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Industrie de l’art en Inde : l’ascension des femmes entrepreneures

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Christine Ithurbide, post-doctorante au Centre de Sciences Humaines (CSH) New Delhi

 

L’industrie de l’art a connu un véritable essor dans les métropoles indiennes depuis le milieu des années 2000. Le secteur des arts visuels et son écosystème (édition, gestion de la production, expertise, transport..) qui s’est d’abord développé autour des structures du marché de l’art, s’est progressivement inséré dans de nouvelles dynamiques urbaines, économiques et sociales à l’échelle locale, nationale et mondiale. À Mumbai, Delhi ou Bangalore, la majorité des directeurs de galeries d’art sont des femmes, souvent âgées de 30 à 50 ans, elles sont aussi managers d’agence de production artistique, commissaires d’expositions freelance, éditrices ou directrices de résidences d’artistes. Responsables artistiques en communication ou publicité, les femmes occupent également une place de plus en plus importante dans l’industrie du design. Diplômées de grandes écoles d’art et de design indiennes, européennes ou américaines, elles sont désormais nombreuses à avoir crée leur entreprise et développé leur propre marque, collaborant avec des studios et clients internationaux. Actrices de premier plan dans la construction intellectuelle et économique de la scène culturelle indienne, elles ont contribué à l’essor de ce soft power qui pourrait se révéler un atout dans les nouvelles stratégies de développement culturel des villes.

Peu d’études ont été menées sur la contribution des arts et de leurs industries dans les métropoles indiennes, le cas de l’industrie du Bollywood étant sans doute l’exception. Pourtant, il semble que ce secteur bénéficie d’un intérêt nouveau, comme en témoignent plusieurs rapports récents : celui commissionné par le gouvernement indien Towards the National Mission for creative and cultural industries en 2006 et celui  publié par la section Art & business of art de la Federation of India Chambers of Commerce and Industry, Art Industry in India, Policy Recommandations en 2011 en faveur d’un nouvel agenda politique national destiné à l’industrie de l’art. Des  projets de musées de classe mondiale (KMoMA, CoCCA[1]), des biennales d’art contemporain (à Kochi, Pune et Srinagar) et forums du design (India Design Forum, Unbox) annoncent d’importants changements dans la participation symbolique et économique des industries de l’art et du design au développement urbain. À l’origine des nombreuses entreprises et initiatives qui ont progressivement construit ce paysage culturel, on découvre souvent des femmes aux parcours et réseaux différents, en majorité issues des classes moyennes et aisées.

Si les recherches sur les femmes entrepreneures en Inde commencent à apparaître à partir des années 1990 avec Women in enterprise and profession de Chetana Kalbagh et Women Entrepreneurship in India de R. Vashanthagopal et S. Santha, la question de la présence féminine dans le monde artistique se limite souvent à l’étude des femmes-artistes dans les essais d’historiennes de l’art, Gayatri Sinha (1996), Geeti Sen (2002) ou encore Geeta Kapur (2000, 2007). Le parcours et l’impact des autres femmes de pouvoir dans le milieu de l’art sont absents, bien que leur rôle se révèle particulièrement intéressant dans la compréhension de l’émergence et de nouvelles dynamiques dans l’industrie de l’art.

Conditions sociales, économiques et culturelles 

de l’émergence des femmes dans l’industrie de l’art

La croissance industrielle et économique de la région Asie-Pacifique a contribué à ouvrir un nouvel éventail de possibilités aux femmes entrepreneures qui représentent aujourd’hui des acteurs sérieux dans les politiques de développement de leur pays. En Inde, l’entrepreneuriat féminin a pris de l’ampleur au cours des trois dernières décennies avec l’augmentation du nombre d’entreprises dirigées par des femmes et leur contribution à la croissance économique[2].

Les témoignages archéologiques de Mohenjodaro et de la culture Harappa ont montré que dès les premiers temps de la civilisation indienne les femmes partageaient avec les hommes des postes à responsabilités dans les circuits de production des petites entreprises familiales et dans l’artisanat. Il semble qu’il y ait par ailleurs une certaine tradition de délégation des activités artistiques et éducatives aux femmes, celles-ci impliquant des responsabilités économiques mineures. Ce modèle est en tout cas relativement répandu en Asie du Sud comme l’explique Salima Hashmi[3] dans son étude sur l’émergence des femmes artistes professionnelles au début du XXe siècle. Considérée comme une activité marginale par rapport au monde « réel », la pratique artistique prenait la forme d’une « activité professionnelle parfaitement adaptée à l’environnement domestique ». Cependant, la capacité d’entrepreneur de ces femmes dans la sphère publique sera longtemps négligée.

