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Addiction ou le combat des volontés

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[box] Eric Peyron, addictologue, centre ambulatoire Addipsy à Lyon

Mélanie Trouessin, docteure en philosophie, ENS de Lyon

Par sa forme un peu atypique, cet article témoigne d’une forme possible de collaboration entre les champs de la clinique addictologique et de la philosophie, telle celle que nous essayons de mettre en place, le docteur Peyron et moi-même. Cet article a pour complément des séances organisées au sein de l’équipe d’Addipsy, dans lesquelles nous étudions des concepts philosophiques (tels que la volonté, la mauvaise foi ou encore l’habitude) et leur impact éventuel sur la pratique clinique.

Introduction

L’éclairage d’une histoire clinique est classiquement apporté par la psychologie et par la psychanalyse. Celles-ci sont souvent irremplaçables pour la mise en perspective de l’histoire d’un patient, de son parcours, des enjeux du soin. La psychologie est un moyen pour expliquer dans un rapport de causalité l’histoire du patient et sa situation clinique. L’histoire personnelle, familiale, du patient peuvent éclairer les symptômes cliniques et en être une des causes, ou tout au moins donner sens à ces symptômes.  Il y a cependant d’autres moyens d’approcher la clinique : à travers le prisme de la philosophie par exemple. Cette dernière, moins axée sur les cas individuels, permet de mettre à jour des mécanismes plus généraux à propos de la condition pathologique en question et de la façon dont celle-ci est éprouvée et dite par les patients. En effet, parce qu’elle peut être caractérisée par l’analyse des mots et des concepts, voire la création de nouveaux mots et concepts, pour rendre compte de la réalité, la philosophie peut partir du vécu des patients afin de progresser dans la compréhension du phénomène pathologique de l’addiction et des grandes questions qui le traversent.

L’approche philosophique, qui n’exclut pas l’approche psychologique, offre donc une double possibilité : prolonger, éclairer l’analyse sémiologique, psychologique, clinique du patient, mais aussi éclairer la compréhension des phénomènes pathologiques en général. Cette modalité réflexive montre comment les éclairages, psychologiques, philosophiques ou autres peuvent être complémentaires, ce qui permet alors d’offrir à nos patients de nouvelles formes possibles de perspectives de soin ainsi que de donner un autre relief à l’histoire clinique d’un patient. De plus, l’évolution actuelle des soins, en particulier avec les notions de réhabilitation ou de rétablissement, doit nous amener à repenser certaines données cliniques. La philosophie peut être un moyen adapté de réflexion pour cette évolution.

Dans cet article, nous allons essayer d’éclairer l’histoire clinique d’un patient, M. A., qui souffre d’un problème de mésusage de l’alcool. Il traverse une situation classique : celle de la rechute ou de la reprise d’une consommation. Or dans son discours, comme dans celui d’autres patients, le mot volonté apparaît fréquemment : « je bois car je manque de volonté », « je n’ai plus la volonté de m’en sortir » « l’alcool, c’est qu’un problème de volonté »… Il nous est donc apparu important de réfléchir à ce concept central dans les addictions. C’est en nous appuyant sur l’analyse philosophique du concept de volonté que nous allons chercher à éclairer cette situation clinique.

Présentation clinique du patient

M. A. souffre d’un problème d’alcoolodépendance. Plombier, fier de son métier, marié, aimant sa femme et ses enfants, il a consommé de la bière dans un premier temps en fin de journée, sans raison apparente, même si parfois il se sentait un peu anxieux. Puis, progressivement, il a bu un peu de vin au cours des repas. Il s’est peu à peu rendu compte que sa consommation devenait problématique, qu’il ne pouvait pas se dire non, qu’il buvait par habitude, sans même se poser de questions. Son épouse lui en a parlé régulièrement. Elle ne le menace pas, mais il perçoit la souffrance de sa femme et sa propre difficulté. Il a de plus en plus de mal à maitriser la situation. Sa consommation a tendance à augmenter. Il choisit des arguments de plus en plus futiles pour se donner des raisons de boire. Toutes les raisons deviennent bonnes.

Voici trois semaines qu’il est hospitalisé. Tout se passe bien. Il sait qu’il ne peut plus, qu’il ne doit plus boire une goutte d’alcool et est déterminé à cela. Il a beaucoup travaillé cette idée avec sa psychologue formée aux thérapies cognitivo-comportementales (TCC). Mais alors que tout se passait bien, lors de sa dernière sortie autorisée du service, il a repris de l’alcool : peu, seulement trois bières, mais suffisamment pour que l’infirmière à son retour dans le service après sa permission, lui signifie qu’elle pense qu’il est alcoolisé. Elle lui demande alors de souffler dans l’éthylomètre. Le résultat est sans appel : 0,78 g/l. Il s’effondre, il ne pensait pas avoir autant bu. Il s’interroge alors, et lui revient en boucle dans sa tête la phrase de son père « T’as aucune volonté ! » Est-ce vrai ? Il s’interroge. Mais finalement qu’est-ce que ça veut dire de ne pas avoir de volonté, et surtout, qu’est-ce que la volonté ?

