DroitÉthique et politiquePhilosophie des sciences socialesPolitiqueune

Mauss, modernité, mondialité (1/2)

Print Friendly, PDF & Email

 

Mauss, modernité, mondialité

 

François Athané est agrégé et docteur en philosophie. Il a soutenu à l’université Paris Ouest Nanterre, sous la direction de Didier Deleule, une thèse sur les théorisations des échanges et du don dans les sciences sociales. Elle est à l’origine de son livre Pour une histoire naturelle du don (Puf, 2011).

[learn_more caption= »Un mot de l’auteur » state= »open »] Le contenu du présent article a été initialement exposé le 28 mars 2014 lors d’un séminaire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, à l’invitation de Pierre Charbonnier, Florence Hulak et Gildas Salmon, auxquels j’adresse mes remerciements.

[learn_more caption= »Note de la rédaction » state= »open »] Il s’agit de la première partie de l’article, dont la deuxième partie peut être trouvée ici.

Les termes « moderne », « modernité » apparaissent rarement dans les écrits les plus célèbres de Marcel Mauss, et ne figurent pas dans l’index des trois volumes de ses Œuvres publiées par Victor Karady (Mauss 1968-1969)[1]. On pourrait penser que cette absence atteste du fait que Mauss fut plus anthropologue que sociologue, et qu’il n’a guère analysé les sociétés européennes de son temps. Ce point de vue, déjà remis en cause par la publication de ses Écrits politiques (Mauss 1997), est devenu intenable avec celle de La nation, due au travail éditorial de Marcel Fournier et Jean Terrier (Mauss 2013)[2], où le concept de modernité occupe une place centrale.

Mauss a commencé d’écrire ce grand livre quelques mois après la fin de la Grande Guerre. Durant cette période, il a en outre rédigé de nombreux articles relatifs à la situation internationale, ainsi qu’aux mouvements mutualistes et coopératifs, dans des publications comme La Vie socialiste, L’Humanité ou Le populaire (cf. Mauss 1997). Texte inlassablement retravaillé par son auteur, La nation n’est pas paru de son vivant[3]. De façon posthume, Henri Lévy-Bruhl en a publié quelques passages (Mauss 1956). Il a fallu attendre le travail éditorial de Fournier et Terrier pour qu’en soit disponible l’intégralité, et que la conception maussienne de la modernité puisse être envisagée dans toute sa richesse. Le présent article vise à mettre en lumière ce que Mauss considère comme les traits essentiels des sociétés modernes, et les dynamiques sociales qui expliquent leur émergence et leur devenir.

Les thèses principales de Mauss

L’ouvrage traite d’abord de la nation comme genre de société, et des rapports entre nations et nationalités. Sont ensuite examinées les relations internationales et les rapports « intersociaux » : ainsi les emprunts techniques, linguistiques ou idéologiques, l’essor du droit international et des courants internationalistes. La troisième et dernière partie du livre se penche sur le socialisme et sur les dynamiques économiques qui tendent à l’instaurer effectivement, comme les mouvements coopératif et mutualiste.

Selon Mauss, la nation est une forme de société rare, dont on trouve peu d’exemples dans l’histoire ; mais toute la modernité tend à la prédominance de cette forme sociale. La nation est une société telle que ses membres ont conscience d’en faire partie, et veulent prendre part à sa direction : conscience de soi et volonté de soi en sont les traits essentiels. La nation est une forme de devenir-conscient, où s’exprime la volonté de maîtriser collectivement des processus sociaux jusqu’alors aveugles ou impensés (p. 105). C’est pourquoi l’existence d’une dynamique démocratique est selon Mauss essentielle à la constitution d’une nation.

Mais la modernité tend aussi vers l’appropriation consciente de l’économie, vers la mise en place d’une direction collective et publique de celle-ci. Notre auteur appelle « socialisme » ce mouvement de démocratisation, relevant à la fois de l’ordre des doctrines et de celui des faits, qui tend à une socialisation de l’économie. Il désigne par « nationalisation », mais aussi « collectivisation, collectivisme si l’on veut » (p. 254), l’instauration d’une direction collective de l’économie ; ce qu’il distingue fermement de l’étatisation. La nationalisation est pour Mauss une auto-organisation démocratique de l’économie (Karsenti 2010 : 293). Ce mot, « nationalisation »,

[…] désigne l’effort fait par les nations pour administrer elles-mêmes ce qui est national dans le domaine économique. […] il fait apparaître que c’est la nation et non l’État, c’est-à-dire le corps des hommes politiques et des fonctionnaires dits d’autorité, qui doit s’emparer des choses. Le socialisme des nationalisations est donc complètement différent du socialisme d’État (p. 252).

