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Recension – Musique

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Recension de Michel Serres, Musique, Le Pommier, Paris, 2011, 160p

Musique de Michel Serres,

un livre, « un sas insensé », pour « rêveur de mots » [1]

 

« Nos meilleures réussites dans l’accès au sens et à la compréhension

passent nécessairement par un sas insensé.

Mon existence aussi. »

(Michel Serres, Musique, Le Pommier, Paris, 2011, p.160)

Certes, l’ouvrage en est la plus belle preuve. Le poète a raison qui se disait mathématicien puis philosophe, poète devenu allégoricien le voici désormais rhapsode – là où sans doute aucun il excelle.

Trois contes, trois vêtements que le couturier des odes[2] assemble, se correspondent ici en harmonie. La critique n’y a parfois vu que ces trois contes, pour n’avoir souvent lu que la quatrième de couverture. Et ils ont eu raison de n’y voir que cela. Ils ont épargné les deux ou trois mille autres contes, récits, fables, illusions et symboles enjoués qui se tapissaient dans les chocs, les éclats et éclaboussures d’images qui nous font ce que nous sommes, ce au bout de quoi nous sommes : la culture dans ses innombrables oublis, ses non-dits, son infiniment mobilisable et sérieuse frivolité. C’est par cette ambiguïté-là que Michel Serres a « trouvé » la musique.

Chaque phrase est une image, que dis-je ? cent images qui toutes mériteraient une exégèse fine, à la fois inspirée et rigoureuse ; « mériteraient… » conditionnel qui donne l’illusion qu’une telle lecture forte et ténue à la fois puisse être facultative et qu’après tout un des nombreux sens de la polysémie suffise pour progresser.

Mais tel n’est pas le cas il faut une vie ou plusieurs pour progresser, mériter la progression dans le parcours de ce livre d’images. L’auteur, donc, affiche trois contes … il est modeste et ne veut pas effrayer non plus : à dire vrai c’est de mille récits sous-jacents qu’il s’agit, de ceux que l’on connaît tous (Orphée bien sûr, et tant d’autres sans doute moins attendus) de ces récits que l’on croit connaître et que l’on a un peu oubliés (culture n’est-ce pas ?) mais aussi de ceux qui sont en train de se faire … ah « se faire » (quelle belle richesse dans ces deux mots). Ces contes qui s’ourdissent sous nos yeux, ces contes ou mythes contemporains pas encore devenus discours et que justement le rhapsode ici, pour nous, nomme, coud, ourle, façonne de son verbe inchoatif.

La personnalité de Michel Serres dont on peut suivre l’évolution du rapport au verbe depuis ses cinq Hermès[3] jusqu’à ce « Musique » s’est installée lentement dans le petit pertuis de la communication. Dire c’est entrouvrir une faille qui, à terme se révèle béance[4]. Cette immense beauté du doute ou de la polysémie. L’absence ontologique d’un degré zéro tant de l’expression que de la lecture et de l’imaginaire de la réception.

A l’instant de partir en lecture, ce livre nous vit bien déroutés … mais levant la tête … l’évidence s’imposa : lire en levant la tête ainsi que nous y invitait Bachelard – telle était la bonne posture. Bachelard bien sûr ! Musique est à lire en levant la tête, à lire avec ses propres rêveries éveillées.

En outre, celui-ci, comme tous les livres de l’âge, et comme La flamme d’une chandelle[5] marque une synthèse bien au-dessus des hommes.

Lever la tête, que faire d’autre pour survivre à la densité des allégories de Michel Serres, de ses images, de ses métaphores, de ses allusions et télescopages de sens qui comme ces particules captives de l’anneau du Grand Collisionneur sous Gex[6] font naître de nouvelles entités inouïes par collision et rencontres dont la nanofugacité est telle qu’on ne saurait jamais totalement si elles sont stochastiques ou orchestrées. Il en va ainsi, de conte en conte, de ces musiques qui miroitent grâce à Michel Serres : stochastiques ou orchestrées, nul ne saura. Tant mieux.

Le physicien Serres a sauté par-dessus la philosophie et est entré en sonorités : c’est bien au-delà de la mélodie, de l’harmonie que se situe sa préoccupation ! Aurait-on oublié le très beau et puissant Genèse[7] ? peut-on oublier sa vision de La Belle Noiseuse et la richesse si peu aperçue à l’époque par les exégètes auto-proclamés du grand écrivain ? La noise est là, bel et bien là dans cette longue période appelée « vie » qui va du vagissement au râle en passant par le verbe. A la fois bruit, chahut, tapage et rage aussi bien que mélopée souffrante ou glapissements jouissifs.

Inchoatif est le verbe que la divinité murmure en six phrases créatrices de tout ce qui sera jamais et à jamais. In principio … (et même encore après … Serres, à l’écoute des sphères en est la preuve) erat verbum etc. Mais Diantre ! pourquoi le passé erat : le Verbe se serait-il donc tu ? Non, il chante, il rythme, il tape dans ses mains.

Par ailleurs, toutefois, regrets : des pans entiers de la culture humaine paraissent oubliés dans cet Olympe du plus vulnérable de nos sens: l’ouïe. L’ouïe, c’est ainsi, ne peut, quoi qu’on fasse, se clore et s’interdire le monde : c’est bel et bien ainsi que par sa syrinx Pan (certes pour la mauvaise cause – celle de Zeus) a aveuglé Panoptès de ses propres larmes, il lui a assourdi, abasourdi les regards si bien que le divin lubrique put forniquer à son aise l’appétissante génisse que son épouse (bien involontairement) avait offerte à sa concupiscence. Cette contrainte cette vulnérabilité ne trouvent pas la place rare qu’elles méritent.

Aussi : le et la chamane parlent et chantent en même temps à plusieurs voix d’une seule bouche polyphonie, polyglossie, diaphonie de gorge et d’arrière gorge. Serres ne les nomme pas, mais force est de le reconnaître, il les pratique de sa plume, de sa volte de mots jetés tels des runes dont le sens attend patiemment d’être explosé au grand jour par celui qui sait… celui qui sait lire jusqu’à l’ivresse des sens … l’ivresse du sens : l’ivresse du lecteur de rêveries qui sait lever la tête.

Voilà où nous convie Michel Serres.

Du bruit à la musique, puis au bruit, du big bang au big crunch : le « sas insensé » de l’être : bruit minéral, puis vivante harmonie , et minéral sonore, encore …

Francis MAISONBOIS


[1] On aura reconnu une des expressions favorites de Gaston Bachelard.

[2] Rhapsode étymologiquement désigne celui qui coud des chants.

[3] Michel Serres, Hermès (5 livres : La communication. L’interférence. La traduction. La distribution. Le passage du Nord-Ouest)         Minuit, Paris, 1969 à 1980.

[4] Où l’on apprend à jouir du statut de l’indécis comme de l’indécidable, de la phénoménologique sous-détermination ou in-détermination du langage avec le Roman Ingarden des Unbestimmtheitsstellen. (Das Literarische Kunstwerk).

[5] Gaston Bachelard, La flamme d’une chandelle, PUF, Paris, 1961.

[6] Le Grand Collisionneur du CERN de Genève est un anneau (accélérateur de particules)  d’une trentaine de kilomètres entre France et Suisse sous les monts jurassiens du Pays de Gex.

[7] Michel Serres, Genèse, Grasset, Paris, 1982.

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