Histoire des idéesNéo-républicanismeune

La philosophie politique néo-républicaine : immigration et non-domination

Print Friendly, PDF & Email

Solange Chavel est maître de conférences en philosophie à l’Université de Poitiers.

La question de l’immigration peut être considérée comme une frontière de la philosophie politique contemporaine[1]. Frontière, parce que la question migratoire est fréquemment traitée en marge d’une théorie dont le centre d’attention demeure largement le citoyen national. Mais frontière aussi, parce qu’il s’agit d’un domaine à propos duquel les positions théoriques en présence sont particulièrement divergentes et controversées.

Le phénomène migratoire pose à la philosophie politique deux questions principales : (1) quels sont les critères justes pour autoriser ou interdire l’entrée sur le territoire national ? (2) quels doivent être les droits et devoirs des migrants une fois qu’ils se trouvent sur ce sol national ?

Force est de constater que ces deux questions suscitent plutôt le malaise de notre conscience privée et les ambiguïtés de nos déclarations publiques, que la clarté théorique[2]. Un des nombreux symptômes de cette lacune théorique, souvent relevé, est l’incohérence d’un droit international qui reconnaît certes un droit d’émigrer, mais refuse par principe d’esquisser un droit d’immigrer.

La pensée néo-républicaine nous donne-t-elle des outils conceptuels pertinents pour penser ces questions de justice migratoire, dont l’importance contemporaine est criante ?

La démarche épistémologique de ce texte s’inspirera de la manière dont Philip Pettit, éminent représentant du néo-républicanisme contemporain, définit le travail de la philosophie en général, et de la philosophie politique en particulier. Selon Philip Pettit, la philosophie a pour mission d’expliciter les hypothèses implicites sur lesquelles nous faisons reposer notre pensée, dans tous ces domaines où nous ne pouvons pas ne pas nous engager. « La philosophie est cet effort pour penser de manière explicite et rationnelle sur toutes ces questions pour lesquelles on ne peut pas faire l’économie de prises de position implicites » [3].

Je commencerai par rappeler certaines des hypothèses fortes de la pensée néo-républicaine contemporaine sur ces questions inéluctables (section 1), pour montrer leurs conséquences sur la manière dont le néo-républicanisme propose de penser la question de l’immigration (section 2). Après avoir souligné certains aspects discutables de cette construction, je me demanderai pour finir s’il y a du sens à fournir une autre interprétation du concept néo-républicain de « non-domination » pour proposer une autre lecture possible des questions migratoires (section 3).

Ainsi, l’adhésion épistémologique à la démarche de Philip Pettit ne signifie pas que les conclusions politiques que sa version du néo-républicanisme suppose pour la question de l’immigration me paraissent toujours indiscutables.

Républicanisme et État-nation

Quels éléments du cadre de réflexion néo-républicain sont pertinents pour parler des questions de justice migratoire ? Sans prétendre à l’exhaustivité, on soulignera l’importance de deux conceptions essentielles, ainsi que d’une hypothèse, moins explicite, mais directement pertinente pour ce sujet.

Le premier concept important est naturellement celui de « non-domination ». Dans la formulation désormais canonique de Philip Pettit, la conception républicaine de la liberté se distingue par l’insistance portée non pas tant sur l’absence d’interférence que sur l’absence de domination arbitraire, étant donné que la domination se définit de cette manière : « L’un des partenaires en domine un autre lorsqu’il possède la capacité d’interférer arbitrairement dans tel ou tel de ses choix »[4]. Mon propos ici n’est pas de revenir sur cette notion elle-même, bien connue et largement travaillée, mais simplement de préparer le terrain pour la question que je poserai dans la troisième section : le concept de non-domination peut-il être détaché des autres éléments clés du cadre de pensée néo-républicain pour mieux répondre aux exigences de la justice migratoire ?

