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La « mauvaise foi » d’Arnaud Desplechin : l’élaboration d’une philosophie éthique ? (I)

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La « mauvaise foi » d’Arnaud Desplechin : l’élaboration d’une philosophie éthique ?

« Le Parrain ça parle de moi quand j’étais enfant[1]. »

Lorsque Arnaud Desplechin explique sa façon de travailler[2] il souligne le rôle fondamental joué par sa « mauvaise foi » :

Tout le monde a un avis sur les films. Les films comptent. Les gens sortent d’un film disent : « c’est bien c’est pas bien ». Personne ne sort d’une exposition en disant Cézanne a complètement raté son coup. Moi j’étais furieux dans la salle 5 parce que vraiment voir des choses pareilles c’est tout à fait déplaisant (…). On va voir Cézanne on va voir Cézanne. Tandis qu’un film ça compte. Sur un film n’importe qui a le droit de s’étriper. Et tous les spectateurs ont plus de pouvoir que les réalisateurs. Donc peut être que c’est par jalousie de ce pouvoir des spectateurs. Ça (en désignant les tableaux noir) ca permet d’être des spectateurs donc d’être de parfaite mauvaise foi et de rapprocher des choses qui n’ont strictement aucun sens. De dire les personnages font ça pour telles raisons. Mais ca peut commencer très vite (…). Voilà après ça c’est un plaisir effectif de commentaire et qui après devient de plus en plus compliqué et qui est un plaisir que moi j’ai au cinéma[3].

Cette méthode condamne-t-elle notre propos à n’être que fumeuse entreprise critique, vaine succession de commentaires d’un spectateur cherchant à déceler, dans la « mauvaise foi » du réalisateur, des traces qui, une fois réunies, formeraient une cohérence ou un « système » ?

Le sens de cette « mauvaise foi » peut se voir appréhendé par des outils d’inspiration psychanalytique, puisque ces rapprochements de choses n’ayant « aucun sens » font écho à la démarche de la libre association. Aussi, la présence régulière de la figure du psychanalyste tout comme l’attachement du cinéaste à l’enfance rendent pertinent ce projet critique.

Mais notre démarche est autre. Elle s’essaye à penser – ou plus modestement à déceler – les traces de réflexions éthiques et ontologiques dans l’œuvre de Desplechin afin de  déterminer la place accordée à la philosophie dans ces réflexions.

En s’attachant à rendre compte de l’importance donnée à la philosophie dans son œuvre, comme au  souci théorique du réalisateur transformant celui-ci en philosophe, une belle opportunité s’offre à nous : écrire sur une œuvre en cours d’élaboration. Peu d’écrits sont consacrés à ce cinéaste. Nombreuses sont les critiques et les analyses de film mais, à notre connaissance, peu d’études abordent de manière « systématique » le projet cinématographique de notre réalisateur.

Soulignons, tout d’abord, la curiosité et le souci constant manifestés par Arnaud Desplechin pour la société dans laquelle il a grandi et pour celle dans laquelle il évolue. Qu’il s’agisse de notre histoire récente (la guerre froide dans La sentinelle) de la description réaliste et burlesque d’un milieu estudiantin et universitaire (Comment je me suis disputé … (ma vie sexuelle)) du trafic d’armes (Léo, en jouant « Dans la compagnie des hommes ») – un moyen pour le réalisateur de parler de notre pays – ou encore de la politique psychiatrique (les HDT, hospitalisation à la demande d’un tiers dans Rois et Reine). Desplechin, dans chaque film, démontre sa précaution et son attachement au réalisme des situations et des contextes. Un véritable soin est apporté à la vraisemblance de ce qu’il nous raconte. Ce qui n’empêche nullement la fantaisie et le burlesque (Rois et reine et les hôpitaux psychiatriques, Comment je me suis disputé).

Ce souci de réalisme se manifeste également dans les choix musicaux effectués. L’éclectisme des musiques (baroque, classique, rock, hip-hop) écoutées par les personnages – un même personnage, Ismaël dans Rois et reine, peut écouter à la fois de la « grande musique » et du hip-hop, peut être altiste dans un quatuor, jouer du Webern tout en écoutant et en dansant sur du hip-hop – cet éclectisme correspond aux nouvelles pratiques culturelles observées par les sociologues de la culture[4].

