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Enseigner pour apprendre : un défi pragmatiste ? — Application de la philosophie de John Dewey à la pédagogie inverse

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Par Christophe Point, doctorant en philosophie de l’éducation à Nancy sous la direction de M. Prairat[1].

 

Cet article est une tentative philosophique ; celle de construire un cadre de pensée à l’intérieur duquel on puisse penser la pédagogie inverse. A partir de la logique de l’enquête défendue par John Dewey (1859-1952), nous chercherons les implications de celle-ci dans le domaine de la pédagogie pour repenser le rapport entre l’enseignant et l’élève. Ce faisant, nous espérons formuler alors les principes éthiques qu’une telle pédagogie nécessiterait alors pour s’appliquer dans toute sa cohérence. L’objectif d’une telle démarche est de montrer comment, en rejetant le dualisme de la recherche et de l’enseignement, le pragmatisme peut faire de l’enseignement une expérience aussi enrichissante sur le plan humain que sur le plan scientifique.

Introduction

Qu’est-ce que j’apprends lorsque je fais apprendre quelque chose à quelqu’un ? A cette question, les conceptions essentialistes et purement transmissives du savoir et de l’enseignement ne peuvent rien dire. Si l’enseignant ne fait qu’amener des solutions aux élèves sur des problèmes qui ne les concernent pas, alors celui-ci ne peut rien apprendre de plus que ce qu’il ne sait déjà. Il s’éteint peu à peu dans une routine intellectuelle, en plus de devoir « gérer » une classe d’élève qui n’ont « aucune curiosité intellectuelle », donc « plutôt faible », donc « moins bon qu’avant », etc. Se demander si les élèves sont utiles à la progression intellectuelle de l’enseignant pose un défi à la réflexion pédagogique : celui d’expliciter le gain intellectuel de l’acte d’enseigner[2]. Nous souhaitons, par cet article, contribuer à cette démarche de pédagogie inverse.

Josef Albers au Black Mountain College en 1948Qu’est-ce que je gagne intellectuellement à enseigner ? Est-ce que j’acquière seulement un savoir-faire disciplinaire qui ne m’est utile que pour gérer une classe et me faire respecter de mes élèves ? Dans ce cas, enseigner est une activité qui apprend à… enseigner ? C’est-à-dire, à transmettre davantage, plus rapidement, plus efficacement ou encore plus largement un savoir à des élèves ? Mais cela me donne un savoir-faire qui n’est utile que dans l’enseignement et donc qui ne m’apprend rien en dehors de cette pratique. Faire cette réponse laisse dans l’ombre un impensé d’ordre épistémologique partagé par de nombreux enseignants : la connaissance de mon champ de savoir enseigné n’est pas corrélée à mon enseignement mais avec ma recherche. Nous distinguons recherche et enseignement comme deux activités distinctes où l’une est la relation directe d’un sujet avec un champ de savoir, et l’autre une relation entre un sujet enseignant et un autre sujet apprenant.

Dans la relation d’enseignement, le savoir est un contenu, un ensemble d’idées, de théorèmes, de définitions et de dates articulées entre elles, alors que dans la relation de recherche, le processus est dynamique et les idées sont des hypothèses en mouvement, les définitions des objets à construire, et les théories sans cesse appelées à s’aiguiser davantage. Cette division, entre recherche et enseignement, a des conséquences sur notre façon de travailler, et donc de se considérer socialement par rapport à celui-ci. Le fait qu’en France, les missions d’enseignement ne sont que faiblement valorisées pour la carrière des enseignant-chercheurs est un signe qui ne trompe pas. C’est ce dualisme que cherche à détruire John Dewey, au sein de sa réflexion épistémologique sur l’acte même de penser, mais également dans son œuvre pédagogique qu’est Démocratie et Education. L’objectif de notre article est de montrer que, si l’on définit la pédagogie inverse par son attention aux gains que tire l’enseignant de son travail, alors la réflexion éducative de Dewey peut être pour cette pédagogie un cadre de pensée approprié.

Nous présenterons dans un premier temps le processus de l’enquête qui forme le cœur de la pensée épistémologique de Dewey. Ce processus sera précisément ce qui rend possible l’idée de pédagogie inverse ici. De celui-ci, nous formulerons les exigences pédagogiques qui en découlent pour l’enseignement dans le but que l’enseignant puisse également s’enrichir intellectuellement durant son cours. Ces exigences formeront alors le cadre dans lequel nous pourrons penser les principes éthiques que cette démarche dessine. Ceux-ci, en répondant au problème de la pédagogie inverse, cherchent plus largement — et plus modestement — à proposer une nouvelle façon d’enseigner.