Venons-en aux relations entre nations. Selon Mauss, le devenir historique des sociétés fut en tout temps fonction des relations des sociétés entre elles : ce sont les relations internationales qui font les nations, au moins autant que les nations font les relations internationales. Penser la nation devient alors indissociable d’une réflexion sur l’histoire moderne, laquelle apparaît comme un devenir-mondial, une mondialité. Les nations se constituent dans et par quelque chose comme un système-monde. Citons Marcel Fournier et Jean Terrier :

[…] l’identité de toute entité sociale – un individu, un clan, une classe, une nation, une civilisation – est fonction de ses échanges avec les autres entités sociales, si bien que ces différents niveaux forment un « système hypersocial de systèmes sociaux » (Fournier et Terrier 2013 : 15).

Telles sont les principales thèses explicites du texte de Mauss. Toutefois, dans le détail des analyses et des argumentations, on peut repérer un ensemble d’autres thèses, moins accentuées, qui viennent compliquer ce tableau et parfois tendent à le contester de l’intérieur, comme nous allons tenter de le montrer.

Classement des sociétés et spécificités de la nation

Dans La nation, Mauss propose une classification des sociétés en quatre grands groupes. Premièrement, les sociétés polysegmentaires claniques : « toute l’humanité a passé par ce stade d’organisation » (p. 77). Le clan exogame, symbolisé par un totem, est l’entité à laquelle l’individu se rattache. La tribu ne se rassemble que rarement. Telles sont les sociétés australiennes, mélanésiennes et un grand nombre de sociétés amérindiennes. Deuxièmement, viennent les sociétés polysegmentaires tribales. Les clans y subsistent, mais la tribu a une organisation stable et constante, des chefs dont le pouvoir est démocratique, aristocratique ou monarchique. Ce sont les tribus de l’Amérique du Nord, Sioux et Iroquois, les sociétés polynésiennes (p. 77-78).

Par « polysegmentaire » (Durkheim emploie à peu près dans le même sens le mot « segmentaire »), Mauss entend que ces sociétés sont constituées de groupes isomorphes, généralement exogames. Si une société est composée des clans A, B, C, D, on retrouvera la même organisation et la même division du travail à l’intérieur de A, B, C et D, chacun contenant par exemple ses chasseurs et ses artisans. Tandis que les sociétés non segmentaires s’organisent selon une autre division du travail, fondée sur le marché et la mobilité sociale, relations de classes, non de clans – en somme ce que Durkheim appelle la solidarité organique.

Troisièmement, viennent les sociétés où les oppositions de clan à clan s’effacent progressivement. Cette disparition tendancielle des segments politico-familiaux ouvre une forme nouvelle d’intégration (p. 79), car émerge la possibilité d’un pouvoir central que l’auteur nomme archè, ou imperium. C’est dans ce contexte que Mauss introduit (p. 80, 388) une distinction essentielle à son propos, qu’il reprend d’Aristote. Dans Les politiques (III, 3, 1276 a), la question est de savoir ce qui fait l’unité d’une cité, une polis. Ce ne sont pas ses murailles, dit Aristote :

on pourrait entourer le Péloponnèse d’une muraille [sous-entendu : cela n’en ferait pas une cité]. Tel est sans doute le cas de Babylone et de tout autre ville renfermant dans son périmètre une peuplade [ethnos] plutôt qu’une cité [polis] : à ce qu’on dit au troisième jour de la prise <de Babylone>, une partie de la ville ne s’en était pas encore aperçu[4].

De cette façon Mauss différencie deux types de sociétés dotées d’un pouvoir central. Les unes sont seulement des ethnè : bien que soumises à un principe d’unité – l’imperium – elles sont pourtant extérieures à celui-ci, car ses membres ne se soucient pas de ce tout dont ils sont membres, du moins ils n’en ont qu’une conscience très limitée. Ils ne le veulent pas comme tel. L’« indifférence » ou la contrainte prévalent (p. 82). Dans une hésitation significative, sur laquelle nous reviendrons, Mauss nomme de telles sociétés des « États » ou des « empires » (p. 81-84, p. 387).

