Esthétique/TechniquePhilosophie des sériesune

Dexter et le perfectionnisme émersonien

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Tifenn BRISSET Docteure PLC, EA 3699 Université Pierre Mendès France,

Grenoble 2

 (étude des saisons 1 à 5)

 

Dans À la recherche du bonheur (1981), Stanley Cavell assoit pour la première fois un pont entre la morale perfectionniste et la culture populaire en établissant une affinité structurelle entre le genre de la comédie de remariage et une certaine conception du bien, qu’il appelle le « perfectionnisme émersonien »[1], issu de la pensée de Randolph Emerson. Cette découverte, formidable opportunité pour envisager une conception ordinaire de la morale, permet à Cavell de développer l’intérêt philosophique du cinéma hollywoodien, d’habitude acculé au rang de divertissement sans grand intérêt intellectuel. Comme le montre Sandra Laugier, « c’est certainement le cinéma, dans ces deux immenses genres hollywoodiens que sont la comédie du remariage et le mélodrame, qui a donné la meilleure expression […], à la fois stylisée et humaine, de l’exigence perfectionniste »[2]. Aujourd’hui plus que jamais, la culture peut s’emparer d’une telle pensée morale, et « il n’est pas surprenant que ce soit […] dans les œuvres populaires du cinéma américain contemporain, et dans les séries télévisées destinées à un public encore plus large » qu’elle puisse s’épanouir[3]. Si la philosophe prend l’exemple des héros de Six Feet Under (HBO, 2001-2005) pour montrer l’émergence d’un type de héros perfectionniste, un postulat similaire est formulé ici, dont l’objet d’attention est Dexter Morgan, le héros de la série éponyme (Showtime, 2006-) incarné par Michael C. Hall[4]. L’objectif de cet article est de montrer qu’il peut être considéré comme un héros perfectionniste d’un genre particulier, par sa mise en pratique d’une idée centrale de la pensée d’Emerson.

 

Considéré dans sa généralité, le perfectionnisme est la recherche de l’excellence, « la perfection de soi »[5], l’amélioration de la personne afin d’atteindre une vie bonne et meilleure. La pensée de Randolph Emerson développe l’idée d’être fidèle à soi-même, du progrès dans la culture de soi et revendique la présence d’un sage en chacun des hommes. L’écrivain développe le principe de la confiance en soi[6], « self-reliance », comme l’un des moteurs premiers de la vie bonne :

Croire votre pensée, croire que ce qui est vrai pour vous dans l’intimité de votre cœur est vrai pour tous les hommes – c’est là le génie. Exprimez votre conviction latente, et elle sera le sentiment universel […]. Le principal mérite que nous attribuions à Moïse, à Platon et à Milton, c’est qu’ils ont tenu pour nuls les livres et les traditions, et qu’ils n’ont pas dit ce que pensent les hommes mais ce qu’ils pensaient, eux. Un homme devrait apprendre à repérer et à surveiller en lui-même ce rayon de lumière qui, venu de l’intérieur, illumine par éclairs son esprit, plutôt que l’éclat du firmament des bardes et des sages[7].

Ce que revendique Emerson, c’est la puissance démocratique de ce sentiment, qui doit être au fondement des actions humaines. Il faut développer le génie qui sommeille en chacun, et pour cela, il faut se défaire des habitudes de notre esprit qui nous poussent au conformisme. Il faut accepter la place qui est la nôtre dans le monde, celle que la Providence nous a donnée[8]. Être sur de soi en dépit des affres du monde extérieur est un problème au cœur d’une série comme Dexter, qui met en son centre les questions existentielles d’un homme cherchant à assumer sa nature. Ce terme, si ambigu qu’il soit, n’en est pas moins pertinent pour caractériser ce héros, qui scande au long de la série l’expression « Who I really am », ce qu’il est vraiment, c’est-à-dire ce qu’il ne peut pas ne pas être. Mais que signifie cette expression ? Qui est vraiment Dexter ? Le spectateur apprend dès le premier épisode que le personnage principal n’est autre qu’un tueur en série, qu’il l’a toujours été et qu’il le sera toujours. Dès lors, l’affirmation d’une nature propre à Dexter met en exergue une difficulté logique et morale qui semble gouverner toute la série. En effet, le héros est animé par deux désirs qui semblent incompatibles : il possède une nature propre qu’il s’évertue à perfectionner, afin d’échapper à la justice. Mais en même temps, il désire ardemment faire partie de la société et devenir, comme il l’affirme, plus « humain ». Dès lors, toute la difficulté réside dans l’alliance des  termes « nature » et « humaine ». Son perfectionnement et la possibilité d’être un homme en société sont-ils compatibles ? Cette contradiction n’est pas qu’apparente, et structure intimement la série et la quête du héros.

