Politique

Le rôle de la psychologie sociale au sein de la réflexion honnethienne

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Si l’aptitude à endosser rationnellement la perspective d’autrui n’est pas le propre de la réification, il nous faut examiner les conditions de la genèse de l’aptitude à adopter le point de vue d’autrui. Et pour cela s’appuyer sur la psychologie génétique du jeune enfant.

Honneth s’appuie dans la Réification, sur un vaste réseau de recherche sur la socialisation enfantine, de Jean Piaget à Peter Hobson, Michael Tomasello en passant par George H. Mead et Sigmund Freud, pour montrer que les débuts de l’apprentissage sont tout à fait reliés aux premières formes de relations humaines.

C’est là l’aspect génétique ou développemental : les nouveau-nés n’apprennent à décentrer progressivement leur perspective que grâce à celle d’un autrui privilégié, un parent par exemple. Ce qui est fondamental, c’est le rôle de l’« ouverture émotionnelle », de l’ « engagement affectif » allant avec cette identification à autrui. La psychologie génétique nous apprend que l’enfant apprend à se rapporter à un monde objectif et stable dans la mesure où il adopte la perspective d’une seconde personne par rapport à son perspective égocentrique. Il s’agit de partager, avec le parent, le regard sur le monde pour ensuite expérimenter, dans le contact quotidien et concret avec les choses, la persistance de ce monde. Nous avons là une triangulation relationnelle (mère – monde – enfant) qui apparait à 9 mois. Ces théories du développement insistent sur la nécessité d’adopter la perspective d’autrui pour accéder à la pensée symbolique, mais, souligne Honneth, ils tendent à ignorer la dimension émotionnelle de la relation à autrui. Les recherches récentes tendent à corriger cet oubli en prenant en compte l’aspect affectif.

Dans cette première analyse, l’auteur souligne que, en tant que composante affective des interactions du jeune enfant, la reconnaissance requiert l’adoption de la perspective de la seconde personne et c’est précisément cela qui permet l’émergence de la pensée symbolique. En effet, l’identification émotionnelle avec l’autre conduit à l’imitation. Ce mouvement non volontaire d’ouverture établit, selon lui,

l’antériorité chronologique de la réceptivité émotionnelle qui précède le passage à la connaissance d’objets donnés intersubjectivement[1].

Un des points importants du développement cognitif est l’appréhension d’autrui comme sujet, ayant une conscience propre, et donc la possibilité de se représenter ce que pense autrui. L’interaction émotionnelle ne fait pas appel à une connaissance objectivante du ressenti, elle est plutôt un partage induit par des comportements complexes et implicite (le non-dit) qui attirent l’attention d’autrui et suscite sa sympathie. Autrement dit, ce n’est qu’à partir de la perspective de la personne aimée que l’enfant parvient à une connaissance objective du monde qui l’entoure. Plus l’enfant accepte les perspectives des autres, plus il développe sa connaissance. Inspiré par Adorno, Honneth remarque que

l’exactitude de notre connaissance du monde dépend de la reconnaissance, du mouvement affectif qui consiste à accepter l’existence de perspectives aussi nombreuses que possible [2].

Pour mieux rendre compte des avancées théoriques et des implications concrètes de ces théories, Honneth soulève le cas de l’autisme. A la suite des études d’Hobson et Tomasello, l’explication traditionnelle de cette pathologie, à savoir un « déficit cognitif » est à revoir : l’enfant autiste est privé de toute réactivité et ce parce qu’il est « structurellement empêché de s’identifier émotionnellement »[3] avec une tierce personne. Ce qui fait de l’enfant autiste un « aveugle spirituellement »[4] pour reprendre les termes de Martin Dornes c’est d’abord et avant tout, chronologiquement et logiquement, du fait de sa cécité émotionnelle.

