Politiqueune

Pour une généalogie critique de la démocratie (1)

Print Friendly, PDF & Email

Ali Kébir – Rennes 1

Le point de départ de cette étude est le constat de la force normative exceptionnelle qu’a pu acquérir la « démocratie » (peu importe le sens précis ou véritable de ce mot) en s’imposant comme l’horizon général et unique de notre expérience politique. Aujourd’hui en effet, pensées, discours et actions politiques sont intégralement structurés par sa référence implicite ou explicite. Elle est la loi de toute pensée, parole ou action, au point que son principe, comme ses effets normatifs, relèvent de l’évidence. Elle nous est devenue si naturelle que son élection au rang de valeur ultime ne fait absolument plus problème.

Cette naturalisation de la démocratie justifie alors sa critique, à savoir une réflexion qui problématise son caractère d’évidence naturelle. Quelle sera alors cette critique ? Celle qui est généralement menée est normative et consiste à examiner si un ensemble de pratiques se prétendant démocratiques sont conformes à l’idéal de la démocratie que cette critique promeut. C’est, par exemple, ce que font certaines critiques aujourd’hui, en exhibant son caractère fondamentalement oligarchique incompatible avec l’idée de souveraineté populaire. La critique normative pointe donc des contradictions entre la réalité et l’idéal.

Toutefois cette approche est problématique : si toute critique est une opération réflexive consistant à soumettre à la question les vérités toutes faites dans lesquelles la pensée est prise, la critique normative d’aujourd’hui reste dépendante, de façon générale, de l’évidence de la norme démocratique. En effet, nulle critique, actuellement, ne se fait plus au nom d’un retour à l’ordre aristocratique ancien et peu se font au nom des mondes communiste ou socialiste à venir. Toutes en revanche battent pavillon démocratique. Du mot de « démocratie », malgré toutes leurs diversités, elles font leur « emblème »[1] indiscutable. La critique normative sera limitée par son manque de distance vis-à-vis de son propre positionnement normatif qui apparaîtra comme un manque de réflexivité sur sa constitution historique.

En effet, l’évidence démocratique n’a pas toujours été. Longtemps le terme fut synonyme de régime politique et social anarchique. Lors même des Révolutions Française et Américaine, le mot n’était guère employé, sinon pour discréditer l’adversaire[2]. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle que l’idéal de la démocratie a commencé à s’imposer peu à peu et de devenir, après la chute de l’URSS, notre unique horizon et d’agir comme la norme exclusive qui façonne, non sans contrainte, notre identité politique actuelle. Comment et pourquoi ce renversement a-t-il eu lieu ? C’est ce à quoi la critique normative ne peut répondre dans la mesure où son point de départ est toujours une norme idéale, anhistorique.

Dès lors, quelle critique pour la démocratie ? Je soutiens ici que c’est la généalogie critique qui peut rendre compte de la constitution historique de ce qui est devenu une norme naturelle déterminante de notre actualité, de nous-mêmes. Il s’agira alors de resituer la norme démocratique dans les contextes de son émergence, de la retrouver dans les conflits, les rapports de force de l’histoire, pour saisir contre quoi elle a bien pu s’affirmer et ce qui, dans ce combat, a pu dessiner ses traits actuels. Cet angle d’analyse suppose que la démocratie, comme discours et comme pratique normative, historiquement située, est concernée par le pouvoir, qu’elle-même est le nom d’une forme d’assujettissement.

Mais cette hypothèse ne va pas de soi car, habituellement, la démocratie passe pour être un mouvement d’émancipation individuelle et collective à l’égard des tutelles politico-religieuses d’Ancien Régime, et celles, « modernes », du totalitarisme et de l’autoritarisme. Or, je soutiens ici la thèse selon laquelle la démocratie est le nom d’une série de dispositifs pratico-discursifs complexes qui mettent en jeu une forme de pouvoir, de normalisation, dont l’objet est la dimension politique de l’existence des sujets qu’elle vise à façonner dans un sens spécifique. C’est ainsi que nous comprendrons comment l’homo democraticus a pu émerger, c’est-à-dire comment nous sommes  devenus démocrates. Cette réalité de la démocratie (qui n’est pas son essence, mais la manière dont elle a émergé historiquement à l’époque moderne) ne peut être connue que par cette double opération qui caractérise la généalogie : à la fois une histoire qui montre quels processus concrets ont conduit à l’imposition de la démocratie, et une critique en ce que l’historisation généalogique est en même temps une dénaturalisation de la norme démocratique qui en dévoile la contingence, la particularité et le caractère contraignant. Ce qui est en jeu est de prendre une perspective renouvelée sur la démocratie qui l’aborde comme si elle était étrangère à nous-mêmes pour, paradoxalement, nous libérer de son emprise.

