Perceptionune

L’animalité en question (3)

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Jean-sébastien Philippart  

L’animal symbolique

Revenons à nos singes et à nos bêtes curieuses. Le premier recul phénoménologique opéré par le singe confronté à une énigme peut désormais être appréhendé dans les termes suivants :

À ce niveau […] s’effectue […] une sorte d’eidétique hors langage, en ce que le Wesen caisse et le Wesen banane s’inscrivent, en se liant, dans une proto-temporalisation/proto-spatialisation schématique hors langage, c’est-à-dire ‘‘rayonnent’’ comme réminiscences et prémonitions transcendantales d’un schématisme de phénoménalisation […]. (p. 272)

L’eidétique sauvage et hors langage qui tend à ramener l’animal à son appétence est alors mise en question, dans un second recul, à travers une temporalisation /spatialisation schématique de langage. En vertu de ce à quoi nous conduit la description, c’est-à-dire à un phénomène de langage où des Wesen concrets s’inscrivent dans des Wesen formels agencés en rétentions et protentions, il convient dès lors d’avancer que nous nous trouvons là en présence, face aux oiseaux et aux mammifères, d’une authentique conscience animale qui n’est pas le centre d’une autoréflexion, la conscience de la conscience et dont la reconnaissance ne s’empêtre pas ainsi dans les représentations qui tendent à identifier pensée, parole et pouvoir conceptuel. Il convient de le faire d’autant plus que nous échappons, comme par « en-dessous », aux discussions — ayant tous les attraits du savoir qui s’impose de lui-même — d’une philosophie analytique confrontée à l’éthologie, toutes deux réunies sous la bannière des sciences cognitives, la première discipline s’interrogeant sur le bien-fondé qu’il y aurait à vouloir prêter aux animaux des « états mentaux ». Pour une telle philosophie, la question est de savoir comment, par exemple, le sujet peut être capable, étonnamment, de sortir de soi pour atteindre le monde, c’est-à-dire en répondant à des propriétés externes, dotées d’une certaine autonomie, sans que l’explication ne recoure aux « concepts spatiaux » dont l’usage supposerait ce qu’il faut expliquer : l’opposition et la relation dedans-dehors.[1] À l’encontre du sens commun, la philosophie analytique cherche alors à médiatiser des propriétés, des relations et des ensembles qui ne sont définissables qu’en termes purement logiques et trouvent leur attestation dans la psychologie cognitiviste. Pour le phénoménologue cependant, tous ces découpages formels propres à l’ordre logique interviennent « tardivement » eu égard à la genèse architectonique et interviennent comme des sur-déterminations ou sur-codages symboliques — plutôt problématiques en ce qu’ils ne sont pas eux-mêmes interrogés. La pensée scientifique « est conduite quasi naturellement à s’anticiper tautologiquement dans le ‘‘matériau’’ qu’elle prétend expliquer. »[2] Qu’est-ce qui fait, par exemple, que le philosophe analytique peut comprendre logiquement l’espace comme un ensemble de propriétés formelles, c’est-à-dire comme un ensemble déconnecté de la temporalisation même du temps ?

