Sociétés contemporaines et sécurité

Vie privée et dispositifs de sécurité

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Introduction

Le fichier « Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale » (EDVIGE)[1] a dû être abandonné suite à l’indignation qu’il a engendré dans la mesure où il visait à rassembler des informations sur la sexualité ou les opinions politiques de toute personne menaçant « l’ordre public ». Pourtant, cette indignation n’est-elle pas en contradiction avec la narration permanente et à un large public d’un bien plus grand nombre d’informations sur les réseaux sociaux par exemple ? C’est à l’étude du paradoxe occasionné par la simultanéité de ces deux attitudes que nous proposons de nous consacrer ici en le formulant comme le conflit entre deux rôles, celui de sujet de droit et celui d’agent économique, qui entraînent deux attitudes différentes face à la « vie privée ». Nous montrerons en effet que la définition de cette dernière est dépendante de la manière dont sont déterminées les conduites dont les changements montrent que la restriction de la liberté n’est pas nécessaire à la mise en œuvre d’un dispositif de sécurité en fonction duquel varie l’extension de la vie privée.

Nous appuierons cette thèse sur l’étude du dispositif de sécurité lockien, qui repose sur l’usage de la loi par le « gouvernement » civil et s’adresse à des « personnes », au sens juridique du terme, pour montrer que la sphère privée émerge alors dans les espaces inaccessibles à la loi. Nous établirons ensuite, à l’aide du « diagnostic » qu’élabore Foucault sur l’émergence de la physiocratie et d’un nouveau dispositif de sécurité, comment la vie privée est remise en question lorsque le dispositif de sécurité se fonde sur l’encouragement des échanges économiques et le nouveau mode d’individualisation qu’est homo œconomicus.

1. Vie privée et dispositif de sécurité : étude du rôle de la loi chez John Locke

Contre Filmer, Locke établit dans le Premier Traité du gouvernement civil que chaque homme est maître de lui-même et que tous les hommes ont reçu la Terre en partage[2]. Pourtant, si tel est le cas, comment légitimer la propriété privée ?[3] Pour Locke, chacun est tout d’abord propriétaire de son corps et, par extension de l’activité de son corps. Or, l’activité est naturellement nécessaire dans la mesure où, pour assurer sa conservation, l’homme doit assouvir sa faim. La cueillette ou la chasse, et plus généralement le travail, isolent ainsi des biens donnés en commun un ensemble de biens qui n’appartient qu’à celui qui s’en est emparé pour sa jouissance personnelle. Cette appropriation est légitime dans la mesure où elle répond aux nécessités imposées par la constitution même de l’homme. De la même manière, la propriété terrienne est légitimée par la capacité de la terre à produire la nourriture lorsqu’elle est cultivée.

Par conséquent, il n’y a pas de contradiction entre la possession en commun de la Terre par tous les hommes et la propriété privée puisqu’elle découle de la constitution de l’homme sans pour autant autoriser personne à priver les autres des biens auxquels ils ont légitimement droit. Dans la mesure où la propriété est naturelle, elle est en effet réglée par les lois de la nature qui interdisent de s’approprier et de laisser périr des biens (on détournerait autrement la propriété de son but qui est d’assurer la conservation de l’homme) ou de s’approprier plus que nécessaire, c’est à dire, en matière de surface cultivable par exemple, plus qu’on ne peut travailler. Dans la limite des lois naturelles, chacun est ainsi libre d’œuvrer à sa conservation et de jouir de ce droit naturel qu’est la propriété.

Or, la liberté naturelle est accompagnée d’une égalité parfaite de tous les hommes à l’état de nature, qui détiennent dès lors tous le pouvoir de punir et comme « la plupart [des hommes sont] peu exacts observateurs de l’équité et de la justice, la jouissance d’un bien propre, dans cet état, est mal assurée, et ne peut guerre être tranquille. »[4]. L’état de nature est ainsi tout à la fois un « âge d’or »[5] et une époque à laquelle chacun craint tout le monde puisque les propriétés sont en permanence menacées d’invasion. L’état de nature est donc un état de manque, et principalement du manque de sécurité pour les possessions puisqu’il n’existe pas de juge unique, de « mesure commune » ou de dispositif permettant de sanctionner les agresseurs. L’état de nature, quelque libre qu’il soit, est dès lors instable et oblige les hommes à se rassembler afin de mettre sur pied un « dispositif de sécurité ». Dans la mesure où les craintes se fondent sur l’exercice de la liberté naturelle, qui permet à chacun de laisser s’exprimer son désir[6], la sécurité ne peut être acquise que par la limitation de la liberté et par le comblement des « manques » de l’état de nature. Afin de se protéger les uns des autres, les hommes sont ainsi contraints de se rassembler et de confier leur pouvoir à un juge unique, le gouvernement civil, investi du pouvoir d’appliquer la commune mesure que constitue la loi civile. C’est cette dernière qui, par ses commandements négatifs « resserre »[7] la liberté naturelle, dans le but d’assurer la sécurité de chacun, dans des limites qu’il s’agit dès lors de déterminer.

