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Recension – La Tragédie des communs, Garret Hardin

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Recension de La Tragédie des communs de Garrett Hardin (« The Tragedy of the Commons »).

 

Marc Goetzmann est agrégé de philosophie et doctorant à l’Université de Nice Sophia Antipolis (Université Côte d’Azur)

[learn_more caption= » » state= »open »] Il s’agit d’une recension du livre La Tragédie des communs (« The Tragedy of the Commons »), de Garrett Hardin, trad. Laurent Bury, présenté par Dominique Bourg. Vous pouvez vous procurer l’ouvrage sur le site de la Librairie PUF, en cliquant ici 

Abstract: This article, originally a book review written for the first translation of Hardin’ Tragedy of the Commons in French, puts in perspective Hardin’s famous work with its later developments and criticisms, as well as with the “extension” to the Tragedy of the commons that is included in this volume. The review underlines the fact that Hardin, far from being one of the main contenders of the private property, argues on the contrary that defining collectively the limits of property rights is a necessity. In Hardin’s thought, property therefore appears as nothing more than a social institution, and private as well as exclusive property as nothing more than contextual social arrangements.

Keywords: Hardin, property rights, commons, tragedy, Ostrom

Résumé Cette recension, publiée à l’occasion de la première traduction de l’ouvrage de Hardin en France, propose une (re)lecture de la fameuse Tragédie des communs, à la lumières de ses développements ultérieurs et des critiques dont elle a fait l’objet. Nous soulignons, entre autres, le fait que Hardin, loin de faire de l’institution de la propriété privée une fin en soi, défend au contraire la besoin de d’imposer des limites collectives aux droits de propriété. La propriété apparaît ainsi comme une institution sociale au sens fort et sa version privative et exclusive n’est que le fruit d’arrangements sociaux spécifiques.

Mots-clefs: Hardin, propriété, communs, tragédie, Ostrom

 

Une (re)lecture nécessaire pour les philosophes

« La tragédie des communs », article de Garrett Hardin publié pour la première fois en 1968 par la revue Science, a connu un destin extraordinaire, devenant une référence dans des disciplines aussi diverses que l’économie, l’écologie, la géographie, la philosophie, l’anthropologie ou encore le droit. On mesure qui est plus est son succès au fait que son propos a pu être utilisé pour défendre des thèses parfois opposées. On pensera notamment à la façon dont il est devenu à la fois l’argument favori des défenseurs d’une conception libertarienne de la propriété exclusive et de ceux d’une limitation drastique des droits de propriété individuels pour des raisons écologiques. De telles contradictions ne peuvent être que le signe de la richesse du propos de Hardin, ouvert aux interprétations sélectives les plus divergentes.

Il est alors nécessaire de (re)lire un ouvrage dont la mention est si fréquente que l’expression de « tragédie des communs » en est presque devenue vide de sens. Une première traduction complète par Laurent Bury aux PUF permet de le faire en français, et il nous a semblé opportun de saisir l’occasion pour soulever les enjeux proprement philosophiques de l’ouvrage. Cela paraît d’autant plus souhaitable que, nonobstant les références philosophiques qu’il utilise, Hardin traite à plusieurs reprises la « tragédie des communs » comme un problème de philosophie morale, et que les références à la philosophie sont nombreuses dans son opus.

Dans la mesure où l’introduction et la postface de Dominique Bourg présentent l’actualité de l’œuvre et s’attardent sur la question de la place de la technique dans la « Modernité », nous nous contenterons d’insister sur d’autres thématiques, comme la conception que Hardin propose de la propriété, ou la pertinence de son raisonnement sur la question de l’efficacité des normes sociales.

L’interprétation « classique » de la « tragédie »

La juxtaposition, dans l’édition française, du texte original (1968) et de l’extension proposée par Hardin (1998) permet de revenir sur les différentes mésinterprétations de l’œuvre, puisqu’Hardin lui-même revient sur la postérité de son article, et sur les usages qui en ont été faits.