I. Ce qu’est l’enquête de Dewey

Risquons-nous à partir de loin pour comprendre toute l’ampleur du geste théorique de John Dewey au sein de la philosophie de l’éducation. Qu’est-ce que penser ? Pour notre auteur, penser est un geste partagé par tous les hommes et doit se penser comme une interaction d’un organisme avec son milieu. Penser peut se définir biologiquement par l’acte même prouvant la capacité de l’organisme à s’adapter à son milieu. Celui-ci pose à cet organisme un certain nombre de contraintes, de difficultés, qui créent des situations troubles et malsaines pour l’organisme qui se doit alors de les résoudre pour atteindre une situation plus calme, plus apaisante ; moins difficile[3]. Ainsi l’individu, en tant qu’organisme, pense pour résoudre les problèmes de son environnement, c’est-à-dire pour vivre. Séparer la vie théorique et la vie active n’a donc pas de sens pour le philosophe pragmatiste, la vie et la pensée se conditionnent et se définissent mutuellement. Les pensées qu’il développera ne sont en rien des contenus cognitifs gratuits ou poétiques : ils définissent tout simplement les conditions de possibilité de l’existence individuelle.

Ce premier pas permet déjà de faire comprendre que l’enseignant ne doit pas attendre de la philosophie que celle-ci désigne les problèmes importants au moyen d’un programme, d’un curriculum. Les problèmes sont le produit d’une interaction entre l’individu et son milieu, ils ne peuvent être imposés abstraitement et partialement par autrui. Ces problèmes sont toujours les problèmes d’un individu, donc l’élève ne peut « naturellement » s’intéresser pleinement qu’à ses problèmes. Nier ou oublier ce fait, c’est d’ores et déjà condamner la pédagogie à la construction de problèmes artificiels, mais nous reviendrons plus tard sur ce point. Au contraire d’une liste de contenu important à véhiculer, Dewey envisage donc un enseignement dynamique de la philosophie, et de tous les savoirs, servant à construire une façon de résoudre des problèmes, c’est-à-dire une certaine méthode. Cette méthode doit alors répondre à une double exigence :

1/ Remplir la prétention à être un « geste » universel, partagé par toutes les formes de réflexion. Car les problèmes rencontrés par l’individu sont de toutes sortes : aller acheter son pain, prévoir un itinéraire pour un rendez-vous, résoudre une équation, composer un tableau, conceptualiser un événement. La simplicité ou la complexité des problèmes dépendant du nombre d’éléments et de la diversité de ceux-ci, on considérera les disciplines comme des « classes » de problèmes présentant des ressemblances opérationnelles. Celles-ci incitent alors les hommes à chercher une méthode commune à tous les problèmes d’une discipline pour augmenter son efficacité dans leurs résolutions. En ce sens, elles incarnent les efforts accumulés, les luttes, les échecs et les succès de l’humanité dans sa quête du savoir. Son développement, sa croissance et son raffinement en art ou en science prouvent la spécificité et la haute valeur de l’intelligence humaine aux yeux du philosophe américain.

2/ C’est pourquoi le deuxième critère de l’enquête est d’être une méthode efficace, permettant de résoudre d’une façon adaptée le problème en question. Les critères de cette efficacité vont dépendre de la nature de l’interaction entre le sujet et son milieu. Nul doute que, si l’environnement est un immeuble en flamme, les critères de résolution d’un problème commun ne seront pas les mêmes que s’il ne l’est pas. Cette efficacité est ce qui a souvent fait associer la philosophie pragmatiste à un réalisme articulant trop étroitement la théorie à la pratique. Ce qui aurait pour conséquence de nier l’existence d’une vérité. Or, jamais John Dewey ne tombe dans un tel relativisme, et il se borne à soutenir strictement qu’aucun énoncé n’a de valeur en soi, c’est-à-dire en dehors de ses relations avec d’autres énoncés. Loin des discours actuels sur la « post-vérité », le pragmatisme nous enjoint à une démarche rigoureuse ; celle de ne rien accepter d’a priori et de ne jamais croire que tout se vaut[4].

Pour rendre compte de cette hypothèse, étudions de plus près le processus de l’enquête. Nous nous proposons de le déterminer en sept étapes pour rendre compte au plus près de son fonctionnement.

0/ Etat de repos.

Avant que l’enquête ne débute, on peut dire en un sens que tout va bien. Un état d’harmonie (ou d’absence d’interaction) préexiste à l’enquête. L’organisme est en équilibre avec son milieu naturel et le citoyen est satisfait de son milieu social.

1/ Origine de l’enquête : la situation indéterminée.

