverts, levés vers le ciel, vers la lueur ultime. Il s’éteint finalement avec un sourire, celui de la béatitude éternelle que recherchaient les philosophes transcendentalistes dont Melville était assez proche. Tout comme Wittgenstein expérimente la limite du langage, qu’il appelle mysticisme, Bartleby semble bien être une expérimentation du même ordre, par un traitement différent. Melville pousse au plus profond, comme Wittgenstein le fait dans le Tractatus, le rapport à soi avec ce qui nous est le plus singulier et incarné : le langage, c’est-à-dire le monde. En fermant Bartleby, nous restons dans une certaine perplexité comme face à un non-sens dont nous avons pourtant l’intuition qu’il « veut dire quelque chose ». Comme Bartleby, nous terminons les yeux grands ouverts, toujours en attente. Bartleby est ce non-sens, cet individu ne représentant rien, mais évoquant beaucoup. C’est dès lors ce qui autorise, et même oblige, les spéculations et interprétations diverses. Mais si Bartleby lui-même ne dit rien, qu’avons-nous à dire, nous ? En tant qu’écrivain, Melville semble bien nous avertir que peut-être lui-même, ne savait pas ce qu’il voulait dire. Il semble envisager son propos comme du non-sens, de l’absurde ou bien comme refus de se laisser interpréter ou même encore comme refus de laisser quiconque parler à la place de son œuvre, à la place de Bartleby. C’est dans le non-dit que la philosophie naît autour de Bartleby, que les interprétations divergent et se multiplient, acharnées à résoudre ce non-sens, et produisant alors des réflexions des plus fécondes. Sur ce dont on ne peut parler, il vaudrait mieux se taire, mais Bartleby dans son paradoxe, nous invite précisément à expérimenter avec lui ce chemin, avant que nous nous rendions compte du non-sens de l’entreprise herméneutique de cette nouvelle, avec bonheur. L’herméneutique semble alors inévitable, passage obligé même, mais débouchant systématiquement sur une impasse, dont il faut faire l’expérience de l’absurdité pour comprendre.

Soubattra Danasségarane (Paris 1)

Première partie de l’article


[1] Christiane Chauviré, Jérôme Sackur, Le vocabulaire de Wittgenstein, coll. « Le vocabulaire de… », Ellipses, Paris, 2003, p. 38

[2] Titre de l’essai de Jacques Bouveresse.

[3] L. Wittgenstein,  Zettel, G. H. von Whrigt and G. E. M. Anscombe (eds.), Oxford, Blackwell, 1967; Fiches, trad. Fr. J.-P. Conmetti, Paris, Gallimard, 2008, § 140

[4] Bartleby, p. 37, je souligne.

[5] L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, traduction, préambule et notes de Gilles-Gaston Granger, coll. « Tel », Gallimard, Paris, 2010, p. 94: propositions 5.633: « Où, dans le monde, un sujet métaphysique peut-il être discerné ? Tu réponds ici qu’il en est tout à fait comme de l’œil et du champ visuel. Mais l’œil, en réalité, tu ne le vois pas. Et rien dans le champ visuel ne permet de conclure qu’il est vu par un œil. »

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