freedom-pillar-1445003-m

Je procéderai en trois moments : d’abord je circonscrirai la spécificité de la critique généalogique en l’opposant à la critique normative de la démocratie. Je tâcherai ensuite de dessiner les contours généraux d’une généalogie historique de la démocratie. Enfin, je présenterai quelques hypothèses et résultats provisoires de cette généalogie.

I Critique généalogique contre critique normative.

  1. La critique normative.

La critique de la démocratie est, aujourd’hui, majoritairement normative. Par critique normative, on pourrait comprendre d’abord une attitude théorique idéaliste qui procède par comparaison entre les faits et un idéal défini a priori. En ce sens, elle consiste, au préalable, à définir la démocratie telle qu’elle doit être idéalement et, ensuite, à juger, à l’aune de cette norme rationnelle, si l’ensemble des pratiques factuelles traduisent ou trahissent cet idéal. L’essentiel ici est la volonté de juger en opérant le partage du légitime et de l’illégitime à partir d’un critère pur fondé en raison, pour évaluer après coup la conformité ou non de ce qui se dit démocratique dans les institutions et dans la société existantes. Par exemple, on définit une norme de la démocratie représentative comme relation de confiance entre représentants et représentés seule à même de rendre possible la production de la volonté générale, et on constate que les faits correspondent à la situation inverse : défiance et règne oligarchique des volontés particulières.

Mais, bien évidemment, la critique normative ne se laisse pas entièrement ramener à ce schéma simpliste. En effet, toute critique normative n’est pas une idéalisation du type de ce comparatisme binaire qui oppose deux éléments hétérogènes que sont l’idéal pur, universel et nécessaire d’un côté, et la contingence factuelle de l’autre. Dans Théorie traditionnelle et théorie critique Horkheimer[3], oppose deux attitudes théoriques. La première consiste à poser son objet comme déjà donné, préexistant à la position du sujet théorique, qui est alors pur spectateur neutre et objectif. Or, selon Horkheimer, cette attitude est une méconnaissance de la détermination sociale de nos représentations, y compris théoriques, car la position du sujet de connaissance est conditionnée par la forme de la production et l’organisation en classes qui en découle. Si la théorie n’est pas consciente de cette détermination extérieure à l’idéalité de la relation sujet/objet, alors elle est de nature purement idéologique, traduisant et masquant les intérêts qui dominent, à un moment donné, le processus objectif. Ainsi en est-il de la critique idéaliste/comparatiste dont je viens de parler. La théorie critique, quant à elle, entend mener ensemble une connaissance objective et l’autoréflexion des conditions sociales, extra-théoriques, où cette connaissance prend naissance. Cette autoréflexion n’est pas le constat désabusé que toute position théorique est déterminée par des intérêts sociaux – auquel cas la critique ne serait que l’aveu relativiste de sa propre partialité – mais la fondation du point de vue normatif dans une instance préscientifique à laquelle se rattache le point de vue critique, à savoir un intérêt certes empirique mais qui soit autre chose qu’un intérêt particulier, qui soit un intérêt pour l’émancipation humaine, donc un intérêt universel. Ainsi, la critique fonde son point de vue dans la pratique sociale elle-même, dans une émancipation universelle qui s’y trouve contenue comme virtualité, et non dans le ciel des idées séparées. C’est ainsi que Habermas[4], à la suite de Horkheimer, identifiera un intérêt à l’émancipation qui n’est pas une pure abstraction théorique, mais qui possède un fort degré d’effectivité pratique, car il réside dans le potentiel interhumain de l’entente au moyen de la communication – potentiel immanent à la pratique langagière quotidienne elle-même et qui en est la condition de possibilité. L’ancrage normatif de la critique ne se situe ainsi pas dans une idéalité étrangère à la pratique mais s’y trouve contenu et présupposé à titre de condition de possibilité. Dès lors, selon ce modèle, la critique normative de la démocratie doit se fonder sur les présuppositions de nos pratiques que l’on pourrait reconnaître comme universelles. Chez Habermas[5] elle trouve son point de départ dans les pratiques langagières effectives de communication et dans les structures actuelles de l’Etat de droit pour retrouver l’exigence démocratique idéale d’une participation égale et libre de tous à la détermination délibérative de l’intérêt commun. La démocratie existante est ainsi jugée à l’aune de cette norme qui est en même temps sa propre exigence, une revendication contenue en elle.