En effet, une lecture trop rapide voire superficielle du texte de Hardin pourrait se résumer à l’idée que la propriété privée est une institution nécessaire pour permettre d’éviter la surexploitation des ressources, quel que soit le contexte. Le propos d’Hardin viendrait alors s’ajouter à celui d’un auteur comme Demsetz, qui défend l’institution de la propriété pour permettre une gestion efficace des ressources[1] et plus généralement d’une tradition économique comme celle qui voit dans cette institution une condition déterminante du développement socio-économique[2]. Une des interprétations les plus communes de l’ouvrage de Hardin en fait la victime de la même réduction que l’ensemble du courant de la théorie économique des droits de propriété. Dans sa version déformée, l’argument se trouve réduit à l’idée que la propriété privée et exclusive telle qu’elle est commune dans les systèmes juridiques occidentaux est une condition sine qua non du développement socio-économique. Tout autre régime de propriété serait, au mieux, inefficient. L’utilisation de l’exemple simpliste et contestable d’une « prairie ouverte à tous » est censé représenter le paradigme de la « tragédie des communs » car il illustre une dynamique simple, tragique parce qu’inévitable (p. 27-28) : les éleveurs qui partagent cette prairie ont toujours intérêt individuellement à y faire paître davantage de bêtes, car le profit engendré leur revient exclusivement, alors que les effets négatifs de la surconsommation d’herbe se feront sentir sur l’ensemble des exploitants. Cette logique, dans le cadre d’une population en augmentation constante est nécessairement redoutable.

La question démographique et écologique

Hardin pose cependant ce problème dans des termes très spécifiques, qui sont ceux de la démographie : la propriété privée fait partie pour lui des « arrangements sociaux » (p. 46) qui permettent à la fois le développement économique et la préservation des ressources face à l’augmentation de la population. Les communs ne sont pas un problème en soi, même si des travaux ultérieurs comme ceux de E. Ostrom viendront souligner par la suite que Hardin que la conception qu’en a Hardin reste réductrice.

De plus, comme l’affirme clairement Demsetz dans un de ses articles les plus célèbres, si la propriété individuelle exclusive convient pour éviter certaines situations, elle est inutile dans les situations où l’exploitation libre des ressources ne pose pas problème[3]. Hardin se situe donc dans une tradition qui ne dit rien de plus, si elle est bien lue, que la propriété individuelle exclusive est une technique sociale utile pour résoudre certains problèmes, et n’est rien de plus que cela. Hardin réactive ainsi un problème spécifiquement malthusien : dans un monde de ressources finies où la stabilité sociale conduit à une augmentation exponentielle du nombre d’êtres humains, il est impossible de laisser les individus libres d’exploiter certaines ressources communes.

La propriété comme institution sociale

Paradoxalement, la propriété privée semble devenir, à rebours d’une tradition développée par les contractualistes, un moyen de limiter la liberté des individus plutôt que de la faire advenir[4]. Dans « l’Extension » à la « Tragédie des communs » que contient cette nouvelle édition, Hardin affirme en effet que « l’individualisme nous est cher parce qu’il produit la liberté, mais ce don est conditionnel : plus la population dépasse les capacités de l’environnement, plus il faut abandonner de libertés » (p. 59).

Les propos de Hardin détonnent donc clairement dans le contexte de la philosophie politique moderne et contemporaine, où l’impératif de la sauvegarde des libertés individuelles semble régner en maître[5]. Se pourrait-il que l’auteur affirme, comme certains contractualistes, que les limitations apportées à une forme de liberté virtuelle permettent de lui donner davantage de réalité, grâce à l’obtention de droits ? Le passage suivant permet aussi de disqualifier cette possibilité (p. 53) :  