Cependant, face aux nombreuses lois qui, en Angleterre, ambitionnaient d’encadrer le culte et la pratique religieuse[8], Locke s’est tout d’abord consacré à « déterminer quel est, de la tolérance ou de la contrainte, le meilleur moyen de garantir la paix et la sécurité et de promouvoir le bien-être du royaume »[9] dans l’Essai sur la Tolérance, c’est-à-dire à déterminer jusqu’où il est légitime de « resserrer » la liberté. Pour ce faire, Locke déduit les limites de la loi de la fin du gouvernement civil, la sécurité, qui devient ainsi la norme à l’aune de laquelle on peut évaluer la légitimité de la loi.

Or, comme la sécurité doit être comprise comme la sécurité des « propriétés », terme sous lequel l’auteur englobe le corps et les biens acquis par le travail et la liberté, qui ne sont mises en danger que dans les relations avec les autres, qui peuvent nous menacer, il s’agit d’arbitrer nos interactions sociales. Le gouvernement civil n’a ensuite pas à intervenir dans les actions qui n’ont pas trait à nos rapports sociaux. Par conséquent, le culte est de droit exclu de la législation civile et possède « un droit absolu et universel à la tolérance »[10] puisque, par définition, il n’implique une relation qu’entre le fidèle et la divinité qui lui accorde son salut. Le culte est dès lors « privé » au sens où il n’a pas d’influence sur l’état de la société. Locke ne fustige donc pas les catholiques à cause de leur culte mais en vertu, outre de l’uniformisme de l’auteur, du prosélytisme catholique qui fait du culte une affaire publique. Une telle attitude, contraire à la définition lockienne du culte, est d’ailleurs invalidée par la constitution de l’esprit puisque « la voie du salut ne réside pas dans l’accomplissement forcé d’actions extérieures mais par le choix intime et volontaire de l’esprit »[11] qui est comme « l’œil [qui] n’est capable de voir dans l’arc-en-ciel d’autres couleurs que celles qu’il y voit »[12]. Une fois le culte soustrait de l’ensemble des actions tombant sous le joug de la loi, le gouvernement civil ne peut ainsi exercer l’autorité législative que sur les « actions indifférentes »[13] quant à notre salut spirituel, distinction que Locke élabore à partir de la bipartition instituée par les Tables de la Loi[14].

Pour autant, Locke ne prend pas le parti d’une prohibition légale de tous les vices puisque « l’encouragement à la vertu est un soutien fort nécessaire à l’État, alors que la licence accordée aux vices conduit nécessairement à l’ébranlement et à la ruine de la société »[15]. Sparte, par exemple, pouvait légitimement autoriser le vol, et ne le punir que lorsque le voleur était pris sur le fait, car le vol permettait d’aiguiser la vigilance et l’habileté d’un peuple destiné à se battre.