Si le gouvernement commence à promouvoir l’auto-entrepreneuriat pour les femmes dans les années 1960, il faut attendre le cinquième Plan Quinquennal (1974-78) pour voir un tournant dans les programmes mis en œuvre et permettre à un nombre croissant de femmes diplômées en médecine, management, informatique de créer leur propre entreprise. Si certaines ont dû faire ce choix malgré l’opposition de leur famille, d’autres ont rejoint l’entreprise familiale ou se sont associées à leur mari pour fonder leur entreprise, ce deuxième cas est le plus commun dans les industries de l’art et du design.

Il faut aussi préciser qu’à cette époque, le gouvernement manquait de réelle politique publique pour le développement de la scène artistique nationale. Les institutions créées par l’État au lendemain de l’indépendance, c’est-à-dire les National Gallery of Modern Art à Delhi et à Mumbai, et un réseau d’académie d’art (Lalit Kala Akademi) dans un grand nombre de capitales régionales, ont largement perdu de leur dynamisme. Les acteurs du monde de l’art sont unanimes pour dire que c’est le secteur privé qui a permis de faire émerger les artistes contemporains grâce à un réseau de plus en plus solide de galeries, rejoint par les maisons de ventes et critiques d’art. Les galeristes ont souvent joué dans leur début le rôle des commissaires d’expositions et d’éditeurs favorisant la diffusion et la reconnaissance de ces artistes dans les capitales internationales de l’art (Londres, New York, Berlin etc.). Aucune aide financière publique n’existait pour le démarrage d’une telle activité, souvent d’ailleurs considérée comme bourgeoise et marginale compte-tenu des priorités dans le développement du pays.

Dans ce contexte, l’organisation solidaire des familles indiennes s’est révélée être un outil indispensable. Le système de joint family (famille unie) a permis de déléguer progressivement aux femmes des responsabilités au sein de l’entreprise familiale. Ainsi, ce sont des femmes au foyer de milieux aisés qui se sont retrouvées à gérer progressivement le patrimoine artistique familial et en particulier des collections d’œuvres achetées à des artistes dont la plupart pouvaient être des amis proches de la famille. Le support familial pouvait aussi consister à un investissement immobilier dans l’achat d’une galerie ou à une aide de prêt auprès de banques. Certaines familles ont aussi réaménagé leur maison pour dégager quelques pièces réservées à l’exposition des œuvres et à la réception des clients. Plusieurs galeristes ont commencé à se constituer une solide clientèle à l’intérieur des certaines communautés, en particulier les Parsis (dont fait partie la famille Tata, Homi Bhabha) et les Marwaris (famille Birla, Mittal), toutes deux connues pour être des communautés d’industriels et de marchands.

Le contexte dans lequel les premières galeristes ont exercé dans les années 1980 n’est pas comparable aux enjeux économiques et artistiques actuels. Pourtant un facteur reste inchangé : la plupart des galeries sont encore gérées par les femmes, fait remarquer Soumitra Das[4]. Quand la première galerie commerciale de Kolkata, Chitrakoot, fut ouverte en 1985 par Sumitra Kejriwal, les artistes n’étaient pas encore devenus des « stars » du marché et s’arrêtaient alors pour partager d’interminables discussions sur l’art. La clientèle aussi était différente, et les galeristes parlent avec nostalgie de cette époque où ensuite tout s’est accéléré et où les relations amicales ont laissé place à une attitude professionnelle. Supriya Banerjee directrice de Gallery 88 à Kolkata a fait son entrée dans le monde de l’art dans les années 1980 également. Cette première génération de femmes passionnées n’avait souvent reçu aucune formation préalable à ce métier, si ce n’est l’expérience tirée de leur environnement familial.