Chaque nouvelle enclosure du pré commun implique d’empiéter sur la liberté personnelle de quelqu’un. Les empiétements du passé lointain sont acceptés parce qu’aucun contemporain ne se plaint de la perte. C’est aux nouveaux empiétements proposés que nous nous opposons vigoureusement ; les cris de ‘droits’ et de ‘liberté’ emplissent l’air. Mais que signifie ‘liberté’ ? Quand les hommes acceptaient mutuellement d’adopter les lois contre le vol, l’humanité devenait plus libre, et non moins. Les individus prisonniers de la logique des biens communs ne sont libres que de causer la ruine universelle ; dès qu’ils perçoivent la nécessité de la coercition mutuelle, ils deviennent libres de poursuivre d’autres objectifs. C’est Hegel qui disait, je crois, ‘La liberté consiste à reconnaître la nécessité’.

On ne trouve donc pas chez Hardin l’idée contractualiste d’une liberté abstraite qui deviendrait concrète par le truchement de garanties fondamentales comme la propriété, conférées par une forme de contrat social. Il n’y a pas là une simple transmutation où l’état social n’aurait d’autre but que de satisfaire les intérêts individuels des co-contractants en donnant des fondements « solides » à une liberté préexistante. Pourquoi ? Parce que les règles sociales ont pour but, dans le cadre de la théorie des jeux dont s’inspire le travail de Hardin, de contrecarrer la logique de l’intérêt individuel qui est pourtant à la racine du raisonnement contractualiste.

En effet, la maximisation individuelle contredisant la maximisation collective, il est nécessaire de limiter tout simplement la première. Les individus acceptent donc des contraintes qui limitent effectivement leur liberté, et l’institution de la propriété privée en fait partie. Elle n’est pas une garantie que chacun obtient grâce au contrat social, mais plutôt quelque chose que le collectif accorde à l’individu sous conditions, avec pour objectif la gestion des ressources, et donc sous réserve de modifications ultérieures.

La référence à Hegel, même si elle est mal attribuée, donne une clef de lecture importante de ce texte[6]. Elle permet de comprendre que la liberté consiste pour Hardin dans la façon dont les individus s’investissent dans des institutions qui n’ont pas pour objectif de leur offrir des garanties quant à leurs désirs préconstitués, mais plutôt d’élargir pour eux le champ des possibles. C’est là ce qu’entend Hardin par le fait qu’ils deviennent « libres de poursuivre d’autres objectifs » (p. 53).

Hardin, écologiste non-libertarien

Toute utilisation libertarienne de la notion de tragédie des communs semble alors se fourvoyer, puisque Hardin souligne même à plusieurs reprises la nécessité de limiter le droit des individus à enfanter, niant ainsi la notion de propriété de soi si chère aux libertariens (p. 25-26), tout en en appelant à remettre en cause l’idée même de droits de l’homme[7]. La propriété de soi comme des choses extérieures n’est rien d’autre pour lui qu’une institution sociale. En tant que telle, elle répond à un problème social : elle est une règle mise en place pour réguler les comportements individuels en vue de préserver le bien-être collectif.

Cette mise en valeur de la dimension contraignante de la propriété privée sur les libertés individuelles est renforcée par l’autre type de problème qui intéresse Hardin : celui de la pollution. La structure du problème de la pollution est similaire à celui de la surexploitation : le coût pour chaque individu de polluer des ressources communes est plus faible que celui de purifier ses déchets avant de s’en débarrasser. Là aussi, les individus ne prennent pas en compte les externalités négatives que leur activité crée.