Enfin, et c’est par là qu’une démarche morale est en jeu, jamais un jugement n’est porté sur les personnages ni sur les situations. Par delà la diversité des sujets traités nous pourrions, en paraphrasant le titre d’un film, résumer l’œuvre de Desplechin comme une méditation sur la vie des morts (comment vivent-ils à travers nous ? comment continuons-nous à vivre après eux ?) dont l’objectif serait de permettre une suspension de jugement.

Avec cette vie des morts se pose la question de l’héritage et de la transmission. Or, chaque individu est animé, selon notre cinéaste, d’une « volonté de ne pas démériter » : « Tous on ressent le problème de ne pas démériter, tous nos pères sont des rois ou nos mères des reines[5]. »  Et les problèmes commencent là.

Prenons quelques exemples. Dans La sentinelle, il est question de la guerre froide. Un étudiant en médecin légale, fils de diplomate décédé il y a bien longtemps, a passé l’essentiel de sa vie en Allemagne. Il vient poursuivre ses études en France  où sa sœur est installée. A son arrivée une personne importante d’un réseau diplomatique lui dit ceci : « C’est bien que vous soyez rentré, il faut s’arracher à l’enfance. ». Or, durant son voyage un étrange crâne est déposé dans sa valise. Jour et nuit il l’étudie afin de déterminer à qui il appartient et la raison de sa présence dans ses affaires. Tout cela le conduit aux frontières de la folie et de l’isolement et empêche sa sœur de réussir sa carrière de chanteuse d’opéra. Le héros justifie ainsi sa quête :

Nos pères voulaient faire un monde qui ressemble à un mausolée et aujourd’hui on n’a plus de respect pour les morts.

Dans Léo Léonard se trouve pris dans d’étranges relations relatives à la succession de son père à la tête de sa société d’armement. Un proche lui dit : « C’est ça que vous avez peur de perdre : le petit no man’s land entre le père et le fils. Tout tourne autour de ça. »

Et Desplechin explicite les raisons conduisant Léonard à l’assassinat de son père :

Son action est guidée par une haine maximal et un amour maximal. Léonard va essayer de tuer son père pour lui arracher son royaume et, fils aimant, pour n’avoir jamais à lui avouer sa déchéance.

Dans La vie des morts une mère se rend responsable de la mort de son fils : « pourvu que je n’en tue pas un autre », « c’est monstrueux d’aimer un enfant comme un homme. »

Dans un Conte de Noël une sœur vit avec le poids de la mort de son frère lorsqu’elle était enfant « J’ai l’impression que quelqu’un est mort mais je ne sais pas qui » « je ne comprends pas à quel deuil je survis » et son frère, Henri, vit avec la responsabilité de la mort de son frère et la douleur de celle de sa première épouse.

Dans Rois et reine des pères disparaissent. L’un, avant de mourir, laisse ce message à sa fille :

Ma petite fille chérie tu as été d’un égoïsme monstrueux. Je pense que c’est un peu de ma faute si tu es devenue ce que tu es. Je voudrais ne pas t’aimer. Mais des deux filles que nous avons eues ta mère et moi tu étais la plus jolie ; et tu avais besoin de me séduire ; et j’ai eu besoin d’être séduit. J’étais très seul, ta mère étais souvent à l’hôpital. Ca t’a rendu la partie facile. Je t’ai follement aimée toutes ces années. Ta sœur s’est renfermée et toi tu étais épanouie. Chaque jour plus agressive, chaque jour plus insolente, acre, froide, superficielle. Mais je n’ai pu m’empêcher de te chérir. Et maintenant j’ai une colère contre toi que je n’arrive pas à éteindre. Alors que mon corps est en lambeau je brûle de colère devant ta rébellion mauvaise. Je suis coupable parce que c’est moi qui ai poussé ma petite fille à être fière. Et j’avais tellement aimé ton orgueil. Comme du lait caillé ta fierté a tourné en une vanité aigre. Ton orgueil est devenu une coquetterie stupide. (…) Derrière ton rire sec crois tu que je n’entende pas comment tu jouis ? Tu jouis parce que l’orgueil rend faible mais que ton amertume te donne une force terrible. Tu étais toute soumise jusqu’à ce que je découvre derrière cette soumission une volonté, une envie qui me plonge dans la terreur. Je te crains, je te hais ; ma petite fille. Je suis en train de mourir et je trouve ça injuste que je meure et que toi tu vives. Je voudrais que tu aies mon cancer et que tu souffres et avoir du temps pour te pardonner après ta mort. Alors je meurs dans la colère. Je ne supporte pas que tu me survives, je voudrais que tu meures à ma place mais ce n’est pas possible.

