Société/Politique

Eco-feminisme : le lien négatif

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Par Pierre-Emmanuel Brugeron

Avec l'aimable autorisation de Giu Dourado

Avec l’aimable autorisation de Giu Dourado

Le lien écoféministe, conscient de l’accusation fréquente d’essentialisme qui suffit à la discréditer académiquement, affirme, plutôt qu’un lien positif essentiel entre Femme et nature, un lien négatif de domination commune. Ce lien négatif est le fruit soit d’une construction socio-historique, soit du comportement quasi-universel de l’homme, porté à la domination.

Avant tout, il nous semble important de faire remarquer que le principe de lien négatif apparaît comme une solution de repli face aux critiques sérieuses de l’écoféminisme : sur la base de tout le corpus féministe allié à la critique écologique, sociale ou profonde par exemple, une critique double apparaît.

Le premier lien, constructiviste, est à l’honneur dans la plus grande partie des publications écoféministes (en tout cas se revendiquant comme telles) : le développement de la philosophie des Lumières, prétendant émanciper l’Humanité de son rapport animal à la nature (la nécessité), aurait finalement résulté en une domination irraisonnée de la nature sous couvert de liberté et en une universalisation du rapport masculin au monde (domination, exploitation, etc.). C’est, très rapidement et grossièrement, la base théorique défendue par des philosophes comme Val Plumwood, Karen Warren ou Mies et Shiva1. Le concept clé de cette double domination est, chez ces auteurs, la figure du patriarche capitaliste, accumulant et exploitant sans égard aux rythmes naturels.

Le problème, selon nous, de ce lien de domination historique est qu’il explique peu le rapport effectif entre Femme et nature. Il y a certes une analogie, et l’on conçoit que la critique permanente des dualismes2 et de la hiérarchisation nous éclaire sur cette analogie de domination, mais une analogie ne vaut pas démonstration pour autant. Si nous acceptons, dans un premier temps, les Lumières comme exploitation émancipatrice de la nature (bien que la notion même de « nature » dans les Lumières ne soit pas sans poser de problème) et, dans un deuxième temps, le dualisme dominateur mis en place dans les sociétés patriarcales, le lien réel et historique n’est pas clairement établi pour autant.

La Femme et la nature sont effectivement exploitées, mais l’hypothèse historique ne semble pas pour autant justifier une unification (rappelons que nous visons une critique unifiée) sur la base du Patriarcat-Blanc-Capitaliste-Hérité-des-Lumières. De même, cette analogie historique ne rend pas compte de la situation de la femme en Afrique sub-saharienne, assez peu influencée par le développement des Lumières ou, pour remonter plus loin, à l’importance accordée aux dualismes dans la Grèce archaïque puis classique3.

Le lien proposé par le courant écoféministe constructiviste, pourtant au centre de sa pertinence, semble assez flou, fait d’un rapprochement de deux critiques très puissantes (la domination masculine et l’attitude de non respect des cycles naturels) pour ne résulter qu’en un collage assez bancal. La lecture d’un certain nombre d’ouvrages écoféministes à tendance constructiviste relève souvent de l’enchaînement d’intuitions non développées et liées de façon flou les unes aux autres4.

La réponse à ce genre d’objection, surtout chez les plus extrêmes des écoféministes, est de dire que la cohérence et l’intellectualisation de cette domination rendent bien compte de la formation des esprits à accepter le dogme masculin de la raison sur le sentiment, de la justification sur l’intuition, etc. Il ne nous appartient pas de juger cet argument ici, mais faisons remarquer que ce genre de méfiance face à la cohérence n’a pas nécessairement sa place dans un travail historique.

En l’état de nos lectures actuelles, nous ne sommes pas satisfaits de la tendance constructiviste au sein de ce lien négatif (rappelons-le, le lien négatif est le lien par domination commune). Cette insatisfaction provient en grande partie d’une déception face à l’incapacité à transcender la double critique pour l’unifier. Un autre type de lien négatif existe, via notamment l’argument psychanalytique tel qu’il peut être lu chez Luce Irrigaray, par exemple dans le recueil Ce sexe qui n’en est pas un5.

