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Réponse à Youna Tonnerre

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Vincent Israël-Jost

Simulations, stabilité et observation

Retrouvez la recension de Y. Tonnerre à cette adresse. 

Dans sa recension de mon ouvrage consacré à l’observation, Youna Tonnerre propose un résumé qui synthétise parfaitement les principaux arguments que j’avais souhaité y exposer. Ma réponse ne va donc porter que sur un point qu’elle soulève avec raison : le statut des simulations numériques, observationnel ou non. Dans mon ouvrage, je défends la thèse selon laquelle les simulations ne relèveraient pas de l’observation mais Youna Tonnerre m’invite à préciser cette position et les arguments par lesquels elle peut, et doit à mon avis, être défendue.

En premier lieu, voyons en quoi la question se pose et est importante. Les simulations numériques sont un outil relativement nouveau puisque reposant sur les fortes capacités de calcul des ordinateurs. Il s’agit d’exploiter des hypothèses bien confirmées sur l’évolution de certains processus pour en tirer des prédictions. Par exemple, à partir d’une situation initiale, disons une distribution homogène de matière dans l’espace, et des lois de la gravitation, on peut itérativement calculer le déplacement de la matière et prévoir ainsi son agencement à des temps différents. Différentes formes de galaxies peuvent ainsi être prédites, fonction de la quantité de matière de départ et de sa distribution (par exemple, on peut simuler la collision entre deux galaxies). J’essaie ici moins de donner une caractérisation générale des simulations que d’en décrire l’utilisation typique, qui peut être celle de prédire un phénomène ou bien de l’expliquer en permettant de remonter le mécanisme qui a pu lui donner lieu.

Avec le développement de l’informatique et l’accélération spectaculaire de ces trente dernières années en matière de puissance de calcul, modèles et simulations sont devenus un outil incontournable, de plus en plus riche. Les philosophes ne s’y sont pas trompés, qui ont consacré pas mal de travaux à ces nouvelles pratiques et discutent plusieurs questions à leur sujet. A-t-on besoin de repenser nos outils épistémologiques ? Le résultat d’une simulation est-il empirique ? Les simulations sont-elles des expériences ? Il s’agit notamment de mieux comprendre le statut des résultats de simulation, s’ils nous apprennent vraiment quelque chose sur le monde, s’ils vont jusqu’à constituer des faits, etc. C’est dans cette perspective que les auteurs mentionnés par Youna Tonnerre (Morrison, Barberousse, Franceschelli, Imbert) défendent la thèse que les simulations peuvent être considérées comme de véritables expériences mais, à ma connaissance, ils n’affirment rien au sujet d’un statut véritablement observationnel des simulations. Il se pourrait que pour ces auteurs, un résultat de simulation soit empirique, qu’une simulation soit une expérience et même une observation mais je ne crois pas que cela apparaisse explicitement chez eux et cela me semble improbable. Cette question du statut observationnel des simulations mérite en tout cas d’être posée et elle est même incontournable dans la conception de l’observation que je défends puisque cette conception est tout à fait ouverte à l’usage d’instruments, y compris ceux qui fonctionnent de pair avec un système informatique. Si l’IRM ou le scanner à rayons X, qui sont des techniques qui reposent sur une lourde phase de calculs sur les données, sont utilisables à des fins d’observation, qu’est-ce qui les distingue d’une simulation ? Il y a en effet un risque de confondre certaines pratiques de traitement des données et des simulations, dès lors que les deux procèdent d’un même déroulement : des données initiales sont transformées à l’aide de modèles mathématiques. Dès lors, les conditions de stabilité qui sont énoncées dans l’ouvrage pour caractériser l’entrée dans la phase observationnelle d’une investigation empirique, pourraient aussi bien s’appliquer aux deux situations. On aboutirait alors à la conclusion selon laquelle les simulations peuvent constituer des observations, une conclusion qui demeure pour moi inacceptable. Pour défendre ce point de vue, et répondre par la négative à la question du statut observationnel des simulations, j’aimerais ici aborder successivement deux points : (1) qu’est-ce qui distingue le traitement des données (par exemple une image reconstruite ou un résultat de mesure corrigé), potentiellement observationnel, d’une simulation ? (2) une fois cette distinction établie, quel argument peut justifier le statut toujours non observationnel des simulations ?

Plusieurs caractérisations des simulations ont été proposées dans la littérature philosophique. Certaines d’entre elles sont rappelées p. 207 du livre, par exemple Frigg et Reiss qui proposent de comprendre les simulations comme étendant la classe des mathématiques calculables. Trop englobante, on peut lui préférer la caractérisation plus classique proposée par Hartmann selon laquelle les simulations reposent sur des modèles dynamiques. Ce n’est pas celle que j’adopte (voir p.207 et suivante) mais elle est suffisante pour la présente discussion. Au point (1), elle apporterait la réponse suivante : une simulation se distingue d’un traitement des données par l’évolution temporelle qu’elle fait subir au système considéré. À l’inverse, une IRM, bien que reconstruite, traitée, calculée, porte toujours sur le même objet, au même instant. Je parle dans l’ouvrage d’une « délocalisation » (spatiale ou temporelle mais je ne vais considérer que les aspects temporels ici, plus fréquents) qui a lieu dans une simulation et qui n’a pas lieu dans le traitement des données.