Le second ensemble d’idées importantes peut s’exprimer sous les expressions diverses de « vertu civique » ou encore de « civilité » : la pensée républicaine, à la différence de la pensée libérale, est particulièrement attentive, outre ce qui concerne les institutions, à ce qui est requis « dans le cœur des gens » [5] pour que les institutions républicaines fonctionnent. Le point, là encore, est bien connu, et je n’y insiste qu’en raison de son importance pour le thème qui nous intéresse ici. Le républicanisme est une philosophie politique qui a une manière spécifique de poser la question du « bon » citoyen, dans un régime de pluralisme des conceptions du bien : ni adhésion à une morale substantielle particulière, ni refus radical du concept même de vertu civique, mais attention particulière portée à ces normes civiles qui seules peuvent assurer le bon fonctionnement des institutions politiques. Pour le dire rapidement, le républicanisme s’efforce de développer une conception laïcisée de la notion de vertu, applicable au politique et suffisamment dégagée d’engagements avec des doctrines substantielles. Ce point est important parce qu’il demande à quelles conditions on peut être un bon citoyen, et donc à quelles conditions on est digne de faire partie d’un corps social particulier. Dans les mots de Pettit de nouveau, « la liberté comme non-domination est, de manière inhérente, un idéal communautaire »[6]. Sur la question de la justice migratoire, la question des conditions d’adhésion à la communauté politique se trouve donc immédiatement poussée au premier rang des préoccupations.

Ces deux concepts sont explicites et élaborés directement chez les penseurs républicains. Je voudrais maintenant souligner une hypothèse tout aussi structurante pour la pensée néo-républicaine, alors même qu’elle ne fait pas toujours l’objet d’une élaboration explicite. Cette hypothèse consiste à dire que le cadre pertinent de la réflexion sur la justice est un monde qui est partagé en États-nations. Ces États-nations se répartissent la responsabilité de l’ensemble des êtres humains qui habitent le globe pour en faire autant de groupes distincts de citoyens. L’État-nation est donc considéré comme le cadre naturel de la réflexion sur la justice. Dans cette pensée politique,  les éléments constitutifs sont des citoyens qui interagissent entre eux, au sein d’un État-nation.

Ainsi, dans l’article que Philip Pettit a consacré à la possibilité d’un « droit des gens » républicain, il prend pour hypothèse de départ l’existence indiscutée des États-nations comme forme politique structurante. Le problème de la justice à l’échelle mondiale se traduit naturellement sous la forme de relations de justice entre différents États, et non entre des États et des individus : « Si l’on suppose que les États vont continuer à être un trait permanent de notre monde, quel est l’idéal que nous devrions défendre concernant l’ordre international ? » [7].

Le néo-républicanisme se développe donc initialement comme une pensée de la justice destinée aux citoyens membres d’une même communauté politique. À tel point que Cécile Laborde peut parler des questions de justice mondiale comme d’une « tâche aveugle » de la pensée républicaine[8].

On pourra répondre que ce trait n’a rien de propre au républicanisme : la théorie de la justice rawlsienne, pour prendre un exemple évident, a notoirement commencé dans les limites de l’État-nation. Ce n’est que dans un second temps que la question d’un « droit des gens » s’est posée à Rawls, sous la forme d’une interrogation sur la possible extension à une échelle internationale de principes de justice initialement pensés pour un cadre national. La question qui s’est ainsi posée aux successeurs de Rawls, comme Charles Beitz ou Thomas Pogge, est celle du sens qu’il pouvait y avoir à émanciper les principes politiques fondamentaux de la philosophie rawlsienne hors de ce cadre national.

Est-il possible de faire le même geste pour la philosophie néo-républicaine ? Dans quelle mesure celle-ci est-elle capable de prendre en charge ces questions de justice mondiale en général, et de justice migratoire en particulier, qui n’étaient pas initialement dans son champ de vision ?

Le néo-républicanisme recèle-t-il en lui-même les ressources pour prendre en charge de manière convaincante la question de nos devoirs à l’égard des migrants ?

Les néo-républicains et l’immigration : une hiérarchie des devoirs ?