Dewey la décrit en ces termes :

La situation dans laquelle elle se présente est donc indéterminée quant à son issue. Si nous l’appelons confuse, nous entendons alors que son dénouement est imprévisible. On l’appelle obscure quand le cours de son mouvement peut avoir des conséquences ultimes que l’on ne peut voir clairement. On la dit contradictoire quand elle tend à provoquer des réactions discordantes[5].

La « confusion » est ici une dispersion, un trouble et un doute, notre environnement nous envoie un stimulus que nous n’identifions pas encore, mais que nous subissons. C’est à cette première étape que le malaise ou le mal-être nous apparaît. On dira que l’interaction entre l’organisme et son milieu devient « conflictuelle ». Il ne s’agit que du premier stade de l’enquête, mais ne perdons pas de vue que l’enquête peut souvent s’arrêter à ce stade si nous ne possédons pas une habitude à enquêter. Nous restons alors dans une position où nous subissons notre doute ou notre mal-être. Cette position tend à nous rendre passif, spectateur et impuissant à faire évoluer notre situation. Cette position, si elle décrit bien l’attitude de nombreux élèves en situation de difficulté, se réalise également en de nombreux comportements que Dewey à la suite de Lippmann sur la théorie du citoyen spectateur impuissant de sa situation a décrit :

Il existe une pathologie sociale qui s’oppose fortement à l’enquête effective sur les institutions et les conditions sociales. Elle se manifeste de mille manières : un ton plaintif, une dérive impuissante, le fait de profiter de toute occasion de divertissement tout en éprouvant une certaine honte, d’idéaliser ce qui est établi depuis longtemps, de se draper d’un optimisme facile, de glorifier haut et fort les choses « telles qu’elles sont », de tenter d’intimider tous ceux qui ne sont pas d’accord[6].

2/ L’institution du problème.

Cette deuxième étape est la réaction naturelle de l’organisme à la première étape. Ici, la conscience intervient et remplit sa tâche fonctionnelle.

Le premier résultat de la mise en œuvre de l’enquête est que la situation est déclarée problématique. Constater qu’une situation exige une enquête est le premier pas de l’enquête[7].

Le premier rôle logique de l’enquête est donc de définir le problème lui-même.

Examen soigneux (inspection, exploration, analyse) de toutes les considérations dont on dispose pour clarifier et définir le problème.[8]

Cette première étape peut être d’une grande difficulté car elle comporte deux risques majeurs :

a) Nous risquons dans un premier temps de nous tromper sur le problème et cette erreur va nous conduire à réfléchir sur de mauvaises hypothèses par la suite. Cela aurait alors pour conséquence de nous empêcher d’éliminer le doute du départ. Une mauvaise détermination du problème fausse tout le processus de l’enquête et la condamne à l’échec.

b) Le deuxième risque découle du premier. Nous risquons de poser un problème qui n’est pas un problème réel, mais de le construire à partir d’abstractions illusoires qui nous cachent la situation véritable. Nous insistons sur ce deuxième risque car Dewey fait de celui-ci le lieu de départ de nombreux dualismes moraux non pertinents pour l’enquête.

Aborder les problèmes humains par l’entremise d’un discours moral de blâme ou d’approbation, de bien et de mal, de vicieux ou de vertueux, est sans doute le plus grand obstacle au développement de méthodes pertinentes dans le domaine des phénomènes sociaux[9].

3/ Formulation des hypothèses de résolution du problème.

Une fois le problème déterminé notre esprit va tenter de le résoudre. Cette résolution ne se fait pas, dans un premier temps, par la recherche d’une solution unique, mais par la formulation de plusieurs hypothèses concurrentielles. Que sont ces hypothèses ? Dewey les définit ainsi :

Les idées sont des conséquences anticipées (des prévisions) de ce qui arrivera quand certaines opérations seront effectuées en tenant compte des conditions observées et sous leur direction[10].

Les hypothèses sont donc des possibilités pour résoudre des problèmes, c’est en ce sens que la science peut être dite « prédictive » car elle propose des anticipations des faits à partir des observations collectées dans la deuxième phase. Les hypothèses naissent d’une triple attention, aux données de la situation initiale, aux moyens à mettre en œuvre pour effectuer les opérations des hypothèses imaginées, et à leurs conséquences qui formeront la situation transformée. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’enquête en tant que pensée est une attention continue au passé, au présent et au futur. Les hypothèses sont des suggestions d’abord vagues puis elles s’affinent peu à peu par le travail de la quatrième étape.

4/ Le choix des hypothèses.

Cette étape est celle de la sélection après le temps de la formulation. Plus le nombre d’hypothèses imaginées sera grand, plus cette étape peut être complexe, laborieuse et longue. C’est pourquoi les enquêtes de moindre effort diminuent le nombre d’hypothèses imaginées pour accélérer la réalisation de la quatrième étape. Cela explique le fait que les étapes trois et quatre peuvent être confondues si une seule hypothèse de résolution du problème émerge dans une enquête dite « de sens commun ».

