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L’identité numérique

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1/ Définition 

Milad Doueihi identifie l’émergence d’une nouvelle identité inscrite au cœur du processus de numérisation de nos sociétés : l’identité numérique. Il la définit en trois points principaux[1] dans La Grande Conversion numérique :

–         L’identité numérique est transjuridictionnelle : elle traverse l’ensemble des juridictions.

« L’identité numérique pose la question épineuse des relations entre les juridictions souveraines et celles basées sur le réseau » (page 85).

L’article du Code pénal français qui interdit d’exhiber des emblèmes nazis, a été utilisé par la LICRA[2] pour intenter un procès à Yahoo. L’enjeu du procès était d’obliger Yahoo à supprimer tout site véhiculant des symboles nazis. Or Yahoo est une entreprise américaine possédant des serveurs implantés un peu partout.  Il aurait donc fallu retirer ce type de contenu sur l’ensemble du réseau. Ainsi ça aurait été comme appliquer une loi française sur le territoire américain ! Or aux États-Unis, la liberté d’expression s’applique à tous, y compris à des associations racistes (c’est ce qu’Hannah Arendt appellerait la liberté négative).

Résultat : « Le 16 novembre 2000, La LICRA a obtenu de la justice française qu’elle oblige Yahoo Inc [alors leader en matière de recherche sur le Web] à instaurer un filtrage des internautes français relatif à ces enchères [d’objets nazis] »[3] écrit la LICRA sur son site.

« Ce choc manifeste clairement le conflit entre les juridictions nationales et souligne le statut ambigu et problématique de la technologie numérique » explique Milad Doueihi (page 86).

            De plus en plus les États des différents pays tentent de s’immiscer dans l’environnement numérique afin d’asseoir leur emprise juridique sur l’identité numérique, voire, sur la navigation même des citoyens.

En France, c’est l’exemple de la loi Hadopi. Chaque ordinateur possède une adresse IP, unique, qui permet de l’identifier en cas de téléchargement dit illégal. Le possesseur de cet ordinateur encourt une peine pouvant aller d’une amende à de la prison. La loi française s’étend ainsi au monde immatériel. Ainsi, ce qui est immatériel est considéré au même titre que ce qui est matériel. L’objectif est donc de mettre en place une juridiction unique sous laquelle la distinction entre ce qui est matériel et immatériel s’efface. Ce qui est problématique.

Sur le principe, l’identité numérique ne peut être identifiée à une zone définie, de la même manière que l’identité légale. En effet, comment une loi peut s’appliquer sur ce qui échappe, par nature dirons-nous, aux limites de notre territoire ?

–         L’identité numérique n’est pas nécessairement liée à un lieu ou à une généalogie particulière.

L’identité numérique d’un individu évolue dans un univers parfois non cartographié, soit, non déterminé.

Dans l’Antiquité romaine, on se définissait par rapport à nos origines. Il importait alors de savoir de qui on était le fils et cette information apparaissait généralement dans le nom.

Au contraire aujourd’hui, on se définit bien plus par rapport au métier qu’on exerce. C’est notre profession qui permet de définir un individu et qui permet à chacun de le positionner. Être médecin implique d’appartenir à une certaine classe sociale, de vivre dans un appartement conséquent alors qu’être guichetier implique déjà un autre cadre de vie.

Ainsi certains métiers accordent à l’individu qui les exerce une plus grande légitimité dans la société : le chirurgien attend une plus grande reconnaissance et considération de la part des autres que le comptable d’une entreprise.

La question de la légitimité se pose tout autrement dans l’environnement numérique.

Cette nouvelle identité fait abstraction du pays auquel on appartient, de nos origines et dans une certaine mesure, de notre profession. En effet, sur la toile on est d’abord identifié par rapport à ce que l’on publie : à la qualité et à l’efficacité de nos propos.

Si on prend l’exemple du blog, désormais incontournable, il est certain que si je suis avocat alors je serais plus en mesure de rédiger des textes sur le droit. Néanmoins, je peux tout aussi bien être passionné de droit sans pour autant exercer une profession rattachée à ce milieu : ce qui importe est de publier des textes de qualités, pertinents et à un rythme suffisamment soutenu.