La pensée républicaine s’adresse donc en premier lieu à la question de la justice entre citoyens d’un pays, et n’envisage la question de la justice à l’égard des étrangers que dans un second temps. Comment les penseurs républicains abordent-ils cette question ? On peut distinguer deux démarches principales : (a) certains penseurs républicains choisissent de formuler la question de la justice internationale comme un problème de relations entre États ; (b) d’autres proposer de poser cette question comme un problème de justice entre individus. Cette différence d’accent change considérablement la portée possible de l’idéal politique de non-domination et les recommandations générales quant à la politique migratoire.

La première hypothèse, qui va occuper cette deuxième section de l’article, est illustrée par l’attitude de Philip Pettit, ou, à certains égards, celle de Stephen Macedo.

Le point de départ de ce type de raisonnement est constitué par une certaine hypothèse non discutée sur l’organisation politique du globe : le monde est divisé en États-nations, dont chacun est responsable au premier chef de ses citoyens, et qui constituent l’instance politique de référence. Dans cette conception, au-delà de la reconnaissance des droits de l’homme proprement dits, un État particulier n’est pas a priori responsable des citoyens d’un autre pays. S’il ne doit pas empiéter sur leurs droits humains, il ne leur doit rien politiquement. Selon cette conception, il est donc possible de respecter l’égalité humaine sans en déduire immédiatement une égalité politique.

Pour le dire autrement, c’est une conception qui suppose une répartition de la responsabilité politique entre les différents États-nations. Dans ce système, chaque État est responsable de ses citoyens ; et par conséquent chaque État n’a à l’égard des citoyens des autres États que les devoirs génériques qui découlent du respect des droits de l’homme. Le cas insupportable par excellence est alors celui des apatrides, qui n’ont précisément aucun État qui soit explicitement responsable d’eux, et qui tombent donc entre les mailles du filet des États-nations. Dans ce cas, un État a le droit de définir souverainement sa politique migratoire, sans avoir de justification particulière à fournir à l’égard des étrangers, dès lors qu’il ne viole pas leurs droits de l’homme.

Mais cette déclaration est-elle tenable lorsque les migrants sont beaucoup plus pauvres que les citoyens de l’État où ils demandent d’entrée ? Pourquoi les considérations de justice sociale qui justifient certaines formes de redistribution au sein d’un pays ne vaudraient-elles pas par-delà les frontières. En d’autres termes, pour reprendre le titre d’un article de Robert Goodin « What is so Special About our Fellow Countrymen ? »[9]. Une des réponses néo-républicaines les plus répandues consiste à entériner une certaine mesure de particularisme moral et à justifier la préférence ainsi accordée à nos concitoyens.

La position de Stephen Macedo est représentative de cette attitude : d’un côté, il reconnaît la dimension d’arbitraire historique et géographique des frontières ; mais d’un autre côté, il souligne que sur cette dimension contingente se greffe une structure normative. Les personnes qui vivent à l’intérieur de tel territoire se gouvernent les uns les autres et entrent dans des relations d’obligations et de devoirs spécifiques. « Nous avons des obligations fortes à l’égard de nos concitoyens parce que nous nous gouvernons les uns les autres[10] ». Cela justifie à ses yeux une forme de particularisme politique, au sens où nous avons des devoirs particuliers à l’égard de nos concitoyens que nous n’avons pas, ou pas au même degré, à l’égard des étrangers. Et tout particulièrement, nous avons des devoirs à l’égard des plus défavorisés parmi nos concitoyens qui ont priorité, selon cette interprétation, sur les devoirs que nous avons à l’égard des étrangers. Si, par exemple, le flux migratoire mexicain met en danger les populations les plus vulnérables aux États-Unis, nous sommes pris dans un conflit de revendications de justice que nous devrions trancher en faveur de nos concitoyens.

Cette position de dilemme tragique entre deux types de population à aider est bien exprimée par la manière dont Macedo formule le problème :

Les flux migratoires aux États-Unis au cours des dernières décennies ont peut-être contribué à rendre la justice sociale plus difficile à atteindre. Mais sommes-nous justifiés à protéger la justice sociale domestique en excluant de nos rives des étrangers extrêmement pauvres en quête d’une vie meilleure ?[11]

Il y aurait donc lieu de distinguer entre les droits moraux que nous devons respecter pour chaque être humain de quelque nationalité qu’il soit et les droits politiques particuliers qui s’appliquent à nos concitoyens et à eux seuls[12].