2 .Limites de la critique normative de la démocratie

Toutefois, je soutiens que cette critique immanente-transcendantale de la démocratie est encore trop idéaliste. Certes elle évite l’écueil d’une critique appuyée sur la fiction idéologique d’un sujet solitaire, neutre et désincarné, mais elle reste inapte à rendre compte réflexivement de son positionnement historique en faveur de la norme démocratique.

 a.  idéalité de la critique habermassienne.

 

La critique normative habermassienne reste abstraite. En effet, quand on dégage la démocratie délibérative comme modèle du politique au sein même de la pratique réelle, on ne considère pas qu’un ensemble de faits contingents, nommément les pratiques communicationnelles empiriquement constatables, constituent ce que la politique doit être – ce qui reviendrait à confondre le droit avec le fait. Bien au contraire, de telles pratiques peuvent elles-mêmes être traversées par des parasitages de l’ordre de la domination. En réalité, au sein même de la pratique c’est un universel qui est décelé comme présupposition transcendantale, comme idée valable en tout temps et en tout lieu pour toute pratique possible. Autrement dit, une idée qui, en soi, ne possède aucune historicité bien qu’elle soit présupposée par des pratiques. Ce qui signifie que du point de vue de la critique de la démocratie, la norme démocratique elle-même se situe hors de l’histoire des pratiques en ce qu’elle n’a pas la contingence d’un événement, mais la nécessité et l’universalité d’une idée.

 b.étroitesse empirique de la critique normative.

Or, cet idéalisme de la critique normative va la conduire à une étroitesse dans l’établissement de son constat empirique, à savoir dans l’établissement du contenu qui doit faire l’objet de la critique. Autrement dit, la préséance d’une attitude normative conduit à un rétrécissement du regard critique que l’on porte sur la réalité sociale et politique. Car, comme l’indique Aurélien Berlan[6], un critère normatif « n’est pas seulement un idéal positif à partir duquel le négatif pourrait apparaître [par contraste] dans le réel », mais il est aussi une définition a priori du « pan de la réalité [qui] mérite d’être pris en compte ». Donc, tout critère normatif, immanent ou non, est un point de vue particulier sur le réel en ce qu’il prescrit une perspective comme cadre du champ d’objet de la critique qui sera menée. Ainsi, partir d’une théorie délibérative de la démocratie ou bien d’une théorie agonistique de la démocratie  ne mettra pas en exergue les mêmes problèmes : la première insistera sur le manque de concorde dans les rapports politiques, et en appellera à une démocratie du consensus; la seconde, au contraire, dénoncera l’élision de la conflictualité, seule à même de faire émerger les voix de l’émancipation, faite au profit d’une apparence de concorde masquant la domination[7].

Finalement, avec une optique normative universaliste on est incapable de prendre le recul nécessaire pour appréhender avec suffisamment de champ une situation concrète donnée.

 c. Déficit  de réflexivité de la critique normative.

Cette étroitesse empirique a une conséquence grave quant à la cohérence du projet critique lui-même quand il s’agit de la démocratie comme évidence non interrogée : la critique normative y accuse un déficit de réflexivité.