À partir de là (2), pourquoi une simulation ne pourrait-elle pas constituer une observation ? Youna Tonnerre le rappelle, un argument vient s’ajouter au cadre général de la stabilité d’une investigation empirique qui marque sa phase observationnelle : celui du rejet pur et simple des hypothèses « délocalisantes » car, je stipule que l’observation est attachée à un « ici » et un « maintenant ». Il s’agit peut-être d’un principe de bon sens (qui aurait l’intuition de dire qu’on « observe » une future éclipse de Soleil que montre une image de synthèse, résultat d’une simulation ?) mais Youna Tonnerre a raison de se demander si c’est nécessaire pour que les simulations soient exclues du champ de l’observation. Il semble bien que l’on puisse aller plus loin sur cette question, précisément de la manière suggérée par elle. Cela consiste à faire découler le principe de localisation spatio-temporelle à partir de la stabilité, pour parvenir à unifier la conception de l’observation proposée. C’est alors en soulignant le « risque irréductible » qui affecte les résultats d’une simulation que l’on conclut que, ceux-ci étant toujours hypothétiques et non catégoriques, ils ne peuvent prétendre au même statut que les résultats d’observation.

Deux exemples sont proposés dans L’observation scientifique. Le premier, p.186 : « […] si je fais usage de l’hypothèse bien confirmée selon laquelle « la chenille du machaon devient un papillon», je peux prédire que cette chenille deviendra un papillon. Mais en vertu de la contrainte selon laquelle un jugement d’observation porte sur ce qui est présent ici et maintenant, je ne pourrai pas dire que j’observe un papillon, ni même que j’observe quelque chose qui deviendra un papillon. » Cet exemple est structuré comme une simulation. J’ai beau disposer d’une hypothèse très bien confirmée selon laquelle la chenille deviendra papillon, la chenille peut ne pas devenir papillon pour toutes sortes de raisons. Ce n’est donc pas (seulement) une phénoménologie de l’observation qui est absente dans cet exemple, une présence à la conscience de la chenille et pas du papillon qui me conduit à dire que j’observe la chenille et pas le papillon. C’est aussi que, pour très bien confirmée que soit mon hypothèse, elle n’est vraie que dans des conditions normales, notamment liées à la survie de la chenille. Nous commençons donc à cerner en quoi la délocalisation temporelle est irréductiblement liée à de l’hypothétique.

Le deuxième exemple que je propose (p.209) est celui de l’observation du système Terre-Lune-Soleil qui, avec les lois dynamiques de la mécanique newtonienne, me permet de prédire quand aura lieu la prochaine éclipse solaire. La structure de cet exemple est identique au précédent : une observation et une hypothèse dynamique très bien confirmée de laquelle je peux tirer une prédiction qui va bien entendu se réaliser, sauf si… Peu importe que l’hypothèse considérée ici soit une véritable loi de la nature, elle ne permet que de tirer une prédiction, dont la vérité ne pourra pas être établie avant le moment venu parce que certains événements peuvent venir s’interposer à la réalisation de la prédiction. Ici aussi, la prédiction reste conditionnée au bon déroulement des événements, dans des conditions normales.

Actualité et prédiction sont donc au cœur de la distinction que j’essaie de maintenir entre observation et simulations. C’est aussi une distinction qu’il est nécessaire de maintenir pour pouvoir défendre, comme je le fais, une autorité des énoncés d’observation par rapport aux énoncés d’origine non observationnelle. Que resterait-il dans cette catégorie du non observationnel si les prédictions théoriques gagnaient le statut d’observation ? Ce n’est qu’en conservant une véritable distinction entre observationnel et non observationnel que la notion d’autorité peut intervenir de manière non triviale et l’observation jouer le rôle épistémologique que j’entends lui faire jouer. L’intuition première, selon laquelle l’observation doit être rattachée à un « ici » et un « maintenant » demeure ; elle est cependant, grâce aux remarques de Youna Tonnerre, suppléée par le cadre général proposée dans mon ouvrage, celui de « l’empirisme itératif ». Une prédiction n’est pas observationnelle parce que le temps auquel elle fait référence, forcément différent du temps où des données empiriques ont pu être produites, dépend toujours d’une réalisation qui tient à des conditions normales. Cette dimension hypothétique, absente des résultats véritablement observationnels maintient une distinction importante entre observation et simulations.

Cette courte réponse au problème soulevé par Youna Tonnerre n’est que très schématique et appelle des développements qui sont en cours (en collaboration avec Julie Jebeile), autant sur la distinction entre simulation et traitement des données que sur l’argument permettant de défendre le statut toujours non observationnel des simulations.

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