Une fois examinées les actions religieuses d’une part et les actions vertueuses ou vicieuses par nature d’autre part, subsistent « celles qui, de leur propre nature, ne sont ni bonnes ni mauvaises, mais qui concernent cependant la société et les rapports que les hommes ont les uns avec les autres »[16]. Deux types d’arguments circonscrivent l’étendue de la tolérance dont elles sont susceptibles. Tout d’abord, dans la mesure où la loi, afin d’être une « commune mesure »[17], doit être universelle, le gouvernement civil ne peut, par ce moyen, choisir à chacun une épouse où garantir la santé des individus. Enfin, la tolérance des actions comme la polygamie, le divorce et plus généralement toutes les actions impliquant une interaction sociale est soumise à un calcul d’utilité. Toutes les actions qui contreviennent au bien public, c’est-à-dire qui mettent en danger la sécurité des propriétés, doivent être prohibées alors que les actions neutres, et à plus forte raison profitables, en la matière, doivent être tolérées. Comme il s’agit pour le gouvernement d’assurer la protection de la propriété privée, il faut ici entendre « l’intérêt public » comme « l’intérêt de chacun ». Locke, malgré ses critiques contre le mercantilisme, reprend en effet la conception traditionnelle[18] selon laquelle la force de l’État repose non seulement dans son enrichissement mais aussi dans le « nombre et de l’industrie [du] peuple »[19]. Tout comme pour l’institution de la société chaque homme transfère son pouvoir au gouvernement civil, ce qui valait pour l’individu vaut ici pour le gouvernement civil. Ainsi, puisque l’individu ne peut déterminer les desseins divins, le gouvernement civil en est incapable et la richesse de l’État est définie comme celle de l’individu qui assure la richesse de l’État par son travail, c’est-à-dire en accroissant la propriété terrienne ou la richesse de l’État : Locke préconisait l’enrichissement des États afin d’assurer leur force. Le niveau de l’action gouvernementale se situe ainsi à l’échelle de l’individu dont la loi entend « régler les actions »[20] : l’institution de la société, au sujet de laquelle Dieu n’a donné aucun commandement, est une conséquence malheureuse des penchants humains vicieux à l’état de nature où les hommes ont principalement des droits. La loi corrige la nature en permettant à chacun de jouir de ses droits, en sécurité, en s’individualisant par le travail et la propriété, puisque tout comme le travail lui permet de retirer de l’ensemble des biens communs ses biens propres, il conquiert son « identité personnelle » dans la performance d’actions dont il relie les souvenirs grâce à l’activité synthétique de sa conscience. La sécurité de cette construction identitaire est cruciale puisque c’est d’elle dont dépendent le bonheur ou le malheur attribués au jour du Jugement Dernier[21]. C’est ainsi parce qu’il permet la conquête de cet « individualisme possessif »[22] que le gouvernement guide chacun vers ses « intérêts »[23] et son action est sur ce point adossée à l’éducation préconisée par Locke qui encourage les précepteurs à observer scrupuleusement leurs élèves et, au besoin, à « déraciner » les désirs vicieux afin de transmettre à chaque garçon l’éducation convenable pour un futur gentleman[24].

2. Vie privée et dispositif de sécurité : le diagnostic foucaldien

Par conséquent, la sphère privée, constituée chez Locke du culte et des actions vicieuses qui ne sont pas prohibées, repose sur la conjonction des théories économiques, de l’axiologie, de la gnoséologie et de la politique d’un auteur qui appréhende l’homme sous la catégorie juridique de la « personne ». La sphère privée émerge ainsi dans les espaces que le dispositif de sécurité fondé sur la loi se révèle incapable d’investir. L’exemple de Locke appuie la thèse de Foucault selon laquelle le contractualisme envisage la sécurité à partir de l’usage de la loi, technologie de pouvoir propre à la souveraineté, forme de pouvoir relativement ancienne, alors qu’il cherche, lui, à rendre compte des dispositifs de sécurité fondés sur les technologies de pouvoir qui émergent à la fin du XVIIIe siècle, qui prennent la forme d’un dispositif de prévoyance de ce qui était réprimé jusque là[25]. La rupture entre les deux dispositifs est sensible dans le traitement du vol par exemple. Dans le cas de Sparte, que cite Locke, la loi institue un partage entre ce qui est permis – ne pas voler ou voler sans se faire attraper – et l’interdit – voler et être pris sur le fait. La loi « travaille [ainsi] dans l’imaginaire »[26] puisqu’elle doit envisager les menaces pour la sécurité afin de les interdire. Par la négative, elle décrit un type d’homme idéal qui ne représente aucun risque pour les autres.

Or, les dispositifs de sécurité décrits par Foucault abandonnent le projet d’éradiquer des menaces pour la sécurité comme le vol ou la disette. Pour traiter la disette, les mercantilistes préconisaient l’institution de règlements visant à endiguer la mauvaise nature humaine (qui conduisait par exemple à stocker le grain en période de rareté afin d’en tirer un meilleur prix et qui aggravait la disette) tout comme Locke voulait restreindre par la loi les capacités naturelles, potentiellement dangereuses, des individus.