Quatrièmement, et par contraste avec les précédentes, l’auteur distingue les sociétés qui, dotées d’un pouvoir central stable, ont pour membres des individus conscients de ce tout auquel ils participent, qui en sont soucieux, se pensent et se vivent comme des citoyens de cet ensemble. De telles sociétés tendent à réduire la « séparation du souverain et du citoyen » (p. 83) ; et ce sont elles que Mauss appelle des nations. Francesco Callegaro écrit qu’aux yeux de Mauss la nation est la forme sociale « où l’idée même de société est parvenue à la plus claire expression d’elle-même » (Callegaro 2014 : 339). On peut comprendre ainsi le sous-titre de l’ouvrage : La nation, ou le sens du social : comme perception et conscience, dans le sujet citoyen, de la société dans laquelle il vit[5].

Nous entendons par nation une société matériellement et moralement intégrée, à pouvoir central stable, permanent, à frontières déterminées, à relative unité morale, mentale et culturelle des habitants qui adhèrent consciemment à l’État et à ses lois (p. 84).

L’unité morale, mentale et culturelle dépend directement de l’abolition des segmentations par clans, tribus ou domaines féodaux (p. 89) ; de sorte qu’ « il n’existe pour ainsi dire pas d’intermédiaire entre la nation et le citoyen, que tout espèce de sous-groupe a pour ainsi dire disparu » (p. 90). Selon Mauss, les nations ainsi définies sont en très petit nombre dans l’histoire. Elles paraissent des phénomènes modernes, et se caractérisent notamment par la démocratie parlementaire et la citoyenneté.

A contrario, les sociétés d’Afrique sont encore largement prises dans un modèle segmentaire. Celles d’Asie ou d’Amérique du Sud s’étagent sur un continuum dont un des bords s’approche du modèle national ; mais dans l’ensemble elles sont encore très hétérogènes dans leur peuplement (p. 85), ou bien attachées à des systèmes claniques et segmentaires, qui les maintiennent en-deçà de la nation à proprement parler : ainsi le Japon (p. 79). En Europe de l’Est, Mauss observe des nationalités qui tendent à devenir nations, bien qu’encore prises dans des cadres relevant de l’imperium, au sens déjà défini : diverses ethnè subissant un pouvoir central sans y participer. Tel est le cas de la Russie (p. 87, 283).

L’ouest de l’Europe est la terre des nations. Rome est la plus ancienne des nations de grande taille, selon notre auteur (p. 388). Puis viennent la France, l’Angleterre, la Suisse, les États-Unis. Mais le lecteur rencontre un certain nombre de problèmes pour discerner dans le texte de Mauss le moment exact où il place la naissance de ces nations. Dans un premier temps, il dit que «la France et l’Angleterre […] se constituent à peu près au XI°, la Suisse, les Pays-Bas, les royaumes scandinaves au XIII° et au XIV° [siècles] » (p. 88). Tandis qu’ailleurs il écrit :

C’est aux États de l’Europe de la fin du Moyen Age qu’était réservé de fonder la doctrine que le citoyen était non plus celui d’une cité mais celui d’une nation, et qu’il n’y avait nation que là où le citoyen participait par délégation parlementaire à l’administration de l’État. Et ce furent les deux premières grandes républiques du monde occidental, celle des Etats-Unis et celle de la France révolutionnaire, qui firent passer la doctrine, de complémentaire, de pratique, ou d’idéale qu’elle était en Angleterre depuis Cromwell, à la dignité de doctrine fondamentale et exclusive de la vie politique […] (p. 96-97).

Il y a donc hésitation, du XI° siècle à la fin du Moyen Age, et de celle-ci aux révolutions de la fin du XVIII° siècle. Ce qui suggère que, pour Mauss, la nation est plus un processus qu’un état de fait ; la nation n’est rien d’autre que le devenir national. Nous pouvons faire la proposition interprétative suivante : ce qui se constitue au Moyen Age, c’est l’ensemble des ethnè qui plus tard donneront la nation française. Ainsi lorsque Mauss parle du roi de France dans son château du Louvre ou de Vincennes, il considère cette figure comme l’héritage de la séparation du souverain et du citoyen, laquelle caractérise les États « qui ne méritent pas le nom de nation » (p. 83). La France absolutiste serait donc un empire plus qu’une nation.