Mais si l’animalité est capable du phénomène de langage, il faut de suite ajouter que le projet de monde que déploie en l’occurrence la conscience du singe observé par Köhler « ne s’autonomise pas en tant qu’il est aussitôt réinvesti de l’appétence pour la banane. » (p. 274) L’absence d’autonomisation est ici capitale parce qu’elle met en jeu a contrario le propre de l’homme en évitant d’amoindrir l’animalité en lui insufflant du manque par contrecoup. Mais pour comprendre l’autonomisation de la conscience, sa signification, il convient de prendre en compte l’intrication, l’une dans l’autre et l’une hors de l’autre, de deux strates. L’autonomisation se base sur le fait que le phénomène de la conscience humaine est en excès par rapport à soi : celle-ci vit du mouvement d’être à soi hors de soi. C’est ce que nous disions plus haut à propos de l’ipséité du langage qui met en question les amorces de sens qu’il aperçoit. Chez l’homme, le langage fait question et court ainsi le risque d’une aventure que l’animal ne connaît pas. On pourrait donc affirmer maintenant que la spécificité de la conscience animale consiste à ne pas avoir le temps de se laisser déborder par une multitude d’orientations transpossibles. Le vide qui sert de pivot à la phase de langage animale est saisi en tant que « lieu » vide, il n’est pas le vide de l’une ou l’autre entre-aperception. À la différence de l’animal éprouvant la découverte d’une énigme et de sa solution, le phénomène de langage humain est le lieu d’un retournement qui engage en tant que tel une toute autre strate. L’homme est en effet un être « pour qui il y a du symbolique » (p. 277) : l’usage du symbolique qu’il a comme celui de l’écriture, par exemple, expliquant l’extraordinaire bond en avant de la maîtrise sur soi du processus civilisationnel, une fois la tradition orale décomposée et recomposée en signes fixes, et face auquel la quasi-immobilité de l’outillage animal à travers le temps ne peut qu’apparaître dérisoire et comme ne répondant pas à la précision d’un savoir-faire institué. De même, si les animaux domestiques, chez qui la possibilité de la domestication est ouverte par des comportements non spécialisés, conservent une sorte de jeunesse face à l’apprentissage dans la mesure même où ces animaux sont domestiqués, on pourrait dire encore que l’homme est un être affecté par le caractère de l’« auto-domestication », de telle sorte que l’être-au-monde ne cesse de se réapproprier par le symbolique.

Que signifie plus précisément cette inscription du symbolique qui est toujours déjà institué et ne compte rien de phénoménologique, au champ phénoménologique tout en n’y demeurant pas ? Cela revient à admettre qu’il y a du phénoménologique transposé en symbolique. La transposition en question tient à l’excès du phénomène de langage sur lui-même, avons-nous déjà dit. En effet, « si tous les Wesen sont habités par des essences formelles dans la phase de langage, il n’empêche que toutes les essences formelles de langage ne s’incarnent pas nécessairement en telle phase de langage, dans des Wesen » (p. 170) En d’autres termes, les « signes » phénoménologiques (cf. Ibid.) (les « Wesen ») de la phase de langage qui remanient les essences formelles (elles-mêmes incarnant des Wesen concrets agencés en phénomènes-de-monde) sont eux-mêmes travaillés « à distance » par des essences formelles non-incarnées qui ne « tombent pas juste » (p. 173) avec le déploiement des signes et renvoient à des phénomènes-de-monde « tombant en dehors » de la phase de présence.

Entre les Wesen et les essences formelles, il y a des ‘‘blancs’’ suscités, à l’intérieur de la phase de langage, par les essences formelles de langage ‘‘en blanc’’ résultant de la réflexion transcendantale [la réflexivité aveugle du langage] […]. (Ibid.)

