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Protophilo – Jean-François Kervégan

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Compte-rendu par Stéphanie Favreau de l’événement Protophilo organisé par l’équipe de la bibliothèque universitaire Cuzin de l’UFR de Philosophie de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne

À l’occasion de la première  rencontre Protophilo de l’année 2015-2016 organisée par la bibliothèque universitaire Cuzin de l’UFR de philosophie Paris I Panthéon-Sorbonne, Jean-François Kervégan intervenait pour présenter son dernier ouvrage La raison des normes. Essai sur Kant récemment paru aux éditions Vrin. Michaël Foessel était également présent à l’événement. Le dialogue entre les deux philosophes a permis de faire ressortir les enjeux de l’ouvrage et de souligner la dimension d’essai qui le caractérise.

Présentation de l’ouvrage

Jean-François Kervégan, philosophe reconnu dans le monde de la recherche universitaire pour ses travaux sur Hegel, présente ici un ouvrage sur la rationalité pratique kantienne dont l’un des enjeux sera précisément de proposer une lecture de Kant qui rapproche sa pensée de la normativité pratique de la Sittlichkeit hégélienne. Jean-François Kervégan ne se pose donc pas ici en historien de la philosophie mais bien en philosophe qui, prenant appui sur une lecture de l’œuvre, en souligne la portée et suggère de nouvelles pistes d’interprétation.

© Tous droits réservés

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Organisé autour de quatre chapitres, l’ouvrage permet de comprendre les glissements de sens qui s’opèrent dans la pensée de l’auteur et, par ricochet, le caractère quelque peu erroné de l’assimilation de la pensée kantienne à une forme de déontologisme strict dans la philosophie morale anglosaxonne.

Liberté et volonté

À travers l’usage que Kant fait de ces deux concepts dans la Critique de la raison pure et la Critique de la raison pratique mais aussi dans les écrits des années 1790 comme par exemple la Métaphysique des mœurs (1796), le Projet de paix perpétuel (1795) ou encore La religion dans les simples limites de la raison (1793), Jean-François Kervégan repère deux glissements de sens.

Dans la Critique de la raison pure Kant présente avant tout la raison comme une structure cognitive. Les catégories de l’entendement sont présentées comme les filtres à travers lesquels nous percevons le réel. La liberté est analysée comme une liberté transcendantale, relevant de la chose en soi et non d’une expérience empirique. Mais peu à peu Kant fait du propre de la raison – sa destination –, le fait d’être normative et non seulement cognitive et la liberté qui n’était alors qu’une idée nécessaire à l’existence même d’une moralité en devient le pilier dans la Critique de la raison pratique.

Le second glissement de sens s’opère dans les concepts de volonté et de libre arbitre. Entre le texte de la deuxième Critique et les opus suivants, tout se passe en effet comme si les conditions de la liberté s’étaient déplacées de la volonté à l’arbitre. Si dans les Fondements de la métaphysique des mœurs et la Critique de la raison pratique Kant affirme à plusieurs reprises l’identité des deux, ce n’est plus le cas dans la Métaphysique des mœurs. Dans l’introduction de cet ouvrage, Kant évacue le problème de la liberté de la volonté. La volonté est liberté dans la mesure où elle est ce qui détermine l’arbitre à agir moralement. Seul l’arbitre se détermine, donc choisit. La volonté prend donc dans ce texte un tour quelque peu spinoziste dans la mesure où elle se définit comme une liberté absolue qu’il revient à l’arbitre de se déterminer à suivre ou à ne pas suivre. Autrement dit, la liberté n’est plus ici seulement une idée, une liberté cosmologique, c’est une liberté pratique, – où l’on rejoint les problèmes abordés dans le chapitre suivant dus à l’ambiguïté de l’expression – un « fait de la raison ».