Toute critique normative qui place une certaine définition idéale de la démocratie à son point de départ est condamnée, en vertu de l’argument précédent, à manquer au moins un fait empirique fondamental : la validation historiquement située de la norme démocratique. En effet, dans la mesure où toute critique normative de la démocratie part d’une définition apriorique de celle-ci, cette norme devra être nécessairement anhistorique, vraie universellement et nécessairement et non pas singulière et contingente. Or, que telle ou telle version de la norme démocratique (modèle agrégatif, délibératif, agonistique, etc.) soit vraie, universelle ou non, il reste que la validation exclusive de la norme démocratique en général est un fait historique, un phénomène récent, qui prend toute son ampleur dans l’après seconde Guerre Mondiale et qui définit intégralement notre identité politique actuelle (et cela est une singularité historique qui demande à être interrogée, car elle est déterminante dans l’orientation que nous avons prise et qu’a prise la critique normative elle-même qui, comme tout discours, a une histoire). Par conséquent, en déshistoricisant sa norme de départ la critique normative ne peut réfléchir ce fait de l’émergence singulière de la norme démocratique. Pour cette raison on peut affirmer que lui fait défaut une réflexivité historique, et qu’elle s’interdit ainsi par principe d’expliciter de façon critique le sol historique sur lequel repose son orientation actuelle.

 d. Une critique sans objet

 

Mais la conséquence du déficit de réflexivité de la critique normative n’est pas seulement de l’ordre d’un « oubli » de l’historicité de l’adhésion à la démocratie. Elle est surtout son annulation comme objet de critique. La critique normative de la démocratie, paradoxalement, n’est pas une critique de la démocratie. Dans sa dimension négative, elle est critique d’une  non-démocratie. Et, simultanément, dans sa dimension positive, elle est la promotion de la démocratie. Autrement dit, elle est la critique d’une fausse démocratie au nom de la vraie démocratie. En effet, elle est, selon l’expression de Michel Foucault, une « enquête en légitimité » dont l’objectif est de séparer le légitime de l’illégitime, le vrai du faux, la réalité de l’illusion, afin de promouvoir les premiers et de rejeter les seconds. C’est là le modèle criticiste. Dans la Critique de la raison pure, il s’agit pour Kant de faire le procès de la raison pure non pas pour la dénoncer comme étant de part en part trompeuse, mais de découvrir ses limites universelles et nécessaires qui sont non pas un coup d’arrêt pour la connaissance, mais ses conditions constitutives de possibilité (ce en quoi la critique se distingue du scepticisme). Inversement, il s’agit par le même geste de jeter « hors légitimité », selon l’expression de Foucault, tout usage de la raison qui excède ces limites, à savoir la métaphysique et ses polémiques stériles telle qu’elle se serait pratiquée, selon Kant, dans l’histoire de la pensée jusqu’à l’intervention de la philosophie critique. L’effet de cette critique est de montrer que tout ce qui s’est présenté comme connaissance jusqu’ici n’est pas de la connaissance.

La critique normative de la démocratie fonctionne de même : elle définit les limites constitutives d’une démocratie véritable et, corrélativement, récuse ce qui dans les faits se présente trompeusement comme démocratique. Ainsi, la critique du système représentatif électoral, tel qu’il existe, au nom d’une démocratie délibérative plus inclusive, ou la critique de l’individualisme narcissique des sociétés contemporaines au nom d’une démocratie enfin rendue à son collectivisme bien compris, ou encore la critique de la démocratie formelle inégalitaire, au nom de la démocratie réelle, etc. ont chacune pour fonction fondamentale de montrer que toutes ces pratiques qui existent actuellement, ne sont pas la démocratie, ne sont pas démocratiques, que ces « réalités démocratiques » n’existent pas en tant que démocratie. Ce qui est, ce qui existe pleinement comme démocratie ne peut être que l’idée de la démocratie. La factualité n’est que sa trahison ou, du moins, sa manifestation parasitée. Au fond cette critique n’est pas critique de la démocratie mais critique de tout ce qui n’est pas authentiquement démocratie et qui voudrait trompeusement se présenter comme tel[8]. Elle est essentiellement une dénonciation platonicienne d’une imposture, celle du monde tel qu’il est face au monde tel qu’il devrait être. Pour elle, la politique démocratique telle qu’elle se donne est fausse et irréelle en même temps. La démocratie est sans réalité puisque la véritable démocratie est ailleurs.