Sur quels critères choisir l’hypothèse parmi celles conçues ? Sur quelles valeurs ? Ici se pose la question de l’adéquation de l’hypothèse au problème à résoudre. Cette question peut se formuler en termes de « moyens » et de « fins », de « faits » et de « valeurs » ou encore de la maximisation de l’adaptation possible du sujet à son milieu. Un critère semble possible ici : la capacité des hypothèses à organiser le plus grand nombre de faits entre eux peut guider la sélection des hypothèses entre elles. Le choix du nombre de faits que l’on va sélectionner dans l’enquête est donc fonctionnel. D’un côté on considère seulement les faits qui vont nous servir pour notre opération et d’un autre côté l’hypothèse sélectionnée sera celle qui prendra en considération le plus grand nombre de faits. Ces faits peuvent être passés ou à venir, ce qui étend ce critère de « cohérence » des faits dans une logique temporellement étendue.

Elaboration en conséquence d’une hypothèse provisoire qui le rend plus précis et plus cohérent, parce qu’étant en accord avec le plus grand nombre de faits[11].

Un autre critère peut être celui de la fertilité[12] de l’hypothèse, c’est-à-dire sa capacité à éclairer de nouveaux éléments de la situation et en ne la limitant pas à une seule solution possible. Dewey, dans sa conception de la logique instrumentale ne semble pas distinguer ces deux critères. Pour lui, cohérence et fertilité sont liées par principe (pour la suite de notre analyse, nous respecterons ce postulat).

Les hypothèses sont opérationnelles en ce qu’elles provoquent et dirigent les opérations ultérieures de l’observation ; ce sont des propositions et des plans pour agir sur des conditions existantes de façon à amener de nouveaux faits à la lumière et organiser tous les faits choisis en un tout cohérent[13].

5/ Test de l’hypothèse sélectionnée.

Il s’agit de l’étape à proprement parler de l’expérimentation. Elle est également celle qui va distinguer nettement une expérimentation voulue où l’individu est actif dans sa relation au monde (empirisme expérimental) d’une simple expérience subie où l’individu est passif dans sa relation au monde (empirisme britannique du XVIIIème siècle).

La force opératrice des idées (hypothèses) et des faits est donc pratiquement reconnue dans la mesure où ils sont liés à l’expérimentation. Les dire « opérationnels » c’est donc reconnaître théoriquement ce qui est impliqué quand l’enquête remplit les conditions imposées par la nécessité de l’expérimentation[14].

La valeur de l’hypothèse lors du test va dépendre de sa capacité à être expérimentée. On rejettera alors les hypothèses ne pouvant être expérimentées car trop abstraites ou trop générales par leur contenu. Cela nous permet aussi de concevoir cette cinquième étape comme un moment de « retour au réel » où l’on soumet ses idées abstraites à la réalité concrète. Il s’agit donc bien dans le processus de l’enquête d’une épreuve face au principe de réalité.

S’appuyer sur l’hypothèse projetée comme plan d’action appliqué à l’état des choses existant : faire quelque chose d’effectif pour produire le résultat anticipé et, partant, mettre l’hypothèse à l’épreuve[15].

6/ Résultat de l’expérimentation du test.

Il s’agit de la deuxième étape de l’expérimentation à proprement parler. Elle se traduit par une ouverture sur deux possibilités. Soit l’hypothèse testée n’a pas permis de résoudre le problème et dans ce cas il faut recommencer l’enquête à partir de la troisième étape tout en sachant que chaque hypothèse testée permet d’éclairer d’une nouvelle façon le problème et permet de concevoir de nouvelles hypothèses. Soit l’hypothèse expérimentée résout pleinement le problème car les résultats espérés sont obtenus. Dans ce cas, on arrive à la dernière étape.

7/ Retour au calme et à l’harmonie, le doute est dissous par la résolution du problème.

On dira alors que l’enquête est finie et qu’elle a été concluante. On peut également noter ici que Pierce inclut une dernière étape de vérification, pour s’assurer de la réussite de l’hypothèse testée[16]. L’enquêteur doit procéder à une contre-épreuve servant de preuve falsifiante. Ce dernier point permet de répondre au critère faillibiliste proposé également par Popper[17]. L’enquête devient donc également une entreprise auto-correctrice susceptible de mettre en péril n’importe laquelle de ses hypothèses par l’application à l’expérimentation.

