Esthétique/Technique

Prendre l’édition électronique au sérieux

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Pierre Mounier est professeur certifié à l’EHESS et responsable du pôle formation et usages du Centre pour l’édition électronique ouverte CLEO/Revues.org. Il est également membre du comité de rédaction de Revues.org. Il contribue régulièrement à Homo Numericus, dont il est le fondateur

L’avenir des formes éditoriales pour les publications de sciences humaines

Depuis plus de quinze ans que la diffusion en ligne des publications de sciences humaines a commencé à s’organiser, il est bien des sujets qui ont été débattus  : la question du libre accès, mais aussi celle de la validation par les pairs, les modèles économiques, l’organisation de la chaîne éditoriale sans compter les innombrables questions techniques qui ont fait et font toujours l’objet de multiples discussions. Il est une question cependant qui est rarement soulevée et le mérite pourtant : c’est celle de la transposition et plus souvent de la modification de la forme éditoriale des publications lorsqu’elles passent d’un support imprimé au support électronique.

Par forme éditoriale, il faut entendre à la fois l’organisation des contenus, la conception des rubriques, les contraintes et normes éditoriales imposées aux textes publiés, mais aussi tous les éléments de maquette qui en définissent l’apparence, que ce soit le format, le choix des polices, des jeux de couleur ou des illustrations. L’ensemble de ces éléments, ce « paratexte » éditorial qui l’accompagne, le présente, lui assigne sa place dans la publication, est d’une importance bien plus grande que celle qu’on ne lui accorde d’habitude et ne peut être réduit au rang de décoration comme on le pense quelquefois. Il constitue au contraire un élément essentiel dans l’économie générale de la publication en agissant à deux niveaux :

  • La forme éditoriale définit un jeu de contraintes dans lesquelles le texte produit doit se mouler. Ainsi peut-on dire que le texte est le résultat autant  des contraintes formelles de la publication qui l’accueille que de la liberté créatrice de son auteur. C’est plus exactement par le frottement de l’un à l’autre qu’est produit le texte dans sa singularité. Ce jeu de la liberté et de la contrainte fait l’essence de la publication : tous les articles d’une revue, tous les ouvrages d’une collection sont singuliers en même temps qu’ils se ressemblent par certains traits qui leur sont imposés.
  • Du même coup, et c’est là le second niveau où agit la forme éditoriale, chaque publication a une identité propre qui la distingue des autres publications. Comme toutes les identités, celle-là est le résultat  d’une situation dans le temps et l’espace. Espace : c’est le positionnement de la publication dans son champ éditorial ou scientifique, qui l’oppose et la rapproche d’autres publications avec lesquelles elle est apparentée, mais aussi son ancrage au sein d’institutions particulières qui sont elles aussi d’ailleurs localisées. Temps : c’est l’héritage des choix qui ont été fait depuis sa création par ceux qui en ont eu successivement la charge. Cette identité propre à la publication et qui n’est identique à aucune autre est « incarnée » par la forme éditoriale. Loin d’être des éléments purement décoratifs, les éléments de maquette en particulier transmettent au lecteur une information sur la nature des textes qu’il pourra y lire. Ces éléments d’identification même par leur effacement – pensons à la « Blanche » de Gallimard –  sont essentiels au processus d’édition dont une des missions les plus importantes est de qualifier les textes qu’il transforme.

Si l’on compare maintenant les formes éditoriales que prennent les publications lorsqu’elles sont imprimées ou diffusées dans les réseaux numériques, deux éléments sont frappants :

