Histoire des idées

Le mythe de l’anneau de Gygès et la nécessité de l’interprétation (2)

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Par Marie-des-Neiges Ruffo

Dans cet article nous allons développer plus en détail l’activité interprétative nécessaire pour éclairer ces deux versions du mythe et pour saisir le travail interprétatif qui doit être le nôtre si nous voulons comprendre comment le mythe et la philosophie peuvent être liés. Glaucon est persuadé que la vie juste est la meilleure et il veut savoir ce qu’il convient de faire pour y parvenir. Howland nous dit que cette « connaissance de l’intérieur » ne peut être atteinte que par le biais d’un acte d’imagination; « elle <cette connaissance> est accessible seulement au moyen d’une histoire [1]». C’est la narration de ce mythe qui conduit à la narration ultérieure de la Callipolis pour découvrir la puissance de la justice dans l’âme. Il y a plusieurs choses à interpréter, nous en avons déjà évoqué une; Socrate interprète le discours de Glaucon, non pas d’abord sur ce qu’il contient, mais en rapport avec ce qu’il connaît de Glaucon, il interprète la position défendue par Glaucon comme une ironie. Howland voit dans l’interprétation de ce comportement par Socrate une compréhension « de l’intérieur ». Et pourtant Socrate n’a pas accès à cet intérieur, alors comment cela se peut-il ?

Source : Fromoldbooks.org

Source : Fromoldbooks.org

Socrate, grâce à son expérience, à sa connaissance préalable du caractère des deux frères, connaissance qu’il a pu tirer de leurs actions, discours, comportements, etc. peut comprendre ce que pense véritablement Glaucon. C’est parce que Socrate a « lu », selon l’expression de Howland, « dans leurs discours et leurs actes », et cette lecture requiert une interprétation. « La nécessité d’une telle inférence du visible à l’invisible est la prémisse fondamentale de l’analogie entre l’âme et la cité [2]». Autrement dit, si l’on veut pouvoir comprendre ce que Socrate veut nous dire du juste, il faut que nous puissions interpréter ce qu’il nous dit, pour comprendre cette analogie. Il passe par un mythe parce que, tout comme pour les pensées véritables de Glaucon, nous n’avons pas d’accès direct à l’âme, si l’on postule déjà qu’elle existe.

L’analogie entre la cité et l’âme doit être interprétée dans cette optique de la précompréhension de soi-même, qui conditionne toute connaissance. Son élaboration obéit d’abord au besoin de la narration, le mythe de Gygès nécessitant une réponse. Les différents éléments constitutifs de la Cité surgissent des désirs exprimés par les personnages. Voilà pourquoi, souligne Howland, la première cité, la cité saine, où la vie est considérée comme trop austère par ses auditeurs, sera abandonnée par Socrate suite à leurs revendications de plus de confort. Socrate construit la cité, elle n’est pas « toute faite », parce que «Socrate envisage la lecture des lettres de la cité[3] comme une interprétation contextuelle du processus d’écriture des dites lettres[4] ». C’est lorsque les personnages s’expriment pour construire la cité qu’ils mettent à jour l’âme de l’homme juste, et surtout la leur. La Cité est « enracinée dans l’âme » selon l’expression de Howland. Cette cité a été imaginée de telle manière parce qu’elle est le résultat d’un besoin de justice manifesté par Glaucon. Elle relève du muthos, de la narration, elle n’est pas réelle au sens où elle n’a pas d’existence en dehors de l’esprit qui la pense, l’imagine et l’envisage. Mais c’est sa construction qui permet de découvrir l’âme juste, par analogie. Son récit fait donc partie intégrante de la démarche philosophique de recherche de la justice, et c’est l’interprétation qui nous l’apprend.

Parce que Glaucon n’est pas persuadé par son réquisitoire en faveur de l’injustice, on peut comprendre qu’il a soif de justice, il veut savoir ce qu’elle est. Mais pour avoir soif de quelque chose il faut en avoir une certaine précompréhension. C’est pourquoi une définition comme celle de Thrasymaque ne lui convient pas, parce qu’elle ne répond pas à son attente, à l’idée qu’il se fait de la justice. C’est cette précompréhension de la justice qui est mise en lumière dans la rédaction de la Callipolis, qui peut ensuite être interprétée pour nous donner accès à la lecture des petites lettres de l’âme, lecture qui n’aurait pas été possible sans passer par le mythe. Cette lecture des petites lettres constitue le logos que nous cherchions, la réponse à la question de Glaucon, qui voulait connaître la puissance de la justice dans l’âme. « Le logos de La République n’est accessible qu’à travers le muthos [5]», ce qui nous éclaire sur la réponse à apporter à notre question, si oui ou non on peut philosopher et raconter une histoire. Pour Howland, si l’on veut avoir accès à l’intérieur des choses, nous ne pouvons passer que par le mythe. Philosopher sur les puissances présentes en l’âme serait alors impossible sans cela.