Ces citations reflètent l’œuvre de Desplechin et suffisent  à montrer la place structurante occupée par la tragédie dans son travail : elle permet en effet d’échapper à la condamnation morale. « Donner une opinion politique n’est pas dans ma vision[6] » précise le cinéaste. C’est pourquoi, à propos des trafiquants d’armes mis en scène dans Léo il précise : « Je  n’aimerais pas que l’on méprise quelqu’un parce qu’il est un gouvernant ou parce qu’il est très riche[7]. »

Conséquence de sa « mauvaise foi », sa volonté de suspendre le jugement se traduit, dans le film Léo, par le surgissement, au bout de 35mn, de la tragédie Hamlet. Au motif qu’il manquerait des filles, Desplechin convoque la figure d’Ophélie. Son apparition Dans la compagnie des hommes (pièce de théâtre d’Edward Bond) transforme le film en tragédie. « Léonard devient Hamlet, du coup on suspend le jugement » commente Desplechin, « ce qui m’intéresse c’est de montrer la tragédie[8] » ajoute-t-il.

Une telle démarche implique des écarts par rapport aux deux textes d’origines. Cela ne le dérange aucunement. En effet Hamlet devient ici un fils adoptif voulant tuer son père afin de mériter son héritage. Une fois le crime commis il se suicide. « A ce moment là le père c’est ou bien le fantôme ou bien celui qui … » nous n’entendons pas toutes les possibilités – comme pour nous signifier que cela n’est guère l’essentiel car le possible est ouvert.

« Il n’y a rien de plus parfumé, de plus pétillant, de plus enivrant que l’infini des possibles. »  On ne saurait trouver plus juste que cette maxime de Kierkegaard, par ailleurs citée par Paul Dédalus dans Comment je me suis disputé, pour résumer les films de Desplechin. Son cinéma, parfois jugé savant ou « intello » – comprendre prétentieux et ennuyeux –  nous semble plutôt mêler, afin de créer cet infini des possibles, les genres, les registres  et les disciplines. Et, loin de l’esprit de sérieux d’un certain cinéma français, il nous apparaît au contraire comme pétillant, enivrant et tragique.

Pour qu’un possible advienne, un écart doit être pensable : par rapport à ce que l’on attend de nous, à ce que l’on attend de soi, à ce qui est permis ou interdit etc. Chez Arnaud Desplechin cet écart semble s’articuler autour des grandes mythologies et des grandes traditions religieuses et littéraires dont notre civilisation a hérité. Ou, à l’inverse – comme dans le film Léo – ces mêmes traditions ou mythes (Hamlet) protègent les personnages, devenus héros, d’un jugement moral.

 Inventer de nouvelles mythologies  créatrices de possibles.

« Nous sommes ici en plein mythe mais je ne sais pas de quel mythe il s’agit[9]. »

« Je sais bien que vous ne voulez pas jouer mais la seule liberté qu’il vous reste c’est la mise[10]. »

La mythologie est à la fois un ensemble de mythes propre à une civilisation et l’étude de ces mythes. En ce sens la démarche de notre cinéaste s’inscrit dans cette double définition : convocation de nos grands mythes fondateurs et réflexion sur ceux-ci afin de créer  de nouveaux sens – donc de nouveaux enseignements et de nouvelles possibilités d’actions pour les héros de ces mythes.

