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“ACTUALITÉ” DE HEGEL

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SEMAINES « HEGEL » SUR IMPLICATIONS PHILOSOPHIQUES :

Magritte -Les vacances de Hegel

La revue Implications Philosophiques offre, durant ces deux prochaines semaines, un espace à la présentation de certains aspects de la philosophie de Hegel. Entre le philosophe qui est, probablement, le représentant le plus connu de l’idéalisme allemand et l’orientation résolument contemporaine de la revue, le lien pourtant ne s’impose pas immédiatement. Cependant, si justification s’impose d’une telle entreprise, rappelons, d’une part, que, aux dires de Hegel lui-même, « Ce qui est bien connu est en général, pour cette raison qu’il est bien connu, non connu »1, et, à cet égard, sans doute ne peut-il être parfaitement inutile que certains aspects de sa pensée soit ici exposés. D’autre part, pour le dire de manière sans doute assez légère puisque cela mériterait à soi seul une longue explication, Hegel ne détermine-t-il pas la philosophie comme étant « son temps appréhendé en pensées »2 ? Or, toute mesure gardée, Implications philosophiques ne revendique-t-elle par pour elle-même, dans sa vocation, la participation à la réalisation d’une telle exigence ?

Il ne saurait bien entendu être ici question – si même cela était possible – de donner une présentation exhaustive de l’ensemble de la philosophie hégélienne. Aucun “thème” n’a été préalablement imposé aux auteurs qui nous ont fait l’honneur et le plaisir de collaborer à ces semaines consacrées à Hegel, mais chacun a contribué librement selon les perspectives de recherche et l’intérêt porté à tel ou tel aspect de la pensée hégélienne. Une brève présentation des articles qui seront à lire tout au long de ces deux semaines devrait pourtant pouvoir refléter une certaine unité de ces contributions – indépendamment, bien sûr, du fait qu’elles portent sur le même auteur – et qui me semble consister dans la mise en lumière de la fécondité que présente la philosophie de Hegel pour penser des problèmes qui n’étaient pas toujours thématiquement les siens : pour le dire autrement, elles me paraissent témoigner de ce que l’on désigne couramment aujourd’hui comme l’« actualité » profonde de cette philosophie.

De fait, la philosophie de Hegel connaît aujourd’hui un regain d’intérêt et des usages jusque dans des courants de pensée qui semblent pourtant lui être, par principe, les plus opposés, voire le plus farouchement hostiles. Si une telle affirmation est particulièrement vraie s’agissant de la philosophie politique et morale contemporaine (que l’on songe, par exemple, à la place centrale que lui accorde A. Honneth dans l’élaboration de sa théorie de la reconnaissance ou encore, outre-Atlantique, à l’importance de la philosophie hégélienne de l’« esprit objectif » pour un penseur tel que Charles Taylor), d’autres aspects de la pensée hégélienne semblent faire l’objet d’une redécouverte et d’une relecture attentive et intéressée par la pensée contemporaine et, notamment, à la faveur du développement du néo-pragmatisme américain, par la philosophie dite “analytique”3. Cependant, ces usages contemporains de la pensée de Hegel recourent la plupart du temps à sa philosophie en la détachant de ce que Marx désignait, pour des raisons sans doute tout autres, de sa « gangue métaphysique ». Cela est particulièrement manifeste, une fois encore, s’agissant de la pensée politique de Hegel : comme le souligne J.-F. Kervégan dans la Préface de son ouvrage L’Effectif et le rationnel, Hegel et l’esprit objectif, c’est la plupart du temps au prix de sa métaphysique ou encore de son ontologie que la pensée hégélienne du politique est jugée digne de pouvoir participer au débat contemporain4. Cette dernière est en effet jugée trop « lourde », quand elle n’est pas purement et simplement déclarée obsolète ou, sous un autre aspect, “dangereuse” et “totalitaire”. De la sorte, c’est « en dépit de la quasi-invraisemblance de son ontologie »5 que Ch. Taylor affirme de la pensée politique de Hegel qu’elle peut avoir quelque intérêt pour penser les enjeux de la modernité politique. De même, dans La Lutte pour la reconnaissance, si A. Honneth se revendique de la conception hégélienne de la reconnaissance telle qu’elle est exposée dans les écrits d’Iéna, il déplore l’« idéalisme » de la métaphysique hégélienne, la voie finalement choisie par Hegel d’une « philosophie de la conscience » plutôt que celle de l’intersubjectivité et ce n’est pas « dans les termes d’une théorie de la rationalité »6 qu’il prétend élaborer sa « théorie sociale à teneur normative ». Pourtant, cet abandon – ou plutôt cette non prise en compte – d’un aspect de la philosophie hégélienne qui ne peut certes passer pour “accessoire” du point de vue de la force et de la cohérence de cette pensée est la plupart du temps accompli sans plus de justification, sans même que soit déterminé plus avant ce qui est ainsi rejeté ou mis de côté, ce que l’on tient pour la « métaphysique hégélienne ». Dans l’article qui inaugure ces deux semaines, Jean-François Kervégan traite précisément, à partir de la critique du « mythe du donné » développée par W. Sellars7 et sa lecture par J. McDowell8, de la question de savoir ce qu’il en est véritablement de la métaphysique chez Hegel : de son lieu, de ce qu’il faut, dans la philosophie de Hegel, tenir pour tel et de ce qui est peut-être son affirmation capitale ou du moins son centre : le refus d’une position d’immédiateté absolue.

