Ethique et normesl'éthique dans tous ses étatsune

L’expressivité morale du texte littéraire 1/2

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Lucy Bergeret Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, PhiCo (EA3562)-EXeCO

 

 

Qu’avons-nous à retirer de l’expérience de la lecture de textes littéraires dans le domaine éthique ? Pour répondre à cette question, des auteurs tels que Martha Nussbaum et Cora Diamond cherchent à repenser le rapport entre la philosophie morale et la littérature, afin de souligner le rapport entre les qualités esthétiques d’une œuvre littéraire et ses qualités éthiques. Nussbaum et Diamond n’ont pas une vision identique de la question, mais semblent d’accord pour admettre que ce sont précisément les raisons pour lesquelles un texte littéraire est habituellement distingué d’un texte philosophique qui le rendent intéressant ; et que ces raisons ont moins à voir avec le contenu d’un texte littéraire qu’avec la manière dont celui-ci est exprimé. L’intérêt moral d’une œuvre littéraire ne se réduit donc pas à ce que dit cette œuvre, il réside davantage dans sa forme propre et dans ce que l’on pourrait appeler son « expressivité morale ».

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 1.     Y a-t-il un domaine éthique ?

Avant d’avancer l’idée selon laquelle une œuvre littéraire aurait un intérêt éthique et philosophique, il faut préciser ce que l’on entend par les termes « éthique » ou « morale », et spécifier l’extension que l’on est prêt à accorder à ce genre de terme. Pour élaborer son enquête sur l’éthique, M. Nussbaum se base sur la méthode aristotélicienne qui a selon elle l’avantage, pour définir un domaine éthique, de poser la question très vaste et englobante : « comment un être humain doit-il vivre ? ». Dans La Connaissance de lamour, elle justifie l’intérêt de cette méthode par son caractère inclusif :

C’est une question qui ne présente aucune démarcation particulière au sein de la vie humaine, et donc, a fortiori, qui ne suppose pas de distinction entre les domaines moral et non moral. Elle ne suppose pas que, parmi les nombreuses fins et activités que les êtres humains affectionnent et poursuivent, un domaine spécifique, celui de la valeur morale, a une importance et une dignité particulières, distinctes du reste de la vie. Elle ne suppose pas non plus, comme les utilitaristes, qu’il existe quelque objet plus ou moins unifié que l’agent vertueux maximise dans chacun de ses choix[1].

L’interrogation morale est définie comme une activité pratique réelle que les hommes entreprennent lorsqu’ils se posent la question de la vie bonne, et non pas comme la détermination purement théorique ou conceptuelle de grands principes. Contrairement à une conception « étroite » (par exemple kantienne) de la morale, cette démarche aristotélicienne a pour elle l’avantage de la souplesse. Elle ne réduit pas le domaine moral à une sphère coupée de la réalité de la vie humaine et de ses conditions empiriques. Ainsi le concept d’éthique est-il étendu, ce qui suppose par la même occasion une reconstruction de la philosophie morale et de ce qu’elle inclut : le genre de questions qu’elle se pose, les éléments de la vie humaine auxquels elle s’applique. La démarche aristotélicienne présente un avantage qui est d’ordre méthodologique. La philosophie morale peut ainsi se définir comme une « poursuite de la vérité sous toutes ses formes, exigeant un examen profond et sympathique de toutes les grandes alternatives éthiques et la comparaison de chacune d’entre elles avec notre sens actif de la vie »[2]. Nussbaum justifie sa démarche en décrivant l’attitude ordinaire des hommes : dans la réalité de la vie humaine, les hommes comparent leur expérience aux différentes conceptions qu’ils rencontrent dans une recherche empirique. Elle précise que bien évidemment, elle n’est pas la seule à adopter une méthode inspirée d’Aristote, qui a été utilisée par d’autres auteurs de philosophie morale contemporaine (elle mentionne par exemple H. Sidgwick ou J. Rawls). En utilisant cette méthode, M. Nussbaum entend veiller à proposer dans son travail un examen équilibré de toutes les alternatives, en évitant de « se limiter à la défense partisane d’une option particulière »[3]. Elle se veut respectueuse de la différence, mais entend chercher une réponse à la fois cohérente et susceptible d’être partagée à la question « Comment doit-on vivre ? ». Son but est de se servir de la méthode dialectique afin de montrer en quoi une telle entreprise d’exploration des différentes alternatives requerra nécessairement l’expérience de la lecture de textes littéraires afin d’être pleinement menée à bien.