Dans la mesure où ils répondent aux grandes questions que se pose la civilisation qui les fait naitre, ce qu’ils nous enseignent se trouve toujours, pour nous, riche de sens et d’enseignement. Mais les questionner et les confronter à d’autres savoirs peut s’avérer pertinent. Non seulement parce que nous devons affronter de nouveaux problèmes, notre civilisation change, mais aussi, parce que de nouveaux enseignements peuvent émerger de leur confrontation à d’autres savoirs, relativement aux grandes questions éthiques et ontologiques que ces mythes abordent.

C’est pourquoi, faite à la fois d’emprunts aux grands textes littéraires (Hamlet, Hedda Gabler), à la tradition judéo-chrétienne, aux mythologies gréco-romaines, à la philosophie, ou encore à la peinture, la démarche d’A. Desplechin ne saurait se réduire à un simple souci d’érudition. Nous ne devrions justement pas parler d’emprunts mais de « convocations », qu’il serait erroné de réduire à de simples références, allusions ou clins d’œil. L’écueil inverse serait un surinvestissement nous engageant à lire ces « convocations » d’une manière trop littérale et précise. La part accordée au jeu, à l’amusement, à l’association libre ne peut en effet être écartée ou éludée.

N’oublions pas, en un mot, la « mauvaise foi » de notre réalisateur, qui, en établissant des dialogues et des correspondances entre des éléments n’ayant « aucun sens » ou rapport, génèrent des possibles porteurs de sens pour les personnages mis en scène.

Le catholicisme se voit  bien souvent convoqué, sans pour autant qu’un esprit religieux habite intensément les personnages. De la figure du prêtre (La sentinelle, Comment je me suis disputé) aux scènes de messe (Rois et reine, Un conte de Noël) la religion catholique apparaît comme une toile de fond culturelle avec laquelle il nous faut composer. Si les textes bibliques nous sont donnés à entendre, la ritualité est en revanche marginalisée. Il en va de même pour le judaïsme. Mais les religions se mêlent à d’autres sources de savoirs et d’enseignement. Dans Comment je me suis disputé, le frère du héros, en pleine crise existentielle, décide de se faire prêtre. Bien qu’il n’ait pas la foi la trinité catholique représente pour lui une puissante révélation. Mais à l’annonce de sa paternité future il renonce à son projet. Quelque temps avant il fût communiste.

Les noms et les prénoms  des personnages reviennent sans cesse ; si certains sont catholiques, d’autres sont juifs, d’autres encore renvoient à la mythologie gréco-romaine. Leur présence ne peut pas ne pas évoquer les grands mythes dont ils sont les héros, les dieux ou  les déesses, les rois ou les reines.

Dans Rois et Reine, la mère du jeune Elias (Nora interprétée par Emmanuelle Devos) désire faire adopter son fils par son ancien amant (Ismaël). Dans la Bible hébraïque Elias est un prophète important. Il devient ici un garçon d’une dizaine d’années, très renfermé et secret. Ismaël expose au jeune Elias, qui l’admire beaucoup,  les raisons de son refus de l’adopter. Peut-être aurons nous l’occasion de suivre le cheminement futur d’Elias.

Ismaël est le premier fils d’Abraham avec la servante de son épouse Sarah (Agar), il est joueur d’archer. Dans Rois et Reine il devient un altiste « souffrant de son âme » et se référant à Sénèque, Cicéron ou aux stoïciens pour justifier de la présence d’une corde de pendu au milieu de son salon. Il se retrouve interné. Non plus fils d’Abraham mais de Abel (Jean-Paul Roussillon) qui, de berger, gardien de troupeau offrant à Dieu les premiers nés de son troupeau de moutons, devient un épicier de Roubaix admirateur d’Apollinaire et souhaitant adopter Simon (celui qui est exaucé), son neveu, partageant la vie de la famille depuis bien longtemps. Cette adoption lui permettrait d’avoir un héritage. Abel, l’enfant adopté adoptant lui même afin d’agrandir son troupeau.