Si le début de la série le montre vide de toute humanité et de toute interaction avec les autres, peu à peu, à force de simuler les échanges nécessaires à sa survie, il développe un désir pour ce genre de vie. Sa quête d’identité est progressivement liée à sa quête d’humanité et à a volonté de faire partie du monde.

L’interrogation centrale du perfectionnisme porte « sur ce que nous devons faire pour atteindre un meilleur état de nous-mêmes, pour un changement intérieur »[9]. Dans cette perspective, l’attitude de Dexter laisse entrevoir une orientation perfectionniste dans la mesure où il est souvent en recherche d’une amélioration de lui-même ; le lien avec la pensée émersonienne réside dans la règle de la confiance en soi,  un principe structurel du personnage. Par exemple dans la saison 2, il pense pouvoir concilier son « dark passenger[10] » avec ses relations familiale (Debra, interprétée par Jennifer Carpenter) et amoureuse (Rita, interprétée par Julie Benz), ce qui est totalement contraire au Code que lui a inculqué son défunt père (William James Remar) afin qu’il ne se fasse jamais attraper[11]. C’est pourquoi, ayant réussi cette entreprise, il affirme : « mon père aurait pu ne pas approuver mais je ne suis plus son disciple. Désormais, je suis un maître »[12] (2X12). Le mot n’est pas anodin : en allant contre l’interdit du père, le héros s’affirme comme un maître, comme un être indépendant et même supérieur. Bien entendu, cette présomption va le mener à revoir sa position à la fin de la saison 4, mais elle est révélatrice d’une volonté d’affirmer une confiance en soi au sens émersonien du terme, c’est-à-dire de montrer le génie qui sommeille en lui et d’affirmer sa position dans le monde, même si elle ne correspond pas au conformisme[13] généralisé. Dexter est un meurtrier, mais s’il ne peut en être autrement, pourquoi ne pas devenir le meilleur possible ? Même si sa place est diabolique, alors pourquoi ne pas la revendiquer et la perfectionner?[14] A cet égard, il semble incarner à la perfection le principe de confiance en soi, auquel l’écrivain n’hésite pas à ajouter qu’ « aucune loi ne peut m’être sacrée que celle de ma nature »[15].

Dès le premier épisode, le spectateur apprend qu’il n’a aucun sentiment pour qui que ce soit, qu’il ne ressent rien[16], qu’il trouve le sexe dégradant et que simuler les interactions humaines est son fardeau[17]. S’il n’est pas retranché dans sa vie de meurtrier, c’est parce que son père lui a appris les règles pour ne pas se faire prendre : l’un des principes fondamentaux est d’avoir l’air normal, de s’intégrer, tout en ne laissant personne s’approcher trop près, afin de ne pas révéler sa véritable nature à qui que ce soit[18]. C’est la raison pour laquelle il porte un masque souriant, apporte des beignets à ses collègues, rend service à qui le lui demande et montre une bonhomie de surface. Mais rapidement, Dexter cherche se définir autrement, en se prouvant qu’il n’est pas une bête, ni un tueur assoiffé de sang. Face à une offrande laissée par le « tueur au camion frigorifique », il résiste à la tentation de tuer un homme mutilé qui implore la mort. Ainsi, ni homme ni monstre, il se définit tout simplement comme lui-même (1X4) : « Je ne serai peut-être jamais l’humain qu’Harry souhaitait que je sois. Mais  je n’ai pas pu tuer Tony Tucci. Ce n’est pas moi non plus. Mon nouvel ami pensait que je ne résisterai pas à la tentation. Mais non. Je ne suis pas le monstre qu’il attend de moi. Je ne suis ni homme, ni bête. Je suis une entité nouvelle. Mes propres règles. Je suis Dexter »[19]. Ainsi, le cheminement vers un plus grand degré d’humanité commence dès ce moment, quand le héros refuse de succomber à l’immoralité du meurtre d’un innocent. Cette affirmation nous permet de comprendre le lien pouvant être tissé entre ce désir d’humanité et la présence d’une certaine éthique criminelle. La problématique en jeu concerne alors la définition même du terme « nature humaine » qui semble difficilement conceptualisable ici. En effet, bien que Dexter souhaite devenir humain, le peut-il tout en restant meurtrier ? Sa nature criminelle, associée une certaine forme de monstruosité, peut-elle fléchir sous le poids du désir de devenir un homme, c’est-à-dire un mari et un père ?