La fête de la Fédération comme fait social total

Relevons trois points qui s’avèrent stables dans le texte de Mauss :

1) La nation est l’extension à des populations de plus en plus nombreuses des principes de la citoyenneté : « l’idée d’un droit élargi de la Cité à la Nation » (p. 96).

2) Il y a nation pour autant que s’approfondit et s’élargit le processus démocratique.

3) Mauss insiste en deux passages (p. 69 et p. 97) sur un moment qu’il tient pour fondateur de la nation française : la fête de la Fédération du 14 juillet 1790. C’est le premier anniversaire de la prise de la Bastille ; les députés sont réunis autour du roi, qui prête serment à la nation. Mauss dit qu’alors, « pour la première fois dans l’histoire, une nation tente de prendre conscience d’elle-même, par des rites, par une fête, de se manifester en face du pouvoir de l’État » (p. 69) ; moment où « la société tout entière est devenue à quelque degré l’État, le corps politique souverain » (p. 97).

Mauss retient donc, non l’événement (la prise de la Bastille), mais sa commémoration, un an plus tard – moins le fait que son retentissement assumé, reconnu collectivement ; ce qui confirme l’idée que la nation est une manière partagée de prendre conscience de certains faits, plus que ces faits eux-mêmes. Les mots « conscience, conscient, consciemment », reviennent souvent dans le texte, chaque fois pour marquer la réalisation progressive de la nation.

La fête de la Fédération apparaît ainsi comme un fait social total, au sens où Bruno Karsenti propose d’entendre ce concept, d’après une formule de l’« Essai sur le don » : « l’instant fugitif où la société prend, où les hommes prennent conscience d’eux-mêmes et de leur situation vis-à-vis d’autrui » (Mauss 1925b : 275 ; Karsenti 2014 : 212). D’autres ententes du concept maussien de fait social total sont possibles, mais celle-ci est particulièrement adéquate à la fête de la Fédération, et à l’interprétation qu’en donne Mauss.

Difficultés sur le concept d’État

L’indécision relative au moment où la France commence d’être une nation suggère que la distinction entre ce que Mauss appelle les « États ou empires » et « les nations » n’est peut-être que graduelle. De surcroît, on peut s’étonner que, par trois fois (p. 88, 171, 388), Mauss dise de Rome qu’elle fut la première grande nation – l’intuition communément partagée semble plutôt que Rome fut, typiquement, un empire. Au demeurant, l’équivalence sémantique que Mauss induit à de nombreuses reprises entre les deux termes « État » et « empire », opposés à celui de « nation », implique l’idée surprenante que les nations cesseraient, au moins tendanciellement, d’être des États. C’est là peut-être une conséquence des convictions politiques de Mauss, qui pensait les nationalisations possibles sans étatisation, par le biais de collectifs démocratiques de producteurs et de consommateurs.

La lecture de La nation paraît confirmer l’idée que Mauss n’a pas élaboré de définition nette de l’État (Athané 2011 : 90-100). Dans un texte tardif, en 1934, Mauss écrit à propos des sociétés « archaïques » (Australie, Mélanésie, etc.) :

[…] les institutions, les coutumes et les idées concernant l’État sont beaucoup moins précises que dans nos sociétés à nous. L’État – qui est fortement différencié de la vie générale de la société, chez nous – dans les sociétés archaïques, au contraire, ne constitue guère que l’ensemble des phénomènes généraux qu’en réalité il concrétise : cohésion, autorité, tradition, éducation, etc. Il est encore presque un fait de morale et de mentalité diffuse. (Mauss 1934 in Mauss 1968-1969 III : 310)

On peut estimer que l’auteur de ces lignes ne dispose pas d’un concept précis de l’État. Il faut en tout cas se garder d’entendre le mot « État » chez Mauss à partir de la définition weberienne de l’État comme instance disposant du monopole de la violence légitime.