            L’identité numérique échappe à ces critères comme l’âge ou l’adresse inscrits sur notre carte d’identité nationale. Ceci explique la décision prise par le Royaume-Uni de constituer pour chaque individu une carte nationale d’identité numérique. Il faut préciser que la carte d’identité nationale telle qu’on la connaît en France n’existe pas en tant que tel au Royaume-Uni. Le ministère de l’Intérieur du pays explique que : « Les cartes d’identité numériques offriront à tous ceux qui résident légalement au Royaume-Uni, étrangers compris, un moyen facile et sûr de prouver qui ils sont »[4]. Cette carte d’identité numérique reposerait sur l’usage de la biométrie, comme par exemple les empreintes digitales qui sont uniques pour chaque individu. Les États, de peur de perdre le contrôle, mettent au point des stratégies afin de renforcer l’emprise nationale sur l’identité numérique.

–         L’identité numérique résulte d’une agrégation qui se construit au fil du temps à partir de nos propres activités.

Six mois après la création d’un compte facebook, on a déjà publié des photos de nous-mêmes et d’autres, laissé des commentaires, participé/fondé un groupe autour d’un thème quelconque, disséminé des informations ici et là sur nos occupations du moment, ou encore, donné notre avis face à une actualité etc. Bref, notre identité numérique résulte de notre parcours de vie (virtuelle) sur la toile. Or ceci pose des problèmes inédits de protection de la vie privée.

Dans le cas du projet britannique du système national d’identité, dit, sécurisé, des questions fondamentales se posent : quelles informations exactement et combien vont être prélevées sur chaque individu pour aboutir à une identification unique, ou encore, quels sont les usages sociaux et politiques de ces informations ?

De par la nature proprement polyphonique de l’identité numérique, de nombreux gouvernements s’efforcent de mettre en place une forme biométrique d’identité numérique. Il n’est pas rare que les internautes jonglent entre différentes identités : celle de leur blog, celle sous laquelle il publie des commentaires à droite et à gauche, celle avec laquelle il achète des livres sur Amazon, ou écoute de la musique sur Deezer. Par ailleurs, une grande majorité d’utilisateurs aujourd’hui possèdent plus d’une adresse mail, ne serait-ce que l’adresse personnelle et l’adresse professionnelle dans laquelle figure le nom de l’organisme en question.

2/ Le monde numérique

            Au cœur de ces problématiques liées à l’émergence de l’identité numérique c’est la question de la relation entre les citoyens et l’État qui prédomine.

L’identité numérique impose une redéfinition des concepts fondamentaux marquant notre appartenance à un pays, à une culture : telles que les limites juridictionnelles de l’identité même et de la nationalité ou encore, la propriété dans un univers immatériel.

Cependant l’élaboration d’un principe d’identité fédérée pourrait permettre une meilleure sécurité des données privées de l’internaute afin de réduire les risques de vol, par exemple, tout en canalisant le caractère polyphonique de l’identité numérique. L’exemple pris pourrait concerner deux universités qui passeraient un accord pour ouvrir réciproquement leurs documents/archives aux étudiants des deux universités. Ainsi, elles partageraient les identités numériques des étudiants des deux universités (leur identifiant et leur mot de passe) sans rajouter une sécurité de plus. Si les avantages sont considérables d’un point de vue pratique et de sécurité, comme la possibilité d’accéder à une grande quantité d’informations tout en protégeant sa vie privée, il n’en demeure pas moins que ces identités attribuées à chaque étudiant proviennent de l’État, de l’entreprise, ou ici de l’université.

Á la différence, OpenID est un système d’identification numérique « centré sur l’utilisateur »[5], le plus avancé en la matière à ce jour. Les avantages sont multiples puisqu’on a plus à jongler avec plusieurs identités, de plus, on peut choisir de lier son identité à un site de notre choix, à vie, et ce qui est capital c’est qu’« Il maintient et étend la décentralisation du réseau et réduit l’appui sur des autorités hors ligne » (page 99).

Ceci confère à l’identité numérique une dimension politique et sociale incontournable au sein de l’environnement numérique duquel jaillit une nouvelle culture du numérique. Les conséquences pour la démocratie numérique sont remarquables puisque la mise ne place d’une telle identité fédérée participe positivement à la Révolution informationnelle. Elle est plus qu’une simple commodité pratique puisqu’elle permet au peuple de se donner les moyens de mettre en place de véritable plateforme d’échange d’information tout en préservant le plus possible son identité.

L’homo numericus évolue dans un environnement à sa mesure : doté d’une identité numérique, il se construit un monde numérique.

Ce n’est pas par hasard si aujourd’hui on assiste à une course au e-government : il s’agit de rendre disponible en ligne les informations et les services des administrations publiques du pays. Cette conversion doit avoir pour principal bénéfice de décloisonner les services et ainsi aboutir à une circulation plus fluide de l’information.

Ainsi, ces gouvernements électroniques reposeront sur la mise en réseau des administrations, et marquent déjà l’entrée de la technique dans l’ordre politique. L’enjeu : améliorer la nature et la circulation des informations produites par les citoyens afin d’accroître l’efficacité de l’Etat et celle de la prise de décision.

