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La politique et le sens : une compréhension dissensuelle de l’émancipation.

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La politique et le sens : une compréhension dissensuelle de l’émancipation.

 

Christian Fajardo Carillo

Docteur en Philosophie de la Universidad de los Andes (Bogotá). Politologue de la Universidad Nacional de Colombia. Actuellement il est chargé de cours de philosophie politique à la Universidad de los Andes et à la Pontificia Universidad Javeriana (Bogotá).

 

Résumé

Dans cet article je me propose d’explorer l’efficacité des actions émancipatrices au-delà des perspectives qui veulent mesurer leur « succès » selon leurs capacités d’institutionnaliser certaines demandes et de dénoncer la dépolitisation technocratique et bureaucratique. Je cherche plutôt à conceptualiser les actions émancipatrices à partir de leur capacité de resignifier le sens commun et d’ouvrir un ensemble de possibilités inédites pour habiter le monde commun. Ces transformations incitent des récits, des souvenirs en tant que formes de pensée politique qui sauvent ces actes contre le risque d’être réduits aux moments éphémères de simples interruptions.

Abstract

In this article, I propose to explore the effectiveness of emancipatory actions beyond the perspectives that want to measure their « success » according to their capacity to institutionalize certain demands and to denounce technocratic and bureaucratic depoliticization. I seek to conceptualize emancipatory actions in relation to their capacity to resignify common sense and to open up a set of new possibilities in order to inhabit the common world. These transformations incite stories, memories; in short, forms of political thought that save these acts from being reduced to ephemeral moments of simple interruptions.

 

Le langage continuait à accomplir la mission mystérieuse d’être l’élément central du récit, l’articulateur de notre ordre social. Oscar Wilde affirma que la réalité copiait l’art, qu’il n’y avait jamais eu de nuages en Londres jusqu’à ce que les anglais les virent dans les cahiers de Whistler : ce qu’il voulait peut-être dire est que l’art est là pour nous révéler le monde dans lequel nous vivons, que les yeux de l’habitude nous rendent aveugles à beaucoup de choses de la réalité, et que l’art accomplit cette fonction perplexe et révélatrice de nous rendre sensibles à des choses que, bien que toujours là devant nous, nous n’étions pas en mesure d’observer[1].

William Ospina, Pa que se acabe la vaina.

 

Dans la philosophie politique contemporaine, il y a, selon moi, au moins deux manières prédominantes de concevoir l’efficacité de l’action politique. Une première perspective part de l’idée selon laquelle les pouvoirs et les institutions doivent être neutres et laïques et poursuit en ce sens le progrès de l’humanité (en termes de justice, d’égalité, etc.)[2]. La seconde s’efforce plutôt à montrer comment la violence ou la barbarie sont inhérentes aux ordres juridiques, ce pourquoi il devient nécessaire de construire d’autres manières, radicalement différentes, de penser le commun, la justice, l’égalité, la démocratie, etc.[3] Suivant la première perspective, l’écrivain colombien Santiago Gamboa défend la nécessité de construire des institutions laïques. Il regrette par exemple que la Colombie, « en adoptant un modèle républicain et des institutions administratives similaires à celles de la France du 19ème siècle, n’introduisit pas la laïcité, qui n’arriva à nos terres qu’assez tardivement »[4]. Selon l’écrivain colombien, ce qui manque à notre réalité est de n’avoir pas rendu effectifs ces principes modernes de laïcité : en continuant de faire appel à la religion ou aux fondements sacrés – de manière formelle ou matérielle –, nous nous condamnons selon lui à un destin plein d’injustices et d’ingérences de pouvoirs pas suffisamment neutres. Cette affirmation de Gamboa coïncide avec la perspective républicaine et libérale : pour parvenir, sans échec, au progrès, il faut se défaire des fondements sacrés pour fonder la politique et les institutions. De là que la politique commencerait où la guerre finirait, « guerre » civilisée où les arguments – et non les armes ou les bâtons – établiraient le jugement dernier sur le sens de la justice. Ainsi le conflit humain s’atténuerait grâce aux conditions mises en œuvre pour éviter la violence. Selon cette perspective, les institutions traversées par des intérêts particuliers et les contextes définis par des logiques instrumentales plutôt que par des rationalités discursives, sont nécessairement le lieu de la violence et de la barbarie.