Si Hegel, en dépit de certains jugements acerbes et en réalité tenaces9, écrit son œuvre, sinon dans la langue commune à strictement parler, du moins dans la langue naturelle, et rejette l’entreprise, au premier chef leibnizienne, d’une écriture de la philosophie en langue symbolique, c’est à la question de la langue dans son lien essentiel à la pensée et à la logique hégéliennes que sont consacrées les deux contributions suivantes (G. Lejeune, J.-M. Pouzin). Ainsi Guillaume Lejeune montre-t-il l’intérêt d’une étude de la question du langage chez Hegel, intérêt renouvelé aussi en partie grâce à l’appréhension nouvelle de cette question permise par le « pragmatic turn » : si, certes, Hegel thématise peu le langage dans sa philosophie, il pense bien la philosophie dans le langage et ce en un sens fort que l’article tend précisément à mettre en lumière. C’est encore la question du recours hégélien à la « langue ordinaire », plus particulièrement, cette fois, dans son rapport à la conception hégélienne de la logique, qui est abordée par Jean-Michel Pouzin dans un article qui tend à montrer dans quelle mesure la critique hégélienne de la logique formelle qui lui est contemporaine peut être considérée comme valable et pertinente s’agissant de la logique formelle contemporaine : si l’on peut tenir qu’une telle critique porte encore en dépit de l’évolution profonde de la logique formelle depuis la formulation de sa critique par Hegel, c’est précisément, en tant que cette dernière porte, non pas tant sur le rejet du calcul lui-même comme méthode de connaissance, mais bien sur la valeur « spéculative » du symbolisme calculatoire dans son rapport, tout à la fois, à la question du fondement de vérité des lois logiques (où vient se loger le problème de l’autofondation de ces lois) et du rapport de la logique formelle au langage ordinaire.

Enfin, les deux dernières contributions s’intéressent plus particulièrement à certains aspects de ce qui peut être désigné comme la philosophie pratique et politique de Hegel (E. Djordjevic, G. Marmasse). S’intéressant plus spécifiquement à la conception hégélienne de l’action et à la question de son évaluation, mon article vise à montrer comment et pour quelles raisons, chez Hegel, l’alternative conséquentialisme / intentionnalisme ressortit en propre et essentiellement à ce qu’il désigne comme le « point de vue moral », point de vue face auquel vient s’élever l’affirmation hégélienne selon laquelle, « Ce qu’est le sujet, c’est la série de ses actions »10. La compréhension d’une telle détermination de l’action comme activité d’un sujet fini et dans son identification à ce dernier vise, par un même mouvement, à la position du problème de l’évaluation de l’action lui-même et à mettre en lumière tout à la fois la nécessité, les limites et les raisons des limites du point de vue moral s’agissant de la détermination de la valeur de l’action. Il est bien encore question du traitement hégélien de l’action et, plus avant, de l’action historique à proprement parler, dans l’étude que consacre Gilles Marmasse à la figure hégélienne du « grand homme », en tant que celui-ci concentre les difficultés de la philosophie hégélienne de l’histoire et, notamment, le problème du rapport, chez Hegel, entre finitude et liberté. A travers une analyse attentive de l’aspect subjectif de la caractérisation du grand homme (à travers l’examen de la signification et du statut de ce qui est désigné par Hegel comme ses « passions »), dans le même temps qu’une mise au jour de l’ambivalence du grand homme hégélien en ce qu’il est bien, dans le même temps, celui dont l’action se caractérise par la grandeur de ce qui est fait, l’aspect universel du changement qu’il apporte et en quoi consiste son acte (ici est la « gloire » du grand homme), et, de manière indissociable, par le caractère borné – et partant particulier – de son vouloir et de son savoir (là est son « malheur »), cette étude permet également d’éclairer les rapports du grand homme au peuple.