Quant à Cora Diamond, en se basant sur le Tractatus  de Wittgenstein, elle propose également une définition élargie du domaine de l’éthique. Il s’agit de refuser de définir le domaine éthique comme un objet précis et délimité, un domaine de réflexion particulier qui contient des discours à propos de la question de savoir ce qu’est la vie bonne et à quels principes une vie bonne doit obéir ; qui énoncerait des vérités d’un genre précis à propos de ces questions précises.

Tout comme la logique n’est pas, pour Wittgenstein, un sujet particulier, avec son propre corps de vérités, mais pénètre toute pensée, l’éthique n’a pas de sujet particulier ; plutôt, un esprit éthique, une attitude envers le monde et la vie, peut pénétrer n’importe quelle pensée ou discours[4].

Cora Diamond refusera donc de réduire l’éthique à un domaine ou un objet particulier pour la philosophie morale. L’éthique ne concerne nullement un certain type d’énoncé, ni un certain type d’action ou de jugement. Il n’y a pas d’objet spécifique de l’éthique : il n’y a pas de réalité morale ou de faits moraux sur lesquels baser nos jugements et énoncés moraux. Les éléments ayant un intérêt éthique se trouvent dans la vie humaine et c’est en cultivant un certain type d’attention à cette vie humaine et une imagination morale que l’on sera capables d’en prendre conscience. C’est pourquoi C. Diamond soutient que « ce qu’un homme trouve amusant, ses manières de rougir, les finesses de son expression traitent toutes d’une chose ayant un intérêt moral »[5]. Faut-il pour autant s’en tenir au domaine des usages ou des pratiques ordinaires pour trouver les réponses à la question « Comment mener notre vie » ? Cora Diamond ne soutient pas cette idée, qui par ailleurs remettrait en question l’idée même de l’intérêt des textes littéraires dans l’enquête éthique.

 

2.     Le roman, œuvre de philosophie morale ?

 

Pour souligner l’intérêt moral de la littérature, il s’agit tout d’abord d’écarter plusieurs obstacles ou conceptions réductrices. Le premier point défendu par M. Nussbaum est que la littérature a un intérêt pratique, et pas seulement « esthétique » : l’art n’est pas clos sur lui-même. En effet, un certain type de critique littéraire fait parfois obstacle à l’investigation morale de la littérature, lorsqu’elle refuse par principe de prêter attention à la portée pratique des œuvres littéraires. Martha Nussbaum vise en particulier la conception intertextualiste de la littérature selon laquelle les textes littéraires ne se réfèrent pas à autre chose qu’à eux-mêmes (à  la vie humaine par exemple), mais seulement à d’autres textes. En parallèle à cette idée, il y a la conception selon laquelle ce qui importe dans un texte littéraire peut se réduire aux propriétés qu’il a en tant que texte, à une pure expérimentation sur le langage n’ayant aucune portée au-delà de l’intérêt en soi de ce genre d’expérimentation esthétique.

