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Tour d’horizon – le numérique en débat

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Thibaud ZUPPINGER – Paris IV Sorbonne Rationalités contemporaines.

En guise de prémices pour le dossier du printemps organisé par la revue, en partenariat avec NonFiction et l’IRI, nous vous proposons un tour d’horizon des nouvelles pratiques et des tendances qui parcourent notre quotidien.

Erik Kessels

Usages et pratiques

            Si vous lisez ces lignes, c’est que vous faites déjà partie de ce lectorat qui a l’habitude de s’informer et de réfléchir en consultant la sphère numérique. A moins que vous n’ayez imprimé cette page. Ce qui est toujours moins mauvais que d’imprimer l’ensemble des photos parues sur Flickr en un jour.

              Mais non, le lectorat d’Implications philosophiques est moderne. Et bien qu’il soit unique à nos yeux, il nous faut admettre qu’il doit manifestement appartenir à ces 40 millions de Français (soit deux Français sur trois)   qui consultent régulièrement Internet et que sans doute notre lectorat n’est pas exclusif, il nous intègre dans son panoptique virtuel – une revue parmi d’autres sites.

 Si la lecture sur Internet (hors divertissement) se démocratise de plus en plus, l’ère numérique  implique un certain nombre de mutations dans nos rapports aux objets, et au temps. En effet, le web sert de mémoire. En témoigne l’usage des podcasts.  Et cela change évidemment notre rapport aux médias. Ils ne dictent plus le rythme de notre vie, ils sont devenus disponibles à la demande. Il n’y a plus de rendez-vous, il y a des moments de disponibilité.

            L’usage des pratiques numériques est relativement récent, et sociologiquement, cela se traduit parfois par des coupures dites générationnelles avec cette classe

  que l’écrivain, consultant et intellectuel américain Marc Prensky a appelés Digital natives : ceux qui sont nés dans un monde digital, caractérisé par une culture du partage, une définition plus souple de la vie privée, une attitude de « zappeurs ». Nés après 1994, ils sont censés avoir grandi dans un univers de nouvelles technologies et en être devenus des experts par une sorte d’osmose sociale. Source : FranceInfo

Tous au numérique ?

Du 16 au 18 mars se tenait le salon du Livre, soit quasiment au même moment que la semaine de l’Internet, ce qui n’est pas sans une certaine d’ironie quant on sait que le livre est l’un des artefacts les plus en crise de l’ère numérique. En effet, si la musique semble prendre pour de bon le virage du dématérialisé, conservant le format physique pour un usage plus luxueux (cadeau, sélection d’un album) le livre reste un artefact précieux, presque sacré, dont la conversion au numérique se heurte à un imaginaire tenace.

En témoigne le choc à l’annonce par l’Encyclopédie Britannica d’abandonner le format papier. Désormais les ouvrages (plus de 58 kg tout de même) seront disponibles en ligne et consultables sur le site dédié,  « un rite de passage » d’après Jorge Cauz.

Au delà du symbole, du sentiment qu’une page se tourne, qu’une icône du papier avait succombé, d’autres questions se font jour, liées à sa pertinence et à son usage dans un web où l’encyclopédie de référence maintenant est incontestablement Wikipédia, qui s’est imposée sans conteste comme la reine des encyclopédie en ligne pendant que son fondateur conseille la Reine.

Seulement, ce sont deux modèles différents d’exposition du savoir, pas nécessairement exclusif. Là où l’une affiche la gratuité, l’autre propose un accès annuel pour 70$. Là où l’une fait appel aux plus grands spécialistes, l’autre est ouverte à tous, quelles que soient leurs intentions.

Évolutions, mutations et fragmentations

Ce qui semble se dessiner, ce n’est donc pas une conversion au tout numérique, mais une division des supports en fonction de l’usage. Les ebooks viendraient épauler et donner un second souffle à la presse magazine et les organes de presse peuvent à l’occasion devenir éditeur, comme en témoignent les récents ebooks de Libération.

Le site Actualitte, que l’on ne présente plus, consacre un article particulièrement intéressant aux modèles économiques des éditeurs assorti (au moment de la consultation 23/3/12) d’un sondage fort intéressant : quel tarif pour un ebook ?

 Évidemment tous les ebooks ne sont pas logés à la même enseigne. Ainsi, une récente étude du Book Industry Study Group (en pdf)  montre que les ouvrages de fiction ont réussi sans problème à trouver un public sous forme électronique, déploiement des tablettes et liseuses (comprenez Ipad et Kindle). En revanche, la situation est loin d’être la même pour les ouvrages de nonfiction. Pourquoi cette disparité ? on peut avancer que l’usage n’est pas le même, que l’aspect sacré du livre sérieux est renforcé, gênant cette conversion, que les tarifs de l’essai sont trop élevés, alors que le livre de fiction est disponible sur une large fourchette de tarifs.