Si l’on suit l’interprétation des mythes de Gygès par Howland, un homme juste serait un homme capable d’appliquer l’adage « ne fait pas à autrui ce que tu n’aimerais pas qu’on te fasse ». Cette capacité de projection, de s’imaginer être à la place d’autrui, c’est ce que nous faisons chaque fois que nous quittons la surface des choses et que nous essayons de comprendre quelque chose de l’intérieur. Par exemple lorsque nous lisons un récit, et même, quel que soit le sujet, lorsque un interlocuteur nous parle. Nous interprétons toujours ce qu’autrui nous dit, non pas selon le sens qu’il donne à ses paroles, mais suivant le sens que nous imaginons qu’il donne à son discours. Et bien entendu ce sens est toujours hypothétique. Cette capacité d’imagination interprétative est plus générale que la seule capacité de comprendre un récit, nous y faisons appel à chaque fois que nous avons affaire à autrui et à son discours.

Ces mythes nous ont renseignés, à partir d’un point de vue négatif, sur un aspect de la justice; « la justice implique la faculté de saisir ce qui est nécessaire et ce qui convient à la lumière de ce qui est vu[6] », la sympathie, l’empathie, nous permettent de voir ce qui peut relever de la justice ou de l’injustice dans nos actions. Cependant, « les mythes n’articulent pas la structure, ou si l’on préfère, l’idée de justice qui doit discipliner et informer l’esprit doué de sympathie [7]». Selon Howland, ces mythes permettent de comprendre le type de démarche accompli par Socrate, ce qu’il appelle « le tour d’esprit qui produit la justice[8]».

Ce tour d’esprit nous permet de comprendre comment Platon peut raconter une histoire et philosopher, comment ces deux types de discours, les récits et le discours philosophique, que l’on pourrait croire absolument distincts les uns des autres, peuvent être liés sans que cela nuise à la validité du discours philosophique. Pour Howland, ce « tour d’esprit » « n’est ni simplement poétique, ni simplement philosophique, il est à la fois narratif et interprétatif. Il n’est ni purement mythique ni purement logique, car il implique la coopération de l’imagination et de l’intellect. Et une fois que nous avons compris le caractère indispensable de la narration pour la recherche philosophique, l’opposition putative entre muthos et logos chez Platon cède la place à une distinction plus fondamentale entre diverses manières de penser, les unes se fixant sur la surface des choses, les autres pénétrant dans leur intérieur invisible. [9]».

Selon Howland, la manière dont on parle de sa vie, et dont on comprend celle des autres, se fait à travers une espèce de narration. « L’histoire est la forme dans laquelle nous pensons naturellement ce que nous-mêmes et d’autres faisons et disons[10] ». En effet, si nous nous penchons sur les états d’âme d’autrui, nous nous construisons pour nous même un récit dont autrui est l’objet. L’histoire que nous élaborons nous semble plausible, elle nous rend intelligible le comportement d’autrui. Son comportement visible serait lié à cet invisible que le récit expose. Nous prétendons même comprendre comment autrui réagira dans le futur face à telle ou telle situation. Mais cette interprétation n’est jamais qu‘une interprétation, à travers notre vision personnelle et dont l’exactitude n’est jamais garantie. Puisque nous pensons naturellement ce qui relève de notre âme sous la forme d’un récit, si l’on veut philosopher sur l’homme et tout se qui se rapporte à lui, nous ne pouvons le faire pour Howland que par une narration, celle-ci étant la seule à pouvoir rendre visible l’intérieur de nous même.

Pour arriver au logos de La République, il faut une interprétation du muthos, de ce qui est narré. L’activité interprétative lie ce qui relève du muthos et du logos, car pour Howland l’interprétation est une « capacité qui implique l’imagination en plus de l’intellect et qui nous autorise à la fois à comprendre et à façonner des histoires pleines de sens [11]». La connaissance de l’âme, est une connaissance « de l’intérieur »  à laquelle nous n’aurions pas accès sans un récit. L’histoire représente une expérience de pensée, un moyen de nous projeter dans une situation pour mieux nous la faire comprendre, en nous faisant prendre conscience « de l’intérieur », si nous « regardons à travers les yeux de l’autre ». « La meilleure manière de percevoir la puissance de l’injustice en l’âme serait d’en produire une sorte de démonstration par la pensée  [12]». L’imagination, qui produit ces récits, peut servir la rationalité.


[1] HOWLAND, Raconter une histoire et philosopher : l’anneau de Gygès, Art. In, études sur la République de Platon, 2 de la science, du bien et des mythes, DIXSAUT (dir.), Paris, Vrin, 2005  p 268

[2] Ibid. p263

[3] Pour rappel, la cité sert à voir « en grand » la justice qui doit être la même, « en plus petit », dans l’âme de l’homme juste. Tout comme on voit plus facilement de grandes lettres pour distinguer ensuite si elles ressemblent à de plus petites, selon l’image utilisée par Socrate (368d).

[4] Ibid. P 267

[5] Ibid. P 267

[6] Ibid. p 280

[7] Ibid. p 281

[8] Ibid. p 281

[9] Ibid. p 281

[10] Ibid. p 264

[11] Ibid. P 268

[12] Ibid. P 268

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