Ces similitudes ont permis d’affirmer que problème de la surexploitation et celui de la pollution étaient en réalité symétriques dans le propos de Hardin. Ce parallèle renforce l’idée que la propriété privée est une contrainte nécessaire pour résoudre un problème collectif plutôt qu’une garantie pour la liberté individuelle. En effet, Hardin met sur le même plan la propriété privée et les mesures coercitives pour éviter la pollution, qui se « ressemble[nt] par la forme » (p. 33), en ce qu’elles ne sont rien d’autre que des « arrangements sociaux » (p. 53). Quelle est cette « forme » qui se retrouve autant dans une simple clôture que dans un dispositif fiscal incitatif, selon les exemples de Hardin lui-même (p. 33) ? Elle ne se définit plus que par un impératif social déterminé, autrement dit par sa fonction dans le contexte du collectif humain : limiter la surexploitation ou la destruction des ressources. La propriété privée individuelle et exclusive n’est par conséquent qu’un moyen de réaliser cette fonction parmi d’autres, et n’apparaît en rien comme une fin en soi, découlant d’une certaine nature humaine ou d’un droit naturel.

Il nous semble aussi nécessaire de souligner qu’Hardin fait du problème de la pollution une conséquence des droits de propriété privée, ces mêmes droits qui permettent pour Hardin comme pour Demsetz d’éviter la surexploitation des ressources. La symétrie que l’on a pu déceler entre les problèmes de la surexploitation et de la pollution ne doit donc pas cacher que Hardin affirme que c’est « notre concept de propriété privée [qui] favorise la pollution » (p. 33-34). La propriété privée n’est donc pas la solution au problème de la pollution, et elle n’est pas non plus seulement une solution différente à un problème différent : il faut au contraire intervenir dans le domaine de la propriété individuelle et donc lui nier tout caractère exclusif, pour mettre en place des mesures coercitives ou une fiscalité qui incitent à ne pas polluer. Ainsi, en tant que simple technique sociale, la propriété privée peut être limitée par d’autres « arrangements sociaux » lorsque le contexte le requiert.

La richesse des « limites » du raisonnement de Hardin

Avec le recul, on sait que l’approche d’Hardin a rendu pressante, du fait de ses propres limites, la nécessité de réévaluer les alternatives à la propriété privée, et d’opérer des distinctions conceptuelles importantes. Le reproche le plus classique fait à Hardin est de n’avoir pas su distinguer les « communs », désormais un objet d’étude classique grâce aux travaux d’E. Ostrom et de ses successeurs, des ressources laissées en libre accès, sans contrainte aucune. La littérature sur les communs a au contraire montré la complexité des règles que les communautés imposent à leurs membres pour la gestion et l’exploitation des ressources.

Il est en effet nécessaire, comme Ostrom nous invite à le faire, de distinguer les ressources en open access, des ressources gérées collectivement par une communauté, les commons, et des ressources faisant l’objet de titres de propriété individuels. On soulignera toutefois que Hardin évoque aussi une autre forme de propriété : la propriété publique, celle qui appartient à l’Etat. Or, la question du libre accès est tout aussi vive en ce qui concerne les propriétés publiques. C’est le cas pour les parcs, que Hardin évoque en prenant l’exemple de Yosemite (p. 31), pour lequel Hardin recommande la fin du libre accès ou accès sans contrepartie, problème qui ne trouve pas nécessairement de solution dans une privatisation, puisque Hardin laisse ouvert le champ des réponses (p. 32). Aussi, dans l’addendum à la Tragédie des communs qui est présent dans cette édition, Hardin propose une réponse à l’objection de E. Ostrom, notamment celle concernant la distinction, prétendument manquée par Hardin, entre les communs et les biens en libre accès. Hardin précise que le modèle de la tragédie des communs concernait avant tout ces derniers. Le concept de « communs » tel qu’il l’utilise désigne, selon ses propres termes, uniquement « un sous-ensemble de biens communs – ceux où prévalent le ‘servez-vous’ et le « sentez-vous libre’ » (p. 60). S’il accepte que la tragédie des communs ne s’applique pas au « bien commun géré », qui peut être, et c’est à souligner, aussi bien la propriété privée que le « socialisme », son propos avait pour objet le « bien commun non-géré » (p. 61). Même si cela peut sembler être une justification a posteriori, le propos initial de Hardin semble le confirmer. En effet, sa réflexion vise avant tout les biens et les ressources dont l’accès, l’épuisement ou la modification ne sont pas réglementés. C’est particulièrement clair dans le cas de la pollution de l’eau et de l’air, mais aussi dans celui des parcs publics, ces trois exemples étant les exemples principaux de la Tragédie des communs.