En conséquence, la critique normative n’est pas une mise à distance réflexive de la démocratie, mais, à travers sa récusation de ce qui ne correspond pas à l’idéal de démocratie qu’elle-même définit, à travers sa dénégation de ce qui ne se plie pas aux limites constitutives qu’elle prétend découvrir, elle consiste paradoxalement dans une réaffirmation pleine et entière de la norme démocratique, et ce au prix d’une négation du réel. De même que la Critique de la raison pure, en limitant la prétention de la raison, confirme la dignité de la connaissance, de même l’opération fondamentale de la critique normative de la démocratie est de rétablir la noble distinction de cette dernière. La critique normative est ainsi nécessairement refondationnelle. Aussi, en faisant de l’objet de sa critique non pas une réalité mais une apparence, un non-être, la critique normative est une critique sans objet réel ; elle est avant tout un dogmatisme indirect qui à travers une disqualification des faits, consiste avant tout dans l’apologie d’une idéalité.

 Il va de soi alors que l’événement historique de l’adhésion à la démocratie est un fait éludé, car ce qui commande fondamentalement la critique normative n’est pas la critique de la démocratie comme norme présupposée, mais sa réélection en dépit des ses coupables errances historiques qui l’ont si indûment liée au pouvoir. Il est donc vital pour cette critique d’ignorer l’historicité de la démocratie. Pourtant, c’est cette histoire qui nous permettra de ressaisir de façon critique l’évidence démocratique et de nous détacher de sa présupposition souveraine.

Du coup, la question critique, dont la réflexivité sera élargie à l’histoire, ne sera donc pas « à quelles conditions une démocratie peut-elle être dite authentique ? », mais plutôt : « pourquoi et comment en sommes-nous venus aujourd’hui à être démocrates ? ».  La critique de la démocratie sera donc l’histoire de l’advenir historique de sa norme.

 3. La critique généalogique

Par cette approche je mets évidemment mes pas dans ceux de Michel Foucault. Dans Qu’est-ce que la critique[9] il oppose son approche de la critique au criticisme kantien. Là où celui-ci se pose essentiellement dans les termes de la raison comme norme pure et absolue, la première se pose dans les termes de l’histoire et du pouvoir. Pour ce qui m’occupe, cela signifie que selon l’axe critique de type kantien, celui de la critique normative, on cherche, par une « enquête en légitimité », comme dit Foucault, ce qui dans la destinée historique de la démocratie opère le « passage hors légitimité », comment la démocratie est devenue, dans les faits, illusion, erreur, fausseté. Or, la critique généalogique consiste essentiellement nous dit-il, dans une « ontologie du présent [10]» et dans laquelle il ne s’agit pas de se prononcer sur la vérité ou la fausseté de la normativité démocratique, faite de modèles divers et hétérogènes, dans laquelle nous vivons actuellement. La critique est avant tout une attitude, un ethos de réflexion sur le présent qui nous détermine, afin de pouvoir nous en libérer. Il ne s’agit pas de dénoncer la fausse démocratie, mais de voir comment des discours et des pratiques démocratiques tout à fait contingents agissent et nous agissent, de façon impérative, actuellement. L’objectif est de défaire l’apparence d’universalité et de nécessité de la norme démocratique. La critique est une « sortie hors de l’état de minorité »[11], c’est-à-dire un processus qui nous dégage de l’état où notre pensée est conduite par l’autorité des normes politiques et sociales du présent, à savoir, aujourd’hui, la norme démocratique.

Cette attitude critique se confronte essentiellement à notre actualité, à ce qui l’a historiquement constituée, et ce dans une volonté de « transfiguration » des limites qui nous sont assignées. En ce sens, la critique généalogique seule peut réfléchir et considérer la situation historique de son objet, la normativité démocratique, comme configuration sociopolitique actuelle, donc singulière, de notre manière de penser, parler et faire. Elle n’idéalise ni ne déréalise la démocratie mais pose la question de ce qui fait la différence de ce présent démocratique, ce qui fait son caractère d’événement, ce qui l’a ensuite naturalisé, imposé à tous et rendu apparemment universel et nécessaire.