Si certaines femmes n’ont pas su s’adapter au nouveau contexte du marché de l’art, d’autres ont en revanche été beaucoup plus loin. Ambitieuses, déterminées, possédant le charisme de femmes d’affaires et un œil aiguisé pour repérer les jeunes talents, ces galeristes ont donné à ce qui était une activité marginale une véritable envergure internationale. Elles ont su répondre rapidement à la demande croissante des collectionneurs et investisseurs indiens, de la diaspora et des étrangers, placer leurs artistes sur les plus grandes foires d’art contemporain et multiplier les prêts pour des musées à l’étranger. Le décollage économique de l’Inde à partir des premières mesures de libéralisation prises par Indira Gandhi dans les années 1980, puis l’ouverture à l’économie de marché en 1991, ont changé la donne artistique. Ces mesures ont tout d’abord permis à un secteur privé fort d’émerger, dans lequel s’est constitué l’essentiel du nouveau public de collectionneurs et d’investisseurs, et la demande en œuvres d’art contemporain indien s’est accélérée surtout à partir des années 2000. Les galeries et autres lieux d’art contemporain se sont essentiellement polarisés dans les grandes villes du pays qui cherchent à s’imposer comme lieux de modernité. Les femmes entrepreneures ont ainsi contribué à renforcer cette image de centres urbains indiens cosmopolites, ouverts à l’économie de marché, aux nouvelles technologies et à l’industrie des loisirs et du luxe.

Le boom du marché de l’art de 2005 à 2008 a transformé cette activité relativement locale et considérée comme soft power en un secteur d’investissement où des stratégies financières et commerciales s’élaborent à l’échelle nationale et internationale. Le succès de l’art contemporain indien a également poussé à une professionnalisation de ce secteur et contribué à son développement en industrie culturelle. C’est donc dans le processus plus général d’émergence de l’Inde comme nouvelle puissance économique et culturelle mondiale que s’inscrivent les femmes entrepreneures de l’art indien. Cependant, même si cette activité implique désormais d’importantes transactions financières, il s’agit d’un secteur fragile, qui a été fortement ébranlé par la crise mondiale de 2008. Le pouvoir que ces femmes exercent reste donc marginal et restreint à un cercle d’élites.

Profils et carrières dans le marché de l’art, le design et les réseaux alternatifs

Nombreuses sont celles qui ont migré et se sont installées à Mumbai ou Delhi, les deux principaux centres du commerce de l’art, pour faire carrière dans l’art contemporain et s’imposer au-delà des frontières nationales. Colaba, à l’extrémité sud de Mumbai, considéré comme le district des affaires, représentait déjà dès les années 1960 le quartier idéal pour le commerce de l’art et de l’artisanat au croisement des entreprises, banques, agences de publicité, hôtels et consulats étrangers. L’architecte américaine Vina Mody qui s’installe en Inde dans les années 1950, y fonde en 1962 Contemporary Art & Craft, associée à un couple de designers indiens. C’est aussi là que de nombreux artistes travaillent, se rassemblent et exposent, entre la J.J. School of Art, la Jehangir Art Gallery et le Artists’ Centre.

Depuis la fin des années 1990, Colaba et plus particulièrement le quartier de Kala Ghoda, apparaît comme le district culturel de la ville, baptisé le SOHO indien. Les galeristes les plus renommées de l’Inde y sont rassemblées, rejointes plus récemment par de nombreuses boutiques de design. L’une des plus anciennes galeries de la ville a été reprise par Shireen Gandhi. C’est son père Kekoo Gandhi, directeur d’un magasin d’encadrement de tableaux, qui décide d’ouvrir Chemould art gallery en 1951 avec sa femme. Tous deux étaient alors membres de la Bombay Art Society et ont souhaité continuer de promouvoir l’art moderne indien de façon indépendante à travers une galerie. À leur départ en retraite, leur fils Adil hérite de l’entreprise d’encadrement et leur plus jeune fille Shireen reprend la gestion de la galerie[5]. Depuis 1988, elle repère et expose les artistes indiens les plus côtés (Nalini Malani, Atul Dodiya) et participe à de nombreuses foires internationales (Art Basel, Art Dubai, FIAC, Hong Kong Art Fair).

La première génération de femmes entrepreneures arrive donc dans ce quartier dans les années 1980-1990, certaines étant installées depuis plusieurs années plus au nord de la ville. C’est le cas de Geeta Mehra, fondatrice et directrice de Sakshi Gallery depuis 1984 d’abord installée dans un entrepôt reconverti de l’ancien quartier industriel de Parel, ou encore d’Arshiya Lokhandwala qui dirigeait Lakereen Gallery depuis la fin des années 1990 à Andheri. Art Musings est connue comme une entreprise tenue de mère en fille depuis 1999. Une seconde génération profite du décollage du marché de l’art contemporain indien pour se lancer : Sree Goswami restaure une ancienne manufacture et ouvre l’impressionnant Project 88 en 2006. La même année, le duo mère-fille, Usha Mirchandani et Ranjana Steinruecke installent leur galerie Mirchandani + Steinruecke derrière le Taj Hotel. Ce type de duo intergénérationnel prend des ambitions internationales avec Shalini H. Sawhney qui dirige The Guild depuis 1997 à Colaba et a confié à sa fille la branche New Yorkaise à Chelsea depuis 2006[6].