Pourtant, il serait absurde de penser que notre héros désire atteindre une certaine forme de bien en développant son penchant meurtrier. Il n’est pas un tueur fou, sans conscience du bien et du mal, du juste et de l’injuste. Au contraire, dans la vie quotidienne, c’est un homme qui œuvre pour le développement de la justice à Miami, dont le faible taux de résolution des crimes est régulièrement mis en avant : il dépasse rarement les 20%. La nuit, il ne se transforme pas en bête sauvage, assassinant n’importe qui sur son passage. Au contraire, il a conscience du démon intérieur qui le ronge sans cesse, de son fardeau qu’il nomme son « dark passenger » et qu’il cherche à mettre au service de la justice en ne tuant « que » des assassins. Pour faire de son personnage principal un meurtrier sympathique aux yeux du spectateur, il fallait que la série procure un certain nombre d’éléments le déchargeant d’une totale responsabilité sur son état. Ces éléments sont apportés relativement rapidement, au fur et à mesure des découvertes de Dexter. Si le spectateur apprend tout de suite que son père adoptif, policier vertueux, lui a appris à mettre son penchant meurtrier au service de la justice et du « bien »[20], il apprend en même temps que le héros l’origine de tout cela. Jeune enfant, il a assisté au massacre de sa mère à la tronçonneuse, et est resté des heures durant à gésir dans son sang. Il n’est donc pas responsable du traumatisme à l’origine de son instinct meurtrier, et ainsi représenté comme un « opprimé que personne ne peut s’empêcher de soutenir »[21].

Son perfectionnisme serait donc contraint et forcé : la réalisation de sa nature meurtrière n’est pas considérée par Dexter comme un bien en soi et n’est pas montrée comme telle au spectateur. Certes, il éprouve un certain plaisir à tuer et il garde des trophées de ses victimes ; certes, il est devenu maître dans l’art de cacher ses actes et ses pensées, dans le mensonge et dans la propreté du crime. Mais rien n’indique qu’il attribue une valeur positive à ses actes : tout ce qu’il désire, c’est vivre le mieux possible avec cette « nature » qui risque de l’amener sur la chaise électrique. Ainsi, sa quête concerne avant tout l’accomplissement de sa nature meurtrière, tout en sachant à quel point elle est répréhensible. Possédant même un sens du bien et du mal, il n’est pas considéré comme un tueur fou et aveugle. Car s’il est dans un processus d’affirmation de soi, il ne va pas jusqu’à remettre en question les valeurs traditionnelles de la morale. En ce sens, il s’éloigne de la confiance en soi émersonienne qui fait de chaque être le meilleur juge des valeurs, approchant ainsi le terrain d’un certain relativisme moral[22]. Au contraire, il est peut-être le meilleur représentant des valeurs communes qui structurent notre société et qu’il n’est pas possible de transgresser de manière frontale dans une série à succès. Bien sûr, son père adoptif lui a inculqué la différence entre le bien et le mal, mais il l’a tellement bien intégrée qu’il en est désormais le défenseur le plus acharné, mettant un point d’honneur à ne tuer « que » ceux qui le méritent.

