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Peut-on philosopher et raconter des histoires ?

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Glaucon propose une autre définition de la justice pour susciter la réponse de Socrate: «Elle tient une position intermédiaire entre ce qui est le bien suprême, qui est d’être injuste sans qu’on puisse nous rendre justice, et ce qui est le pire, c’est-à-dire de subir l’injustice et d’être impuissant à venger l’honneur ainsi flétri [6]». La justice résulte donc d’un accord entre des faibles, objets de l’injustice du plus fort, qui n’ont pas d’intérêt à commettre l’injustice parce qu’ils pourraient être victimes de représailles. D’après cette définition il n’y a pas de valeur morale à l’action juste, le bien suprême -le plus grand bénéfice- n’étant pas la justice mais l’injustice que l’on peut faire subir sans représailles. C’est sur ces considérations que Glaucon, se faisant l’avocat du diable, développe le mythe de l’ancêtre de Gygès, pour défendre le pouvoir de l’injustice, et l’intérêt qu’il y a à agir injustement si cela est possible. Ce mythe montre l’injuste impuni, afin de montrer le bonheur dont il peut jouir, dont il aurait tort de se priver. Nous nous pencherons de manière détaillée sur ce mythe plus loin dans notre propos.

La réponse à ce mythe passe par la rédaction de deux autres mythes ; la Callipolis, et la succession des régimes. En réponse à Glaucon, Socrate veut prouver que l’injuste est le plus malheureux. Pour cela il doit voir en quoi consiste un homme juste. L’homme reflétant la constitution politique dans laquelle il s’inscrit, Socrate va devoir construire une Cité juste, pour connaître l’organisation d’une âme juste. La dégradation de ce régime politique parfait et juste jusqu’au régime politique le plus corrompu et le plus injuste nous donnera ainsi la constitution de l’âme de l’homme le plus injuste. Socrate peut alors affirmer que l’homme injuste est le plus malheureux de tous.

L’organisation de la Callipolis se fait suivant une conception de la justice distributive proche de la première définition de Polémarque ; « rendre ce qui est dû à chacun». Contrairement à la définition ultérieure, le « ce qui est dû », ne l’est pas suivant qu’autrui soit un ami ou un ennemi, mais est dû en fonction des capacités de chacun. En d’autres termes, il doit y avoir une spécialisation des tâches en fonction de la disposition naturelle de chacun, et suivant chaque classe d’individus. Nous décrirons cette organisation plus loin. La définition de la justice pour Socrate est donc le devoir universel d’exercer sa fonction propre, à l’exclusion des autres tâches de la Cité, en fonction de ses capacités naturelles. Cette définition est rapprochée de la définition de Céphale, d’après qui il fallait rendre à chacun ce qui lui appartenait, lorsque Socrate définit la tâche des juges dans la Cité ; « La justice consiste dans la possession de ce qui est notre propriété et dans la pratique de notre tâche propre[7] ». La justice est donc liée à une loi de répartition, elle est un partage. C’est cette justice, comme distribution des tâches en fonction des compétences, qui permet l’harmonie politique. Elle constitue la quatrième vertu de la Cité, la plus importante, et qui lui permet d’être bonne. Car c’est la justice qui « procure à toutes les autres <vertus> (modération, courage, sagesse) le pouvoir qui les fait advenir, et une fois advenues, elle leur procure la force de se maintenir aussi longtemps qu’elle subsiste au sein de la cité [8]». Ce qui implique que la permanence de la Callipolis, son harmonie politique, dépend de la justice qui empêche quiconque d’occuper un poste auquel il ne peut prétendre. En suivant cette analogie de gouvernement et d’organisation entre la cité et l’âme, nous parvenons à la constitution de l’âme juste. Tout comme dans la cité juste les philosophes dirigent les autres membres de la cité, dans une âme juste, la partie la plus rationnelle, « philosophe », devra diriger les autres parties de l’âme. L’âme est tripartie, comme l’était la cité, nous allons le voir, et à chaque partie correspond une vertu propre.