Ces analyses nous évoquent principalement deux autres auteurs. D’abord les travaux d’Henri Wallon, qui est le créateur de l’expression « stade du miroir », et a été le premier psychologue à relever l’importance de ce dernier dans la construction psychologique de l’enfant, importance (dans Les origines du caractère chez l’enfant). Selon lui, l’enfant se sert de l’image extériorisée du miroir, afin d’unifier son corps. Ce processus se déroule lors du « stade émotionnel de Wallon » (6 à 12 mois). Cet auteur a également décrit le comportement de l’enfant face à l’image reflétée, de lui-même et de son entourage proche, notamment celle de sa mère. René Zazzo met en évidence, à la suite de Wallon,  les quatre grandes étapes de cette description. Puis, le terme « stade du miroir » est réutilisé par Jacques Lacan en 1937. Lacan conçoit ce stade comme formateur de la fonction sujet, le « je », de l’enfant âgé de 6 à 18 mois. Mais cette fonction, tous le souligne, ne peut se mettre en place que par la présence de l’autre. En effet, pourquoi dire « je », s’il n’y a personne à qui l’opposer? Le sujet est donc social, il a besoin de l’autre pour se constituer.

Le deuxième auteur que nous souhaitons ici évoquer soutient, en des termes plus littéraires, une thèse de la reconnaissance qui fait de la relation émotionnelle le fondement de notre venue à l’existence. Il s’agit de Tournier et son œuvre Vendredi ou les Limbes du Pacifique[5]. Dans ce texte, Robinson, brutalement placé donc un état de solitude absolue, se rend compte que la présence d’autrui est essentielle à notre perception du monde. En l’absence de toute relation effective avec d’autres hommes, l’objectivité de nos perceptions, de nos pensées finit par devenir douteuse, étant donné que nous n’avons plus la possibilité de les partager avec autrui, ni de les voir confirmées ou infirmées.

Cette situation limite de Robinson met au jour l’existence de ce que Tournier nomme une « structure – autrui » en nous, qui seule permet la perception objective. Autrui, montre-t-il, n’est pas d’abord un objet dans mon champ perceptif, ni un autre sujet qui me perçoit, mais bien plutôt la condition même, pour moi, de toute perception d’objet, en ce qu’il exprime un point de vue possible sur le monde. En effet, c’est la pluralité des points de vue possibles qui constitue l’objet comme tel pour ma perception : je sais que tel objet, dont je ne vois que deux ou trois faces, est un dé à six faces, parce que je peux imaginer, corrélativement à la mienne, l’existence d’autres perspectives sur le cube, dont l’ensemble constitue le cube comme totalité.

Autrui comme monde possible est cette structure de ma perception qui me permet de voir un dé, et non deux ou trois faces blanches à points noirs formant un certain angle (c’est une réalité pour un autre que moi). Or, si la structure – autrui disparaît, comme c’est le cas progressivement chez Robinson, et donc du fait de la perte de tout contact effectif avec des autrui concrets, ma perception est réduite à la « loi sommaire du tout ou rien ». Je perçois telle chose, et tout le reste est néant pour moi du fait même que personne ne peut la voir.

Cette structure du possible permet la distinction de la conscience et de son objet. Non seulement autrui garantit la véracité de la perception, mais en outre il est condition de la distinction entre le sujet et l’objet : à cause de la possibilité d’autres perspectives sur l’objet, je ne coïncide plus avec lui. Sans autrui comme structure a priori, ce que je perçois n’est pas chose, puisqu’il n’y a ni sujet ni objet, mais un tout perceptif, une pure indistinction du perçu et du percevant. Il ne peut y avoir alors connaissance d’un objet par un sujet, mais seulement basculement incessant du « tout – objet » au «tout – sujet ». Ce que Robinson appelle «connaissance par moi-même » n’est donc plus à proprement une connaissance et

«Dès lors (il) sui(t) avec une horrible fascination le processus de déshumanisation dont (il) sent en (lui) l’inexorable travail »[6].

C’est donc autrui qui peuple l’univers de la conscience et la reconnaissance qui rend effective la connaissance.

Aude Malkoun-Henrion


[1] Ibid., p. 59

[2] Ibid., p. 61

[3] Ibid., p. 57

[4] Ibid., p. 58

[5] Tournier, Vendredi ou les Limbes du Pacifique, pp.53-55

[6] Id.

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