Nous retrouvons Abel (toujours interprété par Jean-Paul Roussillon) en père d’une famille nombreuse dans Un conte de Noël. Non plus épicier mais teinturier – comme le père de Paul Dédalus (nom catholique) dans Comment je me suis disputé. Abel est ici marié à Junon (personnage de la mythologie romaine, déesse de la maternité, de la jeunesse, du ciel), et Simon, le neveu de Junon, resserre les liens d’une famille éclatée. Lui aussi sera exaucé.

Paul Dédalus passe de professeur d’épistémologie et de logique (un dédale ?), ne vivant qu’une  « moitié de vie », incapable d’achever sa thèse et de se séparer de sa compagne Esther (Comment je me suis disputé) à un garçon, fils d’Elizabeth (un prénom de Reine), d’une quinzaine d’année souffrant de trouble psychiatrique dans Un conte de Noël. Elizabeth, de sœur faisant interné son frère Ismaël dans Rois et Reine, devient la sœur bannissant son frère Henri dans Un conte de Noël. Ce jeune Paul Dédalus se trouve dans la possibilité de pouvoir sauver sa grand-mère (Junon) atteinte d’un cancer et en attente d’une greffe de la moelle épinière.

Nathan, également prophète dans la Bible, est présent dans le dyptique Comment je me suis disputée, Esther Kahn. Professeur de philosophie et éditeur chez Vrin (Comment je me suis disputé) il semble toujours compréhensif et à l’écoute. Il conseille tout le monde sur la manière de régler, d’ajuster ses actions face à l’altérité. D’apparence sereine, confiante, il semble conduire sa vie et la réussir comme il le souhaite. Il est vraisemblablement le seul être dans l’entourage de Paul Dédalus que celui-ci admire réellement. Nathan devient, dans Esther Kahn, un comédien livrant ses conseils et son savoir à la jeune Esther Kahn. Elle lui devra beaucoup, comme Paul Dédalus à son ami Nathan.

Au Nathan comédien on reproche de n’être pas assez juif : « – Je ne t’ai pas engagé pour jouer. Je t’ai engagé pour être juif » lui dit un metteur en scène.

Et si Esther est un personnage de Comment je me suis disputé l’ajout de son nom Kahn dans Esther Kahn transforme les contours du personnage. Issu d’un milieu pauvre elle souhaite devenir comédienne. Par ce nom elle se trouve inscrite dans une lignée, elle porte, « malgré elle », un héritage: celui des Cohen. Et si elle refuse son milieu d’origine, rejette sa famille, sur son nom, en revanche, aucune concession n’est acceptée. Ainsi lorsque elle débute sa carrière un professionnel lui conseille de modifier son nom. Son refus est net, brut, définitif.

Loin de nous l’intention de tirer de quelconques conclusions de toutes ces résonnances. Non seulement nos connaissances théologique et mythologique nous l’interdisent mais, plus essentiellement, la « mauvaise foi » déroutante et amusée d’A. Desplechin ouvre de nouvelles possibilités de sens ; comme s’il s’agissait d’inventer de nouveaux mythes. Henri dans Un conte de Noël n’affirme d’ailleurs pas autre chose. Détesté par sa mère, banni de la famille par sa sœur pour une raison que tout le monde semble ignorer, il dit ceci : « Nous sommes ici en plein mythe mais j’ignore de quel mythe il s’agit » ou encore « Je ferais un bon début de nouvelle de Kafka. » Nous partageons en effet l’ignorance dans laquelle il se trouve : fils de Junon et d’Abel, mis au monde pour sauver son frère Joseph (père de Jésus, du sauveur donc) atteint d’une maladie génétique dont la guérison impose une greffe de moelle osseuse, il n’est malheureusement pas compatible. Il devient alors un « inutile » jusqu’au jour où Junon, atteinte d’un cancer a, elle aussi, besoin d’une greffe de moelle osseuse. Henri est compatible, le jeune Paul Dédalus également. La mère choisira son fils mais ses chances de survie sont faibles, nous ignorons son destin.