Cette démarche de l’enquête ne doit pas être comprise comme un itinéraire linéaire mais davantage comme un « circuit » où la vitesse de circularité est gage d’une adaptation réussie. Ainsi, il convient de noter que la connaissance est donc le produit final de l’enquête, c’est-à-dire le gain intellectuel de la résolution du problème. En ce sens, toutes les sciences expérimentales peuvent partager cette méthode de l’enquête. Celle-ci n’est pas spécifique à la philosophie mais à toutes les activités ayant pour prétention de penser leur objet.

II. Les exigences pédagogiques de l’enquête

Penser l’enseignement par l’enquête résulte pour nous d’un choix. Il s’agit d’opposer cet enseignement à un autre, centré sur la transmission d’un contenu cognitif. Ce dualisme qui oppose la transmission d’une méthode à celle d’un contenu (une Idée, un savoir, une information, etc.) traverse la philosophie depuis longtemps. Or l’éducation est peut-être le lieu où ce dualisme apparait le plus nettement, car « l’éducation est le laboratoire où les distinctions philosophiques prennent corps et sont mises à l’épreuve »[18]. C’est pour cela que, pour Dewey, la philosophie trouve sa réalisation la plus aboutie dans la pédagogie[19], elle devient alors une enquête sur la façon de mener des enquêtes et de les faire mener aux autres. John Dewey valide ainsi une continuité forte entre son œuvre philosophique, pédagogique et éthique. La philosophie permet une pédagogie, celle-ci nécessite une éthique particulière, qui à son tour motive l’activité philosophique.

Ainsi, pour apporter une connaissance aux élèves, quelles sont les conditions que l’enseignant doit observer en adéquation avec cette philosophie ? On peut en isoler quatre assez aisément.

1/ Il faut partir de la situation de l’élève, c’est-à-dire que l’on se doit de comprendre quelles relations ce sujet entretient avec son environnement physique, culturel, social et politique et partir de ces relations pour lancer l’enquête. Il ne peut donc y avoir un programme a priori (affiché ou caché) car toute connaissance sera relative à la situation du sujet. Bien entendu, cette première condition, extrêmement exigeante, doit se négocier à partir de ce que l’élève nous dit de son milieu, des informations que nous possédons légalement sur lui et de nos compétences professionnelles à saisir et traiter ces informations. Les enseignants ne sont pas des psychologues et ne doivent pas chercher à l’être car la prise en compte de l’environnement de l’élève n’implique pas forcément un soin de la part de l’enseignant. Néanmoins une attention au milieu de l’élève ne doit pas non plus être exclue a priori de la réflexion pédagogique.

2/ Ne pas proposer des solutions aux élèves mais les aider dans leur recherche des problèmes. Nous nous opposons peut-être ici à un réflexe parfois observé au sein de la profession, mais le pragmatisme nous enjoint à penser qu’une connaissance que l’élève aurait apprise par cœur sans avoir besoin de la rechercher est, au pire une information inutile encombrant sa mémoire, au mieux une information condamnée à être oubliée rapidement par l’élève. C’est la démarche de l’enquête et le problème que celle-ci résout qui donnent de la valeur à une connaissance. Ex nihilo, une connaissance n’a en soi aucune valeur, c’est la recherche active qui valorisera la solution découverte, et non simplement apprise.

3/ Il convient de mener la recherche en commun et non pas individuellement, car il faut avoir plusieurs hypothèses pour mener une enquête et la richesse de l’enquête dépend en partie de la diversité des hypothèses proposées. Le pragmatisme ne prône pas un enseignement individuel. Au contraire, la présence d’alter ego soutient le sujet dans son apprentissage de l’enquête. L’enseignement a pour tâche de montrer aux élèves qu’ils sont leurs meilleurs soutiens. La coopération peut être considérée comme une compétence maîtresse à acquérir pour l’élève durant le temps de sa formation scolaire. Nous la formulons ici comme une condition pédagogique car toute personne ayant déjà enseigné sait que celle-ci est loin d’être une évidence pour les élèves. Ils peuvent même la voir comme une pratique honteuse, illégitime et mesquine (alors qu’elle est dans le milieu de la recherche considérée comme une preuve de sérieux, de compétence et d’inventivité).

4/ Diriger les élèves vers l’expérimentation des connaissances : ce n’est qu’ainsi qu’un esprit critique peut être forgé. Celui-ci est à la fois une capacité de se servir personnellement de sa raison et, nécessairement, une capacité à la dissidence comme refus d’une autorité non-scientifique, car l’enquête nécessite de n’accepter aucune hypothèse a priori. La dissidence de l’élève à toute autorité irrationnelle est donc une habitude à développer dans le processus éducatif. Cette quatrième condition pédagogique n’est pas la moins risquée de toute pour l’enseignant, c’est évident. Mais sa nécessité se fonde à la fois dans une attitude scientifique rationnelle (qui ne se limite pas aux matières scientifiques et que Dewey nous encourage à adopter au sein d’autres disciplines), et à la fois dans une attitude laïque (et républicaine) où rien ne peut et ne doit prévaloir ou être sacralisé en dehors de l’activité rationnelle de l’esprit humain.