Ainsi, cette conscience fait de lui un objet de sympathie et d’affection pour le spectateur[23]. Spécialiste du sang à la Miami Metro Homicide, il participe à l’arrestation de meurtriers, et c’est uniquement quand ils sont avérés coupables qu’il décide d’en faire ses proies[24]. Il ne tue pas des innocents ; il ne tue pas des gens qui selon lui, ne le méritent pas. C’est pourquoi lorsqu’à deux reprises il est la cause de tels assassinats, il le regrette profondément. Durant l’épisode 7 de la quatrième saison, il tue Jonathan Farrow (Greg Ellis), un photographe accusé d’avoir tué plusieurs jeunes femmes. Après le rituel, Dexter retourne au bureau et découvre qu’en réalité, le coupable est son assistant. La police possède des enregistrements vidéo et l’ADN du tueur, il n’y a donc pas de doute possible. À son grand désarroi, il réalise son erreur. Après avoir croisé le regard de son père (avec qui il a des discussions imaginaires), il s’accroupit dans son bureau, se lamentant d’avoir tué un innocent. La seconde fois a lieu à la fin de la même saison, lors de la résolution de l’intrigue sur Trinity (John Lithgow). Dexter a réussi à l’attraper avant la police et le tue, pensant mettre un terme à ses atrocités. Auparavant, il avait pris soin d’envoyer Rita et les enfants loin de Miami, car le tueur avait menacé de s’en prendre à eux. Mais quand il rentre chez lui pour prendre ses bagages afin de les rejoindre, il découvre dans la salle de bain un spectacle d’horreur : Rita est dans la baignoire, gisant dans son sang, le petit Harrisson à ses pieds. Trinity est parvenu à accomplir un dernier crime, prenant ainsi une longueur d’avance sur lui. Ainsi, malgré tous ses efforts, il répète son propre schéma : né dans le sang, son enfant aussi[25]. À cause de lui, trois enfants perdent leur mère. Si cette mort représente le décès d’un être aimé, elle est également l’occasion d’interrogations sur ses actions. Ainsi, au début de la cinquième saison (5X1), il se dit à lui-même : « J’ai regardé 67 personnes mourir. Elles ont eu ce qu’elles méritaient. Mais qu’en est-il si vous obtenez ce que vous ne méritez pas ? »[26]. La mort d’innocents est vécue comme un échec à sa rectitude morale. C’est la raison pour laquelle la série n’est pas totalement transgressive : si elle met en son centre un tueur en série, sa lucidité et ses efforts pour transformer ses meurtres en un bien relatif en font un objet d’affection pour le public. Même s’il est impossible de prétendre voir dans ses meurtres un bien objectif et universel, il faut remarquer à quel point il cherche à rendre sa nature meurtrière la plus morale possible. De fait, ses interrogations sont constantes : « Suis-je diabolique ? Suis-je bon ? Je n’ai pas de réponse… Qui peut le savoir ? »[27], se demande-t-il lors de son mariage avec Rita (2X12). Ainsi, un certain perfectionnisme est visible chez ce héros, lié à la notion de confiance en soi émersonienne, mais détachée des implications morales qui pourraient en découler.

            Pourtant, au-delà des interrogations qui constituent un point important du perfectionnisme de Dexter, la fin tragique de Rita constitue un moment pivot pour notre réflexion montrant au spectateur la tension entre son désir de perfectionnement criminel et sa volonté d’être plus humain. La mort de sa femme montre avec amertume l’impossibilité d’une telle entreprise, et nous met sur la voie pour comprendre le second mouvement perfectionniste de la série. En effet, si Dexter cultive sa nature meurtrière en la mettant au service de la justice, il tente de lutter contre son manque d’humanité, qu’il associe à l’attachement à d’autres personnes. Grâce à ses nombreux monologues intérieurs[28], il cherche à se définir, à comprendre ce qu’il est, qui il est, et à savoir s’il peut faire partie de la société. En effet au début de la série, il est clairement montré comme un monstre lucide, mais sans cœur ni émotions, dont le principal don est de savoir se cacher sous des apparences bienveillantes.