A présent considérons la seconde perspective selon laquelle les institutions sont à comprendre comme des manifestations directes de la barbarie. Dans Homo sacer : pouvoir souverain et vie nue, le philosophe italien Giorgio Agamben défend l’idée suivante : l’une des conséquences majeures de la politique moderne consiste en l’introduction de la vie nue au niveau des décisions politiques. Contre les interprétations républicaine et libérale, la critique agambienne – très proche de celle que nous trouvons dans La question juive du jeune Marx – dit des droits de l’homme et du citoyen qu’ils font de la vie des êtres humains, un simple revêtement biologique : « […] cette vie nue naturelle qui, dans l’Ancien Régime, politiquement indifférente,  appartenait à Dieu comme vie de sa créature, cette vie qui, dans le monde classique, condition de zoé, était clairement distinguée – au moins en apparence – de la vie politique (bíos), cette vie passe maintenant au premier plan de la structure de l’État et devient […] le fondement de sa légitimité et de sa souveraineté »[5]. Agamben argumente en ce sens que derrière les supposées justice et neutralité des institutions et du droit modernes, nous trouvons l’introduction de la vie biologique des êtres humains en vue de l’administrer. Cet état d’exception fait de l’État moderne – et de ses institutions – le maître d’une violence contre la vie humaine, contre l’humanité entendue dans sa qualité de simple être vivant. Le cas exemplaire et extrême de cette violence est celui du camp de concentration où l’inscription de la vie nue dans les décisions politiques, mène à des formes catastrophiques d’administration, à la manière, par exemple, de « l’extermination ».

Le diagnostic agambien de nos institutions conduit alors à une sorte de purisme de l’action éthique et politique qui se doit d’échapper à toute aspiration d’institutionnalisation. L’effectivité de l’action repose ainsi sur la nécessité de fuir la logique biopolitique et instrumentale des institutions modernes pour construire un être-en-commun différant radicalement des sociétés administrées. Il devient par là plus aisé de comprendre pourquoi, dans « La puissance de la pensée », Agamben s’applique à repenser la notion de puissance. Partant d’Aristote, il commence par souligner que la puissance est toujours un ne-pas-passer-à-l’acte. Cette passivité de la puissance – la puissance du non – ouvre la possibilité de penser la politique de la non-action, avec pour objectif de rendre inopérantes les frontières entre l’acte et le non-acte[6]. Cette perspective débouche alors sur l’idée d’une brèche radicale entre  politique et institution, où la barbarie se manifeste chaque fois que la logique institutionnelle essaie de s’approprier l’inappropriable.

Malgré leurs divergences, ces deux perspectives concordent sur ce point qu’il est possible de penser le « progrès humain » de manière juste : soit en partant d’un complexe institutionnel neutre recueillant les demandes de la société civile ; soit en appelant à opposer l’action à l’institution pour définir la véritable politique – et la véritable éthique – comme une mise en scène de cette pluralité humaine que les lois et les institutions jamais ne parviennent à intégrer dans leur champ de perception. Ces deux modes d’interprétation de l’efficacité de l’action politique – avec leurs conceptions distinctes de la justice et de l’émancipation – nous amènent aux questions suivantes : jusqu’à quel point l’historicité des pratiques politiques et des mouvements démocratiques, demande-t-elle, pour être pensée, d’aller au-delà de ces deux manières de concevoir ladite efficacité ? Peut-on penser cette efficacité au-delà, d’une part,  des indicateurs stricts donnés par le domaine institutionnel, et d’autre part, au-delà de la simple manifestation de la pluralité humaine ou de la non-action éthique ?

Dans les pages qui suivent, nous tenterons de développer une compréhension de l’action politique qui, sans laisser de côté le potentiel critique de la perspective d’Agamben, insiste sur l’aspect productif de l’action émancipatrice. Nous chercherons donc à montrer qu’au-delà de son adéquation à un ensemble de formes juridiques données, la politique institue et produit du sens. Or c’est précisément dans cette institution que se voit mise en jeu la notion d’émancipation que nous  souhaitons approfondir ici : l’émancipation en tant qu’institution d’un champ d’intelligibilité, résultat d’actes instituants créateurs de nouveaux possibles interrogeant l’ordre d’un monde donné. Tandis que l’approche libérale-républicaine, en lui imposant son orientation institutionnelle déjà toute tracée, semble priver l’action de son caractère instituant, l’approche d’Agamben, en dépit de sa critique du libéralisme et de sa brèche radicale entre action politique et institution, laisse de côté le caractère productif de l’action : son efficacité propre, c’est-à-dire sa capacité de réagencer une réalité donnée.