Analyse philosophique : que signifie « manquer de volonté » ?

Pour tenter de comprendre ce que le jugement de « manque de volonté » présuppose, il peut être intéressant de s’appuyer sur le concept de volonté tel qu’il est compris par la philosophie. En effet, reprocher à quelqu’un de manquer de volonté implique que, ordinairement, nous pouvons avoir de la volonté, c’est-à-dire être des personnes volontaires. Le fait d’avoir de la volonté doit d’abord être rattaché au champ de l’action : c’est être capable de mener une action volontaire c’est-à-dire dont nous nous reconnaissons être l’auteur, à la différence des actions involontaires. C’est chez Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, que l’on en trouve la première conceptualisation : pour qu’une action soit volontaire, elle doit être intentionnelle (elle doit faire suite à une délibération à propos de toutes les options possibles) et faite en toute connaissance de cause et, deuxièmement, elle ne doit pas être effectuée sous la contrainte ou de manière automatique (on parlerait aujourd’hui d’acte compulsif). En d’autres termes, l’action volontaire doit être intentionnelle et libre. Dans cette optique, le « vouloir » des individus fait référence à l’étape de l’action qui suit celle de la délibération au sujet des différentes options et qui précède immédiatement la réalisation de l’action. Avant de faire quelque chose, je réfléchis à ce que je vais faire, je délibère. Le vouloir, c’est le moment de sélection ou de choix de l’option que l’on veut exécuter. On ne peut vouloir que parce qu’on a le choix. Il n’y a pas de volonté sans choix. Mais qu’est-ce qui motive effectivement ce choix de la volonté ?

Traditionnellement, la volonté est une faculté qui a été comprise comme une sorte d’arbitre entre ces deux autres facultés que sont la raison et le désir : la volonté serait déterminée, motivée par l’une des deux autres. Dans la tradition intellectualiste initiée par Platon, la volonté est subordonnée à la raison et n’est en tout cas pas conçue comme une faculté indépendante, qui peut « vouloir » par elle-même, qui peut vouloir contre la raison. Quand l’action n’est pas rationnelle, c’est que ce sont les désirs qui prennent le dessus, parce que le sujet manque de maîtrise de soi[1]. L’expression « manquer de volonté » s’inscrit ainsi dans cette perspective puisque celle-ci sonne comme un jugement réprobateur, à propos de la personne addicte qui succombe à ses désirs alors qu’ils seraient en principe résistibles. Là où cela devient problématique, c’est lorsque le jugement « manque de volonté » est émis par la personne addicte elle-même, parce que l’individu est conscient et souffre de ce qu’il considère comme un « manque de volonté ». Si l’individu peut en avoir conscience, c’est parce qu’il fait l’expérience du « manquer de… » au sens, si l’on s’en réfère à une définition classique de dictionnaire, où il « n’aurait pas suffisamment ce qui serait nécessaire », la définition précisant que le verbe caractérise une personne ou une chose qui « éprouve le besoin de quelque chose et qui souffre de l’absence de cette chose ». C’est donc une expérience douloureuse qui révèle à l’individu qu’il manque de quelque chose qui pourrait, pense-t-il, l’aider à lutter contre ses désirs. L’addiction est bien présente à partir du moment où entre en jeu une dimension conflictuelle au sein du sujet lui-même, qui ne se comprend pas lui-même. Il semble même que cela soit à partir de ce moment-là que naisse l’addiction au sens propre : lorsque l’individu est confronté à l’ambivalence de ses sentiments, de ce qu’il veut.

L’expression « manque de volonté », qu’elle soit imposée comme un jugement extérieur ou bien intériorisée par les patients eux-mêmes, fait référence à l’idée qu’il y aurait en nous une faculté de lutter contre les désirs lorsque la raison nous dit que c’est ce qu’il faut faire. Non seulement ces désirs sont nos désirs puisque c’est nous qui les avons éduqués de la sorte, nous qui y avons cédé par habitude, mais encore, les désirs ne peuvent jamais rendre une action involontaire car ils sont toujours, traditionnellement, compris comme résistibles. En d’autres termes, ils n’ôtent pas la liberté d’agir des individus.