Si l’idée de nature humaine est problématique en soi, la série offre une position claire sur la nature de Dexter : il s’agit de son « dark passenger », son « deep inside », son besoin de tuer. Le héros est animé de forces internes inaliénables et indestructibles. Elles sont lui, il est la somme de ces forces. Le changement principal vient de sa relation avec Rita qui le perturbe, parce qu’elle devient plus intime qu’aucune relation auparavant (1X6)[29]. Sa rencontre avec la jeune femme n’est qu’un prétexte pour respecter le Code d’Harry : il doit paraître le plus normal possible, ce qui implique avoir des relations. Mais comme il déteste les interactions humaines et par-dessus tout les relations sexuelles, il trouve chaussure à son pied en la personne de Rita, une jeune mère de famille brutalisée et abusée par son ancien mari. Elle ne désire pas non plus de relations charnelles, ce qui arrange bien Dexter[30]. Mais rapidement, il se met à désirer une certaine forme de partage avec le monde. Rita et Debra sont les deux personnes qui lui permettent de fonder cet espoir de manière pérenne. Sa compagne lui offre une famille et lui permet de devenir père. Quant à sa sœur, elle est celle qui compte le plus pour lui dès le début : affirmant son incapacité aux émotions, il concède tout de même que s’il était capable de sentiments, elle serait la première à les recevoir[31]. Par ces deux relations de plus en plus sincères, il entrevoit la possibilité de devenir un frère, un mari et un père de famille. Mais si ces deux personnes sont fondamentales pour sa vie d’homme, elles sont bien entendu mises à l’écart de ses activités nocturnes. Alors, pour toucher du doigt l’espoir d’être aimé pour ce qu’il est vraiment, et d’aimer sincèrement en retour, il doit devenir intime avec les autres, d’une manière bien plus profonde qu’avec elles. C’est la raison pour laquelle la série se construit progressivement autour de personnages qu’il laisse entrer dans sa vie. Ainsi, de manière totalement contraire au Code, chaque saison est l’occasion pour Dexter de nouvelles rencontres qu’il laisse peu à peu approcher de son côté sombre.

 Il développe ainsi des relations avec Lila (Jaime Murray, saison 2) qui comprend l’existence de son « dark passenger », qui voit à travers son masque, même si elle l’attribue à une dépendance à la drogue[32]. Il développe également une amitié avec Miguel Prado, le procureur de Miami (Jimmy Smits, saison 3), puis une histoire d’amour avec Lumen (Julia Stiles, saison 5), une victime qu’il sauve des mains de Jordan Chase (Jonny Lee Miller). Mais comme nous l’avons remarqué lors de la mort de Rita, il doit faire un constat d’échec amer car il ne peut aucunement vivre sa vie d’homme tout en restant le monstre qu’il est. En effet, à chaque fois qu’il laisse quelqu’un pénétrer dans  vie et partager une partie de son secret, la relation se termine de manière dramatique : Lila qui est pyromane et tente de tuer les enfants de Rita après que Dexter l’a quittée. Miguel, qu’il laisse assister à l’un de ses rituels meurtriers, n’applique pas le Code et se plonge à corps perdu dans le vice : il tue Ellen Wolf (Anne Ramsay), une avocate qu’il affronte régulièrement et qui le suspecte d’outrepasser la loi pour faire enfermer à tout prix des criminels. Ainsi, sous couvert d’une pseudo-justice, Miguel ne fait que se servir d’une excuse pour tuer une femme innocente. Quant à Rita, son innocence l’érige au rang de figure sacrificielle. Elle est une victime collatérale qui l’amène à réaliser qu’aucun changement n’est possible (4X12). C’est pourquoi la saison se termine sur cette résignation : « Harry avait raison. J’ai pensé que je pourrais changer ce que je suis vraiment, garder ma famille en sécurité. Mais quoi que je fasse, quoi que je choisisse, je suis ce qui est mal. C’est le destin »[33]. Ainsi, sa démarche perfectionniste est irréalisable : il ne peut se réaliser en tant qu’être humain doué de sentiments tout en satisfaisant ses besoins meurtriers. Il reconnaît que le problème vient de sa nature : il ne peut vivre dans le monde de façon sincère, en montrant qui il est vraiment, et ce qu’il définit comme fondant l’humanité, c’est-à-dire le rapport aux autres, qui lui échappe et lui manque. La cinquième saison introduit une nouveauté radicale : il ne tue pas la personne qui a percé son mystère. Lumen, qu’il sauve des griffes de Jordan Chase, voit tout de suite qui il est. Pourtant, au lieu de la supprimer il la soigne, la protège et l’aide à se venger de son bourreau ; ils deviennent même amants. Alors, lorsqu’elle décide de partir, ne ressentant plus le désir de tuer et ne pouvant vivre avec un assassin, il semble plus encore plus affecté que par la mort de Rita. Aussi choquant que cela puisse paraître, la raison est simple : s’il a appris à aimer sa femme, il parvient à créer une connexion avec Lumen comme avec aucun être humain auparavant : ni folle comme Lila ou Miguel, elle est la première à lui offrir l’espoir de vivre une relation tout en exposant à la personne aimée sa véritable nature (5X12). Elle est la première à susciter en lui des sentiments profonds : « Elle m’a fait penser que je pouvais même avoir une chance d’être humain »[34].