La modernité comme circulation et réalisation de concepts

La nation est-elle un phénomène essentiellement ou principalement moderne ? Toute la première partie du texte semble l’indiquer. Mais un doute survient lorsque plus loin Mauss sollicite le concept de « religion nationale », lequel renvoie à l’Antiquité. Pour les âges anciens, Mauss repère une opposition entre « cultes nationaux » et « cultes spéciaux » (p. 135-136 ; cf. aussi p. 79) ; ce couple conceptuel est emprunté, avec des aménagements, à l’œuvre d’Abraham Kuenen, Religion nationale et religion universelle (1883 [1882]). Les cultes « spéciaux » voyagent, ils se diffusent d’une société à l’autre : ainsi ceux de Cybèle, d’Isis, de Mithra. A l’inverse, les cultes « nationaux » sont propres à une société, comme celui des Pénates à Rome, ou celui de Yahvé pour Israël : rites et mythes dans et par lesquels une société s’identifie, s’honore elle-même et se perpétue comme telle. La prise de conscience de soi d’une société n’est donc pas essentiellement un phénomène moderne. En revanche, est moderne le fait que cette prise de conscience ne s’opère plus principalement au moyen de mythes et de rites, mais plutôt par des concepts. S’il y a rite, comme la fête de la Fédération, il est une copie, un simulacre de l’idée de contrat social : Mauss parle d’un « rituel du pacte », d’une « imitation du contrat social » (p. 97). La modernité se caractérise par une prédominance du concept sur le rite.

Nous sommes passés de l’âge du mythe à celui du concept, ce qui se remarque aussi au plan international. Quand Mauss parle de la circulation intersociale des idées aux âges anciens, il signale la diffusion de mots et dictons (p. 144), de mythes et de rites (p. 136). Mais s’agissant des relations intersociales modernes, il relève que ce sont des concepts qui circulent :

Nous rions ou sourions en entendant les malheureux soldats et paysans et ouvriers russes parler de Revolutsia, de Cooperatsia, d’Intelligentsia, et cependant ces mots agissent et véhiculent avec eux plus que des idées – des forces. (p. 143).

On peut alors être tenté de penser que le phénomène central de la modernité, ce serait la sécularisation, la perte, pour la religion, de son statut fondationnel des normes. Le fait que les relations sociales se vident de contenu religieux, que celui-ci se limite à la sphère privée, aboutirait à ce que le domaine public se déleste tendanciellement de son ancrage mythico-religieux. Toutefois Mauss précise que « c’est une lacune importante du présent ouvrage de ne pas étudier à fond le rapport entre la vie religieuse et la vie nationale » à l’époque contemporaine (p. 213-214).

La nation existe par la conscience que ses membres ont d’elle, ce qui explique l’importance que l’auteur accorde aux « phénomènes idéaux ». Remarquons l’emploi de la locution « idées-forces », qui revient au moins six fois (p. 69, 98, 123, 143, 351, 395). Elle est reprise de la Psychologie des idées-forces du philosophe Alfred Fouillée (1893), dont la thèse centrale est que nos contenus de pensée ne sont pas seulement des données de l’intellect. Toute représentation, toute idée contient en elle-même un élément appétitif, désir ou répulsion, et donc une tendance à l’agir, laquelle s’actualisera sauf si d’autres idées viennent l’inhiber. Cet emprunt conceptuel permet donc à Mauss de parler de l’effectivité des faits idéaux, de ce qu’ils produisent dans la société.

La première occurrence de la locution « idées-forces » prend significativement place dans le passage consacré à la fête de la Fédération (p. 69). La pensée politique de Rousseau vient d’être évoquée. Celui-ci, selon Mauss, a tiré son concept du contrat social de ce qu’il avait pu observer des assemblées législatives genevoises. Or, cette philosophie politique a contribué à modifier la société : la fête de la Fédération est un rituel du pacte, une « imitation du contrat social », réalisation de la thèse que « la nation, ce sont les citoyens animés d’un consensus » (p. 97). La nation française, en un sens, a donc pour origine l’imitation d’une idée philosophique, selon deux dimensions. Il s’agit, premièrement, de l’imitation des institutions démocratiques déjà observables dans le réel (assemblées de Genève, révolution américaine) ; et, deuxièmement, de l’imitation, ou, mieux, d’un essai d’implémentation dans la pratique sociale d’une certaine philosophie politique : « l’idée-force de nation s’est hypostasiée en termes patriotiques et civiques, métaphysiques et juridiques » (p. 98). C’est donc d’une contagion de certaines idées, puis de leur mise en œuvre, que résulte cette forme de société : la nation est règne et réalisation du concept.