            Le philosophe Pierre Lévy identifie dans ce processus l’émergence de « villes digitales »[6]. D’une certaine manière, tout devient tactile : l’écran installé par les gares SNCF est lui-même tactile. On peut dire ainsi que l’on passe progressivement de la ville telle qu’on la connaît à la ville digitale. La cité grecque est bien loin tout en étant proche. En effet, l’Agora existe toujours via un site qui lui est dédié et qui permet à tout un chacun de poster ses textes comme ses enregistrements audio et vidéo sur le Web « sans aucune censure par un quelconque comité éditorial »[7]. Ce site se décline sur tous les continents. Aujourd’hui une antenne (encore en travaux) existe sur Paris : http://paris.indymedia.org.

Le passage au gouvernement électronique constitue une étape importante dans la voie de ce que Pierre Lévy nomme la cyberdémocratie. La cyberdémocratie ou e-démocratie, consiste à soumettre les NTIC aux besoins de la démocratie, notamment, en mettant en place le vote électronique (aujourd’hui sujet à beaucoup de controverses).

Dans une étude de 2007, le Sénat fait le point sur le vote électronique au niveau juridique :

« L’article L. 57-1 du code électoral, introduit par la loi n° 69-419 du 10 mai 1969 modifiant certaines dispositions du code électoral et récemment amendé par l’article 72 de la loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, dispose que des machines à voter peuvent être utilisées dans les bureaux de vote des communes de plus de 3 500 habitants. La loi française ne permet pas le vote électronique à distance, du moins pour les citoyens qui ne résident pas à l’étranger. Les Français établis hors de France peuvent en effet voter par Internet pour l’élection des membres de l’Assemblée des Français de l’étranger. […] Les premières machines à voter autorisées étaient mécaniques. Les ordinateurs de vote ont été utilisés pour la première fois à l’occasion des élections régionales et cantonales de 2004 dans une trentaine de communes, même si des essais sans valeur juridique avaient été menés dès la fin des années 90. […] Lors de l’élection présidentielle de 2007, 81 communes au premier tour et 77 au second ont eu recours aux machines à voter, et l’on estime le nombre des électeurs concernés à un peu plus d’un million deux cent mille. […].

Le principal problème rencontré par le vote électronique concerne la sécurité, c’est-à-dire, la sauvegarde à vie de l’anonymat des votants. C’est effectivement incontournable pour envisager une démocratie numérique.

            Cependant, la cyberdémocratie ce n’est pas que le vote électronique (bien qu’il soit nécessaire) ou la numérisation des services administratifs. La cyberdémocratie, c’est en premier lieu l’espérance d’une démocratie électronique directe : espérance (ou utopie) qui suppose une véritable volonté politique. Les citoyens auraient ainsi la possibilité de voter les lois qu’ils auraient eux-mêmes proposées.

Actuellement la Suisse semble être le pays le plus avancé concernant la mise en place de la démocratie directe et s’engage aujourd’hui sur la voie de la cyberdémocratie. En effet, bien que les citoyens élisent des représentants, ils ont néanmoins un fort pouvoir décisionnel.

 

Ce pouvoir leur permet de proposer des lois et de s’opposer à certaines lois élaborées par le Parlement, à l’image des citoyens qui formaient l’Ecclésia à Athènes. L’introduction des NTIC dans le politique favorise la démocratie à plusieurs niveaux :

– elle permet une plus grande transparence de l’administration et des élus qui repose notamment sur la diffusion d’informations (droit de regard des citoyens) ;

– elle facilite la participation à un processus décisionnel : comme les pétitions, forums ;

– ou encore, elle rend possible le vote direct lors de référendum, d’où l’importance du vote électronique.

Eve Suzanne (Paris IV)



[1] Milad Doueihi , La Grande conversion numérique, Paris, Seuil, 2008, p 83.

[2] Ligue International Contre le Racisme et l’Antisémitisme créée en 1928.

[4] Citation reprise par Mila Doueihi (page 91).

[5] Repéré par Milad Doueihi : http://openid.net.

[6] Cyberdémocratie, Odile Jacob, Paris, 2001.

1 Comment

  1. Le principal problème que connaît le vote électronique n’est pas la sécurité mais la perte totale de transparence, facteur indispensable pour susciter la confiance des électeurs et donc de la légitimité des élus.

    A ce sujet lire l’article « Transparence, élections et vote électronique », écrit par un chercheur d’un laboratoire CNRS d’informatique et facile à trouver sur internet.

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