            Cette pensée est importante car elle est le pivot de son effort d’humanité. Depuis le début, il ne se considère pas comme un homme à part entière car il lui manque la capacité d’être ému, d’éprouver les sentiments. De fait, la série met en scène une certaine acception de la nature humaine, qui serait avant tout la possibilité de ressentir des émotions et d’entrer en relation avec le monde : possibilité entrevue avec Rita (et Debra), expérimentée avec Lumen. Auparavant, il se définissait comme « Dexter », « juste moi » (« just me »), « ni homme ni bête » (« neither man nor beast »), « pas entièrement un monstre » (« not entirely a monster »). Mais le départ de Lumen confirme sa  certitude qu’un tel rêve semble impossible. Ainsi, la représentation du perfectionnisme dans la série mène à un constat d’échec. Si la nature de Dexter est sa tendance meurtrière, et si être humain revient pour lui à être capable de sentiments et de relations avec autrui, alors il ne peut prétendre à acquérir et à développer ce qui est communément appelé la « nature humaine ». L’incompatibilité de ces termes renvoie finalement à l’idéologie d’une série qui, tout en se voulant transgressive à l’égard de la représentation traditionnelle de son héros, ne l’est peut-être pas tant : car même si Dexter est un « tueur en série éthique »[35], il ne peut et ne pourra jamais être un homme s’il continue à être un meurtrier. C’est la raison pour laquelle, quand Lumen le quitte, il se dit : « « Elle m’a fait penser que je pouvais même avoir une chance d’être humain. Mais les rêves sont pour les enfants »[36].

            Au final, une série telle que Dexter est une mise en application particulièrement intéressante d’un aspect du perfectionnisme moral, car elle met en son centre les interrogations métaphysiques de son héros qui cherche à se définir, à mettre à profit sa nature meurtrière, et à devenir un homme. Si Dexter ne sombre pas dans le mal absolu en tuant des meurtriers laissés en liberté, il n’affirme jamais qu’il commet des actions bonnes ou justes ; il ne propose aucune justification à ses actes qu’il impute à sa nature meurtrière pour laquelle il n’est pas responsable. Tuer est un besoin, parfois un plaisir, mais pas un acte moral. La question qui portait sur sa capacité à se réaliser à la fois en tant que meurtrier (qui est un fait inaliénable) et en tant qu’homme (qui est un désir de plus en plus exacerbé) doit faire face à un constat amer, puisqu’il essuie des échecs récurrents. Il cherche à rester ce qu’il est vraiment tout en devant autre, c’est-à-dire un homme capable d’émotions, de sentiments et de relations humaines. Mais sa nature meurtrière implique l’impossibilité d’être véritable intime avec qui que ce soit, tandis que son désir d’humanité nécessite, au contraire, une telle intimité. Il semble donc impossible de pouvoir concilier les deux, et l’idée de confiance en soi révélée par le texte émersonien montre sa limite dans le cas de Dexter. Il doit certes prendre confiance dans ce qu’il est pour affirmer sa position dans le monde, ses actions son en accord avec lui-même parce que chacune est « honnête et naturelle à son heure »[37], mais il ne peut, paradoxalement, prendre part à ce monde. Il n’est pas tout à fait humain, non parce qu’il est criminel, mais parce qu’il ne peut aimer et être aimé pour ce qu’il est vraiment. Et le crime en est la cause principale.

 

 

BIBLIOGRAPHIE INDICATIVE :

Cavell, Stanley, A la recherche du bonheur : Hollywood et les comédies de remariage (1981), Paris, Cahiers du Cinéma, 1993.

Laugier, Sandra, « Présentation : l’autre voie de la philosophie », in. Sandra Laugier (dir.), La Voix et la vertu : Variétés du perfectionnisme moral, Paris, PUF, 2010.

Hurka, Thomas, « Perfectionnisme », Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale (1996), vol. 2, Paris, PUF, 2004, p. 1437.

Greene, Richard, Reisch, George, Robison, Rachel (ed.), Dexter and Philosophy: Mind over Spatter, Chicago, Open Court, 2011.