Sous cette lumière nouvelle, le concept de tragédie des communs prend presque la forme d’une offensive ouverte contre tous les raisonnements philosophiques, politiques ou idéologiques qui affirment que limiter l’exploitation d’une ressource revient à violer libertés individuelles et la propriété privée. C’est l’idée même que la propriété individuelle puisse être un absolu qui est le véritable adversaire de Hardin. Le propos de Hardin se rapproche ainsi des très récents travaux du groupe de Laura Underkuffler[8].

De plus, les reproches à l’encontre de Hardin sont limités dans la mesure où ils ne contredisent pas réellement son propos : les systèmes locaux de gestion communautaires des ressources peinent à résister aux évolutions socio-économiques, ainsi qu’à la marchandisation des terres due à la mondialisation, le tout dans un contexte de pression démographique. Le fragile équilibre permis par la gouvernance des communs est systématiquement remis en cause par la logique de l’intérêt individuel, au centre de l’analyse de Hardin. Or, comme nous l’avons vu, la pensée de Hardin est contextuelle et diachronique : le besoin de réglementation peut surgir tardivement, et un bien autrefois exploité sans limites peut désormais requérir la mise au point de règles. Elle n’entre ainsi en rien en contradiction avec la pensée d’Elinor Ostrom, dont le travail peut être davantage vu comme complémentaire de celui de Hardin[9].

Un plaidoyer pour les normes sociales

En attirant notre attention sur l’importance du contexte, Hardin est conduit à affirmer que le problème de la tragédie des communs est en réalité un problème de philosophie morale. En effet, il révèle que « la moralité d’un acte dépend de l’état du système au moment où il est accompli »[10]. Toutefois, le propos parfois étrange de Hardin, à partir de la page 40, conduit d’une certaine façon à la conclusion que la morale ou plutôt la moralisation des individus est insuffisante (p. 42-43). Même si certains individus acceptent de se comporter d’une manière qui contredit leurs intérêts égoïstes, la logique de la tragédie des communs continue de s’appliquer : ceux qui se contraignent seront toujours les victimes de ceux qui ne se contraignent pas, car le caractère désintéressé de leur sacrifice n’oblige en rien ces derniers. Le « situationnisme » moral que Hardin adopte ouvertement l’amène finalement à en appeler à quitter le domaine des impératifs moraux pour celui des règles, des sanctions, et des incitations ou des coercitions.

Hardin établit ainsi la supériorité des normes sociales sur les impératifs moraux pour trouver des solutions aux problèmes qu’il soulève, et qui restent d’actualité. Dans les termes de la philosophie des normes qui s’appuie sur la théorie des jeux, on dira que les règles qui définissent la propriété permettent de résoudre un dilemme social, une situation où les individus ont systématiquement intérêt à être « égoïstes » pendant que les autres font preuves d’auto-contrainte, et qui ne peut être réglé, selon Cristina Bicchieri, que par la mise au point de règles sociales liées à des sanctions[11]. Irrémédiablement, Hardin est conduit à considérer que seules des techniques sociales nouvelles, comme la mise au point de normes au sens large, accompagnées de sanctions, permettent de répondre à des problèmes émergeants. Hardin regarde donc d’un œil sceptique les appels à la responsabilisation des individus.

Ceci implique-t-il que l’Etat impose de force de telles règles et de telles sanctions ? Etrangement, Hardin rejoint une perspective contractualiste lorsqu’il plaide pour une « coercition mutuelle par consentement mutuel » (p. 46). Il y a donc bien une limite à la coercition, paternaliste ou non, que l’autorité peut exercer : elle semble se trouver, en appliquant à Hardin une grille d’analyse que l’on peut trouver chez Scanlon, dans l’idée que les seules limites de nos libertés sont celles qui sont acceptables par des individus raisonnables[12]. On pourra donc y voir la volonté de Hardin de substituer aux appels inefficaces à l’auto-responsabilisation un processus ouvert de responsabilisation collective, au sein duquel responsabilité rime avec obligation, et le cas échéant sanction.