 L’analyse d’Hubert Guillaud sur ce sujet  et particulièrement stimulante, et nous nous permettons de la rapporter ici :

 Si la fiction a autant de succès au format numérique, il me semble que c’est incontestablement parce qu’on ne la trouve pas sur l’internet, parce qu’elle n’a pas envahi d’autres formes que le livre, qu’il soit papier ou numérique. A l’inverse, si les essais peinent à trouver un espace dans le cadre du livre numérique, c’est peut-être parce qu’ils sont fortement concurrencés par de nouvelles formes, provenant des blogs et des médias en ligne.

            Autre écart – qui est loin d’être une goutte d’eau, venant s’ajouter à la division ouvrage de fiction/nonfiction – c’est l’Atlantique. L’ebook peine à séduire les Français. En effet, les Etats-Unis sont submergés de publicités – qui ont pour but avoué de faire découvrir l’usage quotidien que l’on peut faire de ces nouvelles pratiques. En gros, l’offre doit créer sa demande et former le client. La conclusion pragmatique voudrait que le livre numérique ne réponde pas à un besoin pré-existant, et ne possède pas encore un environnement culturel pour lui donner une épaisseur de sens. Et c’est pourquoi, comme les campagnes marketing centrées sur l’usage sont moins denses en Europe, l’usage ne prend pas comme en atteste les chiffres :

Le livre numérique n’a pas décollé en France. Il représente à peine 1 % des ventes de livres (60 000 titres numériques sur 650 000 titres au format papier disponibles) contre 10 % en Grande-Bretagne et 15 % aux Etats-Unis. (source 01net : comment développer le livre numérique en France )

Mais cette atonie du marché du livre numérique en France n’en fait pas un moins un vrai marché, avec une offre, une demande, de la concurrence et bien évidemment son offre illégale qui est en plein essor

Surveiller et punir

            Entre d’un côté les hacktivistes qui s’en prennent aux institutions qui représentent à leurs yeux la censure nous voyons chaque jour surgir de nouvelles propositions pour contrôler ce qui se fait et se dit sur la toile. L’iran est soupçonnée de vouloir fermer internet pour bâtir son propre intranet ; pendant qu’en France la tragédie de Toulouse amène à vouloir sanctionner la consultation des sites terroristes. La lutte contre la cybercriminalité est devenu l’enjeu d’une polémique grandissante aux Etats-Unis avec le projet de loi CISPA dont on peut consulter sur le site du congrès le projet de loi déposé par Michael Rogers.

Cette surveillance renforcée conduit à un cercle vicieux qui amènent les journalistes, opposants politiques et dissidents luttant parfois pour la liberté et la neutralité sur internet à renforcer l’opacité du web. L’anonymat et le cryptage des données sont déployés et renforcer pour échapper aux méthodes de surveillances de plus en plus poussées des États.

Saisir les mutations

Au sein de ce nouvel espace les mutations qui sont en train de s’opérer engagent profondément notre rapport à la culture, au savoir et à sa transmission.

Pour reprendre les analyses de Bruno Bachimont

 En devenant essentiellement numérique, l’écriture n’est plus inscrite de la même manière, modifiant par là même la perception du message délivré. Ainsi, tandis que l’écriture graphique véhicule l’idée que la connaissance inscrite est intangible, l’écriture numérique est caractérisée par sa constante réinscription, sans que la trace de l’inscription initiale ne soit conservée. (…) En cela, l’écriture numérique diffère profondément de l’écriture graphique.

Les promesses et les menaces, les aspirations politiques ne sont pas en reste. Ainsi à l’utopie d’une société de communication transparente à elle-même répond dans la pratique numérique l’open data qui est une information publique, brute, disponible à tous. Bien évidemment cela n’est pas toujours le cas, et l’on peut signaler l’intérêt d’opendatafail qui recense avec soin l’ensemble des open-data qui ne sont pas… en open data.

L’accès des informations à tous est un élément essentiel pour penser la démocratie numérique (voir la série d’articles consacrée à ce sujet sur IP) ou le projet de cette association : http://democratieouverte.org/

Pour défendre ces idées, il faut donc une mobilisation d’institution, d’associations et de citoyens-internautes qui demeurent vigilants aux censures qui ne manquent évidemment pas d’être imposées sur Internet. On consultera avec profit la liste éditée par Reporter sans frontières « Entre surveillance et filtrage, la brèche ténue des net-citoyens »

Nous arrivons ainsi au terme de ce premier tour d’horizon consacré aux grandes mutations qui traversent le monde numérique, du moins tel que ce monde s’apparaît à lui-même au travers des publications numériques. Par ailleurs, ce tour d’horizon n’a pas d’autre but que de recenser les grands axes actuels de réflexions. Aucun point final ou conclusion ne peut être apportée, car il s’agit d’un objet en constante évolution. Parmi les prochains grands bouleversements, le web sémantique concentre déjà sur lui beaucoup d’attention, et sera évidemment l’un des thèmes principaux du world wide web 2012 qui se tiendra à Lyon du 16 au 20 avril.

Bonne lecture et rendez-vous en juin pour le dossier d’Implications philosophiques et nous vous dirons bientôt plus sur la journée d’étude organisée à cette occasion.

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