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Protophilo – Compte-rendu

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Événement Protophilo

Bibliothèque universitaire Cuzin, UFR de Philosophie de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne

À l’occasion de la 6e et dernière rencontre Protophilo de l’année 2014-2015, organisée par la bibliothèque universitaire Cuzin de l’UFR de philosophie Paris I Panthéon-Sorbonne, Emmanuel Picavet intervenait pour présenter ses travaux et l’évolution de sa réflexion depuis la publication de La revendication des droits en 2011.

Le rythme de la recherche

Ce dernier rendez-vous Protophilo aura également été l’occasion de faire le point sur l’évolution que peut connaître la pensée d’un chercheur au cours de sa carrière. Même si le fil directeur des travaux d’Emmanuel Picavet a toujours été  la réflexion autour des normes éthiques et politiques et les processus décisionnels qui les sous-tendent, l’auteur a également eu l’occasion d’explorer d’autres champs d’application de la philosophie. Entre 2009 et 2012, peu après son habilitation, il a par exemple travaillé sur l’expertise éthique, le soin appliqué et a participé à divers projets avec le CHU de Besançon et au contact de l’Espace Éthique Bourgogne / Franche-Comté. Ainsi, le projet REVE était consacré aux états de conscience de patients admis en réanimation et aux rapports des proches et des soignants à ces patients. Le projet CONREP était consacré à l’expression des valeurs de solidarité dans la prise en charge des situations de dépendance des personnes âgées, tandis que le projet PARME était voué à l’étude de la situation des prisonniers en attente de soins. L’implication dans de tels projets témoignait de son intérêt pour les conséquences concrètes que peuvent avoir les théories et les points de vue philosophiques.

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Nommé Professeur à l’université Paris I en 2012, il constatera que cette exploration de questions très appliquées, menée avec les équipes de l’université de Franche-Comté et du CHU de Besançon, et avec le soutien de la Région Franche-Comté, lui a permis d’enrichir sa trajectoire et l’a poussé à tenter des synthèses successives (encore inabouties) au sujet de l’expression ou de la concrétisation des principes dans l’organisation collective qui a vocation à traduire ces principes. Ces expériences lui ont aussi permis d’approfondir les études consacrées aux relations inter-institutionnelles et à la logique des acceptations de propositions normatives dans l’« ordinaire » des échanges de travail, d’administration ou de « gouvernance »[1].  La vie de chercheur est ainsi rythmée par différentes étapes entre lesquelles les sujets d’étude peuvent varier, mais souvent autour d’un axe initial.

La Revendication des droits

L’ouvrage de 2011, La Revendication des droits, une étude de l’équilibre des raisons dans le libéralisme, constituait déjà une certaine synthèse de travaux au long cours d’Emmanuel Picavet. L’une des questions centrales est pour lui la suivante : comment la rationalité collective est-elle mobilisée et affectée par le fait de la revendication des droits ? Pour procéder à cet examen, l’auteur analyse les fondements et l’évolution du libéralisme et voit dans les problèmes de ce modèle politique le résultat d’un conflit des valeurs et des revendications, adossé à des propriétés naturelles (non normatives) des interactions sociales, de la vie institutionnelle et des mobilisations collectives. Le droit, dépositaire de revendications anciennes qui en disparaissent et de nouvelles qui y apparaissent, apparaît ainsi non pas comme l’expression de valeurs de liberté définies une fois pour toutes et qui prévaudraient par principe sur tout le reste, mais comme une structure métastable composée de normes qui sont autant de formes provisoires de la stabilisation des rapports entre l’ordre social et les aspirations d’individus ou de groupes. C’est dans cette rencontre – conflictuelle mais qui mobilise des arguments ou des raisons, et ne se réduit pas au rapport de force en démocratie – que l’on peut cerner les facteurs qui font des revendications de liberté le ferment d’un ordre social contraignant, auquel se heurtent les aspirations des uns ou des autres. En somme, une analyse du libéralisme qui fait la part belle à la logique de l’interaction sociale et de la revendication des droits conduit à le dépeindre comme une pensée d’ordre.

L’originalité du travail de l’auteur consiste en ceci qu’il a voulu allier, dans une perspective pluridisciplinaire (en ayant recours aux données de la sociologie, du droit et de l’économie à l’occasion), l’analyse de la conflictualité des prétentions et des mobilisations à l’étude de la rencontre des raisons relatives aux droits et à la liberté. Emmanuel Picavet promeut une « pragmatique des droits » dans laquelle on admet que les revendications de droits ne servent pas toujours ou seulement des intérêts privés,  dans un contraste marqué avec l’approche d’un  James Coleman. Des raisons empruntées à différents registres ont de la pertinence et du poids dans la délibération, notamment à l’échelon trop méconnu des relations inter-institutionnelles. Les revendications peuvent être motivées par la défense de « causes » universelles, ce qui oblige à penser une « rationalité axiologique » mais aussi les problèmes d’ambiguïté ou d’indétermination qui affectent la mise en œuvre de principes généraux pourvus d’une signification éthique (ce pour quoi l’auteur défend et illustre l’introduction d’un « voile de l’interprétation » dans la théorie contractualiste).

Autrement dit, s’il accorde une place centrale à la rationalité dans l’évolution du droit, le choix rationnel n’est pas ramené à des proportions seulement instrumentales et les prétentions universalistes, par ailleurs, ne sont pas traitées seulement comme des idéaux mais aussi comme des aspirations qui entrent fréquemment en conflit les unes avec les autres. Tout en soutenant l’idée que l’on peut tenir un discours rigoureux, presque démonstratif, pour expliquer la force de conviction qui s’attache à certains droits fondamentaux et mettre au jour leurs « propriétés remarquables », il pense que les droits sont défendus à divers degrés (non pas seulement défendus ou décriés) et qu’un droit ne peut durablement structurer la délibération publique que s’il recouvre des raisons bien fondées.

Emmanuel Picavet s’intéresse aussi beaucoup aux  institutions européennes, comme on peut le voir dans un certain nombre d’articles très récents. Le projet Delicom, qui étudiait entre autres les rapports qu’entretiennent entre eux les différents argumentaires institutionnels, notamment à propos des interactions entre Commission européenne et gouvernements nationaux, était tout à fait révélateur du fait que, sous des aspects techniques qu’on pourrait penser neutres, les argumentaires recouvrent toujours des positionnements particuliers liés aux situations de pouvoir ou d’autorité ; ils prennent en charge des enjeux herméneutiques et incorporent des raisonnements institutionnels et normatifs qui doivent être situés et étudiés dans le référentiel que constitue la théorie morale et politique.



[1] Ce dont on peut retrouver le témoignage dans le dossier, issu d’un colloque organisé à Oxford, autour des rapports entre bonne gouvernance et démocratie – voir : http://uwm.edu.pl/hip/?q=content/2013-nr-19

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