Ce déphasage du langage par rapport à lui-même, « tel que le sens non-incarné en Wesen paraît comme non-sens par rapport au sens qui y est incarné » (Ibid.), est « la matrice phénoménologique du lieu où les linguistes viendront hypostasier la langue » (p. 172) en ce que les trous ou les blancs dans la phase de langage vont susciter à leur tour la capture symbolique de certains signes phénoménologiques. Le schéma de la transposition qui nous occupe pourrait être le suivant : [signes / essence formelle (entre-aperception vide) / phénomène-de-monde] transposés respectivement en [signifiants / sujet (entre les signifiants, trace (du désir) de l’Autre) / Autre]. Détaillons un peu. La capture qui se fait depuis l’institution symbolique consiste en un marquage des signes en « signifiants ». Les signes transposés en signifiants, décrochés de leur inscription en langage incarnant originairement des phénomènes-de-monde (élargis), ne paraissent plus que comme signes accentués d’un sens qui leur échappe, faisant signe non pas vers l’absence inhérente aux phénomènes-de-monde, mais vers un autre monde, un arrière-monde, « le lieu de l’Autre » (p. 174). Si le vide entre les signes provoque leur aspiration dans une capture symbolique qui les investit, les découpe en signifiants, c’est que dans le même geste l’institution symbolique transpose le dépassement des phénomènes-de-monde — dont le travail « à distance » des essences formelles non-incarnées sur les signes porte la traceen marquage « à distance » de l’Autre en tant que (pseudo-)transcendance qui engendre du (pseudo-)langage « depuis un lieu qui n’est pas celui de la conscience » (p. 149). Par une illusion d’optique, les essences formelles non-incarnées (qui habitent les Wesen) paraissent se condenser sur des signes en les surdéterminant comme signes de ce qui n’a pas eu lieu, de ce qui n’arrive pas à être signifié, comme signes du non-sens. Le vide ramassé en « coins de vide » (p. 189) qui polarise certains Wesen fait flèche de tout bois : il assoie les structures de la métaphore et de la métonymie (qui prennent la partie pour le tout et instituent le monde des choses données). « Cette surdétermination (symbolique) est […] telle que le signe, le Wesen de langage […] considéré comme signe du sens, paraît co-déterminé à distance par ce qui n’est pas lui, à savoir le renvoi diacritique indéfini de signe à signe. » (p. 170) Tout signe n’est désormais signifiant qu’en renvoyant à un système de signifiants. Les signes sont décrochés du champ phénoménologique pour être accroché au champ de l’Autre et le marquage, la trace de l’Autre, « cette téléologie désincarnée » qui apparaît « du sein même de l’institution symbolique déjà en œuvre » (p. 173) mais dont le moment originaire est phénoménologique[3], marque les Wesen de « temps pur » (un temps sans espace) et d’« espace pur » (un espace sans temps). Plus précisément, l’essence formelle (non-incarnée) dont l’essence est de se réfléchir, se condense en une réflexion (vide) du temps pur et de l’espace pur de l’Autre : elle devient « sempiternité d’un instant se répétant dans l’espace pur et enveloppant tout temps » (p. 190). Cette réflexion vide qui se manque « dans un temps pur effondré sur lui-même en instant, et dans un espace pur toujours déjà étoilé ou disséminé en points » (p. 199) constitue « un système d’écarts signifiants » (p. 197). Les signes investis en signifiants se disséminent de la sorte « dans la synchronie sans temps d’une ‘‘structure’’ »   (p. 188), c’est-à-dire d’une structure dont le vide spatial entre les signes, qui fait précisément à titre d’« écart » « effet de structure », est l’effet produit par l’interprétation (symbolique) des essences formelles non-incarnées. Le temps, quant à lui, implose en l’écoulement de l’instant qui n’est que le point de revirement du futur dans le passé, le clignotement entre le passé et le futur qui en est déduit.

L’excès du phénomène de langage se retourne donc en défaut ou en manque. Le système de signifiants assigne alors au sujet sa place de sujet (hors de l’abri du monde) en tant que désir qui ne peut désirer que ce qu’il manque dans le manque. Sujet en tant que manque à être que le jeu des signifiants signifie. Sujet en tant qu’assujetti au signifiant comme (la formule est connue) ce qui le représente pour d’autres signifiants. Pour parler phénoménologiquement, le phénomène de langage en tant que déploiement d’une aventure se retrouve, au niveau de l’existentialité symbolique, bloquée, coincée par une téléologie désincarnée « où le non-sens lui-même paraît comme imminence de sens, c’est-à-dire comme projet-de-monde avorté, et ce, incessamment, dans l’automatisme de répétition. » (p. 168) Ainsi, ce n’est pas un moi qui parle ou interprète, c’est la parole qui parle et interprète son interprétation[4] et soumet le sujet à l’automatisme de répétition, en ce que celui-ci est livré à la fatalité du non-sens dans l’instant qui se perd au moment même de son apparition, dans l’instantéité d’une réflexion manquée, qui se répète incessamment de ne pas avoir le temps d’avoir lieu. Sujet de l’inconscient qui ne réalise pas ce qui le dépasse (mais dont le manque s’origine dans la phase de présence inassignable, partant dans l’inconscient phénoménologique duquel le non-lieu archaïque est transposé symboliquement). Le (pseudo-)langage de l’Autre qui paraît comme cause signifiante du sujet trame ainsi le destin du névrosé. Les Wesen qui ont perdu leur teneur phénoménologique deviennent, autrement dit, « des sortes de ‘‘signaux’’ ou de ‘‘stimuli’’ pour le désir, qui est désir de l’Autre » (p. 186). Cette logique en laquelle le comportement humain est enchaîné par le mécanisme de répétition aveugle fait donc de l’homme un animal symbolique. De fait, d’un côté de la ligne tracée aveuglément par le symbolique, le sujet, à titre de cause inactive (hors monde), ne cesse de mobiliser la dissémination des signifiants, de l’autre, le sujet ne cesse d’être l’effet d’un signifiant auquel a renvoyé un signifiant. Comme animal symbolique, le sujet de l’inconscient est capturé par son désir et par ce qui y répond en n’y répondant pas. La capture symbolique détermine à son niveau une capture comportementale qui se monnaie, pour le moins dès lors, en automatisme de répétition névrotique. (Rien n’empêche réellement, à ce niveau de description, la flambée du sujet en psychose ; rien n’empêche, tant que l’on demeure rivé à l’ordre symbolique, que l’Autre signifie aveuglément au sujet sa propre mort.)[5]