De Paulo, Bella, (ed.), The Psychology of Dexter, Dallas, Ben Bella Books, 2010.

Ray, Richard, « Dexter: an ethical serial killer », The Telegraph, 14 janvier 2010 [en ligne], disponible sur : http://www.telegraph.co.uk/culture/tvandradio/6988215/Dexter-an-ethical-serial-killer.html (page consultée le 23 juin 2012)

 

 


[1]   Cavell, Stanley, « Ce que le cinéma sait du bien », Le cinéma nous rend-t-il meilleurs ?, textes rassemblés par Domenach, Elise, et traduits de l’anglais par Domenach, Elise et Fournier, Christian, Paris, Bayard, 2003, p. 91 : « La troisième origine de mon intérêt pour le perfectionnisme, celle qui m’a encouragé à penser qu’il y avait peut-être là un ensemble d’idées qui méritaient d’être communiquées aux autres, fut pour moi de reconnaître que le genre de comédies hollywoodiennes que j’avais commencé à étudier au milieu des années 1970 (et que j’appelle des comédies de remariage dans A la recherche du bonheur), développaient des idées du perfectionnisme émersonien ». Les films du corpus sont : The Lady Eve (Preston Sturges, 1941), It Happened One Night / New York – Miami (Franck Capra, 1934), Bringing Up Baby (Howard Hawks, 1938), The Philadelphia Story (Georges Cukor, 1940), His Girl Friday / La Dame du vendredi (Howard Hawks, 1940), Adam’s Rib / Madame porte la culotte (Georges Cukor, 1949) et The Awful Truth / Cette sacrée vérité (Leo McCarey, 1937).

[2]   Laugier, Sandra, « Présentation : l’autre voie de la philosophie », in. Laugier, Sandra (dir.), La Voix et la vertu : Variétés du perfectionnisme moral, Paris, PUF, 2010, p. 26.

[3]   Ibid., p. 27

[4]   Michael C. Hall est également l’un des acteurs principaux de Six Feet Under.

[5]   Laugier, Sandra (dir.), La Voix et la vertu : Variétés du perfectionnisme moral, op.cit., quatrième de couverture.

[6]   Emerson, Randolph, « Confiance en soi (Self-Reliance) », traduit de l’américain par Fournier, Christian, in. Laugier, Sandra, Les Voix et la Vertu, op.cit., p. 33-62.

[7]   Ibid., p. 34.

[8]  Emerson, Randolph, « Confiance en soi », op.cit., p. 35 : « Accepte la place que la divine providence t’a trouvé ».

[9]   Laugier, Sandra, « Présentation : l’autre voie de la philosophie », op.cit., p. 5.

[10] Cette expression est traduite par « passager Noir ». Il s’agit du besoin meurtrier qui anime le héros depuis sa plus tendre enfance, et qu’il essaye de canaliser au service du bien. Il apprend petit à petit les causes de ce passager noir, qui résulte d’un traumatisme dans son enfance : il a vu sa mère se faire assassiner sous ses yeux, et fut retrouvé gisant dans son sang.

[11] La première règle est de ne pas se faire attraper. Pour cela, il faut parvenir à un juste milieu entre un trop grand éloignement et une trop grande proximité avec les autres. En effet, selon Harry, ne pas avoir de relations rendrait Dexter suspect, mais être trop proche de quiconque augmenterait les risques de se faire démasquer.

[12] « My father might not have approve but I’m no longer his disciple. I’m a master now ».

[13]  Emerson, Randolph, « Confiance en soi », op.cit., p. 36 : « « La vertu la plus demandée, c’est la conformité. Le confiance en soi est ce qui lui répugne ».

[14]         Cette attitude va dans le sens d’Emerson lorsqu’il évoque un souvenir d’enfance, ibid., p. 37 : « Je me souviens d’une réponse que je fus poussé à faire dans ma tendre enfance à un conseiller estimé qui avait coutume de m’assommer des chères vieilles doctrines de l’église. Comme je lui disais : « Qu’ai-je à faire du caractère sacré des traditions si je vis entièrement de l’intérieur ?’, mon ami suggéra :’Mais ces impulsion pourraient venir d’en bas, pas d’en haut’. Je répondis : ‘Il ne me semble pas que ce soit le cas, mais si je suis l’enfant du Diable, alors je vivrai du Diable’ ».

[15]         Idem.