Pour Renu Modi, directrice de Espace Gallery depuis 1985 à Delhi, il n’y a aucun doute, elle se considère tout à fait comme un entrepreneur, en particulier depuis que sa galerie a une envergure internationale :

« Je viens d’une importante famille de businessman et j’ai épousé un grand homme d’affaire. Même si je n’avais aucune idée sur la gestion d’une entreprise, je devais avoir ça dans le sang. Au début j’étais juste une femme au foyer, je n’avais pas d’ambitions professionnelles, mais la famille Modi collectionnait déjà de l’art donc j’avais l’œil et l’intuition. Puis c’est mon mari qui a commencé à acheter des œuvres et il a demandé à M.F. Hussain de dessiner notre maison. C’est ainsi qu’a démarré ma carrière dans le marché de l’art ».

Si sa famille l’a soutenue, elle insiste en disant que l’aide n’était pas financière mais morale et qu’il s’agit vraiment de son entreprise à elle, de son combat. Il y a neuf mois, Renu a lancé Espace Corporate, un cabinet de conseil en art pour les entreprises dont le but est de sensibiliser des collectionneurs potentiels à l’art grâce à des conférences, présentations de catalogues etc.

Le panorama actuel de l’industrie de l’art témoigne de deux principaux changements : tout d’abord, la densification du réseau des femmes entrepreneures sur le territoire indien : Sunita Kumar Emmart, formée auprès de Geeta Mehra à Sakshi Gallery, ouvre en 2003 son propre espace, Ske Gallery à Bangalore et à New Delhi. À Baroda, Red Earth, la seule galerie commerciale de la ville, appartient à la fille du directeur du groupe ABS Tower et est installée dans un de ses locaux au pied de la tour. En 2008, la jeune Zahida Ahmed a ouvert la première galerie de l’Assam au Nord Est de l’Inde, Easel art gallery, dans la ville de Guwahati avec pour ambition de donner une nouvelle visibilité aux artistes de cette région.

L’autre phénomène important est la diversification des activités artistiques et l’intérêt croissant pour le développement de lieux et projets moins orientés vers le profit et plus indépendants du marché de l’art. Les questions de la médiation artistique et des nouveaux publics, si absentes des politiques culturelles publiques, ont trouvé un relais dans les expériences menées par des structures privées souvent dirigées par des femmes. La résidence internationale d’artistes KHOJ fut l’un des premiers lieux alternatifs et non commerciaux crées à Delhi à la fin des années 1990 et dont Pooja Sud en est la responsable. KHOJ se revendique comme un « laboratoire » expérimental, anti-white cube, un espace de dialogue et de réflexion où les artistes peuvent développer de nouvelles pratiques (vidéos, installations, performances). Active et déterminée, Pooja a réussi à organiser en partenariat avec le Goethe Institute le premier festival d’art contemporain indien dans l’espace public en 2008, Project 48°C, autour de la question de l’écologie.

Fondé à Mumbai en 1990 par Shaila J. Parikh, le Mohile Parekh Center fut l’une des premières organisations de la ville à but non lucratif à proposer des conférences, débats, ateliers ouverts à « tous » publics. Sa directrice, diplômée d’une école art, a préféré contribuer au développement artistique de la ville en créant sa compagnie (Mohile Parekh Center Trust) pour promouvoir l’éducation artistique et une meilleure connaissance des pratiques contemporaines. Depuis 2008, un programme Children & Culture travaille avec des ONG et propose aux enfants de milieux défavorisés des ateliers créatifs souvent en présence d’artistes. Ce type d’espaces artistiques à but non lucratif forme désormais un réseau qui permet de faire évoluer progressivement l’offre culturelle dans les différentes métropoles du pays. On retrouve ces lieux à fonction éducative et sociale à Bangalore où Annapurna Garimella a créé en 2001 le Art  Ressources & Teaching Trust, ou à Chennai où Sruti Harihara Subramanian a ouvert le premier Cinema Resource Centre. Même si ce modèle d’initiatives s’est répandu, les mesures sont encore trop ponctuelles et la démocratisation de l’art reste un problème majeur. Le financement durable de ces nouvelles structures s’avère aussi complexe, même si les professionnels de l’art encouragent les entreprises à les soutenir dans le cadre de leur Corporate Social Responsablity (pourcentage des bénéfices de l’entreprise destinée à des projets de développement social).

