Esthétique

JR ou l’art des clichés

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Marie Escorne – agrégée d’arts plastiques, ATER à l’Université Michel de Montaigne -Bordeaux III- et doctorante en Arts ( laboratoire LAPRIL ).

 

 

 


Membres d’une civilisation qu’il est désormais convenu d’appeler « civilisation de l’image », nous sommes quotidiennement confrontés à des photographies de toutes sortes qui défilent sous nos yeux sans éveiller notre attention, nous laissant la plupart du temps indifférents. Cependant, comme l’observe Roland Barthes,

dans ce désert morose, telle photo, tout d’un coup, m’arrive ; elle m’anime et je l’anime. C’est donc ainsi que je dois nommer l’attrait qui la fait exister : une animation. La photo elle-même n’est en rien animée […] mais elle m’anime : c’est ce que fait toute aventure.[1]

Or, les photographies de JR ont cette capacité à émerger de la masse et à nous intriguer, nous dérouter, nous amuser ou nous émouvoir, bref, nous « animer »… Tel est par exemple le cas du portrait de Ladj Ly photographié par JR en 2004 : au premier abord, cette image déclenche une réaction presque instinctive de recul et l’on serait tenté de détourner les yeux tant est forte l’impression d’être défié par l’homme qui nous tient tête au premier plan… Si cette photo provoque en nous ce type de réflexe, c’est sans doute parce qu’elle rappelle d’autres images : celles des « caïds » de nos banlieues, mais aussi celles des enfants-soldats tenant leurs armes avec fierté et arrogance, témoignages d’une réalité face à laquelle on se sent tantôt indigné, agacé ou résigné. A ces documents qui nourrissent notre imaginaire, se mêlent également les images de fiction, comme celles du film désormais culte de Fernando Meirelles et Katia Lund, La Cité de dieu (2002). La photographie prise par JR semble d’ailleurs faire directement écho à l’affiche de ce long-métrage, sur laquelle on pouvait voir un jeune garçon issu des favelas braquant un revolver en direction du spectateur…

Autrement dit, le portrait de Ladj Ly convoque, presque malgré nous, une foule de « clichés », au double sens de « photographies » et de « stéréotypes », lieux communs, images répétées et ingérées quotidiennement au point de conditionner nos réactions. Les clichés, tels que Gille Deleuze les définit en effet,

ce sont ces images flottantes, ces clichés anonymes, qui circulent dans le monde extérieur, mais aussi qui pénètrent chacun et constituent son monde intérieur, si bien que chacun ne possède en soi que des clichés psychiques par lesquels il pense et il sent, se pense et se sent, étant lui-même un cliché parmi les autres dans le monde qui l’entoure.[2]

Il faut néanmoins passer outre le premier trouble, lié sans doute à l’affleurement de ces « clichés » mobilisés par la photo de JR, pour réaliser qu’il y a dans cette image quelque chose qui « ne va pas » ou, pour le dire plus familièrement encore, quelque chose « qui cloche »… Peut-être est-ce l’aspect globalement trop « lisse » et « séduisant » de la photographie, la pose un peu sur-jouée, presque trop caricaturale pour faire vraiment peur… C’est pourtant un détail, que l’on ne voyait pas d’abord, qui transforme complètement notre perception de la photographie : un regard plus attentif nous apprend en effet que l’objet braqué par Ladj Ly n’est pas un fusil ou un revolver, mais bien une caméra, objet apparemment inoffensif qui entretient toutefois, comme l’appareil photo, des connivences avec l’arme à feu allant au-delà de la simple ressemblance formelle.

L’arme photographique, ainsi que le remarque précisément Susan Sontag, ne tue pas, et la sinistre métaphore semble donc n’être qu’un bluff, comme le fantasme masculin d’avoir un pistolet, un couteau ou un outil entre les cuisses. Cependant, il reste quelque chose de prédateur dans l’acte de prendre une photo. Photographier les gens, c’est les violer, en les voyant comme ils ne se voient jamais eux-mêmes, en ayant d’eux une connaissance qu’ils ne peuvent jamais avoir ; c’est les transformer en choses que l’on peut posséder de façon symbolique. De même que l’appareil photo est une sublimation de l’arme à feu, photographier quelqu’un est une sublimation de l’assassinat : assassinat feutré qui convient à une époque triste et apeurée.[3]