L’institution symbolique ne se réduit naturellement pas à l’institution de la psychanalyse — ou du sujet transcendantal dont la pensée extraite du monde n’apparaît plus que comme dispositif marquant le matériel sensible d’un temps et d’un espace a priori, — matériel sensible dont les échappées trahissent l’enchevêtrement confus de l’Autre dans le Même —, et dispositif appuyant une manipulation conceptuelle telle que du sens paraissant saturé est su sans être questionné, comme un savoir mort sans réflexion. L’institution symbolique est tout aussi bien encore l’institution de notre fonctionnement lorsque nous prenons le métro ou roulons en voiture, lorsque nous sommes pris dans la vie sociale « comme les acteurs symboliques d’une ‘‘partie’’ symbolique dont les règles sont […] symboliquement instituées et globalement inconscientes. »[6] Il convient de ne pas oublier non plus tout le champ symbolique, ignorant la philosophie, ignoré par la psychanalyse, du somatique ou du biologique qui, parallèlement à l’Autre agissant à titre de  batterie de signifiants, étudie le siège de la « pensée » « comme un dispositif extraordinairement complexe, non seulement d’enregistrement, de stockage et de traitement de signaux venus soit de l’extérieur de l’entité objective ‘‘corps’’, soit de l’intérieur, mais encore d’émission de signaux plus ou moins élaborés en réponse aux diverses situations signalétiques rencontrées. »[7] En bref, le champ symbolique recouvre une dissémination de « langages » qui s’ignorent les uns les autres (puisqu’ils sont pris en réseau sans qu’il y ait véritablement de contact entre eux), telle que toute volonté de médiation entre les uns et les autres, pour les besoins de la cause, ne peut donner lieu qu’à un échec qui s’ignore. Les points d’entrée sont nécessairement multiples et l’éclatement des institutions symboliques paraît « en écho de la phénoménalité qui les fait vivre. »[8] Tout découpage symbolique ne peut se donner que comme coextensif d’autres découpages dont le caractère obscur ou contingent (en vertu de l’impossibilité à se saisir d’une référence objective dans l’enchevêtrement des découpages) est cela même qui provoque l’intention (logique) d’éclaircir les choses de manière systématique (c’est-à-dire dans la précipitation), ce qui, pour la même raison, ne peut jamais se faire qu’après coup, c’est-à-dire dans l’illusion d’une auto-fondation. Illusion elle-même en écho d’une illusion transcendantale, c’est-à-dire enracinée dans la phénoménalité, mais nous nous écartons là de notre sujet…

Si l’homme, cet animal symbolique, souffre d’un inconscient qui le soumet à une mécanique aveugle de déclenchement, il n’en demeure donc pas moins pourvu de liberté phénoménologique. Car à s’alimenter du champ phénoménologique, le champ symbolique en porte la trace. Dans la mesure même où l’épreuve du sens est retournée contre soi dans une surdétermination qui la double, elle est en mesure de revenir à soi en rusant avec son inscription codifiée, en réinscrivant les vides en elle de manière à ce qu’ils ne se condensent pas, en revenant sur ce qui paraît déterminé comme n’étant pas le plus approprié. L’institution symbolique n’est pas ipso facto obnubilée par elle-même dans ce qui serait un renoncement non questionné à sa mise en question et une programmation qui nous rendrait incapables de paroles à propos de ce que nous cherchons précisément à dire.