Nous ne ferons que mentionner cet argument, pour une raison simple : il ne s’intéresse pas directement au statut de l’école dite écoféministe. Remarquons simplement qu’à travers la critique radicale du fonctionnement masculin6, Luce Irigaray touche un point qui permettrait de sauver l’écoféminisme de l’essentialisme positif (c’est-à-dire un lien Femme/nature au cœur de leur être) si une critique écologique plus développée y était rattachée, la cohérence du lacanisme7 étant à nos yeux plus forte que l’historicisme constructiviste actuellement proposé. Le lien de domination reposerait sur l’Homme et son fonctionnement psychique d’appropriation et de réduction dualiste, sans pour autant lier Femme et nature.

Néanmoins, la théorie lacanienne de Luce Irigaray implique un certain nombre de conséquences pratiques assez fortes que toute personne se revendiquant écoféministe ne serait pas nécessairement prête à admettre8.

Ce « problème » des conséquences à accepter apparaît de façon remarquablement claire dans le second type de lien, positif, que l’on peut supposer entre la Femme et la nature. En reprenant une forme d’étude historique et en en tirant une hypothèse essentialiste, l’écoféminisme de type Starhawk9 est tout ce que l’académisme ne veut pas voir. Pourtant, il nous semble que la position essentialiste, même si nous la refusons intellectuellement, a le bénéfice d’être la plus honnête de toutes et, d’une certaine façon, la plus cohérente.

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1Voir Maria MIES et Vandana SHIVA, op. cit. Voir également Val PLUMWOOD, Feminism and the Mastery of Nature, Londres, Routledge, 1993. Voir enfin Karen J. WARREN, Ecological Feminism, Londres, Routledge, 1994.

2La critique féministe des dualismes se retrouve chez les auteurs précédemment citées. Un bon exemple de cette démarche peut être trouvé chez un sociologue (à notre connaissance) éloignée de l’écoféminisme, à savoir Pierre Bourdieu qui formalisa les oppositions sexistes des montagnards kabyles. Voir à ce sujet P. BOURDIEU, La Domination Masculine, Paris, Le Seuil, 1998, chap. La construction sociale des corps et p.17 pour le « Schéma synoptique des opposition pertinentes ».

3La critique des dualismes hérités de la Grèce apparaît chez Karen Warren. Sur cette critique, et une introduction assez générale à l’écoféminisme d’un point de vue constructiviste, voir Karen WARREN, Introduction to Ecofeminism, disponible sur Internet : «  http://www.lilith-ezine.com/articles/environmental/Introduction-to-Ecofeminism.html », consulté le 30 avril 2008. Remarquons que les illustrations de cet article en ligne, certainement indépendantes du choix de K. J. Warren, illustrent le plus pur essentialisme.

4Cette absence de liaison justifiée entre les deux critiques est remarquable chez MIES & SHIVA, op. cit.

5Luce IRIGARAY, Ce sexe qui n’en est pas un, Paris, Editions de Minuit, 1977 ou Éthique de la différence sexuelle, Paris, Editions de Minuit , 1984

6Critique qui appelle parfois à faire sécession entre les sexes, leur fonctionnement étant non pas seulement différent mais incompatible.

7Nous ne discutons pas, bien entendu, la pertinence du lacanisme dans ce travail, mais uniquement sa cohérence comme cadre de développement possible de l’écoféminisme.

8« L’homme et la femme demeurent plus étrangers l’un à l’autre que ne le sont à chacun l’animal, la plante, la pierre, l’univers, les dieux » L. IRIGARAY, ibid. La possibilité d’accepter l’incompatibilité radicale Homme/Femme pose un ensemble de problèmes qui ne rélèvent pas de notre travail. Nous le citons uniquement pour mettre en avant le problème de l’acceptation des conséquences logiques d’une position.

9STARHAWK, Truth or Dare : Encounters With Power, Authority, and Mystery, San Francisco, HarperOne, 1991. Voir également STARHAWK, The Spiral Dance, San Francisco, Harper And Row, 1981.

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