L’essence de la raison

L’impératif catégorique n’est pas destiné à engendrer les maximes que l’arbitre se donne à lui-même, il constitue bien plutôt un test d’universalisabilité pour celles-ci, qui ne s’applique pas tant à leur contenu qu’à leur forme. Ce qui est évalué à l’aune de l’impératif catégorique c’est la Gesinnung que certains ont, à tort selon Jean-François Kervégan, traduit par « intention » (Absicht). Si Gesinnung désignait une intention, l’évaluation porterait sur un contenu. Or Kant souligne que ce qui fait l’objet de l’examen est la visée pour ainsi dire universelle de celle-ci, sa portée métaphysique, non ses conséquences empiriques. Le « fait de la raison » renvoie à l’impératif catégorique qui lui est inhérent, c’en est l’autre nom. Le statut de ce fait est donc pour le moins paradoxal, ou tout au moins particulier, dans la mesure où la seule expérience que l’on peut en faire a immédiatement une portée métaphysique, renvoie à l’expérience d’un absolu.

Sur ce point Jean-François Kervégan propose de traduire le fait de « s’en remettre à la saine raison » par le fait d’avoir recours à  la « raison publique » (le choix de cette expression faisant en quelque sorte signe vers les grands débats autour de l’idéalisme allemand). C’est également à travers cette dénomination que l’on entrevoit le rapprochement que l’on peut a posteriori établir avec la Sittlichkeit hégélienne.

Morale vs éthique ?

Une autre preuve en faveur de cette interprétation d’un ancrage de la normativité morale absolue dans la dimension concrète de l’expérience est le rôle de plus en plus prépondérant que joue le droit dans la philosophie pratique de Kant. La Métaphysique des mœurs se compose en effet de la doctrine de la vertu et la doctrine du droit. Si l’on comprend les racines métaphysiques de la vertu au vu des éléments que l’on vient de rappeler, l’ancrage métaphysique du droit est précisément ce qui semble rétrospectivement annoncer les fameux Principes de la philosophie du droit de Hegel. En donnant au droit, dans sa morale, la même portée qu’à l’éthique, Kant en fait quelque chose capable de fournir des principes tout aussi forts, absolus, universels : il fonde une philosophie du droit. On notera toutefois avec Jean-François Kervégan que le rapprochement avec Hegel a ses limites dans la mesure où les concepts d’éthique et de moralité ne recouvrent pas tout à fait le même sens dans les deux pensées.

Anthropologie ou histoire

Un Kant philosophe du droit donc, mais, selon Jean-François Kervégan, pas de Kant philosophe de l’histoire, contrairement à l’interprétation d’un certain nombre d’autres chercheurs. S’il y a une philosophie du droit et une philosophie de l’éthique – la philosophie rejoignant immédiatement dans l’esprit de Kant l’expérience d’un absolu, ce qui en fait l’un des fondateurs de l’idéalisme allemand – c’est parce qu’elles trouvent leurs racines dans une dimension métaphysique, i.e. chez Kant purement rationnelle et universelle. Or, s’il y a histoire, il n’y a pas de philosophie de l’histoire. En proposant de ne pas prendre au pied de la lettre l’idée d’une « ruse de la nature » exposée par Kant dans les Opuscules sur l’histoire et de n’y voir qu’une métaphore interprétative qui permettrait de donner sens à l’enchaînement proprement irrationnel de générations humaines, Jean-François Kervégan met cette fois-ci en garde contre une lecture trop hégélianisante de ces opuscules kantiens. La ruse de la nature kantienne n’est pas l’équivalent logique de la ruse de la raison hégélienne.

Le déontologisme de Kant

Comme ont permis de le souligner l’intervention et les questions de Michaël Foessel, cet ouvrage de Jean-François Kervégan a donc un caractère incisif qu’il faut bien mesurer. Il propose, à rebours d’autres éminents spécialistes de la philosophie idéaliste allemande, de revoir certaines positions trop facilement attribuées à Kant. Au-delà même des cercles d’études de ce courant philosophique, penser la rationalité des normes aujourd’hui est déjà s’inscrire en faux contre le culturalisme qui domine la philosophie morale. En sortant Kant du déontologisme fort dans lequel on l’enferme souvent, l’auteur de cet essai propose donc une nouvelle vision de cette pensée qui, comme le remarquait Michaël Foessel, permet un rapprochement avec d’autres auteurs. La vision du test d’universalisabilité comme un recours à la « raison publique » rapproche par exemple Kant de Habermas là où celle de la factualité paradoxale des normes juridiques et éthiques le rapproche de Durkheim. Cette autre lecture de Kant ouvre donc de nouvelles pistes de recherche.

 

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