J. Bouveresse reproche également à ce genre d’approche de la critique littéraire de considérer le contenu du texte littéraire comme un supplément à son intérêt « principal », à savoir la forme, le style de l’auteur, les  préoccupations exclusivement « langagières » du texte. Il cite un exemple d’idée caractéristique de cette tendance de la critique littéraire : « Dans un texte littéraire, le ‘‘message’’ communiqué concerne toujours et d’abord la langue : tout autre élément d’information n’est qu’un supplément secondaire »[6]. Selon lui, affirmer que le texte (voire que les intentions de l’auteur) se résume à une pure réflexion du langage sur lui-même relève d’une démarche réductrice. « L’idée que le texte littéraire est autoréférentiel et nous parle essentiellement de lui-même ou de la façon dont le langage y est utilisé me semble reposer sur une illusion complète ou sur le genre de cécité délibérée dont les théoriciens se montrent souvent capables »[7]. Pour lui, il ne s’agit pas de négliger la dimension stylistique du texte, mais pas non plus de s’autoriser à oublier le fait qu’un texte littéraire permet de vivre et de faire des expériences d’une nature autre que purement « esthétiques », qui sont tout aussi importantes. Il ne s’agit bien sûr pas de considérer ce que dit le texte indépendamment de la manière dont il le dit : l’importance des expériences que permet la littérature est liée d’une manière essentielle et dit-il « à première vue mystérieuse » à la forme littéraire elle-même. Mais c’est manquer un intérêt effectif et important de la littérature que de passer sous silence sa possible dimension pratique en réduisant sa portée à de pures questions d’intertextualité ou de style. Il s’agit donc de montrer que même si l’intérêt du texte littéraire est inséparable de la spécificité de sa forme, sa portée va bien au-delà de celle-ci.

Le second obstacle à surmonter ne concerne pas l’attitude des critiques littéraires mais celle de certains philosophes qui ne voient d’intérêt moral aux textes littéraires que comme recueils d’exemples ou de cas typiques venant alimenter la philosophie morale et se tenant en quelque sorte à la disposition de celle-ci. Nussbaum et Diamond sont d’accord pour dire que ce n’est pas en ce sens que la littérature est moralement intéressante. Selon Cora Diamond, il est important de comprendre qu’il ne s’agit pas par exemple d’utiliser les personnages ou les situations d’un roman comme « preuves » pour des questions de philosophie morale. Cela reviendrait en effet à réduire la littérature à un recueil de récits qui auraient pour seule ambition de fournir à la philosophie des illustrations pour des questions préexistantes de philosophie morale, des enjeux que la philosophie aurait déjà établis et définis. La littérature serait alors l’instrument d’une philosophie qui la dépasse et qui s’en sert comme pur moyen. Une œuvre littéraire (par exemple un roman) permet un élargissement ou un approfondissement de notre réflexion morale, non pas grâce à l’histoire, aux actions ou au caractère exemplaire des situations, mais grâce à  ce que Cora Diamond décrit comme « la façon dont l’histoire est dite, la ‘‘non-simplicité’’ du récit, sa ‘‘densité’’, les sortes d’exigences que tout cela impose au lecteur »[8], qui bien plus qu’un simple exemple, composent le cœur de l’intérêt de l’expérience spécifique de la lecture de textes littéraires. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est qu’il ne s’agit pas de considérer la littérature comme ayant une valeur instrumentale et comme ayant la seule capacité d’illustrer ou de communiquer des vérités qui pourraient être établies sans elle, de l’extérieur, par un discours philosophique. Quels sont donc les avantages propres à la forme littéraire qui pourraient faire défaut à d’autres types de discours pour aborder des questions morales ?

a) « Lesprit théorisant tend toujours à la simplification de ses matériaux »[9]

Le premier avantage tient au fait que la lecture de textes littéraires mobilise chez le lecteur tout un ensemble de facultés, et non pas sa seule capacité à raisonner. Martha Nussbaum est par exemple célèbre pour avoir insisté sur la place accordée aux émotions dans la littérature, et l’importance de celles-ci pour atteindre une plus grande forme de compréhension morale. Elle s’appuie notamment sur la conception aristotélicienne pour souligner cette importance des émotions qui « sont bien souvent plus fiables pour la délibération que les jugements intellectuels détachés, puisqu’elles incarnent certaines de nos conceptions les plus profondes sur ce qui a de l’importance […] et qu’un raisonnement intellectuel sophistiqué peut trop facilement perdre de vue »[10]. En effet, dans cette conception, un raisonnement dépourvu d’émotions ne suffit pas à la sagesse pratique. (Il est important de rappeler ici que les émotions ne se réduisent pas à de pures réactions affectives ou physiques mais possèdent une dimension cognitive structurelle. Les capacités cognitives des émotions sont indissociables de leurs contenus purement affectifs. Si les dimensions affectives et cognitives des émotions sont liées, alors susciter des émotions, c’est faire penser. Comme l’écrit Ruwen Ogien pour rappeler la distance que prend M. Nussbaum avec le non-cognitivisme : « La pensée est présente dans le sentir »[11].) Les émotions sont importantes selon Nussbaum parce qu’elles sont des « réponses différenciées intimement liées à nos croyances sur la manière dont sont les choses et sur ce qui est important ». Il faut les considérer comme « des éléments intelligents de notre agentivité éthique, sensibles au travail de la délibération, et essentiels pour le mener à bien[12]. » : l’Homme qui est dépourvu d’émotions ne parviendra pas à aboutir à une compréhension pleine et complète.