Les métiers freelance de l’art se sont eux aussi multipliés. L’offre de services pour les artistes, musées, espaces privés s’est élargie avec l’augmentation de la demande et l’entrée dans un système artistique globalisé. Consultations en gestion et réalisation de projets artistiques, scénographie d’intérieur, production d’installations monumentales, de nombreuses femmes ont contribué à l’élaboration de nouvelles structures professionnelles indispensables au développement de cette jeune industrie culturelle. Diana Campbell, après avoir travaillé aux Etats-Unis, est directrice de la Creative India Foundation basée à Hyderabad, elle finance et organise la réalisation de sculptures et d’installations dans l’espace public et projette à plus long terme d’ouvrir le premier International Sculpture Park de l’Inde. Une nouvelle génération de chargées de projets venues des États-Unis et d’Europe va ainsi jouer un rôle important dans l’émergence de nouveaux projets artistiques d’envergure internationale. Eve Lemesle, diplômée de la Sorbonne et chargée de production dans le cadre de résidences et d’événements européens majeurs, s’installe à Bombay en 2009 où elle ouvre deux ans plus tard son agence de production What about art (WAA) :

 « En France, où j’ai été formée, la production de l’art contemporain est devenue partie intégrante d’un système bien connecté où les artistes, les organismes publics, les organismes de gestion de l’art et les mécènes ont l’habitude de collaborer. Ce réseau était absent quand je suis arrivée en Inde, mais il y avait une forte demande des professionnels de l’art indien pour le développer »

WAA est l’une des seules agences de l’Inde spécialisées dans l’aide à la production artistique, de la conception et réalisation de l’œuvre jusqu’au service d’installation dans l’espace d’exposition. Dans cet univers des zones industrielles et des chantiers d’installation largement masculin, la jeune entrepreneuse française a su s’imposer et se trouve sollicitée pour la production de prestigieux événements internationaux tels que le pavillon Inde-Pakistan de la 56e Biennale de Venise et l’organisation du Dhaka Art Summit depuis 2012 au Bangladesh. Egalement diplômée de la Sorbonne, Elise Foster Vander Elst fonde Art Asia Projet en 2011, une agence engagée dans le développement de projets artistiques. Elle lance Focus Festival, le premier festival de la photographie dans l’espace public, à Bombay, en 2013, et crée la plate-forme India Art Jobs, mettant en contact employeurs et chercheurs d’emplois dans les professions artistiques en Inde. Aujourd’hui ces femmes sont à la tête de nombreux projets qui nécessitent une gestion rigoureuse et contribuent à la création de nouveaux artistiques entre acteurs locaux et institutions internationales.

Au nord du district artistique de Bombay, sur les docks de l’ancienne zone portuaire en attente de reconversion, Le Mill, un magasin de design ultra chic vient d’ouvrir dans un ancien entrepôt restauré. À l’origine de cette idée, quatre femmes de 29 à 34 ans, d’origines indienne, belge et française, qui ont récupéré les 1 400 mètres carrés qu’avait achetés la famille du mari de l’une d’entre elles en 1974. Ce type d’initiative qui implique la rénovation d’anciens bâtiments industriels est désormais courant et contribue progressivement à la revitalisation  mais aussi la gentrification de certains quartiers de la ville. Ce fut le cas pour le quartier de Kala Ghoda. Pour Divya Takur, fondatrice de Design Temple depuis 2000, qui a commencé par travailler dans des agences publicitaires avant de lancer sa propre entreprise, l’industrie du design est aujourd’hui largement ouverte aux femmes, toutes ses anciennes chefs d’entreprise étaient des femmes. Chaiti Mehta Design dirigée par Chaiti Mehta, Smitten fondée par Smita Rajgopal ou encore Kahani Designworks crée par Ruchita Madhok, sont autant d’exemples qui semblent témoigner que dans les métropoles, la barrière du genre est tombée pour laisser place à une nouvelle génération de femmes entrepreneures dans l’industrie du design. Quant au statut des femmes en tant que marchandes d’art, il est aujourd’hui socialement accepté et les directrices de galeries sont des femmes respectées qui ont fait leur place dans le monde des affaires par le biais de l’art.