La manifestation politique

Afin d’introduire cette autre possibilité d’interprétation de la manifestation politique, je commencerai par m’inspirer d’un cas exemplaire qui nous incite à repenser la relation entre effectivité et politique. Dans son travail, Martha García, chercheuse au CINEP,[7] décrit excellemment la lutte civique ayant eu lieu dans le département de Nariño en Colombie au cours des années 1980. Cette mobilisation populaire avait pour but de protester contre l’abandon par l’Etat du territoire : selon les chiffres que présentent García, le revenu par habitant est à Nariño le plus bas de tous les départements de la Colombie, qui va de pair avec la détérioration constante des conditions de travail et l’absence de participation des habitants dans les affaires politiques nationales. Leur mobilisation fut impressionnante : réunissant plus de 60 organisations et grâce aux multiples grèves civiques, elle parvint à établir une négociation avec le gouvernement– négociation que les partis traditionnels de la région n’avaient jusqu’ici pas même obtenu. Comment le mouvement civique de Nariño réussit-il à établir une telle négociation ? Comment parvint-il à attirer l’attention du gouvernement quand même les partis n’y étaient pas arrivés? La stratégie était simple : il s’agissait de construire une organisation populaire et civique à partir d’un « travail de base » extérieur aux institutions. Ce travail permettait la coordination d’une série de manifestations. Comme le soulignent plusieurs leaders, cette politique au-delà des institutions fut accompagnée paradoxalement d’une lutte électorale.[8] Le succès du mouvement fut tel qu’à l’occasion des élections du 13 mai 1988, il obtint huit mairies parmi celles où il s’était déployé. Il fallut renforcer les bases pour accéder aux centres de pouvoir, autrement dit le fait d’y accéder impliquait de consolider de nouvelles manières, au sein même des bases, de faire et de penser la politique. Orlando Fals Borda décrit ainsi cette dynamique des Inconformes (ainsi s’appelait ce mouvement civique) :

Les Inconformes démontrèrent dans la pratique comment avancer du micro au macro, des bases vers le haut, depuis les périphéries vers les centres, et vice versa, pour consolider des réseaux, des coordinateurs et d’autres organismes de contrepouvoir populaire[9].

Ce double mouvement, de la périphérie au centre et du centre à la périphérie, met en évidence une logique que le schème institutionnel ne permet pas de prendre en compte. En effet, si l’on suit ce dernier, les demandes de la périphérie – la société civile – perdent leur portée là où elles doivent nécessairement être filtrées par les mécanismes contraignants de la démocratie procédurale. L’authentiquement politique ne serait, en ce sens, que ce qui pourrait être universalisé conformément aux  procédures institutionnelles strictes. Or les mots de Fals Borda semblent indiquer une logique tout à fait différente. Le mouvement des Inconformes conduit à la création d’une forme organisationnelle qui tout en se situant au-delà de l’État, intègre néanmoins dans son horizon la dispute électorale pour la représentation politique. Ceci permet d’un côté de créer une force d’interlocution face au gouvernement central, et d’instaurer de l’autre, des modes d’organisation politisant la vie quotidienne de ses militants hors de la logique étatique. Ce double schéma semble indiquer une conception ambigüe de la politique où il ne s’agit ni d’un travail de base exempt de posture institutionnaliste, ni non plus d’une simple dispute vouée à s’insérer dans les canaux préalablement constitués de la participation légitime. Les Inconformes semblent avoir dépassé de loin les schèmes dominants précédemment décrit. Ils les ont dépassé là où leur manifestation, au lieu de s’insérer dans des modes d’action prédéfinis, a recréé la carte du possible, de l’énonçable et du visible. En  renforçant le travail de base en vue de la dispute pour la représentation, et en promouvant la gestion institutionnelle des formes de contrepouvoir populaire, ils ont constitué et visibilisé de nouveaux espaces politiques excédant les logiques institutionnelles. Pour autant leur mouvement ne peut pas non plus se comprendre en tant que manifestation d’une pluralité humaine prétendant échapper à tout schème institutionnel. Au contraire, les processus de transformation de leur action émancipatrice portaient justement sur le rôle même des institutions et du langage commun. Cette politique du « ni, ni », constitue le problème central à partir duquel nous proposons de repenser la notion de « progrès » introduite au début de ce texte. En effet, cette politique nous invite à penser que les transformations de notre monde ne sont ancrées ni dans la neutralité suffisante des institutions, ni dans des manifestations échappant aux logiques de l’administration et que, partant, le « progrès »  – ou pour le dire autrement, l’efficacité d’une transformation de notre monde commun – repose bien plutôt sur cette modalité particulière de « l’agir ensemble » qui, à cheval entre les logiques institutionnelles et « manifestationnelles », réussit à s’inscrire dans le paysage de l’énonçable et du possible.