Au contraire, avec l’avènement de la physiocratie, qui accompagne le développement des nouveaux dispositifs de sécurité, on cesse de chercher à éradiquer la disette ou le vol pour se contenter de les maintenir à un niveau acceptable. La rupture entre les deux dispositifs de sécurité se situe ainsi dans leur traitement de la « nature ». Dans un cas, la nature doit être corrigée pour établir un ordre idéal que la loi décrit[27], dans l’autre, la disette et le vol ne doivent pas être éradiqués puisqu’ils ont leur place dans l’ordre naturel : la rareté du grain dans un État est compensée par l’abondance des autres États. La disette ne provient ainsi plus des défauts humains mais de toutes les influences subies par les grains au cours de leur « histoire » et il s’agit de les saisir afin d’anticiper les résultats de la culture. Par analogie, les hommes sont conçus comme les nœuds d’un réseau de forces, un « milieu », au sens où l’entend la physique, formé par l’ensemble des données naturelles ou artificielles dans lesquelles sont inclus les individus et « qui est nécessaire pour rendre compte de l’action à distance d’un corps sur un autre »[28].

En conséquence, alors que Locke s’adressait à des personnes qui n’étaient en société que par nécessité et dont le bonheur consistait, hors de l’existence sociale, dans le salut divin, Foucault montre qu’après le XVIIIe siècle, les individus « n’existent que profondément, essentiellement, biologiquement liés à la matérialité à l’intérieure de laquelle ils existent »[29]. Si la raison caractérisait les personnes, les individus « biologiques » sont appréhendés sous l’angle de leur désir qu’il ne s’agit plus de réprimer puisqu’il « est tel que, si on le laisse jouer, et à condition de le laisser jouer, dans une certaine limite et grâce à un certain nombre de mises en relation et de connexions, il produit au total l’intérêt général de la population »[30], définie comme la multiplicité des individus biologiques.

Cette conception libérale des individus interdit de penser, comme le faisait le mercantilisme, un transfert des propriétés de l’individu à la société comme on l’a vu dans le cas de la définition de la richesse ou des capacités cognitives des États chez Locke. En 1760, les travaux sur la variolisation du mathématicien Bernoulli montrent en effet qu’au niveau individuel, la variolisation peut se montrer dangereuse mais le calcul montre qu’elle est profitable à l’échelle de la population prise comme un tout puisqu’elle permet de sauver des vies. Ces travaux amènent ainsi à déplacer le point d’application des tactiques gouvernementales du  niveau des individus à celui de la population et donc à substituer à la loi d’autres technologies de pouvoir.

La loi proposait un mode de conjuration du risque, l’anticipation par l’énumération des interdits qui s’appliquaient à chaque individu, qu’il s’agit par conséquent de repenser. Il faut en effet « tenir compte de ce qui peut se passer »[31] afin de s’assurer que l’on ne dépassera pas les limites de l’acceptable, cet « acceptable » étant défini au niveau de la société. Alors que la loi s’adressait à un monde clos, on se tient ici face à « un avenir non exactement contrôlé ni contrôlable, non exactement mesuré ni mesurable »[32], corrélatif d’un milieu dans lequel « ce qui est effet d’un côté va devenir cause de l’autre »[33]. La maladie par exemple, est causée par les miasmes et en devient elle-même la cause lorsqu’elle provoque la mort et le pourrissement des corps. Pour Locke, il fallait légiférer sur le vol à cause de sa probabilité élevée et c’est cette probabilité, ainsi que le niveau auquel le vol garantit un fonctionnement social optimal, que l’analyse du milieu va chercher à découvrir par le calcul statistique, qui permet l’établissement de modèles prédictifs en « travaill[ant] sur un donné »[34] (comme les Comptes du Ministère de la Justice en 1826 qui recensent les crimes) et la tolérance du vol et de la disette et plus généralement de la mort. Pour que le système fonctionne bien, il faut en effet qu’une partie de la population manque de nourriture ou meure de la variolisation.