En décrivant et en suscitant des émotions, la littérature permet ainsi l’extension de notre compréhension morale. En insistant sur l’importance des émotions, Martha Nussbaum tente de défendre l’intérêt moral du texte littéraire en lui attribuant une norme de rationalité autre que celle qui est propre à genre de pensée qu’elle associe avec un style théorique et philosophique abstrait. Elle cherche à montrer qu’il existe « d’autres manières d’être précis, d’autres conceptions de la lucidité et de l’exhaustivité qui puissent être plus appropriées pour la pensée éthique »[13] que celles à l’œuvre dans la philosophie morale ou la « théorie éthique ». Cette autre norme de rationalité passe par l’acceptation de l’usage des émotions, mais aussi des  images, de la narration, de l’imagination et des perceptions (autant d’éléments absents d’un discours « théorique et abstrait ») et de les considérer comme nécessaires à notre perception et notre compréhension morale. Selon elle, le style conventionnel qui caractérise la réflexion des philosophes actuels sur l’éthique est issu d’une « longue fascination » pour la méthode et le style scientifique qui incarne pour nous la seule norme de précision et de rigueur digne d’être recherchée, y compris dans le domaine moral. À ses yeux, il est erroné de chercher à plaquer sur la réflexion en éthique les normes en vigueur dans la recherche de la vérité scientifique. Le style associé avec les mathématiques et la science ne convient pas à l’expression adéquate des questions morales. Nussbaum s’appuie sur la critique que Wittgenstein adresse à la philosophie, pour insister sur l’importance du particulier :

Notre soif de généralité a une autre source importante : nous avons toujours à l’esprit la méthode scientifique. Je veux dire que cette méthode qui consiste à réduire l’explication des phénomènes naturels au nombre le plus restreint de lois naturelles primitives ; et en mathématiques, à unifier le traitement des différents domaines par généralisation. Les philosophes ont constamment à l’esprit la méthode scientifique, et ils sont irrésistiblement tentés de poser des questions, et d’y répondre,  à la manière de la science. Cette tendance est la source véritable de la métaphysique, et elle mène le philosophe en pleine obscurité[14].

En utilisant cette critique, Nussbaum affirme alors que l’attention portée au particulier (que l’on trouve par exemple dans les textes littéraires) n’est pas le signe d’une pensée vague, mais au contraire un gain en précision et en finesse. Le domaine éthique a des exigences liées à cette quête de la perception du particulier, l’éthique est un domaine « qui peut avoir une géographie tout autre, et exiger un autre type de précision, une norme de rationalité différente »[15] que celle à l’œuvre dans le discours purement théorique au sens étroit. Pour elle « la précision déployée par un texte philosophique écrit more geometrico n’est qu’une forme possible de précision »[16], et le texte littéraire est capable de produire une autre sorte de précision où les phrases « saisissent, d’une manière nuancée, subtile, intense, les complexités de l’expérience éthique que le texte abstrait ne transmet pas »[17]. Cette idée fait écho à la phrase d’Iris Murdoch selon laquelle « [i]l ne suffit pas de connaitre une vérité. […] [C]ar pour peu qu’elle soit complexe, il faudra être artiste pour l’exprimer sans un faire un mensonge »[18]. (M. Nussbaum cite d’ailleurs Cora Diamond qui elle aussi semble regretter que dans le monde de la recherche contemporaine en philosophie, l’écriture « des professionnels pour les professionnels » en vienne à négliger ou à considérer comme non pertinente la forme propre aux textes dans lesquels « le contenu lui-même imprimait sa marque à la forme, la forme éclairant le contenu » produisant un plaisir « lié au fait que le lecteur perçoit l’âme de l’auteur, exprimée dans le texte »[19]. Cette critique pose d’ailleurs la question du style dans lequel les deux auteurs écrivent leurs articles, et qui explique le choix que fait par exemple Nussbaum d’incorporer des éléments de sa propre vie et des descriptions de ses émotions dans son écriture, procédé qui peut apparaitre selon certains lecteurs comme dépourvu de rigueur philosophique ou superflu.)