Macedo reconnaît bien la dimension tragique de ce genre de situation, puisqu’il parle à ce propos de « dilemme ». Mais la position qu’il défend représente une certaine branche du républicanisme qui choisit de confirmer la priorité relative accordée à la communauté nationale, aussi inconfortable et provisoire que soit cette solution.

Chez Macedo, l’argument essentiel est donc l’importance de la communauté politique que nous formons lorsque nous choisissons une forme d’auto-gouvernement, en nous liant les uns les autres par un ensemble de droits et de devoirs. « Les frontières des sociétés politiques ont une signification morale pour la justice sociale parce que les principes de la justice sociale ont pour objet d’aider à réguler et justifier les relations des participants dans des systèmes d’auto-gouvernement collectif »[13].

Cet argument se complète souvent, dans la conception républicaine, d’un deuxième argument, où la question de savoir qui a légitimement le droit d’entrer dans un territoire donné est conditionné par la capacité d’intégration harmonieuse avec les « normes civiques » d’une communauté particulière. Ce point rejoint ainsi la seconde des conceptions importantes mentionnées dans la section 1, à savoir l’importance pour les néo-républicains d’une forme de communautés de pratiques et de visions[14], pour prôner une politique d’immigration prudente, toujours seconde par rapport au devoir principal qui est d’assurer la non-domination pour nos concitoyens.

Un républicanisme émancipé du « discours romantique de l’État-nation »[15] ?

Certains auteurs importants du courant néo-républicain ne semblent envisager la question de la justice migratoire qu’aux marges de leur théorie, et sans remettre en question ce qui apparaît comme un présupposé considérable de la théorie politique, à savoir la priorité de cette communauté de droits et devoirs réciproques que constitue l’État-nation. Lorsque d’autres auteurs, comme Macedo ou Nadeau, font de la question migratoire un objet explicite de leur réflexion, ils l’assortissent souvent d’un appel au réalisme politique. Ainsi Christian Nadeau suggère-t-il, à très bon droit, de ne pas séparer la question conceptuelle des critères d’entrée de la question pragmatique des conditions d’accueil[16]. Toute la question est alors de savoir jusqu’à quel point les considérations de la théorie non-idéale doivent peser sur l’interprétation des concepts clés d’une théorie politique donnée. Car il ne faut pas beaucoup d’imagination pour décrire la situation de ceux qui sollicitent l’entrée à un pays particulier comme une situation typique de domination arbitraire : la personne qui demande l’entrée est livrée au bon vouloir et à la bonne grâce d’une puissance étrangère, qui décide de manière arbitraire de questions essentielles à une vie humaine.

Toute la question est donc de savoir s’il est légitime intellectuellement de décrocher un concept comme celui de non-domination de son cadre initial largement national, pour prôner une politique de l’immigration radicale, ou bien si ce faisant on trahit la cohérence du cadre de pensée néo-républicain. Christian Nadeau, qui pose explicitement la question du rapport entre républicanisme et immigration, refuse par principe une attitude comme celle d’un Joseph Carens s’insurgeant contre l’arbitraire des frontières :

Selon la perspective républicaine adoptée ici, une telle remise en cause des prérogatives de l’État n’est pas acceptable. La raison ne tient pas à une valeur intrinsèque accordée à l’État (ce que personne ne défendrait, pas même un républicain de droite), mais à l’idée selon laquelle l’individu n’est jamais isolé et toute action le concernant touche nécessairement la sphère de liberté d’autrui. […] Il faut donc s’intéresser aux arguments contre l’ouverture des frontières, notamment ceux selon lesquels l’identité d’un groupe pourrait être remise en cause par l’ouverture des frontières[17].