Encore une fois, il n’existe aucune liberté fondamentale ou imprescriptible pour Hardin, donc aucune propriété « naturelle » ou illimitée sur les choses, mais uniquement un espace défini par des règles qui peuvent évoluer selon le contexte et doivent être décidées collectivement pour être légitimes. Dans une formule puissante, Hardin affirme alors dans l’extension à la Tragédie que « la liberté complète conduit à la tragédie », à une époque où, par exemple, l’eau et les ressources qu’elle offre deviennent rares (p. 60-61).

Cette conclusion paraît découler naturellement de l’exemple élémentaire de la tragédie des communs : aucun des éleveurs de vaches ne s’auto-responsabilisera, mais les éleveurs peuvent consentir à des obligations mutuellement consenties, qu’une autorité interne ou externe à leur communauté pourra les contraindre à respecter. C’est en cela que, à contre-courant de son interprétation classique, le propos de Hardin se rapproche en fait celui de la littérature sur les « communs », puisqu’il actait dès l’origine la nécessité de mettre en place des procédés pour encadrer la gestion collective des ressources, quitte à ce que ce soit au moyen de l’institution de la propriété privée.


[1] H. Demsetz, “Toward a Theory of Property Rights”, The American Economic Review, vol. 57, no. 2, Papers and Proceedings of the Seventy-ninth Annual Meeting of the American Economic Association, May 1967, p. 347-359.

[2] Voir R. Coase, « The Nature of the Firm », Economica, Blackwell Publishing, 1937, 4, 16, p. 386–405 ou encore, plus récemment, H. De Soto, Le Mystère du capital, Michel Le Séac’h (trad.), Flammarion, Paris, 2005 (2001).

[3] Voir note 1.

[4] Hardin parle de « réexaminer nos libertés individuelles » (p. 26).

[5] Nous nous faisons ici l’écho du constat de Stéphane Haber, dans Stéphane Haber, « Hegel : la liberté individuelle Principes de la philosophie du droit, § 4-29 », Philosophique [En ligne], 15 | 2012, mis en ligne le 15 février 2012, consulté le 01 septembre 2018. URL : http://journals.openedition.org/philosophique/541 ; DOI : 10.4000/philosophique.541. Voir notamment le §2 : « que la liberté (même en un sens plus large que celui qui se réfère aux choix et aux préférences individuelles données) constitue même le principe de la justice, dont on déduira la nature de l’ordre social désirable, que les propriétés de la société désirable dérivent du principe de liberté, de la reconnaissance de la liberté, voilà qui paraît, en revanche, bien plus difficile à admettre. ».

[6] F. Engels, Anti-Düring, 9ème partie: « la liberté est l’intellection de la nécessité », une pensée qu’il attribue d’ailleurs à Hegel.

[7] Il faut selon Hardin « nier la validité de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme » (p. 40).

[8] Voir Alexander, Penalver, Singer et Underkuffler, “A Statement of Progressive Property”, Cornell Law Review, vol. 94, p. 743, 2009.

[9] Voir E. Ostrom et Charlotte Hess, « Private and common property rights », Workshop in Political Theory and Political Analysis, Indiana University, 2007.

[10] Hardin fait référence (p. 35) à J. Fletcher, Situation Ethics, Philadelphie, Westminster, 1966.

[11] C. Bicchieri, The Grammar of Society: The Nature and Dynamics of Social Norms, Cambridge University Press, 2005.

[12] Voir, T. Scanlon, What We Owe to Each Other, Harvard University Press, 2000 et la lecture qu’en fait J-F. Spitz dans La propriété de soi, Vrin, 2018.

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