Si, comme l’explique Desplechin, nous sommes tous face à nos parents confrontés au « problème de ne pas démériter », il peut arriver que le fils détienne un pouvoir et devienne lui-même père, roi ou Dieu. La lecture d’Isaïe 9 lors de la messe de minuit (à laquelle n’assistent que la mère le fils Henri et le petit fils Paul) symbolise cela :

Oui un enfant nous est né, un fils nous a été donné ; l’insigne du pouvoir est sur son épaule ; on proclame son nom : « Merveilleux- Conseiller, Dieu-fort, Père à jamais, Prince de la paix ». Ainsi le pouvoir s’étendra, la paix sera sans fin pour David et pour son royaume.

Ainsi du nouveau pouvoir d’Henri : sauver sa mère – qu’il reconnaît pour la première fois comme telle (elle n’est plus « la femme d’Abel », ou « Junon »).

Les grands mythes fondateurs comme les grands textes abordent d’importantes questions ontologiques et éthiques et offrent de possibles réponses quant à savoir « que dois-je faire ? » , « que puis je savoir ? », « que m’est-il permis d’espérer ? » Seulement le possible s’en trouve par là interdit : nous savons que pour telle action telle conséquence s’en suit. C’est peut être de ce possible que la philosophie traite.

Mais cette « mauvaise foi », en convoquant ces grands mythes et traditions sous un jour nouveau et pluriel, en les mélangeant, en les mêlant, en les faisant dialoguer, s’attache à leur donner signification nouvelle à nos oreilles. Non qu’ils n’aient plus rien à nous dire mais, ainsi mêlés, ils créent du possible et de nouveaux champs d’actions. Un « héros » confronté à une situation a, pour agir, un éventail de choix. Son action dans le monde est ouverte, possible, plurielle. Mais devenant responsable de lui-même, de ses actes comme de ses choix, il peine bien souvent à agir – car son action ne se trouve plus guère normée que par sa volonté propre.

Et, dans le cas de Léo, le recours à Hamlet contextualise, encadre le choix de l’individu. Devenu « héros » tragique nous comprenons son geste. La convocation d’un personnage devenu mythe le sauve moralement.

Et si Abel (Rois et reine) récite Zone d’Apolliniare à son fils Ismaël alors que celui-ci est interné, sans doute est-ce pour lui signifier un choix : le refus de l’antiquité grecque et latine (que semble admirée Ismaël), l’épanouissement dans le monde contemporain ainsi que l’attachement à la tradition et à la culture catholique[11].

Voilà qui peut expliquer le sens du recours aux mêmes prénoms : les situations diffèrent mais le nom reste le même (Paul Dédalus) ; les êtres portent le même prénom et leur désir de vie est proche mais ce qu’engage  leur nom, en terme de tradition et donc d’attente morale, les « sépare » ou les  « éloigne » (Esther dans Comment je me suis disputé, Esther Kahn, Paul Dédalus). Citons sur ce point l’extrait d’un article du critique Eugenio Renzi. Sans le thématiser comme tel il souligne l’importance du possible dans le travail de Despelchin :

En les confrontant (Comment je me suis disputé et Esther Kahn), on se rend compte qu’en 1996 Desplechin fabriquait déjà un cinéma dont seule la future technologie du DVD déploierait complètement le sens » : par le jeu avec les chapitres s’inventerait des possibles. Il poursuit en expliquant que l’on peut commencer par le début de Comment je me suis disputé ou bien par le milieu, au quel cas : « c’est (…) un autre film qui s’installe qui n’est autre que le film d’Esther. Il faudra alors que le même spectateur fasse enchainer la fin de Comment et de le début d’Esther Kahn, comme s’il ne s’agissait que d’un unique récit ayant pour héroïne un personnage, Esther, qui demeure la même tout en changeant d’interprète.[12]

Sur ce dernier point notre avis diverge : il ne s’agit justement pas du même personnage. Certes, des traits sont communs, mais l’identité est autre. En cela donc les deux Esther sont bien distinctes – du moins dans leur situation de départ.