Cette transformation ne va pas toutefois sans échecs. Les changements promus par certains actes émancipateurs ont été – et continuent d’être – entravés par des confrontations, des antagonismes et des luttes entre divers modes de compréhension. Ainsi de l’opposition continue des forces politiques colombiennes traditionnelles aux premiers mouvements de la lutte civique à Nariño. Selon les premières, les manières de procéder des seconds étaient illégitimes eu égard à l’ordre institutionnel. Ainsi aussi de l’opposition de la gauche traditionnelle et de ses dirigeants pour qui le mouvement des Inconformes « n’a pas été capable de concrétiser des actions efficaces qui réussissent à améliorer les conditions de vie de la population colombienne »[10]. Comment s’est donc produite cette confrontation ? Comment ces mouvements transforment-ils la carte du visible et de l’énonçable ? Comment comprendre leur logique au-delà des deux schèmes dominants susmentionnés ? Comment donc envisager l’efficacité particulière de ces actions politiques émancipatrices ? Autrement dit, comment comprendre le sens de l’action politique quand elle ne prétend plus instaurer un nouvel ordre ni ne cherche à dénoncer la violence et la barbarie ?

Dans ce qui suit, j’essaie d’ouvrir quelques pistes d’interprétation pour repenser les relations entre l’action politique et l’efficacité transformatrice. Je pars, pour ce faire, de l’hypothèse suivante : l’enjeu de l’action politique est à situer dans les rationalités et modes d’intelligibilité qu’elle produit en configurant de nouvelles compréhensions du réel et du commun. Au-delà de l’obéissance à un schème normatif ou théorique, j’argumente ainsi que la politique se constitue à partir d’un ensemble d’actes et de mots qui rassemblent, sur une même scène, des éléments hétérogènes, et ce dans le but de créer de nouvelles manières de symboliser le commun – un type de sens qui fixe des contours, provisoires plutôt que définitifs, à la compréhension du réel.

Le sens de l’action politique

Le philosophe français Jacques Rancière est parmi les penseurs contemporains qui se sont le plus efforcés de développer une compréhension de l’action politique dans les interstices hétérogènes des mots et des actes. Selon lui, la politique est un processus qui manifeste un manque d’harmonie (més-entente) dans notre monde. Autrement dit, la politique – ou l’acte émancipateur – défait le fonctionnement d’une langue limpidement référentielle, en déconnectant les pratiques et les mots de leurs sens ordinaires. Ainsi par exemple du cas qui nous occupent, quant la « démocratie représentative » du mouvement civique de Nariño ne désigne plus l’unique processus de la participation politique et devient bien plutôt le moyen stratégique de renforcer son « travail de base ». La « démocratie représentative », ainsi mise en coïncidence avec le « travail de base », se trouve déviée de son sens habituel. Cependant, quel autre sens peut naître alors de la manifestation d’un tel manque d’harmonie du sens ? De quelle rationalité s’agit-il qui défait les sens donnés ou l’ordre d’interprétation de la réalité ?

La politique suppose la mésentente : une situation de parole où un sujet (x) comprend et ne comprend pas ce que dit son interlocuteur (y). Autrement dit, x et y voient des raisonnements différents dans la même argumentation[11]. Pour autant, cette polémique, ce dissensus, n’a ni pour but de déterminer qui d’entre y et x détient  davantage le savoir, ni celui de démontrer que le langage est relatif et donc sujet à des interprétations subjectives. Le but de la mésentente est bien plutôt celui de mettre en question la prétendue harmonie qui greffe un mot sur sa référence, un mot sur une chose.. La mésentente ainsi sème une polémique sur le sens même des mots par l’intermédiaire desquels nous nous rapportons à notre monde commun. On l’a vu, dans le cas des Inconformes, un dissensus est créé relatif au sens de la « démocratie représentative » qui se trouve réinterprétée au-delà de sa signification purement institutionnelle.