Donc, elle resituera la norme démocratique dans la singularité et la contingence de processus historiques et éprouvera la limitation qu’elle constitue pour la pensée, le dire et l’agir. En ce sens la généalogie est proprement insurrectionnelle car elle ne cherche pas une refondation, mais vise un « franchissement possible », celui, ici, des limites qui nous imposent de penser, parler et agir dans le cadre obligé de la démocratie. Bref, il s’agit de traiter les discours et pratiques démocratiques hétérogènes, qui articulent notre présent, comme des événements historiques singuliers, et ainsi de dégager « de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons »[12]. La généalogie ne peut pas être une critique de la « démocratie » fausse au nom de la démocratie vraie. Elle cherche à nous faire échapper à cette alternative en la thématisant pour elle-même comme étant précisément ce qui nous limite.

Notre rapport réflexif à la démocratie sera donc de voir comment, par une enquête historique, relever la singularité de l’avènement de la démocratie, et comprendre par quelles contingences arbitraires et contraignantes, nous sommes devenus démocrates, et comment nous pouvons cesser de l’être.

Toutefois, l’apparition historique de la démocratie a été déjà relevée par divers auteurs et son histoire écrite. En France, Marcel Gauchet s’y consacre en ce moment[13]. Il convient alors de démarquer l’analyse historico-généalogique de cette histoire dont on va voir qu’elle est apologétique et non critique.

(fin de la première partie)

[1] Alain Badiou, « L’emblème démocratique », Démocratie, dans quel état ?  La Fabrique, 2009, p. 15.

[2] Cf. Francis Dupuis-Déri, Démocratie : histoire politique d’un mot aux Etats-Unis et en France, Lux, 2013 ; Pierre Rosanvallon, « l’histoire du mot démocratie à l’époque moderne », Situations de la démocratie, Seuil, 1993.

[3] Théorie traditionnelle et théorie critique, Tel-Gallimard, Paris, 1996.

[4]  Cf. Théorie de l’agir communicationnel, t. I & II. Fayard, Paris, 1987.

[5] Cf. Droit et démocratie, Gallimard, Paris, 1997.

[6] La fabrique des derniers hommes, ch. 1 : « Qu’est-ce qu’un diagnostic historique ? », La Découverte, 2012. Mon argument s’appuie également sur une conférence programmatique de son ouvrage qu’il a donnée à Rennes 1 en 2008, La philosophie comme diagnostique historique.

[7] Cf. Chantal Mouffe, The Democratic Paradox, Londres, Verso, 2000

[8] On pourrait objecter qu’il existe des critiques normatives de la démocratie qui ne se sont pas formulées au nom de la démocratie. On en trouve chez Platon, au nom de l’aristocratie ou chez Hobbes au nom du pouvoir absolu et d’une préférence subséquente pour la monarchie. Mais le propos ici n’est pas de dire que toute critique normative est démocratique, mais de dire que toute critique normative aujourd’hui est démocratique, si bien qu’une critique non démocratique de la démocratie l’obligerait à être une critique anti-démocratique et donc à renoncer à l’égalitarisme. Plus encore, pour critiquer la démocratie sans la présupposer, la critique normative doit recourir à des critères politiques pré-modernes. Or, ceci contredirait  la conception même de la théorie que l’on se donne de nos jours. Ainsi, la critique post-métaphysique que Habermas promeut (cf. La pensée postmétaphysique) contre la théorie métaphysique pré-moderne se veut être structurée par le principe de Publicité et par une logique communicationnelle : le philosophe critique moderne ne saurait plus, tel le philosophe roi de Platon, dispenser d’en haut une vérité qui s’imposerait à tous, mais doit désormais soumettre sa raison à un usage public par lequel ses  prétentions à la validité ne peuvent être entérinées que par un accord entre des citoyens libres et égaux. La critique normative post-métaphysique est donc toute entière assise sur une structure démocratique, de sorte que si elle menait une critique normative de la démocratie au nom de normes non démocratiques cela vaudrait en même temps comme sa propre liquidation et un retour à une auto-compréhension pré-moderne.

[9] « Qu’est-ce que la critique ? Critique et Aufklärung », Bulletin de la société française de philosophie, 84ème année, n°2, Avril-Juin 1990, Armand Colin.

[10] « Qu’est que les lumières ? », Dits et écrits IV, texte n° 339, p. 562 et sqq.

[11] Ibid.

[12] Ibid, p. 574.

[13] Cf. L’avènement de la démocratie, 3 tomes, Gallimard. Un quatrième et dernier tome est à paraître.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

More in:Politique

Next Article:

0 %