Des femmes artistes, aussi nombreuses que les hommes

Bien que le début du XXe siècle compte des artistes majeures telle qu’Amrita Sher-Gil (1913-41), ou la photographe Annapurna Dutta (1894-1976), il faut attendre la seconde moitié des années 1960 pour que la présence des femmes se généralise dans les écoles d’art avec Arpita Singh ou encore Nasreen Mohamedi qui deviendra professeur à M.S University de Baroda. Si une majorité de ces femmes artistes provenait des classes aisées (Devani Krishna, Jaya Appaswamy), une nouvelle génération de femmes, migrant des petites villes et remplies d’ambition (Anupam Sud, Latika Katt) ont aussi commencé à s’inscrire dans les écoles d’art avec l’espoir d’y trouver une voie professionnelle.

Source : Flickr - creative commons

Source : Flickr – creative commons

La fin du XXe siècle et les années 2000 ont vu un rééquilibrage étonnant, puisque, dans les expositions collectives internationales, on constate souvent que la moitié des artistes présentés sont des femmes, or cela est loin d’être le cas pour d’autres pays. Pourtant les galeristes et les commissaires d’expositions s’accordent à dire qu’il n’y a aucun lien entre la domination de structures artistiques par des femmes et le grand nombre de femmes artistes exposées. L’Inde compte de nombreuses femmes artistes dont le travail a atteint une grande qualité et qui occupent une place importante dans le débat artistique grâce à des œuvres conceptuellement fortes et socialement engagées comme celles de Rummana Hussain, Anita Dube ou Nalini Malani dès les années 1980. Certains voient la naissance du féminisme chez les artistes femmes dans les années 1990[7]. Shilpa Gupta, Mithu Sen, Tejal Shah, Gauri Gill, Sureka ont poursuivi à travers leurs œuvres le processus de réinvention de l’image de la femme indienne, la critique des discriminations sociales ou religieuses, la revendication de ses droits et de sa place dans l’Histoire de la nation. La plupart se sont permis des critiques violentes et choquantes, conscientes que leur appartenance à une classe sociale élevée leur offrait une certaine immunité[8].

Mais, pour parvenir aux circuits internationaux de l’art contemporain, certaines artistes ont aussi eu recours à une vraie organisation professionnelle dans la production de leurs œuvres, la gestion du transport, des contrats ou des publications. C’est le cas de Bharti Kher qui travaille désormais avec son équipe d’assistants pour réaliser ses installations monumentales, programmer ses futures expositions à l’étranger dans les musées et les foires etc. Ces conditions d’émergence des artistes à l’échelle mondiale qui nécessitent de plus en plus la mise en place de moyens techniques et humains sont loin d’être spécifiques à l’Inde, mais elles sont devenues une réalité de la globalisation des pratiques artistiques dans le monde de l’art contemporain.

Les limites et défis de la féminisation de l’industrie de l’art

Parmi les transformations importantes du paysage social indien ces dernières décennies, Ranjana Sengupta remarque la visibilité croissante des femmes occupants des postes influents, jusqu’ici réservés aux hommes, et la prise de conscience du rôle des femmes dans la transformation de la sphère publique. Elles représentent aussi un nouveau pouvoir économique et des consommatrices auxquelles on fait de plus en plus attention. Or, si cette étude montre la réelle ascension de femmes indiennes à des postes de responsabilités dans le secteur privé de l’industrie de l’art, on ne peut s’empêcher de remarquer l’absence de cette promotion sociale dans les institutions publiques. Deux exemples, dans deux États différents, peuvent être cités de femmes qui grâce à leurs nombreuses expériences et contacts dans les hautes sphères décisionnelles, comptent parmi les acteurs des politiques culturelles les plus puissants et contribuent à des projets de musées publics.

À Kolkata, Rakhi Sarkar est devenue une personnalité incontournable dans les projets de développement artistique de la ville. Épouse d’Aveek Sarkar, le directeur de la grande compagnie de média indien ABP Private Limited, elle est aussi collectionneuse et commence sa carrière en tant que Présidente du Forum d’action des citoyens à la Chambre du Commerce Indienne. En 1993, elle crée la galerie CIMA (Centre of International Modern Art) à Kolkata ; dix ans plus tard, elle lance la compagnie Art & Heritage Foundation et commence à rassembler des mécènes de toute la région du Bengale. Aujourd’hui, elle est à la tête de l’ambitieux projet de KMoMA (Kolkata Museum of Modern Art), dessiné par les architectes suisses Herzog & de Meuron et prévu pour 2013. Elle a reçu l’approbation du Ministre en Chef du Bengal, Buddhadeb Bhattacharya, le soutien financier de l’Etat et de partenaires internationaux et promet de construire un musée de première classe mondiale.