Il s’ensuit que cette mésentente – la rationalité sous-jacente à la polémique autour du mot « démocratie représentative » – divise en deux le sens du mot « institution ». D’un côté, l’institution apparaît sous un jour harmonieux et conventionnel : elle canalise les demandes d’une société civile pour les rendre obligatoires, universellement. De l’autre, est souligné son défaut d’harmonie et l’institution peut alors consolider des pratiques étrangères à celles de l’État. Cela signifie donc que la mésentente, non contente de se situer au croisement de deux interprétations radicalement différentes du réel, vient aussi marquer leur rencontre sur une même scène, dans un même monde. Son efficacité a donc à voir, dans notre exemple, avec ce fait que le gouvernement central se trouve face à la nécessité de parler avec ceux qui ont accédé à des sièges de représentation politique. Et c’est parce que les Inconformes instituent des modalités d’action qui vont au-delà de l’État, que le gouvernement finit par négocier avec eux, avec ceux qui, pourtant, ne s’identifiait pleinement ni au parti politique ni aux institutions étatiques. Ainsi ce dialogue permet la rencontre entre deux conceptions distinctes du rôle des institutions. Tandis que pour le gouvernement, les grèves civiques sont illégitimes, non authentiquement démocratiques, pour les Inconformes elles constituent, au contraire, la nature même de la participation électorale. La mésentente ainsi crée une situation où deux mondes logent en un seul, deux manières incommensurables d’habiter et d’interpréter la réalité.

La rationalité de la politique serait donc à chercher dans cette rencontre de deux modes d’interprétation d’un même mot, d’une même pratique. Cependant, le processus via lequel se produit cette scène n’est pas, comme le voudrait la perspective consensuelle, la confrontation de deux positions en voie de réconciliation.[12] Autrement dit, la polémique sur le sens d’une expression comme celle de la « démocratie représentative » n’implique pas que les acteurs arrivent à un accord sur un nouveau sens des mots et, partant, créent un mode de vie authentiquement politique.[13] La rationalité spécifique de la politique a bien plutôt à voir avec ce processus qui, suivant Jacques Rancière, met en relation non pas deux sujets mais plutôt « deux termes contradictoires par laquelle se constitue un sujet »[14]. La scène de la politique se situe ainsi au croisement de deux manières de concevoir la subjectivité, voire l’ordre du monde lui-même. Revenons à notre exemple. Deux conceptions de la participation politique s’y trouve mises en jeu : la lutte électorale et le travail de base. Cette confluence de pratiques, de sujets et de mots, contradictoires entre eux, met en évidence un manque d’harmonie qui ne peut ni ne prétend être recouvert par une quelconque forme d’harmonisation. Ainsi la politique se dissipe au moment même où s’achève la discorde autour du sens de l’organisation sociale. Mais si l’action politique n’est plus donc à comprendre en fonction de sa prétention d’instaurer un nouvel ordre du sens, comment penser dès lors son efficacité ? Comment penser la production d’un sens délié de la poursuite d’un consensus sur les mots et sur les pratiques?

Une vue simpliste se contenterait d’affirmer que l’efficacité politique réside en son éphémérité : elle n’aurait d’autre fonction que celle d’interrompre, le temps d’un instant, l’ordre de la domination pour être ensuite récupérée par la logique administrative. Selon cette perspective, la « véritable politique » est celle qui échappe aux mailles de l’État par ses actions éphémères qui seules peuvent survivre dans la résistance continue aux pouvoirs de l’administration. Il nous semble pourtant que l’efficacité de ce type d’action est bien plus profonde là où, comme nous l’avons vu, la politique, loin de n’être que résistance, consiste plutôt en un ensemble d’actes et de mots paradoxaux qui réorganisent la distribution des coordonnées par l’intermédiaire desquelles nous interprétons la réalité.

Pour illustrer ce processus et son efficacité, j’aborderai un autre cas exemplaire de cette confluence hétérogène d’actes et de mots sur une seule et même scène. Dans les montagnes colombiennes d’Antioquia, au sein de la communauté autochtone San José de Apartadó, un mouvement paysan se fit jour en 1997, qui s’autoproclama « Comunidad de paz de San José de Apartadó » [Communauté de paix de San José de Apartadó]. Leurs motivations étaient claires : les habitants de cette communauté voulaient se sortir du conflit armé qui, du fait des stratégies de contre-insurrection menées par l’État colombien via les forces paramilitaires, colonisait une grande partie du territoire national. Les habitants se déclaraient neutres pour s’opposer aux affirmations récurrentes des soldats et paramilitaires qui, dans le cadre dudit projet contre-insurrectionnel, avaient pour habitude d’accuser tout un chacun d’être membre des Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia (FARC-EP)[15]. La violence contre-insurrectionnelle est telle, était telle, que la nécessité s’imposait d’interrompre l’escalade de la violence – violence qu’illustre, entre autres témoignages, celui de ce paramilitaire, acteurs d’un massacre en février 2005 :

Les enfants étaient sous le lit. La fille – 5 ou 6 ans – était très sympathique et ses cheveux quelque peu curieux […]. Nous proposâmes aux commandants de les laisser dans une maison voisine mais les enfants, pour les commandants, constituaient une menace : ils reviendraient, disaient-ils, dans le futur, comme des guerrilleros […]. ‘Cobra’ prit la fille par les cheveux et la tua à coups de machette à la gorge[16].