Ainsi devient-il impossible de se livrer, comme Locke le faisait, à la circonscription d’un espace hors de toute interaction avec les autres, et des « actions indifférentes » qui sont telles parce qu’elles ne « comptent » littéralement pas. Locke emploie en effet la métaphore du compte bancaire pour signifier que le salut est accordé en fonction du « compte » de nos actions[35]. Certaines actions, axiologiquement neutres, n’ont pas à être prises en compte. Dans la mesure où cette pensée s’applique à l’identité d’une « personne », dont les traits principaux sont la responsabilité et l’autonomie, elle vacille lorsque l’individu est conçu uniquement dans ses relations avec son milieu. Si tout peut être alternativement cause ou effet et si des choses apparemment très éloignées les unes des autres comme la météorologie et le prix du grain apparaissent en fait liées par leur appartenance à un même « milieu » ou à une même « histoire », comment concevoir des « actions indifférentes » ou strictement privées ? Dans la mesure où « la politique c’est une physique, l’économie c’est une physique »[36], tout « compte » dans le système formé par les hommes et leur milieu. Si chez Locke ce « compte » n’était visible qu’à Dieu, il va devenir crucial de pousser les individus à s’exprimer afin d’extraire le contenu de ce compte et nourrir le calcul statistique.

De cette conception de l’individu comme membre de la population et donc sans contours déterminés, découle l’extension du « public », que Foucault définit comme « la population prise du côté de ses opinions, de ses manières de faire, de ses comportements, de ses habitudes, de ses craintes, de ses préjugés, de ses exigences, c’est ce sur quoi on a prise par l’éducation, par les campagnes, par les convictions »[37]. C’est le « comportement tout à fait concret de l’homo œconomicus, qui doit être pris […] en considération »[38] comme le montre l’exemple de la disette. Les mercantilistes pouvaient agir à l’échelle individuelle car ils envisageaient une collection d’individus mais les physiocrates, en prônant une vision holistique de la population, et plus généralement de toutes les « choses », sont conduits à mettre en perspective la disette avec toute l’histoire du grain et doivent ainsi étendre leur action aux producteurs, à l’étude du marché mondial puisque tous les pays s’avèrent interdépendants, et aux protagonistes, dont il faut comprendre le calcul d’intérêt afin de savoir quand ils sont portés à acheter, vendre ou stocker les grains. Tout cela devient « public » et permet l’action gouvernementale.

Alors que Locke souhaitait réprimer la tendance naturelle à l’appât du gain, la physiocratie, et plus tard le libéralisme, propose ainsi de la laisser s’exprimer car, conjuguée avec le désir de consommation, par exemple, elle permet d’assurer la régulation des phénomènes de rareté et d’abondance. À la répression du désir est même substituée sa stimulation, comme cela est sensible dans les arrêtés pris au milieu du XVIIIème siècle pour autoriser et encourage la liberté de circulation du grain que les mercantilistes refusaient. La sécurité, chez Locke, s’accommodait de la liberté dans la mesure où elle était inoffensive mais les dispositifs de sécurité présentés par Foucault montrent un renversement des rapports entre liberté et sécurité puisque, loin d’être un danger, le « laisser faire » permet de dévoiler le comportement de l’agent économique et de nourrir le calcul statistique. La sécurité s’appuie ainsi sur le libéralisme d’une manière qui ne laisse toutefois pas d’être cynique. La recherche d’un plus haut niveau de sécurité s’accompagne en effet d’une dépendance accrue envers le système fournissant cette sécurité comme le montre Foucault à propos de la sécurité sociale[39].

Conclusion

L’existence de la sphère privée, repose ainsi sur la « la spécification des différentes formes de conduite »[40] qui émerge sur le fond d’un cadre épistémologique [41]. Notre opposition initiale entre « sujet de droit » et « agent économique » et l’opposition entre les attitudes résultantes face à la vie privée recouvrent dans notre étude l’opposition entre le mercantilisme, qui fonde la nécessité de la législation, et la physiocratie qui met plutôt l’accent sur le « laisser-faire ». Sécurité et liberté ne sont ainsi pas antinomiques mais la vie privée émerge en marge du dispositif de sécurité et à partir d’un mode d’individualisation forgé par les théories économiques et plus largement scientifiques qui participent du cadre épistémologique considéré.