Pourtant, la définition moderne de l’addiction axée sur la compulsion (nous éprouverions un craving, une envie impérieuse d’assouvir tels désirs) renverse cette question de la résistibilité des désirs en montrant qu’une force neurobiologique à l’œuvre dans l’addiction met à jour des désirs littéralement irrésistibles, qui font perdre la caractéristique de liberté aux conduites addictives, qui ne sont plus désormais comprises comme volontaires, mais comme involontaires. Dans cette optique, l’idée d’un « manque de volonté » dont, en un sens, l’individu serait responsable, n’a plus de sens puisque la volonté est anéantie par le caractère pathologique de la compulsion. Mais si la volonté est annihilée dans l’addiction, comment expliquer alors la volonté de certains patients de rester abstinents ?

Deuxième situation

C’est alors que l’infirmière vient voir le patient pour essayer de comprendre ce qui s’est passé. Il ne comprend pas lui-même. Tout allait bien. Les enfants s’amusaient, sa femme avait préparé un bon repas, l’ambiance familiale était calme et détendue. Il faisait peut-être un peu chaud. Il a ouvert le frigo, et là ; sa vue s’est fixée sur une bière, puis sur deux. Il avait laissé ces bières avant son hospitalisation. Il se souvient. Il s’est dit à lui-même « je suis bien, je veux continuer à être bien… ». Alors même qu’il se sentait bien, et qu’il voulait continuer à garder ce sentiment, comment peut-on expliquer qu’il ait saisi une bière ?

Analyse philosophique : le schéma classique de la volonté entre la raison et les désirs.

Manifestement, la volonté de continuer à être bien fait référence à la volonté de continuer à être sobre : il y a une réelle motivation à continuer dans cette voie-là parce que M. A. est conscient des conséquences négatives de sa consommation d’alcool pour sa santé mais aussi pour sa vie de famille (il est conscient de la souffrance de sa femme, par exemple). Pourtant, la vue de bouteilles de bières dans le frigo « suffit », selon les termes de M. A., à lui donner envie en même temps de consommer ces bières et à le faire. Ce phénomène de rechute semble causé par un déclencheur sensoriel, ici visuel ; ainsi on peut se demander si cela aurait eu lieu en l’absence de ce stimulus. Le conflit semble classique entre ce qui relève de la raison (ce dont M. A. a conscience être la meilleure chose à faire et ce qu’il veut fondamentalement faire) et ce qui relève du désir ou du sensible, le désir étant déclenché par un stimulus visuel. Dans l’optique intellectualiste classique (par exemple celle de Platon), le jugement émis par la raison, à propos de ce qui est le mieux pour M. A., à propos de ce qu’il devrait faire, doit déterminer la volonté à vouloir contre ce que lui dictent les désirs. La philosophie contemporaine de l’action reprend à son compte cette idée en affirmant que les causes d’une action sont les raisons d’effectuer l’action : ainsi, lorsque la volonté mène à une action contre les meilleures raisons qu’avait l’individu (ne pas boire pour ne plus faire souffrir sa femme), on peut parler de paradoxe. Pour certains, le paradoxe peut être résolu si l’on pense que des facteurs extérieurs à la raison peuvent motiver la volonté à agir comme par exemple les désirs. La différence entre les désirs et la volonté réside dans le fait que les désirs relèvent d’un sentiment spontané : ils sont immédiatement là et d’emblée ressentis, sans jugement préalable. La faculté de volonté, quant à elle, est une faculté plus réflexive, dont le rôle est, on l’a dit, de choisir parmi les différentes options : le plus souvent, assouvir les désirs ou ne pas les assouvir, ce qui peut aussi être compris en termes de temporalité, entre assouvir une récompense immédiate ou assouvir une récompense plus lointaine. À cet égard, le phénomène de rechute peut également être compris comme la fin d’une tension entre ce que l’individu voulait à long terme et que lui dictait sa raison (être abstinent) et ce qu’il voulait à court terme, lorsque des stimuli déclenchaient une envie, un craving (boire une bière). En ce sens, la rechute implique que les désirs en viennent à assaillir la volonté et signe une défaite momentanée de la raison. Mais ce schéma « classique » de la volonté impuissante à faire ce que lui dicte la raison, face à des désirs irrésistibles, est-il complètement adéquat pour rendre compte de l’expérience clinique ?