Est-il possible d’utiliser le concept de « non-domination » sur le plan de la justice migratoire pour aller au-delà des relations « État-État » que Philip Pettit envisage[18] ? Est-il légitime, lorsqu’on traite de justice internationale, de faire remonter l’analyse de la domination sur la personne des États plutôt que des personnes individuelles ?

C’est ici qu’entre en jeu la deuxième hypothèse mentionnée au début de la section précédente. Certains courants de la pensée néo-républicaine proposent d’appliquer l’idéal de non-domination aux relations entre individus au-delà de la communauté politique formée par l’État-nation et argumentent donc en faveur d’une conception républicaine du cosmopolitisme. James Bohman ou Cécile Laborde, par exemple, développent une argumentation de ce type, non pas spécifiquement sur la question des migrations, mais plus généralement sur la question de la justice mondiale, dans un contexte d’inter-dépendance toujours plus sensible des citoyens du globe.

Ainsi, James Bohman, dans des textes comme Democracy Across Borders ou encore « Republican Cosmopolitanism » s’efforce-t-il d’extraire l’idéal de non-domination du cadre étatique pour l’appliquer au contraire aux relations de justice mondiale :

Si nous voulons être fidèles à notre engagement tant à l’égard des droits que de la démocratie, alors nous devons nous engager à établir une communauté politique internationale, exigée aussi bien par les droits de l’homme comme droits politiques, que par les droits politiques comme droits de l’homme. Le républicanisme nous dit que nous ne pouvons pas instituer ces normes sans une communauté politique adéquatement organisée. Le républicanisme cosmopolitique ajouter que, dans les conditions de la mondialisation, la liberté de la tyrannie et de la domination ne peut pas être atteinte sans étendre nos idéaux politiques de démocratie, de communauté et d’appartenance[19].

La démarche est claire : elle consiste à prendre acte des conditions de justice nouvelles posées par la mondialisation pour demander de considérer d’autres niveaux pertinents d’appartenance politique que le seul modèle de l’État-nation.

C’est une motivation similaire qui anime Cécile Laborde lorsque, dans un texte comme « Republicanism and Global Justice: A Sketch », elle s’efforce d’appliquer l’outillage conceptuel républicain aux questions de la pauvreté et des inégalités mondiales. Le mouvement argumentatif est semblable : il consiste à faire du concept de « non-domination » le gond essentiel sur lequel faire tourner la pensée républicaine, en abandonnant cet autre gond que peut être le cadre national. Cécile Laborde résume ainsi son intention : « ma thèse est que les républicains ont de bonnes raisons d’essayer d’atténuer les inégalités mondiales qui sont au fondement de ce que j’appelle une domination fondée sur la privation de capabilités » [20].

Cécile Laborde et James Bohman proposent ici une démarche dont l’objet est la justice mondiale en général. Ils ont d’abord en vue le problème de la pauvreté, et des inégalités dans le monde, qui sont d’ailleurs les mêmes questions qui ont initialement motivé des auteurs comme Beitz ou Pogge à élargir le cadre rawlsien.

Supposons qu’il soit effectivement possible de rester fidèle à l’idéal républicain tout en effectuant cet élargissement. Comment alors appliquer cette lecture cosmopolitique de l’idéal républicain de non-domination à la question plus spécifique de la politique migratoire (c’est-à-dire à la fois à la question de savoir quels sont les critères légitimes pour accepter ou refuser la demande d’entrée sur le territoire national ; et à la question de savoir quel est la juste manière de traiter les migrants une fois qu’ils sont entrés) ? Comment conserver à la fois la force du concept de non-domination tout en restant fidèle à l’attention républicaine portée à la force des institutions politiques qui créent des liens de dépendance politique réciproques, et non arbitraires ?