La capacité de la littérature à mobiliser une pluralité de facultés, ainsi qu’une attention précise et sensible aux situations particulières, montre selon M. Nussbaum en quoi les morales fondées sur des règles générales (notamment les morales d’inspiration kantienne ou utilitaristes) sont insuffisantes et négligent l’importance d’une réponse particulière et concrète aux situations.

Cora Diamond souligne également l’importance d’une diversité des facultés mobilisées dans la lecture de textes littéraires. Dans LEsprit Réaliste, elle insiste sur le fait qu’il y a des manières efficaces, autres que l’argumentation, pour aborder les questions de nature morale.

Elle affirme que pour ce qui concerne l’éthique, il est important de s’intéresser à notre attention au monde, aux choses et au discours, une capacité qui enveloppe l’exercice de toutes les facultés, et qui ne s’en remet pas exclusivement à des arguments ou jugements rationnels. Ainsi il est illusoire de croire que la seule manière de provoquer une réflexion ou une attitude morale chez un être humain, de l’amener à « aller de ses affects personnels initiaux » vers le fait de « reconnaitre un statut moral qui dépasse les choses dont il se soucie d’emblée », est de faire appel à des considérations exclusivement rationnelles, comme le fait de se baser uniquement sur des arguments de nature théorique.

Diamond cherche à montrer qu’il n’est pas légitime de déduire, à partir du fait que la philosophie présente des conceptions caractérisées par une certaine généralité et systématicité, que ce caractère général et systématique est important ou nécessaire dans la réalité et dans le domaine éthique. L’erreur est de croire que « les gens devraient chercher à disposer leur propre pensée morale d’une façon similaire à cela »[20]. Or, il s’agit là d’une manière possible mais non nécessaire de concevoir la pensée morale : il n’est pas évident que les capacités humaines qui entrent en jeu dans l’élaboration de la vie morale soient uniquement celles que l’on voit à l’œuvre en philosophie morale. Ce n’est pas donné par exemple, que « la vérification des principes » soit préférable à l’exercice de l’imagination morale. Cet idéal de la pensée morale qui se traduit dans la méthode argumentative de la philosophie morale reste un idéal, et ne découle aucunement de la nature de l’éthique.

Il faut donc se tourner vers l’examen des autres facultés qui entrent en jeu dans une réflexion morale humaine, par exemple la sensibilité. Cette idée se justifie également pour des raisons d’efficacité : en matière morale, affirme Cora Diamond, pour convaincre la plupart des êtres humains il faut aller au-delà de la pure argumentation : « S’il s’agit de convaincre des êtres humains, argumenter le cas est un moyen imparable de ne pas convaincre nombre d’entre eux[21]. », écrit-elle avec humour. Convaincre sans argumenter, c’est précisément ce que peut faire le texte littéraire. Par exemple :

Dickens ne dit pas : ‘‘regardez, les enfants font ci et ça, voient comme ceci et comme cela, sentent ainsi et ainsi, et il faut considérer ces faits comme moralement pertinents’’. Ses descriptions (non seulement ce qui est décrit mais le langage dans lequel c’est fait) montrent plutôt une attention qui nous mobilise – s’il réussit, et s’il n’échoue pas en laissant le ton de l’émotion s’étioler dans la sentimentalité. Là où il réussit, non seulement la description est plaisante mais elle peut contribuer à entretenir notre sens de la vie humaine, de ce qui est intéressant et important[22].