Il suffit de le remarquer pour s’en rendre compte que le génie humain a précisément été de donner lieu à des institutions symboliques qui se réfléchissent en elles-mêmes par l’ouverture à la possibilité de la non-tautologie, à l’indéterminé, à l’énigme ou au mystère : cela, autant dans le champ du politique (l’institution de la démocratie où la question du vivre ensemble des hommes devient une question à débattre indéfiniment), de la pensée (l’institution de la philosophie où le sens, pareillement, s’ouvre comme un inépuisable et un immaîtrisable, l’institution de la science moderne, c’est-à-dire de la physique, où le ‘‘réel’’ se dégage de l’impossibilité de le faire entrer entièrement dans ce qui ne serait que la tautologie hypothético-déductive du logico-mathémathique) […]. (p. 372)

IV. Conclusion

S’il est vrai que l’éthique est éveil à soi par la souffrance de l’autre, la phénoménologie richirienne dialoguant avec l’éthologie qui observe des comportements exploratoires (ou de curiosités) chez les vertébrés supérieurs, les oiseaux, les mammifères ainsi que chez certains reptiles et poissons, peut apparaître comme une chance pour la « cause » animale en ce qu’elle rend compte en toute rigueur d’une esthétique élémentaire de la conscience animale qui a le temps (et l’espace) de souffrir comme il a le temps (et l’espace) de jouir. Grâce à Richir, nous sortons de l’aporie straussienne (corrélative au champ symbolique et héritée de Husserl) de l’être-en-transition qui est un flux qui ne s’écoule pas, un « lieu » de changement et un « lieu » de permanence. Le mouvement de la conscience animale — que le premier Merleau-Ponty nomme « structure du comportement » — a en effet le caractère inassignable d’une présence qui est tout autant un recul en soi qu’un accès à la phénoménalité, « tout autant un retrait dans l’intérieur qu’une avancée vers l’extérieur »[9]. Conscience éveillée par l’énigmatique phénoménalité qu’elle articule dans un style infigurable que nous pouvons comprendre spontanément. Lorsque je regarde mon chat, une présence rencontre une autre présence comme une autre version « de la même énigme, qui est celle de l’ipséité. Énigme que je ne tiens pas seul pour moi-même, mais que je partage, et dont le partage, loin de me menacer, m’agrandit. »[10]