Dès lors, si « nous vivons dans l’ère de la gouvernementalité, celle qui a été découverte au XVIIIe siècle »[42], alors la place de notre vie privée est bien maigre car, en tant qu’homines œconomici nous n’avons pas d’existence individuelle autonome puisque nous sommes pris en permanence dans des réseaux d’échanges qui sont encouragés et dont nous dépendons, même si, en tant que personnes nous pouvons nous élever contre EDVIGE. L’exemple de l’Internet est à cet égard éloquent puisqu’il repose sur le principe de « l’effet réseau »[43] qui postule que mon expérience du réseau est influencée par celle des autres et fait donc des internautes une « population » au sens de Foucault. La « vie privée » y est ainsi remise en question car dans un espace où « tout le monde appartient à tout le monde »,[44] tout est public.

La tension initiale que nous avons identifiée entre les rôles de personne et d’agent économique correspond ainsi à la tension entre deux modes d’individualisation qui correspondent à deux manières d’envisager la sécurité, l’une coercitive et l’autre incitant à s’exprimer ou à agir[45] et cette tension entraîne à notre sens des modifications dans le dispositif de sécurité contemporain. En effet, les entreprises auxquels les internautes, par exemple, se confient parce qu’elles leur « rendent service »[46] se conçoivent comme des relais d’une politique sécurité[47], déchargeant l’État d’une partie de ses prérogatives traditionnelles et donnant toute sa force au propos de Michel Foucault selon lequel « l’État n’est peut être qu’une réalité composite et une abstraction mythifiée dont l’importance est beaucoup plus réduite qu’on ne le croit »[48] et qui, en tant que telle, n’est pas l’unique forme d’exercice du pouvoir.

Aurélien Faravelon (Université Pierre Mendès France (Grenoble), SIGMA)


[1]Décret 2008-632 du 27 juin 2008.

[2]Voir Filmer R. Patriarcha, Cambride, Cambridge University Press, 1991 et Locke J. Two Treatises of Civil Governement, London, Book Jungle, 2007.

[3]Cette question fonde la réflexion du Second traité du gouvernement civil. Voir Locke J. Traité du gouvernement civil, Paris, Flammarion, 1999.

[4]Locke J. Traité du gouvernement civil, Paris, Flammarion, 1999, p. 236.

[5]Ibid., p. 218, Ch. VIII, sect. 111.

[6]Ibid., p. 171.

[7]Ibid., p. 239.

[8]Après la rupture avec Rome de 1531, l’Angleterre est sous le coup de multiples lois sur les dogmes et les cultes autorisés. Sous le règne d’Elizabeth Ire se développe une forte répression religieuse puis la répression des catholiques connaît un renouveau après le complot catholique contre Jacques Ier en 1605. La tolérance, restreinte aux non-catholiques n’est instaurée qu’en 1689 par le Toleration act.

[9]Ce qui constitue selon Locke la « seule question dans l’Angleterre du XVIIème siècle ». Voir Essai sur la tolérance in Locke J, Lettre sur la tolérance et autres textes, Flammarion, Paris, 1999, p. 125.

[10] Ibid., p. 127. Locke définit la tolérance comme « le principe général qui exige qu’on ne doit pas persécuter ni molester autrui sous prétexte que sa religion est différente de la nôtre ». Voir Ibid., p. 126.

[11]Ibid., p. 109.

[12]Ibid., p. 107.

[13]Ibid. p. 107 pour les deux citations.

[14]Voir Ibid., p. 116. La première Table traite des devoirs envers Dieu alors que la seconde établit nos devoir envers nos semblables. Le magistrat civil n’est pour Locke gardien que de la seconde table mais uniquement lorsque les circonstances le justifient.

[15]Ibid., p. 116.

[16]Ibid., p. 107.

[17]Voir plus haut.

[18]Cette conception est issue du mercantilisme.

[19]Ibid., p. 136.

[20]Ibid., p. 111.

[21]Voir Locke J., Essai sur l’entendement humain, Paris, Vrin, 2001, II, XXVII, pp. 505-542.

[22]Nous reprenons cette expression au titre de l’ouvrage de C. B. Macpherson. Voir Macpherson C.B., La théorie politique de l’individualisme possessif de Hobbes à Locke, Paris, Gallimard, 1971.

[23]Traité du gouvernement civil, p. 184.

[24]Voir Locke J., Some thoughts concerning education, introduction and notes by The Rev R. H. Quick, MA, Cambridge, Cambridge University Press, 1895.