En effet, le romancier ne procède pas par arguments mais en proposant des descriptions qui, lorsqu’elles atteignent une forme de justesse et d’attention particulière aux choses, ont un intérêt pratique qui dépasse leur seul intérêt esthétique : ces descriptions permettent d’élargir notre sensibilité morale et de susciter en nous une forme de réaction morale aux situations. Cora Diamond prend également pour exemple la poésie, dont la force morale vient selon elle de la manière dont les objets sont décrits en relation avec les sentiments. Le poème développe les capacités du cœur qui sont à la base de la vie morale, et « quelqu’un qui n’a pas appris à réagir de ces manières avec le cœur n’a pas appris à penser […] car bien penser comprend la pensée lestée du sentiment approprié »[23]. Ainsi, elle se demande en quoi différents types de discours ayant chacun une forme spécifique peuvent être d’importants moyens de développer une pensée morale, parce qu’ils suscitent différentes réponses imaginatives et attentives au monde, et c’est cela qui est moralement important : « La racine de la moralité dans la nature humaine est un pouvoir d’attention aux choses imaginées et perçues »[24]. Il ne s’agit pas du tout de dire que la morale est purement liée à des perceptions émotives, mais il ne faut pas pour autant affirmer que seule notre réception à une pure argumentation entre en jeu. En littérature, « [l]’appel est adressé à l’intelligence, mais ne procède pas par arguments »[25]. Dans l’expérience de la lecture, le lecteur mobilise sa sensibilité, son imagination et son intelligence, il exerce un jugement qui sollicite « bien davantage que les seules capacités de la tête »[26]. La littérature permet bien la production de jugements, lesquels gagnent en complexité grâce à la combinaison des facultés humaines qui entrent en jeu.


[1]           M. Nussbaum, La connaissance de lamour (1990), trad. S. Chavel, Paris, Cerf, p. 47.

[2]           Ibid., p. 49.

[3]           Ibid., p. 47.

[4]           C. Diamond, « L’éthique, l’imagination et la méthode du Tractatus » (1991), in Limportance dêtre humain, trad. E. Halais, Paris, PUF, 2011, p. 230.

[5]           C. Diamond, Lesprit réaliste (1995), trad. E. Halais, J.-Y. Mondon, Paris, PUF, 2004, p. 510.

[6]           J.-J. Lecerle et R. Schusterman, Lemprise des signes. Débat sur lexpérience littéraire, Paris, Le Seuil, 2002, p. 36, cité in J. Bouveresse, art. cit., p. 101.

[7]           J. Bouveresse, ibid., p. 101.

[8]           C. Diamond, Lesprit réaliste, op. cit., p. 512.

[9]           Cora Diamond utilise cette citation de William James extrait de son ouvrage Les Variétés de lexpérience religieuse pour introduire son article intitulé « Différences et distances morales », in  Limportance dêtre humain, trad. E. Halais, Paris, PUF, 2011, p. 173.

[10]          M. Nussbaum, op. cit, p. 71.

[11]         R. Ogien, « Qui a besoin d’une éthique à visage humain ? », Raison publique, n° 13 : « Martha Nussbaum, émotions privées et espace public », coord. S. Chavel, PUPS, 2010, p. 49.

[12]          M. Nussbaum, op. cit, p. 71.

[13]          Ibid., p. 38.

[14]          L. Wittgenstein, Le Cahier bleu et le cahier brun (1958), trad. M. Goldberg et J. Sackur, Paris, Gallimard, 1996, p. 58.

[15]          M. Nussbaum, op. cit., p. 39.

[16]          Ibid., p. 60.

[17]          Ibid.

[18]          I. Murdoch, Un Homme à catastrophes (1971), trad. Y. Davet, Paris, Gallimard, 1974.

[19]          C. Diamond, « Lettre du 30 août 1988 », citée par M. Nussbaum, La connaissance de lamour, op. cit., p. 39.

[20]          C. Diamond, LEsprit réaliste, op. cit., p. 412.

[21]          Ibid., p. 393.

[22]          Ibid., p. 404.

[23]          Ibid., p. 405.

[24]          Ibid., p. 410.

[25]          Ibid., p. 405.

[26]          Ibid., p. 410.

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