Quelques mots d’explications encore, qui reprennent nos « acquis ». La rencontre entre deux mouvements se déployant est l’accord d’un style infigurable avec un autre style infigurable, non pas en tant que le corps de l’autre serait l’indice d’une intériorité imprenable et ferait que nous partagerions le même monde, mais plus archaïquement en tant que le partage est corrélatif à l’indétermination elle-même de l’ipséité dont le déphasage fait que le mouvement de l’un peut démanger le mouvement de l’autre. Un accord qui n’est cependant pas confusion, dans le sens où l’accueil de l’autre infigurabilité éveille à une individuation primordiale et mutuelle qui nous « agrandit » (l’élargissement propre à l’ipséité). Le regard humain assigne le regard animal comme un autre « ici absolu » qui sent l’« ici absolu »[11] du regard humain. Le sentir est ici une temporalisation/spatialisation en langage qui fait écho à la transpassabilité en accueillant « à distance », sans se quitter, un dehors qui s’ébauche (l’avancée), de telle sorte que celui-ci agit en elle à titre du dedans de l’autre (le retrait). Le regard est éveillé à soi comme déploiement de sens par un autre regard qui n’est pas regardé comme un objet figuré mais est senti « comme jetant son regard depuis un là-bas (autre ici absolu) en déphasage par rapport à l’ici absolu du regard qui s’éveille »[12]. J’aperçois là-bas ce que je ne saisis pas d’avance, ce qui d’ores et déjà se transforme et me transforme de la même manière qu’il m’aperçoit comme un autre qui le transforme de se transformer. En d’autres termes, le sentir de l’autre qui passe dans le sentir anime celui-ci comme contact de soi à soi touché, accroché « à distance » par un autre qu’il touche « à distance ». Le rapport à soi du sentir dans l’écart de soi à soi (comme déploiement de sens) se ressent lui-même en tant qu’il se sent en écart et par écart d’un autre sentir qu’il sent passer en lui (sans y réfléchir) et se sent lui-même en écart et par écart.[13] Cette transmissibilité de l’esthétique élémentaire fonde la « compréhension réciproque » entre l’homme et l’animal dont traite Straus, laquelle se dégage du même coup de l’incompréhension toute métaphysique qu’il y aurait à parler d’un langage animal puisque nous sommes en mesure de distinguer entre signes phénoménologiques — appropriés au style de l’animalité —, signifiants et mots.

Mais le sentir entre l’homme et l’animal ne se déploie pas comme ce qui se joue entre moi et autrui. Lorsque je regarde mon chat me regarder, déjà mon regard tend à devenir à lui-même sa propre énigme suscitant l’accomplissement en compréhension de soi qui se double de mots. Déjà le regard de mon chat, quant à lui, n’a pas le temps d’être à lui-même sa propre énigme et s’agite : ses mouvements cherchent dans mes mouvements la clé (une configuration de stimuli correspondante) qui déclenche le comportement l’amenant sur mes genoux se faire caresser ou à sa gamelle.

La phénoménologie richirienne appliquée à l’animal évite ainsi, dans son attention même, de ramener tout comportement à l’existence en général : elle est à même de constituer la base sur laquelle s’instituerait une éthique spécifiquement attentive à l’animalité. Elle permet en effet de penser le lieu de passage entre l’homme et l’animal, c’est-à-dire entre d’une part, le lieu de rencontre entre la liberté (épochè) phénoménologique et l’animalité symbolique, et d’autre part, le lieu de rencontre entre l’épochè (liberté) phénoménologique et la capture comportementale instinctive. Un passage tel que ce qui ne passe pas de l’animalité n’apparaît pas comme ce qu’il lui manque pour être un homme. Repenser la vie animale constitue donc une aventure rendue possible par la substitution de l’opposition phénoménologique-symbolique à l’opposition classique nature-culture qui n’est jamais qu’une pseudo-opposition puisque la nature paraîtra toujours déjà comme un découpage culturel.

Si par la curiosité, le jeu, l’inquiétude, l’animalité excède l’animalité et déjoue par là toute intégration à la métaphysique, qu’en est-il cependant de l’animal sauvage en tant que tel et de ces animaux dont la vie en groupe ne passe pas par la « reconnaissance » individuelle entre individus ? La question ne se pose pas du fait de la faible distension du « sujet » de l’appétence, mais elle s’impose en fin de compte parce que, le lecteur qui nous suit l’aura finalement compris, la solidité des analyses heideggériennes s’avère corrélative au champ symbolique. Le noyau heideggérien qui nous a semblé évident représente après coup, si l’on réfléchit bien, en ayant à l’esprit l’esprit de notre intermède, une équivoque intenable phénoménologiquement, à savoir « un schématisme auto-coïncidant »[14], un déphasage sans déphasage, transparent pour l’intelligence. Autrement dit, Heidegger ne décrit pas l’animalité comme telle mais saisit la nature qu’il découpe en l’animal, nature « qui est un Gestell […], un ‘‘dispositif’’ réglant l’organisme en ses capacités et en la différance aveugle [l’entre-deux sans espace et sans temps]  de ses poussées, au sein d’une sorte de ‘‘technique’’ aveugle » (p. 278). A ce titre, imputer à Heidegger comme le fait Bailey le geste d’une réduction au biologique est juste, à condition d’y voir plus que la substitution du tropistique au taxique dans une vie abstraite du monde institué, le glissement d’un ensemble d’observations fines qui se croisent et se recroisent à une conceptualisation. De la même manière « [il] faut […] être attentif, écrit Richir à propos de l’éthologie, au saut interprétatif qu’il y a entre l’observation méthodique, en elle-même incontestable, des comportements des animaux sauvages, et le ‘‘modèle’’ qui est proposé pour leur compréhension, pour leur subsomption dans un schéma unique, censé être explicatif d’autre part. »[15]