Nous laissons désormais de côté la question du gain de cette méthode pour l’élève pour nous concentrer sur celle du gain intellectuel de cette méthode pour l’enseignant. Le pragmatisme en tant que pédagogie éthique permet-elle véritablement une pédagogie inverse ? Cette question ne peut trouver une réponse positive que si véritablement le dualisme entre la recherche et l’enseignement devient caduque par le respect des conditions définies. L’énoncé des conditions de l’enseignement pragmatiste nous y incite, nous allons voir pourquoi. En effet, si nous prenons cet énoncé au sérieux alors deux conséquences notables sont à remarquer pour notre interrogation :

a) Par la méthode de l’enquête, que ce soit lors d’une application générale de celle-ci ou bien à chacune des étapes de celle-ci, l’enseignant peut découvrir de nouvelles hypothèses énoncées par les élèves, mais également tester de nouveau les hypothèses déjà connues. L’expérimentation de ces hypothèses apportera une nouvelle connaissance à l’enseignant. Le produit de l’enquête comme résultat du processus éducatif sera également le gain de la recherche parcourue avec eux. De plus, le choix des hypothèses fait par les élèves oblige l’enseignant à reconsidérer celles que sa réflexion avait théoriquement éliminé. Par exemple, dans le programme de philosophie, traditionnellement, c’est l’enseignant qui va indiquer quelles sont les notions à aborder, dans quel ordre et selon quelles relations. Or si on laisse une place aux élèves dans ce choix, on peut par exemple se rendre compte que pour eux c’est « l’amour » qui va primer sur l’étude du « désir ». Ou que lorsque la question de la démocratie est abordée, les notions convoquées par les élèves sont d’abord celle de « la morale » et du « droit » plutôt que celle de « Etat » ou des « devoirs ». Ou bien encore que l’hypothèse freudienne d’un inconscient leur parait très crédible, mais pas du tout celle d’une conscience collective durkheimienne. C’est-à-dire que ces convictions, parfois élémentaires, de chercheurs peuvent être interrogées par les élèves et que l’enseignant doit alors les reformuler — et rendre accessibles ! — pour les rendre de nouveau « crédible ». Parfois même, ces premières étapes de l’enquête parcourues collectivement permettent à l’enseignant de mettre à jour dans sa propre réflexion des présupposés insoupçonnés dont la critique peut être fertile épistémologiquement.

b) Une autre conséquence réside dans le choix des problèmes : ceux-ci ne peuvent plus venir ex nihilo de l’enseignant et de son bagage théorique propre, mais des élèves eux-mêmes. Ainsi, les élèves changeant chaque année, ou bien évoluant même au sein de l’année scolaire  (en partie par les réflexions qu’ils mènent pour leur orientation post-bac par exemple), les problèmes se distinguent de ceux que connait l’enseignant. Par exemple si pour l’enseignant la séparation entre la science et la religion ne fait pas problème, elle peut l’être pour les élèves. Idem pour les théories du complot, la croyance en l’existence d’un destin ou encore les questions de laïcité. Même si les objets problématiques peuvent revenir, l’angle de questionnement sera nécessairement autre et demandera à l’enseignant une attention nouvelle. Cette deuxième conséquence exprime la nécessité de l’actualité dans la résolution des problèmes à résoudre. Cette actualité est celle de nos élèves, dont l’urgence est parfois socialement manifeste. Par exemple, au lendemain des attentats de Charlie Hebdo, il a bien fallu, le jeudi, sans préparation, faire preuve de pédagogie pour accueillir la somme impressionnante de problèmes que posaient ces événements aux élèves dont nous avions alors la charge. Cette urgence est également un critère exigeant pour nous, car elle nous oblige à savoir prendre de la distance avec l’actualité, c’est-à-dire à savoir intégrer les problèmes proposés par notre temps à la somme des problèmes déjà rencontrés dans le passé. Cette « contextualisation » puis cette « dé-contextualisation » demandent une gymnastique mentale qui met à rude épreuve nos connaissances disciplinaires pour les adapter sans les annihiler complètement dans le flux des événements. Ce jour-là, par exemple, l’objectif n’a pas été de donner des réponses toutes prêtes au « pourquoi des attentats », mais de leur fournir des outils de lecture des images et des discours, ou encore de proposer de nouvelles hypothèses dépassant la stupeur émotionnelle. J’ai personnellement été frappé par l’écoute des élèves à ce moment et dans leur envie d’acquérir des outils d’analyse plus fins et plus précis que ceux qu’utilisent les médias pour couvrir ce genre d’événement.