Qu’il me soit permis, pour clore cette présentation et avant de leur laisser la parole, de remercier très sincèrement les auteurs et contributeurs de ce dossier, pour leur disponibilité et la qualité de leur article, ainsi que de leur témoigner ma reconnaissance et ma profonde estime. Je remercie également chaleureusement Thibaud Zuppinger, Directeur de Publication de la revue Implications Philosophiques, de m’avoir confié la coordination de ces semaines consacrées à Hegel, de sa patience, et de la grande liberté qu’il m’a laissée pour la constitution de ce dossier, dont j’espère vivement qu’il pourra contribuer à montrer tout l’intérêt de lectures contemporaines d’un philosophe qui assignait pour tâche à la philosophie de penser le présent, pour autant, certes, que celui-ci ne se confond pas avec toutes les choses qui, en dépit de la résistance qu’elles ne cessent d’opposer dans leur factualité, ne font cependant que passer.

Élodie Djordjevic

SOMMAIRE

– Lundi 28 février : Introduction et présentation du dossier (E. Djordjevic)

– Mercredi 02 mars : Jean-François KERVÉGAN (Université Paris I – Panthéon-Sorbonne) : « Sortir du donné ? Quelques remarques autour d’une observation de Sellars »

– Vendredi 04 mars : Jean-Michel POUZIN (Troyes) : « Critique hégélienne de la logique formelle et logiques formelles contemporaines, ou : de l’actualité intempestive de la logique spéculative »

– Lundi 7 mars : Guillaume LEJEUNE (Université Libre de Bruxelles) : « Les dialectes de la dialectique. Prolégomènes à une lecture systématique du thème du langage chez Hegel »

– Mercredi 9 mars : Élodie DJORDJEVIC (Université Paris I – Panthéon-Sorbonne) : « Ce qu’est le sujet, c’est la série de ses actions »

– Vendredi 11 mars : Gilles MARMASSE (Université Paris IV-Sorbonne) : « Le grand homme et ses passions »


1 « Das Bekannte überhaupt ist darum, weil es bekannt ist, nicht erkannt », Phénoménologie de l’esprit, Préface, §31, tr. fr. B. Bourgeois, Vrin, 2006, p. 79

2 Principes de la philosophie du droit, Préface, trad. fr. de J.-F. Kervégan, Paris, PUF, 2003, p. 106.

3 En témoignent, notamment, les récents travaux de Terry Pinkard et de Robert Brandom. Pour un bon aperçu, en français, des rapports de Hegel au pragmatisme et de cet intérêt américain contemporain pour la philosophie hégélienne, cf. « Hegel pragmatiste ? », Philosophie n° 99, Éditions de Minuit, Automne 2008, numéro coordonné par J.-M. Buée, E. Renault, O. Tinland et D. Wittmann et qui rassemble des articles de R. Rorty, T. Pinkard, J. McDowell, R. Brandom et R. Pippin.

4 Jean-François Kervégan, L’Effectif et le rationnel, Hegel et l’esprit objectif, Paris, Vrin, 2007, Préface : « Hegel sans métaphysique ? », p. 7-15.

5 Charles Taylor, Hegel et la modernité, chap. II, trad. P. R. Desrosiers, Cerf, 1998, p. 69. Pour Taylor, même si l’ontologie hégélienne n’est pas propre à « emporter l’adhésion du lecteur contemporain », sa philosophie politique reste pourtant « très pertinente » parce que le conflit entre l’utilitarisme des Lumières d’une part et les aspirations à l’autonomie radicale et à l’unité expressive avec la nature d’autre part qu’elle tente selon Taylor de surmonter est un conflit permanent qui traverse toujours essentiellement nos sociétés contemporaines.

6 Axel Honneth, Entretien avec O. Voirol réalisé les 5 et 8 octobre 2001 in La Société du mépris, Vers une nouvelle Théorie critique, 4. : « La Théorie critique de l’École de Francfort et la théorie de la reconnaissance », La Découverte, 2006, p. 153.

7 W. Sellars, Empirisme et philosophie de l’esprit (1956), Éditions de l’Éclat, 1992.

8 J. McDowell, « Hegel et le mythe du donné », Philosophie 99 (2008), pp. 46-62 ; voir également L’esprit et le monde, Vrin, 2007, p. 148.

9 Ainsi la boutade récurrente, rappelée par Guillaume Lejeune, selon laquelle Hegel ne parlerait pas l’Allemand, mais le « hégélien ».

10 Principes de la philosophie du droit, § 124, trad. fr. de J.-F. Kervégan, Paris, PUF, 2003, p. 221.

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