  • Tout d’abord la grande diversité de formes éditoriales qui caractérise la production imprimée. Une promenade dans les rayons d’une bibliothèque permet de s’en rendre facilement compte. On aurait  tort de renvoyer cette diversité aux frontières qui délimitent les publications académiques, de création ou de débat. Ces frontières sont d’ailleurs quelquefois plus floues qu’on ne pense. Même dans le strict champ académique, cette diversité est en effet importante. Elle varie évidemment selon les disciplines, mais aussi selon d’autres variables plus fines. Chaque revue, chaque collection, semble marquée par son identité propre, et ce malgré les fortes contraintes que la technologie d’impression sur support papier fait peser en terme de format, de taille, de couleurs, de structuration, de temporalité et d’organisation – moins aujourd’hui que par le passé il est vrai – sur ces publications.
  • Or, et c’est le deuxième élément qui frappe l’attention, pour un grand nombre de ces publications, le passage en ligne est synonyme d’uniformisation par intégration dans de grandes bases documentaires imposant  leurs formes et leurs normes à l’ensemble des publications qu’elles accueillent,  comme si la diversité des formes éditoriales ne pouvait être prise en charge que par l’imprimé et qu’il fallait  y renoncer définitivement devant les contraintes de l’« entonnoir » numérique. Qu’est-il advenu de l’identité de chacune de ces publications dans ces grandes bases de données qui semblent les avoir avalées ? Et comment peut-on espérer que le lecteur ait la simple possibilité de les distinguer à travers le filtre d’interfaces uniformisées ?

La situation est paradoxale, car pour qui connaît un tant soit peu les différentes techniques d’édition électronique, il est clair que les possibilités d’imaginer de nouvelles formes éditoriales sont bien plus variées et multiples que sur support imprimé. En témoignent les nombreux sites de toutes natures qui fleurissent chaque jour sur le web. D’où vient donc que les publications de promotion commerciale, les sites de communication politique, les forums de discussion, les boutiques en ligne voire les sites de presse puissent disposer de toute la palette des formes d’expression disponibles sur Internet et non les publications scientifiques ? N’est-ce pas parce que dans ce cas, le numérique n’est tout simplement pas pris au sérieux ? La publication sur Internet a longtemps été méprisée par bon nombre d’acteurs  de l’édition de sciences humaines. Elle  fut même parfois rejetée comme le fossoyeur de l’édition scientifique. Ce n’est heureusement plus le cas aujourd’hui. Mais alors que l’ensemble du corpus disponible s’apprête à basculer en ligne – après les revues, les livres aujourd’hui – jusqu’à quel point le numérique n’est-il pas considéré comme un tuyau de diffusion, comme un produit dérivé pour des publications dont le véritable travail d’édition s’effectue ailleurs ? N’est-il pas possible de prendre, enfin, au sérieux l’édition électronique et de considérer Internet comme un véritable lieu d’invention éditoriale ?

Certains montrent la voie. Évoquons par exemple ces nouvelles revues entièrement électroniques qui expérimentent de nouvelles formes à tous les niveaux ; qui présentent l’information de multiples manières, qui inventent de nouvelles formes d’écriture, s’essaient à de nouvelles temporalités de publication, complètent les textes d’un important matériel iconographique voire audio-visuel, proposent des regroupement inédits de textes ou mélangent des textes de formes et de statuts très variés. Évoquons  Sens Public, Klesis, Implications philosophiques dans le domaine de la philosophie,  l’excellent Ethnographiques, le plus ancien EspaceTemps, ou encore, Vertigo, Transtext(e)s Transcultures, Nuevo Mundo Mundos Nuevos dans d’autres domaines. Même dans les sciences dites « dures » où la formalisation rédactionnelle est plus forte,  « the article of the future » proposé par Cell Press montre qu’il est possible d’imaginer de nouvelles formes de présentation des articles scientifiques.

La question de la forme éditoriale des publications scientifiques est déterminante. Car la diversité qui les caractérise reflète la diversité des modèles épistémologiques qui en font tout l’intérêt. Une éventuelle uniformisation des formes et modèles éditoriaux ne peut qu’être synonyme d’appauvrissement intellectuel. Il n’y a cependant pas de fatalité à ce que cette uniformisation soit le « passager clandestin » du numérique. Le numérique demande à être pris au sérieux et c’est sur cette base que peuvent être proposées de véritables politiques d’édition électronique pour les sciences humaines.

Pierre Mounier

Source : Stock.Xchng

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