Avec ce massacre, cette violence dégradée atteint l’opinion publique en même temps qu’elle donna visibilité à la communauté de paix et à l’affirmation de sa neutralité. Ses paysans la définirent alors selon trois caractéristiques : les membres de la communauté sont les habitants de leurs terres ; ils restent neutres vis-à-vis du conflit ; leur communauté est transitoire, elle n’existe que pour autant qu’existe le conflit armé. Ils en appelèrent par ailleurs au strict accomplissement des Droits de l’Homme : les organisations internationales et l’État colombien devait, selon eux, assurer à la fois la visibilisation du problème et le respect absolu de l’auto-exclusion du conflit de la communauté. Au-delà de cet appel au droit, ils s’appliquèrent à créer des formes d’autogestion et d’autogouvernement, elles-mêmes créatrices d’autres relations sociales : « chaque action que nous réalisons, nous la réalisons en sachant que nous affectons les autres ; c’est pour cela qu’il est, pour nous, si important de renforcer, par le travail, les liens communautaires, et c’est pour cela que, tous les trois mois, nous célébrons notre processus par le biais d’activités qui nous permettent de partager ». La Comunidad de Paz de San José de Apartadó se constituait ainsi comme une communauté dans la communauté : une communauté pacifique dans la communauté juridique qui, cherchant à déstabiliser un ordre donné du sens, définissait son propre cadre du droit et du travail.

C’est donc dire que la Communauté de Paix ne visait pas son intégration à la communauté juridique de la nation colombienne. Elle ne cherchait pas non plus seulement à être passivement protégée par le droit international humanitaire. Le dissensus ou la mésentente mise en œuvre par ces habitants montrent comment, dans la consolidation d’un mouvement, deux communautés peuvent confluer en une seule. Il faut néanmoins insister sur le caractère transitoire de cette double communauté. Son existence reste toujours sujette à la nécessité de s’isoler des conditions de guerre pour mettre en acte la paix. Ainsi l’action politique fait voir que le monde et ses coordonnées d’interprétation du réel restent à jamais grevés d’une contingence primordiale : celle de la libre circulation du sens qui permet de recréer les conditions de possibilité de l’expérience du monde. Et cette contingence met à son tour en évidence le fait que l’institution d’un monde donné reste, quant à elle, à jamais déterminée par les conditions historiques de son émergence. La politique, en tant que rencontre de processus hétérogènes, est donc une sorte de poétique qui, au travers d’une série d’actes démonstratifs, crée des « arguments » à même de mettre deux mondes sur une même scène, ou, dans le cas des habitants d’Apartadó, deux communautés dans un même monde. Ainsi l’argument politique, à la différence du conventionnel, ne suppose pas un schème préalable et partagé de rationalité, il institue bien plutôt une scène d’argumentation qui visibilise sa consistance et son intelligibilité en même temps qu’elle se met en scène : la politique crée, dans un même mouvement, et la scène sensible, et la communauté capable de percevoir la raison de ses mots et de ses exigences. On est loin de l’idée selon laquelle l’efficacité de la politique consisterait en son caractère éphémère. Si ses coordonnées de sens sont toujours limitées dans le temps, ce n’est pas là qu’il faut chercher la raison de son efficacité mais bien dans sa faculté argumentative qui à la fois unit et défait les connexions entre des mots et des références, entre des pratiques et des sens. Ainsi des « arguments » de la Communauté de Paix qui unissent, en une même scène, deux conceptions différentes de la notion de communauté : l’une juridique et l’autre pacifique.