[16] 1X1 : « I don’t have feelings for anything ».

[17] 1X1 : « People make a lot of human interactions, but I feel I fake them all, and I fake them very well, that’s my burden ».

[18]  1X4 : « If I let someone get close they’ll see who I really am, and I can’t let that happen ». Son père lui enseigne l’art de s’intégrer : « This is how you fit in ».

[19] «  Maybe I’ll never be the human Harry wanted me to be. But I couldn’t kill Tony Tucci. That’s not me either. My new friend thought I couldn’t resist a killing he’d left for me. But I did. I’m not the monster he wants me to be. I’m neither man nor beast. I’m something new entirely. My own set of rules. I’m Dexter »

[20] Voir les propos de Harry lors de l’adolescence de Dexter, 2X1 : « – You’re a good kid Dex. […] We can’t stop this. But maybe we can do something to channel it… use it for good. Son there are people out there who do very bad things… terrible people. And the police can’t catch them all. Do you understand what I’m saying? – You’re saying they deserve it ».

[21]         Ray, Richard, « Dexter: an ethical serial killer », The Telegraph, 14 janvier 2010 [en ligne] : « We learn that the psychotic episode that brought about his killer instinct was induced by seeing his mother murdered with a chain saw when he was a just a toddler. Dexter is an underdog that no one can resist rooting for ».

[22]         Emerson, Randolph, « Confiance en soi », op.cit., p. 37 : « Bien et Mal ne sont que des mots très aisément applicables à ceci ou à cela ; la seule chose juste, c’est ce qui est selon ma constitution ; la seule fausse, ce qui va contre ».

[23]         Bien entendu, à cet élément il faut ajouter la focalisation presque interne de la série, qui met Dexter au centre narratif et visuel. Le spectateur est presque tout le temps avec lui et partage ses pensées, ce qui participe activement au processus d’identification et de sympathie.

[24]  Ray, Richard, « Dexter: an ethical serial killer », ibid. : « Dexter can only murder people who’ve done the same to innocent victims and have escaped justice. He must be certain about what his victims have done and can never hurt an innocent person in the process of killing ».

[25] 4X12 : « Born in blood. Both of us ».

[26]  « I’ve watched 67 people die. They got what they deserved. But what if you don’t get what you deserve? […] What if the least you diverse is a real human being, and what you get instead… is me ».

[27] « Am I evil? Am I good? I don’t have the answers… does anyone? ».

[28] La présence de tant de monologues peut également être considérée comme un élément perfectionniste de la quête de Dexter. En effet, Sandra Laugier montre « La conversation et l’expression singulière sont des caractères centraux du perfectionnisme moral, (« L’autre voie de la philosophie », op.cit., p. 4) ; de plus, Stanley Cavell argue que le perfectionnisme se caractérise par un appel permanent au lecteur, par une invitation à « pénétrer dans le débat, à déterminer sa position par rapport à ce qui se dit » (Stanley Cavell, Qu’est-ce que la philosophie américaine ? Paris, Gallimard, 2009, p. 219). Remarquons que rarement une série n’a mis en avant autant que réflexions de la part du héros et que le format du monologue instaure une relation privilégiée avec le spectateur qui est le seul à avoir accès à ces pensées.

[29] « All along I thought this was a game, my alter and I were playing, but relationships evolve, and this one’s getting deep ».

[30]   1X2 : « When it comes to the actual act of sex, It’s always just  seems so… undignified. But I have to play the game. And after years of trying to look normal I think I found the right woman for me […] She’s perfect because Rita is, in her own way, as damaged as me […]. She’s been completely uninterested in sex that works for me ».

[31]   1X1 : « I don’t have feelings about anything but if I could have feelings I’d have them for Deb ».

[32] 2X3 : « There are these moments when I feel connected with someone. The mask is slipping ». « This woman sees me, she doesn’t know it, be she’s looking behind the mask and she’s not turning away ».

[33] « Harry was right. I thought I could change what I am, keep my family safe. But it doesn’t matter what I do, what I choose, I’m what’s wrong. This is fate ».

[34] « She made me think I might even have a chance to be human ».

[35] Ray, Richard, « Dexter: an ethical serial killer », op.cit.

[36] « She made me think I might even have a chance to be human. But wishes are for children ».

[37]     Ibid.,  p. 42.


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