Tasneem Mehta est sans doute l’une des femmes les plus charismatiques et visionnaires pour les politiques culturelles de l’Inde de demain. Parmi ses nombreuses fonctions, elle fut principale expert-conseil à l’UNESCO et vice présidente de l’Indian National Trust for Art and Cultural Heritage (INTACH). Depuis 1996, elle occupe des postes à hautes responsabilités dans la ville de Mumbai et fut entre autres gouverneur du Département du Patrimoine de la Mumbai Metropolitan Regional Development Authority (MMRDA) de 1998 à 2009. Elle est directrice du Dr. Bhau Daji Lad Museum depuis 2003, construit en 1872 sous le nom de Victoria and Albert Museum ; sa première mission fut de réaliser la restauration complète du bâtiment qui reçut en 2005 le prestigieux prix de conservation de l’UNESCO Asia Pacific Award of Excellence for Cultural Conservation. Voulant redonner au musée son éclat passé et sa fonction de lieu d’exposition de productions artistiques contemporaines (les objets d’art de la collection du musée étaient envoyés à l’Exposition Universelle), elle a récemment ouvert une salle d’exposition temporaire dédiée à la création contemporaine sous toutes ses formes (installations, photographies, affiches) et a commencé à inviter des artistes majeurs de la scène contemporaine indienne pour des interventions in situ éphémères.

L’accès à davantage de femmes au pouvoir culturel dans la fonction publique prendra sans doute encore du temps et nécessitera aussi des évolutions à plusieurs niveaux : dans l’accès à l’éducation et aux concours d’État par exemple et dans un changement d’attitude de la société concernant la capacité des femmes à remplir des postes d’autorité. Dans le cas de l’intégration des femmes aux politiques urbaines, il a fallu avoir recours à la discrimination positive et à la mise en place de quotas pour les femmes dans les conseils urbains locaux[9]. Jo Beall a souligné l’importance de ce processus dempowerment et d’intégration des femmes dans l’administration et les conseils de gouvernance publique même s’il n’écarte pas le risque de voir des jeux d’alliances familiales se mettre en place. Si l’industrie de l’art représente un secteur où l’ascension des femmes au pouvoir s’est accompagné de nouvelles dynamiques urbaines, économiques et sociales, ce processus d’empowerment des femmes est étroitement lié à celui de d’autres secteurs : les finances, le commerce ou le droit. Il sera intéressant de mettre en parallèle leurs évolutions dans ces différents domaines d’activité et les différents types de coopérations et réseaux à l’échelle locale, régionale et internationale qui verront le jour ces prochaines décennies.

Si l’on ouvre cette réflexion à d’autres pays émergents, des comparaisons intéressantes peuvent être faites concernant aussi bien des femmes entrepreneures dans l’art que la prise de conscience du rôle et pouvoir des femmes dans le développement national. La situation indienne est en effet proche de celle décrite par Maria Kravtsova[10] en Russie. C’est dans un contexte similaire de forte croissance économique, due à la hausse constante du cours du pétrole, que de nombreuses galeries et fondations privées sont apparues. « La plupart [des galeries] sont dirigées par des épouses d’hommes d’affaires importants. Ces femmes considèrent que l’art est un champ d’activité qui va de pair avec leur statut social. » Parmi les personnalités très influentes de l’art contemporain russe : Daria Zhoukova, 26 ans, fille du magnat du pétrole Alexander Zhoukov, qui a ouvert en 2008 le Centre de la culture contemporain à Moscou et Maria Baibakova, 24 ans, fille du président du fonds d’investissement Onexim qui a investi l’ancienne usine de confection Octobre rouge pour créer le Baibakov Art Project. Ambitions et relations sont aussi les mots clés de leur succès, mais l’auteur ne manque pas de souligner qu’il ne faut pas se tromper sur leurs compétences : « [Elles] sont des marques, pas des organisateurs d’expositions » et délèguent en effet ce rôle à des professionnels souvent étrangers.

La relation femmes-développement-pouvoir est aussi plus que jamais d’actualité dans le monde arabe. En juillet 2011, l’Université de Cambridge a organisé un colloque sur le rôle des femmes entrepreneures dans l’économie et les sociétés du monde arabe[11]. Il part du constat que les femmes entrepreneures dans les sociétés arabes n’ont pas seulement gagné en pouvoir et en importance mais en tant qu’acteur économique. Elles sont de plus en plus identifiées comme une ressource indispensable d’innovation, de création et de diversification de l’emploi dans les plans de développement national.