Nous comprenons alors mieux l’hésitation, pour le coup toute philosophique, de Heidegger face à ce qu’il appréhende probablement et confusément, sous les apparents scrupules à parler de « pauvreté en monde », comme le retour à son insu d’une machinerie automatique « dont l’unité est toute sur le cercle où s’emboîtent comportements et environnement. »[16] Ce qui aura dû frapper l’observateur est transposé en une Gestaltung (« forme » du comportement) qui introduit le sujet en biologie et dont l’interaction simultanée de l’organisme et son milieu court-circuite elle-même le moment du sens ayant le temps et l’espace de se faire, d’éclore comme un dedans vu du dehors (par un autre dedans vu du dehors). Mais la pensée de Heidegger qui se sait, plus ou moins clairement, partielle et partiale, et qui aurait dû, en toute rigueur phénoménologique, procéder à une contre-transposition de la transposition symbolique, s’en tient à une mise en cause épistémologique de l’objet posé. Lorsqu’il nous dit, toujours dans le cadre de ses scrupules (cité supra), que loin d’être inférieur, « la vie est un domaine qui a une richesse d’ouverture telle que le monde humain ne la connaît peut-être pas du tout », sans doute pressent-il ce que sa conception du langage ne lui permet pas d’entrevoir : une affectivité des profondeurs, comme le battement d’aile d’une libellule, qui improvise sans attendre personne. Par contre, si nous nous rendons attentifs cette fois au style de Heidegger, par-delà les résultats de sa réflexion qu’il faut interroger, nous pouvons sentir comme l’effet d’une trace des profondeurs qui nous accroche au mouvement même de ce qui fait question. Dans la verbalité du ton employé de l’œuvre résonne, comme par en-dessous du positionnement de l’essence intemporelle qui souffre d’une intelligibilité sans surcroit, l’écho d’un devenir, d’un enchaînement de transformations qui serait peut-être le devenir animal dont le caractère éminemment processuel serait la trace de l’évanescence toujours revenante dans l’abîme sauvage (entre la passé et le futur transcendantaux). Autrement dit, le fait que l’animal sauvage épuise, éthologiquement parlant, toutes ses capacités dans le comportement qu’il est en train d’accomplir, recouvrirait peut-être, c’est-à-dire partiellement, une profondeur inouïe dont la potentialité susciterait la souffrance du ne-pas-aller-de-soi de l’évidence. « Les animaux sont des êtres sans profondeur, écrit justement Alain Cugno, parce qu’ils sont [peut-être] la profondeur du monde »[17].

C’est dire qu’en plus d’une éthique touchée par l’animal qui ne serait pas seulement conditionnée par une conception de la souffrance émise et traitée par un système nerveux qu’une analyse attentive (dans la trace de l’énigme) pourrait appréhender en tant que cause nécessaire mais pas suffisante, il revient à notre modernité de devoir repenser l’animal sauvage institué fatalement comme l’Autre que nous sommes destinés à manquer. Car c’est là la tâche de toute pensée véritable qui « réside dans cette exigence de droit, impossible à satisfaire en fait, de s’abstenir de toute présupposition, de refuser d’acquiescer tout simplement au donné, de remonter incessamment vers ce lieu critique où la pensée peut au moins se surprendre en suspendant son accomplissement, qui ne serait que tautologie. »[18] Dans l’inconfort du déphasage entre le droit et le fait, au carrefour du phénoménologique et du symbolique, la conscience est à même de continuer patiemment à faire ce qu’elle dit, fût-ce par un certain style qui porte en creux quelques traces de ce qui n’aura fait que passer et n’aura jamais le temps d’éclore à la conscience, à distance de l’académisme, des modes intellectuelles et des (im)postures attendues…