Troisième situation

Après avoir discuté avec l’infirmière, Mr A. se sent mieux. Elle lui précise que le lendemain, il aura un rendez-vous avec sa psychologue pour faire une analyse fonctionnelle de sa situation de réalcoolisation. Lors de ce rendez-vous, il décrit la scène, se souvient bien du moment précis quand il a ouvert la porte du frigidaire. Elle lui demande de décrire ce qu’il a pensé, ce qu’il a ressenti, et ce qu’il a fait. Il se souvient parfaitement de ce qu’il a pensé, comme une série de pensées contradictoires : « je veux continuer à être bien », « une petite bière, ça ne peut pas faire de mal », « je ne veux pas retoucher à cette saloperie », « une seule bière bien fraîche », « je veux faire plaisir à ma femme, elle m’aime, et je l’aime », « je ne veux pas la décevoir ». Sa tête était prise dans un étau entre vouloir et ne pas vouloir boire la bière. Avait-il dans sa tête deux volontés, une volonté qui voulait et une volonté qui ne voulait pas. Ou bien sa volonté était-elle portée sur deux objets distincts ? Était-elle divisée, scindée ?

Analyse philosophique : le schéma alternatif de la volonté divisée pour rendre compte de l’ambivalence dans l’addiction.

Avant tout, il nous semble que le simple fait de parler de rechute veut dire qu’avant, il y a eu une période d’arrêt, c’est-à-dire une période où M. A. a compris le bénéfice de ne pas poursuivre sa consommation d’alcool et l’a mis en œuvre. Le souvenir de ses pensées contradictoires illustre ce que les cliniciens appellent le moment de l’ambivalence à savoir la coexistence de la connaissance des conséquences néfastes de sa consommation et donc l’intérêt de l’arrêter, et l’envie de boire une bière, déclenchée notamment par des stimuli et la situation. Il semble ainsi qu’à aucun moment la volonté de boire une bière ne vient remplacer totalement la volonté de rester abstinent. Les deux semblent plutôt concomitantes, simultanées et l’individu semble être en proie à un déchirement intérieur, tiraillé entre plusieurs choses qu’il voudrait faire. Si cela est vrai, alors le schéma classique selon lequel la volonté serait motivée à l’action soit par la raison soit par les désirs – ou l’idée que la volonté serait unilatérale – n’est plus adéquat. Un nouveau schéma nous semble nécessaire et c’est chez le philosophe penseur Augustin (IV siècle après JC) que nous pensons le trouver.

La première raison pour faire appel à Augustin est qu’il est un des premiers philosophes à se détacher de l’intellectualisme platonicien au sein duquel il est impossible de faire le mal de manière volontaire, parce que la volonté est subordonnée à la raison. Lorsqu’elle succombe aux désirs, c’est par faiblesse et non par liberté. Avec l’avènement du christianisme, l’action mauvaise n’est plus conçue comme un paradoxe et doit en outre être conçue comme le fruit non de Dieu mais de l’homme. Cette contrainte permet l’émergence de la volonté comme faculté désormais indépendante de la raison, qui peut très bien vouloir contre la raison. Cependant, il existe toujours chez l’homme une volonté du bien mais ce qui change avec Augustin, c’est que celle-ci n’est plus unilatérale, éventuellement affaiblie par des désirs puissants, mais elle est au contraire « en lutte avec elle-même » ou divisée avec elle-même. Augustin écrit à de nombreuses reprises dans les Confessions qu’il arrive souvent que nous agissions « à contrecœur », parce que « nous ne voulons pas d’un vouloir total ». Il nous semble, deuxièmement, que cette idée d’une volonté scindée, qui ne veut pas totalement une seule chose, nous semble à même de capturer l’essence de l’expérience addictive (l’ambivalence). Ainsi, notre patient est pris entre deux volontés, une volonté qui veut et une volonté qui ne veut pas. Il ne faut pas penser que l’addiction est une maladie de la volonté, mais plus une maladie de trouble de l’équilibre des volontés. L’addiction serait due à une perte de l’homéostasie de la volonté. L’harmonie des volontés est rompue dans le comportement addict.

Une nouvelle question se pose alors : est-ce que cette double volonté ou cette volonté scindée en deux vise exactement le même objet (l’alcool) que simultanément l’on veut et l’on ne veut pas ? Ou est-ce que l’on ne pourrait imaginer que la volonté ait elle-même plusieurs objets, ici le fait de « continuer à être bien » et l’objet « bière » ? Dans ce cas, si la volonté peut vouloir plusieurs objets, il s’agirait moins alors d’un problème de manque de volonté que de volonté voulant trop ou voulant deux objets distincts.


[1] Pour une analyse du concept de maîtrise de soi chez Platon et de l’évolution de ce concept, voir la présentation du texte du Charmide/ Lysis de Platon, par L.-A Dorion, Paris, Flammarion, 2004.

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