La modernité comme règne de la volonté

Elle est aussi le règne de la volonté, « volonté générale, consciente, constante, de la [= la nation] créer et de la transmettre à tous » (p. 94). La nation est prise dans un mouvement d’individuation : tout en s’unifiant sur le plan intérieur, elle creuse ce qui la différencie des autres peuples. De là l’importance des formes pronominales et des pronoms possessifs sous la plume de Mauss :

Une nation digne de ce nom a sa civilisation, esthétique, morale et matérielle, et presque toujours sa langue. Elle a sa mentalité, sa sensibilité, sa moralité, sa volonté, sa forme de progrès, et tous les citoyens qui la composent participent en somme à l’Idée qui la mène (p. 94, italiques de Mauss).

Ainsi les nations seraient conduites à diverger les unes des autres (p. 95). Mais d’autres remarques viennent jeter une ombre sur cette première conceptualisation. Le verbe « avoir » (une nation a « sa civilisation », « sa langue ») est remplacé, quelques pages plus loin, par « croire » :

Une nation croit à sa civilisation, à ses mœurs, ses arts industriels et ses beaux-arts. Elle a le fétichisme de sa littérature, de sa plastique, de sa science, de sa technique, de sa morale, de sa tradition, de son caractère en un mot. Elle a presque toujours l’illusion d’être la première au monde (p. 107, italiques de l’auteur).

Ce fétichisme, cette « fatuité naturelle » dit aussi Mauss dans la même page, suggèrent un côté illusoire dans cette « Idée » nationale. Assurément l’auteur vise le nationalisme, lequel consiste en l’exaspération, chez certains membres de la société, de leur volonté de faire de celle-ci une nation, alors même qu’elle ne l’est pas encore (Karsenti 2010 : 290, 292). Une confusion s’opère entre ce qui est désiré et ce qui est réel, entre la cause et l’effet : « c’est parce que la nation crée la race qu’on a cru que la race crée la nation » (p. 102) ; « alors que c’est la nation qui fait la tradition, on cherche à reconstituer celle-ci autour de la tradition » (p. 110)[6]. Ainsi l’idée-force de la nation engendre par elle-même sa propre illusion : fouiller le passé, les origines supposées, en prétendant y trouver ce qui en vérité résulte du processus d’unification nationale. Tel est le ressort de la critique conjointe, par Mauss, du pangermanisme et du sionisme (p. 101). La nation est une idée qui veut s’incarner. Mais de ce fait elle est intrinsèquement menacée de n’être que cela, une idée, dépourvue d’assise réelle, vécue, dans les pratiques sociales. La quête d’un fondement dans le passé apparaît alors comme une tentation compensatoire à cette carence ontologique de l’origine – parce que, ab ovo, la nation est de l’ordre de l’idée, plus que du fait. Si elle est essentiellement conscience de soi, le péril propre de la nation est d’apercevoir un vide dans ce soi dont elle est conscience. Il faut lui donner un contenu, fût-il illusoire.

La remontée du segmentaire

La contradiction fondamentale est signalée par Mauss : partout, c’est à partir de la même idée que s’élabore la conviction que l’on est différent des autres. Il s’agit d’une combinaison de deux facteurs :

  • la diffusion de l’idée-force de nation, plus ou moins partout la même : chacun veut sa révolution, son parlement, sa langue nationale, son système d’instruction publique.
  • sur la base de cet arrière-plan identique et commun (« Les idées sont non seulement traduisibles, elles sont identiques », p. 147) s’affirme la volonté de la différence.

Et par conséquent la volonté d’identité ne peut pas déboucher sur autre chose que l’exaspération des toutes petites différences, une logique de la distinction à l’étage des peuples. Mauss en signale la conséquence : l’émergence des nations se fonde moins sur l’effacement des structures segmentaires que sur leur remontée, à un étage supérieur. C’est ce que nous appellerons la remontée du segmentaire.

Chaque nation est comme ces villages de notre antiquité et de notre folklore, qui sont convaincus de leur supériorité sur le village voisin et dont les gens se battent avec « les fous » d’en face. […] Elles sont les héritières des préjugés des anciens clans, des anciennes tribus, des paroisses et des provinces parce qu’elles sont devenues les unités sociales correspondantes […]. (p. 107).