Il nous revient, dès lors, d’établir quelle place est accordée à la philosophie et de définir la façon dont elle se trouve convoquée. Comme toutes les traditions convoquées jusqu’alors, la réflexion philosophique s’empare des grands problèmes ontologiques et éthiques et tente, avec ses outils et ses méthodes, d’y apporter des réponses. Kant la comprend comme une réponse apportée aux trois questions mentionnées précédemment : que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que m’est-il permis d’espérer ? Mais la religion, la mythologie, l’art ou la psychanalyse participent au débat.

Or, dans le cinéma de Desplechin, aucun de ces savoirs ou de ce ces regards ne semble pouvoir jucher au sommet de l’échelle de la connaissance (celle à laquelle rêve Ismaël dans Rois et Reine). Prenons quelques exemples : l’un se trouve dans Comment je me suis disputé. Paul suit une psychanalyse – nous ignorons depuis combien de temps. Le film s’ouvre sur un souvenir d’enfance : sa première tentative littéraire. Lui qui rêve tant d’être écrivain mais qui se dit critique est en réalité prof. Il fait porter la responsabilité de son échec  à sa mère: « ma vie n’est pas un roman à cause de cette femme. Sauf que cette femme je ne l’avais pas choisie, c’était ma mère ». Ce souvenir d’enfance Paul le partage également avec ses amis. A la fin du film c’est à Nathan seul qu’il communique son rêve : son ancien ami Rabier est pendu. Son meilleur ami interprète ce rêve à l’aide de la tradition juive : Rabier va être Roi.

Nous voyons très bien comment plusieurs sources de savoirs sont convoqués : la psychanalyse, l’interprétation judaïque des rêves, mais aussi l’amitié, la relation humaine.

Un autre exemple se trouve dans Rois et reine. Ismaël consulte un médecin que tout le monde redoute : le docteur Devereux. Desplechin fait ici une allusion amusée au fondateur de l’ethnopsychiatrie. Cette discipline éloignée de la psychanalyse, tant dans ses principes théoriques que dans sa pratique, accorde grande importance à la culture dans laquelle s’inscrit l’individu. Les « mécanismes » inconscients ne se structurent pas de la même manière que dans la psychanalyse et la famille prend une importance moindre. Au risque de la caricature posons que l’ethnopsychiatrie, à la différence de la psychanalyse à la recherche d’un universel, opte pour une position plus relativiste et  pluraliste.

– J’aimerais bien rêver de mes parents comme les patients dans les livres de Freud

– Oubliez les livres de Freud. Lui répond Devereux.

Desplechin développerait donc un rapport  sceptique à la connaissance. Que celle-ci concerne notre soi ou qu’elle concerne le monde ; plusieurs sources de savoirs sont possibles et notre cinéaste semble s’interdire d’accorder priorité à l’une d’elle. Mais qu’en est il de son rapport à l’éthique ?

François Carrière (Paris 1/Paris 7)

Suite de l’article


[1] Cf supplément du DVD  du film Léo, en jouant  « Dans la compagnie des hommes ».

[2] Cf entretien avec Arnaud Desplechin et Emmanuel Bourdieu dans le supplément DVD des films Comment je me suis disputé … (ma vie sexuelle) et Esther Kahn (collection 2 films de), où il discute devant deux tableaux noirs sur lesquels les situations de ses films sont décrites.

[3] Cf entretien avec Arnaud Desplechin et Emmanuel Bourdieu.

[4] Sur cette question voir les travaux du sociologue américain Peterson ou en France de Hervé Glevarec.

[5] Cf supplément du DVD du film Léo en jouant « Dans la compagnie des hommes ».

[6] Idem.

[7] Idem.

[8] Idem.

[9] Henri dans Un conte de Noël.

[10] Claude à Junon hésitant à soigner son cancer. Un conte de Noël.

[11] (A la fin tu es las de ce monde ancien / Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin/ tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine / Ici même les automobiles ont l’air d’être ancienne/ La religion seule est restée toute neuve/ La religion/ Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation// Seul en Europe tu n’es pas antique ô/ Christianisme/ etc).

[12] Renzi Eugenio « Paul et Esther » in 2 films de Arnaud Desplechin.

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