Conclusion

Depuis la fin des années 1990, les performances économiques des galeristes, éditrices ou designers ont permis de dépasser le stéréotype de la femme bourgeoise faisant de l’art son passe-temps. Le statut de femme entrepreneure dans l’industrie de l’art est devenu le symbole d’une certaine réussite sociale dans un monde globalisé. Les raisons de l’accessibilité des femmes au pouvoir culturel et économique sont donc moins dues aux initiatives de l’État qu’à l’émergence d’un secteur privé fort et au concept de famille unie. Certes, le pouvoir dont disposent ces femmes reste limité dans la mesure où l’art, en particulier l’art contemporain, continue de toucher une élite sociale très fermée et que la plupart des femmes sont relativement dépendantes de la fortune de leur mari ou famille pour celles dont la galerie ou l’organisation caritative est financée par les fonds de leur compagnie. Cependant, si une majorité continue à bénéficier d’un contexte social et familial privilégié, le modèle d’autoentrepreneur a évolué et semble attirer une nouvelle génération des femmes éduquées dont les profils sont différents de leurs prédécesseurs. Bien qu’elles soient toujours nombreuses à préférer démarrer leur activité dans les grandes villes, certaines n’hésitent plus à se lancer dans des régions isolées des circuits traditionnels. Les femmes entrepreneures ont acquis, en plus d’une reconnaissance sociale, un pouvoir économique et culturel en particulier pour celles d’entre elles que leur activité rend financièrement et intellectuellement autonomes. Un progressif effacement de la barrière du genre semble bien en marche.

Enfin, cette étude rappelle que de nombreuses inégalités demeurent dont la première reste l’accès des femmes à la culture et le fait que ces postes de pouvoir semblent pour l’instant réservés aux femmes des classes les plus aisées. Des changements sont donc attendus de la part des gouvernements et des banques en particulier pour encourager l’entrepreneuriat féminin. Le développement des industries culturelles pourrait aussi ouvrir de nouvelles possibilités à ces femmes. Elles sont plus que jamais les futurs acteurs de l’émergence économique et culturelle de l’Inde.

 

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Kravtsova, Maria, “Dasha, Masha, le Kremlin et au-delà”, Art Press n°360, octobre 2009 p.42-53.

Kumar, Anil, “Why is the Gender Issue so much Gendered, Endangered, Aborted and Fragmented?” dans Art&Deal, Engendered, issue n°30, décembre 2010

Sinha, Gayatri, Expression and Evocation, Contemporary women artists of India, Marg Publication, India, 1996.

Sen, Geeti, Feminine Fables : Imaging the Indian Woman in Painting, Photography and Cinema, Mapin, 2002.

Vashanthagopal, R. et Santha, S., Women Entrepreneurship in India, New Century Publication, New Delhi, 2008.


[1] Kolkata Museum of Modern Art (KMOMA) kmomamuseum.org ; Coimbatore Centre for Contemporary Arts (CoCCA) www.cocca.co.in

[2]                 Voir Vashanthagopal, R. et Santha, S. – Women Entrepreneurship in India, New Century Publication, New Delhi, 2008.

[3]                Hashmi, Salima – Unveiling the Visible: Lives and Works of Women Artists of Pakistan, Action Aid Pakistan et Sang-e-meel Publications, Lahore, 2002.

[4]                Voir l’article “Muses of art mart”, 2007.

[5]                 Gandhy, Keeko – “The beginnings of the art mouvements”, dans City of Dream n°528, août 2003.

[6]                                  La branche new yorkaise de Guild Gallery fermera cependant peu de temps après la crise de 2008 ; la galerie principale déménage de Colaba en 2015 pour s’installer au sud de la région métropolitaine de Mumbai à Alibaug.

[7]                 Voir H.A. Anil Kumar, “Why is the Gender Issue so much Gendered, Endangered, Aborted and Fragmented ?” dans Art&Deal, Engendered – issue n°30, décembre 2010

[8]                 Voir Sinha, Gayatri – Expression and Evocation, Contemporary women artists of India, Marg Publication, India, 1996.

[9]                 Plus d’information sur le 74e Amendement Constitutionel dans Ghosh, Archana et Tawa, Lama-Rewal Stéphanie – Democratization in Progress, Women and Local Politics in Urban India, Tulika Book, Delhi, 2005.

[10]               Voir Kravtsova, Maria,- “Dasha, Masha, le Kremlin et au-delà” dans Art Press n°360, octobre 2009 p. 42-53.

[11]                The Role of Business Women in the Economies and Societies of the Arab Region du 6 au 9 Juillet 2001 par Anja Zorob et Beverly Dawn Metcalfe.

1 Comment

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