Pour mieux comprendre cette notion inusuelle de « l’argumentation », il faut s’arrêter un moment sur la manière dont elle a d’opérer une liberté esthético-politique du dire ou de la démonstration. Dans la perspective ranciérienne, l’esthétique n’est ni une technique de production des œuvres d’art ni une communauté d’artistes. Elle est une distribution de notre sensibilité qui met « en communications des régimes séparés d’expression »[17]. L’esthétique est donc cette logique qui, en réunissant en un seul et même lieu des modes d’expressions hétérogènes, fait qu’un objet cesse d’avoir un sens déterminé. Nous trouvons un exemple de cette opération chez Kant dans son analyse du beau de la Critique de la faculté de juger :

Si quelqu’un me demandait si je trouve beau le palais que je vois devant moi, je pourrais dire, à la manière de Rousseau, que je n’aime pas ces choses faites pour rester bouche bée […], et je pourrais faire allusion à la vanité des puissants qui emploient le sueur du peuple à des choses tellement superflues […] mais je me tromperais si ce qu’on veut savoir est si la simple représentation de l’objet en moi s’accompagne de satisfaction, pour l’indifférence que j’ai à l’égard de l’existence de l’objet de cette représentation[18].

Kant ne se demande pas si un objet est beau en fonction de son impact sur la perception ni du contexte de sa production. Un objet est beau selon Kant parce que la représentation qu’il produit dans le sujet s’accompagne d’une certaine satisfaction. En dernière instance, peu importe l’objet dans son extériorité, puisque ce qui le fait paraître comme beau n’est qu’une représentation de notre intérieur. La satisfaction que produit donc un objet beau n’est liée ni à l’impact de sa simple grandeur, ni à la répudiation qu’une telle grandeur peut causer. L’efficacité du beau consiste plutôt dans le sentiment de satisfaction causée par la représentation chez celle ou celui qui l’apprécie. Selon nous, l’efficacité d’un acte émancipateur s’inscrit dans une logique analogue. On l’a vu, les habitants d’Apartadó ne situent leur communauté ni dans la sphère juridique ni en extériorité complète vis-à-vis de celle-ci. Son lieu est plutôt configuré par son indifférence absolue face à ces deux modes de compartimenter les pratiques – l’institutionnel et le non-institutionnel. Le choc entre des régimes d’expression hétérogènes, institue le sens de la politique, et son efficacité réside dans le champ d’intelligibilité, toujours provisoire et précaire, qu’elle en vient ainsi à créer. La Communauté de Paix – qui existe depuis près de 18 ans – nous montre comment le sens de la politique ou d’un acte émancipateur s’institue par des images et des pratiques précaires tissant de nouvelles possibilités d’habiter notre monde commun. Ces pratiques peuvent disparaître, mais leurs effets sur notre mémoire et nos récits du passé persistent. Au-delà de son caractère éphémère, l’acte politique institue la possibilité toujours latente de mettre sur la même scène deux régimes – ou plus – de communication, au moyen d’une lutte tout à la fois sensible, matérielle et symbolique.

En guise de conclusion – L’efficacité de la politique

Au début de ce texte, nous disions qu’il est deux manières prédominantes de concevoir l’échec ou l’efficacité d’une action politique. Selon la première, républicaine et libérale, l’échec des exigences de la société civile tient à nos institutions, insuffisamment neutres et laïques. D’après la seconde, qui veut opposer l’institutionnel au non-institutionnel, l’échec vient de l’impossibilité pour les institutions de s’approprier l’inappropriable, c’est-à-dire de codifier dans leurs formes juridiques des actions incodifiables. Inversement le succès de l’action politique, réside pour la première dans son incorporation par des institutions neutres, et pour la seconde dans son extériorité absolue aux logiques dépolitisantes de gestion et d’administration. En partant plutôt de l’idée que ce succès ne peut être défini d’avance par aucun champ conceptuel, nous avons tenter de penser, à partir de cas exemplaires, une troisième alternative excédant les deux positions prédominantes dans la philosophie politique contemporaine.

L’exemple du mouvement civique à Nariño – les Inconformes – tout comme celui de la Communauté de paix des habitants d’Apartadó, ont ainsi permis de montrer que l’efficacité d’un acte émancipateur ne saurait se limiter ni à poursuivre la neutralité des institutions ni à manifester sa différence catégorique de la logique administrative. L’efficacité que ces exemples mettent en évidence, suppose plutôt la rencontre entre des modes de dire et des actions hétérogènes sur une même scène. Elle consiste dans la production d’un sens particulier qui prétend modifier les coordonnées de l’interprétation de notre réalité. Ainsi dans le mouvement civique de Nariño, la « démocratie représentative » coïncide avec le « travail de base » tandis que la Communauté de paix des habitants d’Apartadó devient communauté pacifique dans la communauté juridique. C’est dire que l’efficacité n’est jamais prédéterminée, elle est le sens qu’elle produit. Sens qui, rappelons-le, s’expose nécessairement de manière polémique puisque la scène politique est toujours fruit de la rencontre de plusieurs perspectives différentes d’interprétation d’un mot ou d’une pratique.