La proposition théorique reste à creuser. Mais elle trouve sans doute sa voie la plus féconde dans une réflexion autour des concepts de « voix » et de constitution d’une communauté. En effet, si la politique migratoire est un cas assez caractéristique domination politique, c’est d’abord en raison du décalage considérable entre ceux qui font la loi d’une part, ceux sur qui elle s’applique de l’autre. Pour le moment, les citoyens nationaux, par l’intermédiaire de leurs représentants, définissent une politique migratoire qui va essentiellement s’appliquer sur des individus qui n’ont pas été entendus. C’est un cas exemplaire où la voix de ceux qui subissent une politique donnée n’est tout simplement pas prise en compte et est même évincée institutionnellement. Pour considérer qu’il s’agit bien d’un cas de domination dans le sens républicain du terme, il faudrait pouvoir dessiner sur ce point une communauté de destin qui, pour le moment, n’existe pas encore.

La démarche esquissée par ces quelques lignes, on le voit, ne consiste pas nécessairement à aller dans l’utopie d’un super-État ou d’un monde sans État (utopie que Philip Pettit semble particulièrement redouter et qui semble lui donner l’argument majeur pour développer une ligne politique qu’il juge « réaliste »). Elle consiste à considérer qu’il peut exister différentes échelles de communautés politiques pertinentes : le travail, encore en gestation, qui se présente à une pensée républicaine sur la question migratoire, consiste d’abord à trouver les bons modes de représentation d’un certain type de voix politique[21].

Conclusion

 

La vivacité des débats contemporains, au sein même du néo-républicanisme, en atteste : l’idéal de non-domination offre un instrument séduisant pour parler des enjeux de justice non seulement au sein de la communauté nationale des citoyens, mais dans un contexte mondial. L’ambiguïté demeure cependant entre ceux qui proposent d’appliquer l’idéal de non-domination à l’échelle des États, et ceux qui considèrent qu’il s’applique d’abord et avant tout aux individus, que ceux-ci fassent partie du même État-nation ou non. Ambiguïté qui indique aussitôt l’enjeu profond, qui est celui du statut qu’il convient d’accorder à l’État-nation : faut-il, à l’instar de Philip Pettit, raisonner dans le cadre de l’État-nation par souci de réalisme ? Ou convient-il plutôt, comme James Bohman, critiquer le discours romantique de l’État-nation pour aller vers une conception plus radicale de l’idéal de non-domination pour les questions d’immigration ?

Cette dernière attitude semble plus séduisante, parce qu’il semble effectivement difficile de décrire la situation des migrants qui demandent à entrer sur un territoire autrement que comme une situation paradigmatique de « domination ». Mais pour se constituer en alternative théorique crédible, capable de rivaliser avec l’attitude lucide qu’illustre par exemple Stephen Macedo, cette lecture doit réussir à décliner précisément les niveaux de communauté politique que nous pourrions construire, à la fois en-delà et au-delà de l’État-nation, pour mieux prendre en compte ces voix des migrants dans le processus politique qui dessine les politiques migratoire



[1]   Voir par exemple, Martha Nussbaum, Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge, Harvard University Press, 2006.

[2]    Un très bel exemple de ces ambiguïtés publiques est le malentendu qui entoure la phrase de Michel Rocard : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde, mais elle doit en prendre justement sa part », dont la signification est purement et simplement renversée par une citation tronquée après le premier membre de phrase.

[3]    Pettit P., « Why and How Philosophy Matters », dans Robert E. Goodin & Ch. Tilly (dir.), Oxford Handbook of Contextual Philosophy Studies, Oxford, Oxford University Press, 2006, p. 35 (« Philosophy is an attempt to think explicitly and rationally about matters on which one cannot help but have implicit commitments »).

[4]    Pettit P., Républicanisme (1997), trad. P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004, p. 365.

[5]    Idem, p. 323.

[6]    Ibid., p. 160.

[7]    Pettit P., « A Republican Law of People », European Journal of Political Theory, vol. 9, no. 1, p. 70 (« Assuming that states will remain a permanent feature of our world, what is the ideal that we should hold out for the international order? »).

[8]    Laborde C., « Republicanism and Global Justice: a Sketch », European Journal of Political Theory, vol. 9, no. 1, pp. 48-69, 2010, version électronique disponible ici : http://ssrn.com/abstract=1913776. (Voir le premier paragraphe : « Prima facie, republicanism has a blind spot about global justice »).