De l’intérieur du rapport de rivalité entre les unités sociales, l’autre apparaît comme absolument autre, et ridicule. Mais le point de vue externe à cette rivalité, celui de l’objectivation sociologique, repère dans l’un et l’autre bord le même, chacun semblable à chacun en ceci que chacun proclame sa différence absolue d’avec l’autre. Le processus de segmentation entre des unités isomorphes est donc conservé, mais il est remonté de l’étage du clan à celui de la société tout entière. De sorte que l’idée nationale abolit la segmentation interne, mais pour la mieux conserver, transposée aux relations entre des unités plus vastes.

Les groupes naturels d’intérêt

L’exaspération nationaliste atteste d’un échec. Car l’idée de nation, quelle que soit l’ampleur de sa diffusion, est dans nombre de lieux d’Europe en contradiction avec les faits. Mauss ne cesse d’y insister, l’idée est impuissante lorsqu’elle n’est pas ancrée dans une dynamique sociale ; ce qu’exprime une locution qui parcourt tout le texte : le « groupe naturel », autrement dit le « groupe naturel d’intérêt » (cf. notamment p. 53, 54, 217, 252, 292, 392).

Un groupe naturel est un ensemble d’individus dont les intérêts, en termes d’ascension ou de consolidation sociales, sont convergents. Un groupe naturel – c’est tout le paradoxe de cette formulation – est d’autant plus puissant qu’il est conscient de lui-même et de cette convergence d’intérêt entre ses membres. A l’inverse, les idées sont faibles lorsqu’elles ne rencontrent pas l’intérêt d’un groupe. Tel est le cas des ligues internationales pour la paix,  qui « ne correspondent qu’à des idées, à une propagande, et non pas à des intérêts, à des groupes naturels d’hommes, États ou classes » (p. 217, cf. aussi p. 394-395).

Ce terme, « naturel », enveloppe une conception de la causalité sociale que nous voudrions expliciter. Cet adjectif signale que, pour Mauss, l’intérêt renvoie à une nature, plus précisément une nécessité, dont résulte pour partie la formation de certains groupes sociaux. Non pas que l’individu humain ait nécessairement tel ou tel intérêt, ce qui relève au contraire de sa situation sociale déterminée ; mais il est nécessaire qu’il ait des intérêts. Voilà qui présuppose, il faut le relever, que l’intérêt n’est pas une caractéristique des modernes.

Causalité « naturelle » de l’intérêt et causalité des idées forment donc une combinaison  originale dans l’approche maussienne des mutations sociales modernes. D’une part les idées-forces, qui par elles-mêmes tendent à leur réalisation, ont un potentiel causal. D’autre part, la convergence des intérêts individuels prédispose à la formation de groupes. Mais ceux-ci sont efficients à mesure qu’ils prennent conscience d’eux-mêmes – or ils ne peuvent le faire que par la référence commune à une idée-force : la nation, le socialisme, le syndicat, etc. Réciproquement, si une idée-force s’implante, faisant l’objet d’une allégeance commune et d’une action concertée, c’est parce qu’elle est à quelque degré adéquate aux intérêts d’un groupe d’acteurs.

L’illusion démiurgique du législateur

La modernité telle que l’envisage Mauss n’est pas le règne de l’homo oeconomicus, de l’intérêt économique, mais bien plutôt celui de la volonté et du concept. Il en découle un certain type de crises, dont l’exemple type est la révolution russe, dues à l’écart entre l’idée-force et la réalité sociale, où ne lui correspond peut-être aucun « groupe naturel d’intérêt ». L’idée est adoptée par un petit groupe, qui veut la réaliser, mais le matériau social où l’on envisage de l’implémenter y est rétif ; pourtant cela, les agents qui promeuvent l’idée-force ne veulent pas le voir, trop portés qu’ils sont à s’illusionner sur la préexistence des prémices factuelles nécessaires à leur action. Placée sous le double signe du concept et de la volonté, la modernité est grosse d’une illusion spécifique : croire que la volonté peut tout, et que la réalité est de part en part ajustable au concept. Telle est « la notion absurde, mais l’illusion fondée, que l’homme peut changer arbitrairement les sociétés et la volonté intervenir ». C’est elle qui a mû nombre de législateurs et de révolutionnaires, ainsi que « les grands tyrans, et Alexandre, et César, et Napoléon, et Robespierre, et Lénine, bien que celui-ci fût marxiste » (p. 123, nous soulignons).