Ainsi, par ces deux conséquences, si la pédagogie est le nom de l’effort de clarification du processus de l’enquête, alors en enseignant nous apprenons sans cesse à parcourir le circuit de l’enquête. Nous parlerons ici de « circuit » de l’enquête pour échapper à une conception trop linéaire de celle-ci qui ferait croire à l’arrêt ou à la fin du processus. Au contraire, la résolution d’un problème n’amène pas un retour à la situation originelle mais un nouvel état de stabilité qui sera à son tour mis en mouvement par un nouveau problème. Ainsi l’enquête, comme la pensée ou le désir, ne trouve jamais sa fin, mais peut se « performer » par la pratique. L’enseignant, comme l’élève, tant qu’il procède par enquête, ne pourra jamais se reposer complètement sur ses lauriers. C’est pourquoi Dewey nous dit que l’éducation ne trouve jamais sa fin en dehors d’elle-même, le reste ne peut être que des objectifs que l’individu se fixe socialement. On ne peut donner de but à l’éducation, elle est une croissance continue pour elle-même. Comme la finalité de la vie est la vie elle-même[20]. On ne peut fixer que des objectifs (biologiques, psychologiques ou encore sociaux[21]) comme autant d’étape d’un chemin sans fin.

En maniant le doute sans cesse, nous aiguisons nos croyances en éliminant les doutes aveugles, les certitudes paralysantes ou encore les problèmes stupides. Le doute ne doit donc pas chercher à être détruit à tout prix mais à être scruté et affiné pour devenir fertile en problématisation. Celui-ci, naissant toujours d’une croyance insuffisante, permet de la questionner et de la faire évoluer. De plus, et c’est là peut-être le gain le plus radical de cette méthode, si l’enquête gagne en complexité (et donc en futur gain intellectuel) avec le nombre d’hypothèses étudiées et expérimentées, alors l’hétérogénéité des situations sociales des élèves provoque une grande diversité des hypothèses qui seront alors un gain pour l’enquête. Par exemple, lorsque le professeur aborde la question du « travail » et de son rôle dans la formation de l’homme. La réflexion du cours peut s’enrichir considérablement par le partage des expériences de travail des élèves. Si un élève le voit comme un moyen de gagner pour lui seul, pour un autre c’est un effort que l’on fait pour sa famille avant tout, pour un autre encore c’est un objectif de réalisation intime ou bien un simple job d’été, etc. Interroger cette diversité d’expérience permet de complexifier les hypothèses que proposent les auteurs classiques sur cette question. Par exemple, la théorie de l’exploitation et de la plus-value de Marx gagne à être interrogée à la lumière des expériences des élèves pour déterminer la valeur de cette théorie comme hypothèse actuelle. Mais ce gain qui est celui propre à la diversité n’est pas non plus sans risque: celui d’oublier qu’enseigner, c’est permettre à autrui de poursuivre une enquête. L’enseignant n’est pas alors menacé par l’essoufflement de ne plus rien découvrir car il ne transmet plus des certitudes ou des doctrines philosophiques qui lui sont propres. Mais il est davantage menacé par l’envie d’aller trop vite dans le circuit de l’enquête, de ne plus laisser de place au doute et de vouloir « donner » sa réponse, sans chercher à écouter l’élève.

3. Les conséquences éthiques de cette pédagogie

Les conséquences éthiques de cette pédagogie peuvent se concentrer en cinq principes permettant de guider les orientations générales qu’une telle démarche pourrait adopter. Chacun de ces principes trouve à la fois leur point d’origine dans la pensée des premiers penseurs pragmatistes[22] et ont une application politique et pédagogique immédiate. Néanmoins, leur portée théorique dépasse largement le seul domaine de la pédagogie. C’est pourquoi ces principes peuvent se penser comme des axiomes cardinaux de tout le projet philosophique du pragmatisme résonnant dans tous les domaines de la pensée. Ces cinq principes sont : l’expérimentalisme, l’humanisme, le primat de la méthode, l’épistémologie démocratique et le contextualisme pluraliste.