[1] Cf. Joëlle PROUST, « L’animal intentionnel », in Terrain, n° 34, « Les animaux pensent-ils ? », Site Internet, mars 2000, Disponible sur : http://terrain.revues.org/944

[2] M. RICHIR, « Le problème de l’incarnation en phénoménologie », in Michel-Pierre HAROCHE (sous la direction de), L’âme et le corps, Philosophie et psychiatrie, Paris, Plon, 1990, p. 164.

[3] C’est dire que le phénoménologique constitue l’origine (du point de vue architectonique) et non le commencement de l’institution symbolique, laquelle, par définition, se donne toujours « d’un seul coup, en l’absence [précisément] de sa propre origine ». (Idem, Méditations phénoménologiques, p. 15.)

[4] Il faut prendre garde au fait que le système des signifiants ne correspond pas au discours articulé par les mots — le jeu des signifiants n’est pas le jeu de mots —, mais constitue la signifiance symbolique (pseudo-réflexion transcendantale) qui se joue précisément entre les mots ou les lignes, interfère dans le vouloir-dire institué par la communauté linguistique. En tant que contrepoint du discours, la signifiance est en quelque sorte au vouloir-dire ce que l’harmonique des essences formelles est à la conscience phénoménologique. Les écarts du pseudo-langage mettent ainsi en contact la structure de la langue qui articule une partie des signifiants en mots avec l’expression éclatée et plus ancienne des signifiants.

[5] Quant au symbolique qui s’alimente du phénoménologique, une rencontre autre que celle de l’Autre actionnant à l’aveugle le désir du sujet en tant que manque (qui manque aveuglément ce qu’il désire) est possible. Elle signifie que le moi reconquière sa liberté phénoménologique, en pratiquant l’épochè de ses signifiants, de telle sorte que l’Autre devienne la figure incarnée de l’énigme (des phénomènes-de-monde) et institue « à distance » un sujet porteur de l’énigme en sa phénoménalité, une mêmeté irréductible à l’altérité de l’Autre « qui incarne l’Autre en moi et les autres » (Idem,  « Le problème de l’incarnation en phénoménologie », p. 182). Dans cette rencontre heureuse, le sujet comme figure incarnée de l’énigme, vit sa propre vie et ne risque pas à tout instant de passer dans la « vie » désincarnée de l’Autre où la mort s’actionne à l’aveugle.

[6] Ibid., p. 167.

[7] Ibid., p. 164.

[8] Idem, Méditations phénoménologiques, p. 21.

[9] Idem, « Le problème de l’incarnation en phénoménologie », p. 179.

[10] Ibid., p. 184.

[11] Cf. Idem, Fragments phénoménologiques sur le temps et l’espace, p. 269.

[12] Ibid., p. 318.

[13] Ce qui veut dire que l’écart interne à la conscience, le en-vue-de-soi, est corrélatif de la rencontre avec les phénomènes-de-monde et de la rencontre avec une autre version de la rencontre avec les phénomènes-de-monde.

[14] Cf. F. FORESTIER, Le Réel et le Transcendental, Op. cit., p. 242.

[15] M. RICHIR, « Les animaux et les dieux », in Champ Psychosomatique, n° 4, 1995, p. 71.

[16] Ibid., p. 70.

[17] Alain CUGNO cité par F. FORESTIER, in « Alain Cugno : la libellule et  le philosophe » (compte rendu), in Actu-philosophia, Site Internet, 20 mai 2011, Disponible sur :

http://www.actu-philosophia.com/spip.php?article303, note 10.

[18] M. RICHIR, « Lieu et non-lieux de la philosophie », in Autrement, n° 102, « A quoi pensent les philosophes », novembre 1988, p. 21.

1 Comment

  1. J’étais obligé de commenter. Parfaitement écrit!

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