[25]Foucault M., Sécurité, territoire, population : Cours au Collège de France (1977-1978), Paris, Seuil, 2004, p. 106.

[26]Ibid. p. 49.

[27]Dans le cas de Locke, cet idéal est celui du gentleman.

[28]Ibid. p. 22.

[29]Ibid. p. 23. On trouve une illustration de cette thèse dans les écrits de Thomas Malthus qui montre la dépendance de la population à l’égard de données naturelles. Voir Malthus T., Essai Sur Le Principe de Population, Ou, Exposition Des Effets Passsés Et Présents de L’Action de Cette Cause Sur Le Bonheur Du Genre Humain, Nabu, Nabu Press, 2010.

[30]Foucault M., Sécurité, territoire, population : Cours au Collège de France (1977-1978), Ibid. p. 75. On remarque ici le glissement de l’intérêt de chacun pour Locke vers l’intérêt général qui devient l’objet des recherches économiques à partir du XVIIIe siècle.

[31]Ibid. p. 21.

[32]Ibid. p. 21.

[33]Ibid. p. 23.

[34]Ibid. p. 21.

[35]Voir Essai sur l’entendement humain, p. 520 et suivantes.

[36]Sécurité, territoire, population : Cours au Collège de France (1977-1978), p. 49.

[37]Ibid. p. 77.

[38]Ibid. p. 42.

[39]Foucault M., « Entretien avec Robert Bono », in Sécurité sociale : l’enjeu, Paris, Syros, 1983, pp. 39-63. Voir notamment p. 39 où Foucault affirme « d’un côté, on donne plus de sécurité aux gens, et, de l’autre, on augmente leur dépendance ». Dans cet entretien, Foucault analyse la sécurité sociale et les dépendances, ou exclusion, qu’elle entraîne.

[40]Sécurité, territoire, population : Cours au Collège de France (1977-1978), p. 236.

[41]Voir Foucault M., Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1990 où Foucault élabore la notion d’espitémè pour montrer que l’histoire des idées est faite de rupture et ne suit pas une développement linéaire. Les pratiques et les connaissances ne sont ainsi pas « transférables » d’une époque à l’autre mais dépendantes du cadre dans lequel elles sont forgées.

[42]Ibid. p. 112.

[43]L’« effet réseau » est un principe économique qui se définit comme une « externalité » positive, l’« externalité » désignant une situation économique dans laquelle l’action d’un agent influe sur celle d’un autre. Voir Tillinac J. « Le web 2.0 ou l’avènement du client-ouvrier » in Quaderni, n°60, 2006, pp. 19-24.

[44]Il s’agit là d’une des devises du Meilleur des mondes, que nous reprenons car des sites comme Amazon postulent explicitement que mon expérience est transférable aux autres lorsqu’ils proposent, par exemple d’acheter ce que « les utilisateurs ayant acheté cet objet ont aussi acheté » par exemple. Voir Huxley A. Le meilleur des mondes, Paris, Pocket, 2002. Il est frappant de voir que Foucault établit qu’au niveau des États cette devise a cours à partir du XVIIIe siècle puisqu’afin d’assurer la sécurité de tous les États, chaque État a un droit de regard sur l’état des autres. Voir Sécurité, territoire, population : Cours au Collège de France (1977-1978), p. 345 et suivantes.

[45]Gilles Deleuze étudie cette tension pour montrer que les anciens milieux d’enfermement, caractéristiques de l’âge disciplinaire sont aujourd’hui en crise. Voir Deleuze G., « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » in Pourparler, Paris, Éditions de Minuit, 2003.

[46]Google ne s’est-il pas fixé pour mission d’organiser et de rendre accessible l’information du monde ?

[47]Ce dernier point fait l’objet de nos recherches actuelles et se fonde sur l’usage que fait la police américaine de Facebook, par exemple, puisqu’elle utilise régulièrement le site comme agence de renseignement. Ce rôle est d’ailleurs ouvertement revendiqué par Facebook, mais aussi par Google dans leurs « politiques de confidentialité » respectives. Voir par exemple www.facebook.com/policy.php.

[48]Ibid. p. 112.

Bibliographie

Deleuze G., « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle » in Pourparler, Paris, Éditions de Minuit, 2003.

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