La contradiction du bolchevisme est de se fonder sur le marxisme, lequel suppose un ordre dans l’évolution des sociétés, et que le socialisme ne peut se mettre en place qu’en dépassant le capitalisme et la société dite « bourgeoise » – c’est-à-dire organisée selon le principe de citoyenneté et de démocratie parlementaire – thèses auxquelles Mauss souscrit, nous le montrerons plus loin. Or Lénine prétend opérer le passage au socialisme alors même que le capitalisme est faible en Russie, essentiellement dû à la présence de capitaux étrangers, et que l’institution de la citoyenneté y est inexistante. La Russie, nous l’avons relevé, n’est pas encore une nation, mais plutôt un empire (p. 283), un ensemble d’ethnè soumises à un pouvoir se perpétuant par la crainte ou la passivité, non par l’adhésion consciente des individus. Vouloir implanter le socialisme dans cet univers, voilà qui, selon Mauss, s’apparente à une illusion démiurgique, quasiment théologico-politique[7]. Cette idée est reprise en 1924 dans son « Appréciation sociologique du bolchevisme » :

Les communistes [russes], sociologues naïfs, ont cru que l’ordre souverain, que la loi peut créer, comme le verbe de Dieu, de rien, ex nihilo. Hallucinés de rêves révolutionnaires, ils ont cru refondre toute la société humaine […] il faut le répéter, la loi ne crée pas, elle sanctionne. Le décret peut prescrire des formes à l’action, il ne peut la susciter ni même aisément lui susciter des motifs.  (Mauss 1997 : 553).

Au contraire, le bon législateur sait que la loi ne crée pas ce qu’elle énonce. Elle peut seulement légitimer ce qui est déjà là, au moins tendanciellement, dans les pratiques sociales.

Comment comprendre ce hiatus entre l’idée-force qui mène le pouvoir politique et la réalité sociale ? Il semble que puisse ici s’appliquer l’hypothèse de Cyril Lemieux[8], selon laquelle la division du travail est le facteur explicatif principal du devenir des sociétés modernes. Les bolcheviques sont, pour une large part, une élite intellectuelle, socialisée dans et par la pratique théorique, imprégnée d’idées qui viennent de l’ouest. Mus par des conceptions de la révolution issues de sociétés bourgeoises – ce que n’est pas la Russie – ils sont coupés par les logiques propres du travail intellectuel de certains aspects de la société russe, et par là conduits à l’acharnement pour la faire se conformer à un modèle conçu dans et pour des sociétés autres. Telle est la critique qu’adresse Mauss aux bolcheviques : ils risquent fort de ne pas pouvoir mettre en place « le régime qu’ils ont schématisé dans leurs décrets, et pour lequel ni leur nation ni même leur prolétariat, et encore moins le milieu international, ne semblent prêts. » (p. 281).


[1] Le contenu du présent article a été initialement exposé le 28 mars 2014 lors d’un séminaire à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, à l’invitation de Pierre Charbonnier, Florence Hulak et Gildas Salmon, auxquels j’adresse mes remerciements.

[2] Sauf indication contraire, toutes les citations de Mauss dans le présent article renvoient à ce volume.

[3] Mauss a seulement fait paraître en 1920 le texte d’une conférence sur le problème des nationalités (Mauss 1920, repris avec des variantes in Mauss 2013 : 385-404).

[4] Nous citons la traduction de Pierre Pellegrin (Aristote 1993 : 213).

[5] Fournier & Terrier (2013 : 21) entendent plutôt ce mot, « sens », comme direction : ce vers quoi tend l’évolution sociale. Au demeurant, Mauss ne précise à aucun moment ce qu’il voulait dire par ce sous-titre.

[6] C’est pourquoi Francesco Callegaro insiste sur la centralité des systèmes d’instruction publique dans la réflexion de Mauss sur les nations (Callegaro 2014 : 350-351).

[7] Athané 2011 : 62-69.

[8] Lemieux, Cyril. 2013. « Ambition de la sociologie », Archives de philosophie, 76/4 : 591-608.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

More in:Droit

Next Article:

0 %