La Callipolis instaure trois classes parmi ses citoyens, à chaque classe correspondra ce qui est juste pour elle. Par exemple les philosophes devront gouverner, voilà la tâche que Platon estime la plus adaptée à leurs capacités. Puisqu’ils ont ces capacités en partie grâce à l’éducation qui leur a été donnée, il est juste qu’ils occupent cette charge, pour s’acquitter de leur dette. Les gardiens, dotés d’un naturel particulier, doivent se charger de protéger la cité qui les a éduqués eux aussi, et qui les nourrit, les entretient. Les producteurs seront chargés de produire le nécessaire à la Cité, aux autres classes de citoyens, qui veillent à leur sécurité et au maintien de la justice. Les domaines d’activité de chacun sont clairement définis suivant leurs capacités propres, et non en vertu de son lignage par exemple. C’est dans ce cadre qu’intervient le mythe des races. Le but de celui-ci sera de justifier aux yeux des citoyens pourquoi dans cette cité le fils peut obtenir une place plus élevée que celle de son père par exemple. Nous développerons également ce mythe plus loin, en voyant comment un mythe peut servir de justification à une situation.

À présent que nous connaissons la constitution de l’homme juste, nous allons pouvoir connaître celle de l’homme injuste, et comparer leur bonheur respectif. La cité la plus injuste n’étant qu’une dégradation de la cité juste, Socrate va faire appel à une « généalogie » mythique des régimes politiques, également appelé « mythe de la succession des régimes », qui prouvera que le tyran, l’homme le plus injuste, est aussi le plus malheureux. « Il sera plein d’envie, perfide, injuste, incapable d’amitié, impie, bref, il accueillera tous les vices et les fera croître. En conséquence de tout cela, il sera lui-même suprêmement malheureux (…)[9]».

Cette question du bonheur du juste risquerait de nous faire tomber dans l’idée que l’homme juste ne l’est que par intérêt, dans le seul but des avantages qui peuvent découler de son action. C’est pourquoi ils démontreront qu’un homme peut choisir d’agir justement, même s’il n’en tire aucun avantage. Vient alors le mythe d’Er, qui prétend montrer les récompenses de celui qui n’aura pas agi en vue des avantages, du véritable juste. Ce récit intervient à la toute fin du dialogue, en donnant un aspect religieux à cette quête du juste. Ce mythe clôt l’œuvre, il intervient alors que le débat sur la valeur de la justice par rapport à l’injustice semblait clos. Nous l’analyserons plus en détail plus loin.

Nous venons de voir brièvement le logos tenu dans La République. Cet ouvrage n’est donc pas qu’une histoire ou un recueil de mythes. La narration de chaque mythe obéit à la nécessité du développement de la réflexion sur la justice. Ils sont indispensables à la recherche de Platon. La rédaction d’une cité imaginaire par exemple était nécessaire pour arriver par analogie à la constitution de l’âme. Bien entendu, utiliser une analogie pour exposer un argument est un choix. Mais ce choix d’avoir recourt à des récits imaginaires existe pour le philosophe, même si l’on pourrait croire son domaine limité à la seule raison.

Si l’on soutient que la raison peut aller de pair avec l’imagination, il faudrait non seulement que des textes philosophiques intègrent un discours imaginaire, nous venons de voir que cela était possible avec l’exemple de la Callipolis entre autres, mais en retour il nous faut démontrer qu’il est possible que des mythes, des narrations au sens large de récit produit par l’imaginaire (en opposition à la pure description de faits), soient porteurs d’un logos. Si l’on peut dégager des mythes une tentative d’explication non religieuse et non scientifique aux grandes questions humaines, telles que «qu’est-ce que la justice », il nous faudra admettre que ces récits nous permettent de philosopher, d’élaborer des réflexions sur des sujets dont nous ne trouverons jamais la réponse ultime. Bien entendu ce logos ne sera probablement pas directement accessible dans le récit, nous devrons l’interpréter si nous voulons comprendre ce que le récit peut nous dire. Howland, grâce à son commentaire du mythe de Gygès, nous sera d’une aide précieuse pour comprendre ce rôle fondamental de l’interprétation. Les mythes présents dans La République renferment un logos, une explication, sur la justice. Nous devrons donc les interpréter, pour voir ce qu’ils nous disent de philosophique.


[6] PLATON, Op. Cit. (359b)

[7] PLATON, Op. Cit. (434a)

[8] PLATON, Op. Cit. (433c)

[9] PLATON, Op. Cit. (580a)

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