 

Traduit par Mélanie Duclos et Anders Fjeld

 


 

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Skinner Quentin, El nacimiento del estado, Buenos Aires, Editorial Gorla, 2003.

 


[1] Citation traduite (N.d.T.).

[2] Dans cette lignée, nous pouvons mentionner des figures emblématiques telles que Jürgen Habermas ou Quentin Skinner. Tous deux soutiennent, chacun à sa manière, que l’égalité et la justice ne sont possibles que pour autant que des institutions neutres et artificielles garantissent la protection de l’espace du politique de la domination des appétits individuels liés aux pouvoirs de la monnaie, de la religion et des sociétés particulières. Selon Habermas, dans Facticité et validité, toute norme obligatoire doit être traversée par un « test d’universalité » octroyé par un réseau institutionnel offrant les conditions de la rationalité communicative. Voir Skinner Quentin, El nacimiento del estado, Buenos Aires, Editorial Gorla, 2003 et Habermas J., Facticidad y Validez, Madrid, Trotta, 2005.

[3] Nous reviendrons dans quelques lignes à cette deuxième perspective que j’ai appelé une approche « pure de la politique ».

[4] Gamboa S., La guerra y la paz, Bogotá: Penguin Random House, 2014, p. 83, citation traduite.

[5] Agamben G., Homo Sacer, Madrid, Pre-textos, 2007, p. 162, citation traduite.

[6] Ibid., p. 364-365.

[7] Centre de recherche et d’éducation populaire.

[8] Cette combinaison d’un travail de base et d’une dispute pour la lutte électorale et institutionnelle fut inaugurée à Nariño, au cours de la troisième rencontre Civique-Populaire . On y détermina la nécessité pour le mouvement civique d’être aussi mouvement politique, sans pour autant, remplacer le premier par le second. Voir García M., « El movimiento cívico por Nariño » in Archila M., Una historia inconclusa: izquierdas políticas y sociales en Colombia, Bogotá, Cinep, 2009, p. 361.

[9] Fals Borda cité par García, ibid., p. 362, citation traduite.

[10] Ibid., p. 356, citation traduite.

[11] Voir Rancière J., El desacuerdo, Buenos Aires, Nueva visión, 2010.

[12] Selon Rancière, le consensus ne suppose pas seulement un accord entre des parties, mais également une coïncidence ou, pour le moins, une relation harmonieuse entre la sphère de l’opinion et le régime du droit. Dans ces termes, ce que poursuit le consensus est le fonctionnement coordonné d’un système d’opinions et d’un ensemble d’institutions. « Le système dit consensuel est la conjonction d’un régime déterminé de l’opinion avec un régime déterminé du droit, postulés l’un et l’autre comme des régimes d’identité complète de la communauté avec elle-même », Ibid., p. 130, citation traduite.

[13] Rancière, dans Dix thèses sur la politique, nous dit de la politique qu’elle ne possède aucune propriété en particulier, puisqu’elle ne coïncide avec aucun un mode de vie.

[14] Rancière J., « Diez tesis sobre política », in Política, policía y democracia, Santiago de Chile, LOM, 2006, p. 61, citation traduite.

[15] Les Farc-Ep est une organisation guerrillera née dans la décennie de 1960. Les origines de ce mouvement remontent aux anciennes guerrillas libérales qui s’armèrent pour s’opposer à la violence des conservateurs de l’époque. Ses premiers membres étaient des paysans d’obédience communiste qui, pour  échapper aux migrations massives et forcées de la campagne à la ville, se cachaient dans les montagnes (Voir Ospina W., Pa que se acabe la vaina, Bogotá, Planeta, 2013, p. 185). Réprimés violemment et face au refus opposé à leurs demandes réitérées d’institutionnalisation, ils décidèrent de forger un mouvement guerrillero d’inspiration marxiste pour transformer l’ordre excluant du système dominant. Cette organisation guerrillera existe jusqu’à nos jours où un processus est en marche qui vise à établir la paix entre les insurgés et le gouvernement.

[16] El Espectador, « Van cinco militares capturados por masacre de San José de Apartadó », Bogotá, 27 de marzo, 2008, citation traduite.

[17] Rancière J., El desacuerdo, op. cit., p. 78, citation traduite.

[18] Kant E., Crítica del discernimiento, Madrid, Alianza Editorial, 2012, B6, citation traduite.

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