[9]    Goodin R.E., « What is so Special About our Fellow Countrymen ? », Ethics, vol. 98, no. 4, 1988, pp. 633-686.

[10]  Macedo S., « The Moral Dilemma of U.S. Immigration Policy. Open Borders versus Social Justice ? », dans Swain C.M. (dir.), Debating Immigration, New York, Cambridge University Press, 2007, p. 74 (« We have strong common obligations as fellow citizens because we collectively govern one another »).

[11]  Macedo S., « When and Why Should Liberal Democracy Restrict Immigration? », dans Rogers M. Smith (dir.), Citizenship, Borders, and Human Needs, Philadelphia, University of Pennsylvania, 2011, p. 301 (« Patterns of immigration to the United States in recent decades may have made social justice harder to attain. But can we justifiably seek to shore up social justice at home by excluding from our shores very poor people from abroad in search of a better life ? »).

[12]  Pour une autre défense de ce particularisme moral modéré, voir également Miller D., « Partiality Towards Compatriots », Ethical Theory and Moral Practice, vol. 8, no. 1-2, 2003, pp. 63-81.

[13]  Macedo S., « When and Why Should Liberal Democracy Restrict Immigration », art. cit., p. 371 (« The borders of political societies are morally significant with respect to social justice because principles of social justice are designed to help regulated and justify the relations of participants in systems of collective self-governance »).

[14]  Sur l’importance de cette conception de l’intégration, on pourra voir, pour le contexte français, la position paradigmatique représentée par les travaux de Dominique Schnapper.

[15]  L’expression est de Bohman J., « Cosmopolitan Republicanism », Journal of Political Philosophy, vol.12, no 3, 2004, pp. 336-352.

[16]  Nadeau Ch., « Républicanisme, immigration et design institutionnel », Raisons politiques, vol. 2, no 26, 2007, p. 83 : « La grande majorité des auteurs s’intéressant au problème moral de l’immigration distingue la question de l’obligation d’accueil de celle des conditions pratiques de l’accueil, c’est-à-dire la question d’un éventuel droit à l’immigration de celle des droits dont les migrants peuvent jouir au sein de la société d’accueil après y avoir été admis. Cette scission nous semble une erreur. Il nous semble en effet impossible de penser le problème de l’immigration autrement que dans le cadre d’une théorie non idéale qui nous oblige à prendre en considération l’ampleur des mouvements migratoires et leur impact sur les sociétés d’accueil. »

[17]  Nadeau Ch., « Républicanisme, immigration et design institutionnel », art. cit., p. 87.

[18]  Voir Pettit P., « Republican Law of Peoples », art. cit., p. 83 (« We have been focused on state–state domination »).

[19]  Bohman J., « Republican Cosmopolitanism », art. cit., p. 352 (« If we want to be true to our commitment to both rights and democracy, then we must also be committed to establishing an international political community that is entailed both by human rights as political rights and by political rights as human rights. Republicanism tells us that we cannot institute these norms except in a properly organized political community. Cosmopolitan republicanism adds that under conditions of globalization freedom from tyranny and domination cannot be achieved without extending our political ideals of democracy, community and membership. »).

[20]  Laborde C., « Republicanism and Global Justice: A Sketch », art. cit., p. 1 (« I argue that republicans have good reasons to seek to curb those global inequalities which underpin what I call capability-denying domination. »).

[21]  Sur cette idée, voir aussi Étienne Balibar, « Qu’est-ce qu’une frontière ? », in La crainte des masses, Paris, Galilée, 1996, pp. 371-380: « La question qui se pose est plutôt celle d’un contrôle démocratique à exercer sur les contrôleurs des frontières, c’est-à-dire les Etats ou les institutions supra- nationales elles-mêmes. Elle dépend entièrement de la question de savoir si ceux qui sont d’un côté et de l’autre trouveront finalement des intérêts et un langage commun (donc des idéaux communs). Mais elle dépend aussi de la question de savoir qui se rencontrera sur ces lieux invivables que sont les différentes frontières ».

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Next Article:

0 %