L’image de JR fonctionne ainsi tel un jeu de miroirs : le photographe fige quelqu’un qui pourrait être son double[4], tenant sa caméra à la manière d’une arme à feu et mimant de la sorte la mise à mort symbolique opérée par la photographie… D’autre part, c’est également sur nous, spectateurs, que l’artiste tend son miroir, nous incitant à faire face à nos émotions, dont il faut admettre qu’elles sont stéréotypées, trop influencées sans doute par les clichés qui nous ont habitués à adopter certains comportements. Comme l’explique en effet G. Deleuze :

nous voyons, nous subissons plus ou moins une puissante organisation de la misère et de l’oppression. Et justement nous ne manquons pas de schèmes sensori-moteurs pour reconnaître de telles choses, les supporter ou les approuver, nous comporter en conséquence, compte tenu de notre situation, de nos capacités, de nos goûts. Nous avons des schèmes pour nous détourner quand c’est trop déplaisant, nous inspirer la résignation quand c’est horrible, nous faire assimiler quand c’est trop beau.[5]

La photographie de JR révèlerait donc ces mécanismes à l’œuvre dans notre appréhension du monde et de l’ »autre », inexorablement envisagés sur fond d’images toutes faites… En reflétant ainsi les a priori qui viennent fausser nos représentations au point de nous faire « prendre des vessies pour des lanternes », l’artiste semble apporter la preuve que

nous ne percevons pas la chose ou l’image entière, nous en percevons toujours moins, nous ne percevons que ce que nous sommes intéressés à percevoir, en raison de nos intérêts économiques, de nos croyances idéologiques, de nos exigences psychologiques. Nous ne percevons donc ordinairement que des clichés. [6]

Aussi le portrait de Ladj Ly semble-t-il exemplaire pour nous guider vers une prise de conscience de la lecture lacunaire que nous faisons des images, sans cesse complétées par les lieux communs emmagasinés dans notre mémoire…  Il faut cependant élargir notre horizon pour comprendre à quel point la question du « cliché » travaille la pratique de JR et détermine ses parti-pris, non seulement en matière de prise de vue, mais aussi dans le choix des dispositifs d’exposition de ses photographies. Le portrait de Ladj Ly fait en effet partie d’une série de photos des habitants de la cité des Bosquets à Montfermeil initiée par JR en 2004. Ces images, tirées en très grands formats, ont été collées la même année in situ, sur les immeubles de la cité des Bosquet ayant d’abord servi de cadre aux séances photos. Comme les tags qui recouvrent ces bâtiments, les affiches de JR sont synonymes de marquage ou d’appropriation sauvage du territoire[7]. A la différence cependant de ces signatures souvent illisibles pour les non-initiés qui y voient une sorte de « souillure », les images de JR donnent un visage humain à ces immeubles austères et uniformes : métamorphosée par la beauté de ces photos, la cité adopte les allures d’une galerie à ciel ouvert qui attire les regards extérieurs et fait la fierté des habitants…


[1] Roland Barthes, La Chambre claire. Bote sur la photographie, Paris, Gallimard Seuil, 1980, p. 39.

[2] Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, minuit, 1983, p. 281.

[3] Susan Sontag, Sur la photographie, Paris, Christian Bourgeois, 2000 [traduit de l’anglais par Philippe Blanchard en collaboration avec l’auteur], p. 28.

Le lien entre appareil photo (et par extension la caméra, bien que le film ne fige pas l’individu comme la photographie) et arme à feu est également perceptible dans La Chambre clair de Roland Barthes qui compare l’instant de la prise de vue à une « micro-expérience de la mort », op. cit., p. 30-31.

[4] Précisons que Ladj Ly est l’un des réalisateurs du collectif Kourtrajmé. Résident de la cité des Bosquet à Montfermeil, il accompagne JR tout au long de la série Portrait d’une génération.

[5] Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 31-32.

[6] Ibid.

[7] Le maire de la ville, bien qu’il reconnaisse les qualités artistiques de ce travail, affirme qu’il ne respecte pas les codes et doit donc le faire enlever, cf. JR / 28 Millimeters, Londres, Lazarides Gallery, 2008, p. 12.

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