a) L’expérimentalisme

La philosophie du pragmatisme revendique l’acquisition d’un esprit critique comme la première nécessité pédagogique. En effet toute théorie ou principe scientifique conserve un statut hypothétique, c’est-à-dire que sa validité est toujours soumise au fait que sa réfutation reste possible dans le futur. Ce faillibilisme, proche de la pensée de Bachelard[23], ne peut considérer aucune connaissance absolue ou considérée vraie de tout temps. La validité d’une connaissance va dépendre épistémiquement de son expérimentation. C’est-à-dire qu’une validité ne sera accordée à une connaissance que si elle permet une expérience qui rend possible à son tour d’autres connaissances ou, plus simplement, la réussite de l’expérience elle-même. Par exemple, la validité d’une équation mathématique dépendra du fait que le travail des opérations sur celle-ci se déroule sans contradiction ou non ou si celle-ci permet de résoudre un problème mathématique par sa présence au sein des postulats. Toute connaissance n’est qu’un outil fabriqué pour résoudre les problèmes spécifiques que l’homme rencontre dans l’accomplissement de sa vie. Cela rend incontournable une pédagogie de l’apprentissage par erreur. L’enseignant doit développer chez l’élève la capacité d’apprendre de ses erreurs, de s’améliorer, d’ajuster ses connaissances aux variations de la situation. En un mot, de développer une intelligence de situation où rien ne peut être considéré comme vrai avant son expérimentation.

Il s’agit donc de refuser un enseignement doctrinal ou de considérer la pensée de tel auteur comme vraie par rapport à celle de tel autre. L’expérimentation rend indispensable une révision constante des croyances de l’individu. La formation d’un esprit critique est, une fois encore, primordiale, c’est-à-dire que le développement chez l’élève du réflexe intellectuel de ne rien prendre pour vrai avant de l’avoir expérimenté (même si cela se réduit à une confrontation théorique avec d’autres sources) est un des objectifs de notre pratique d’enseignant. Ainsi la conception d’une culture comme somme des hypothèses expérimentées par une société au fil des siècles sera en perpétuelle progression, sans pouvoir jamais être figée dans une forme finie et achevée. En effet, malgré l’accumulation des hypothèses, l’intérêt que nous leur portons variera suivant les évolutions de la situation dans laquelle notre société se trouve.

b) L’humanisme

L’humanisme est un point important de la pédagogie pragmatiste. Il s’exprime à travers un usage rationnel et raisonné des concepts de foi et d’espoir. Ces deux concepts vont de pair, car la foi exprimée ici est une foi en l’individu et en sa capacité à résoudre les problèmes qu’il rencontre. Et l’espoir n’est en rien un optimisme naïf ni un trait de caractère propre à Dewey particulièrement. Au contraire l’espoir est une notion solidaire du méliorisme moral de notre auteur. L’espoir est une habitude[24] qui manifeste et rend compte du désir de s’améliorer de l’individu. Cette amélioration est une adaptation pour atteindre une harmonie avec son milieu encore plus fine, plus complète. En effet, il ne faut pas oublier que l’adaptation n’est pas uniquement un mécanisme de réaction où l’intelligence cherche, après coup, des moyens d’adapter l’individu à son milieu, mais au contraire une anticipation des problèmes naissant de la dysharmonie. L’espoir implique une action où l’on favorise la tendance de l’homme à progresser vers une situation encore davantage désirable. Avec l’espoir, l’intelligence anticipe les désaccords possibles. Cette anticipation qui prouve le caractère imaginatif et logique de l’individu peut se réaliser si une habitude d’usage de l’espoir est acquise dans les raisonnements de l’individu. Dewey exprime cette pratique intellectuelle de l’espoir comme désir d’amélioration :

L’idée qu’il y a au moins une base suffisante de bonté dans la vie et que dans ces conditions, à travers la pensée et les efforts honnêtes, on peut constamment améliorer les choses[25].

Toutefois cet espoir à développer chez les individus ne doit pas se confondre avec un conformisme naïf[26]. Il ne s’agit pas de croire que tout est bien ou que tout ira bien dans le meilleur des mondes. L’espoir en tant que disposition comportementale incite l’individu à ne pas se satisfaire la situation actuelle pour viser une situation meilleure. En ce sens un espoir éduqué peut devenir une force subversive contre tous les obstacles qui peuvent interdire à l’individu de voir au-delà de son quotidien. C’est au nom de l’espoir d’un changement meilleur que l’on peut s’opposer au « C’est comme ça » de l’autorité traditionnelle. Dewey enjoint tous les enseignants à développer des pratiques qui montrent à leurs élèves que le possible et la résistance à la fatalité sont toujours à recréer. La reconstruction de la démocratie, d’un point de vue pédagogique, ne peut faire l’économie d’une reconstruction des futurs citoyens que sont les élèves. Un pédagogue pragmatiste, Patrick Shade, développe ce point :

L’espoir signifie le développement du pouvoir sur soi-même[27].

Les élèves doivent croire en eux et en l’avenir pour oser résister aux problèmes actuels et oser rêver d’un avenir meilleur. L’espoir est une habitude, au même titre que la critique active, qui doit rendre l’individu anticipateur et mobilisé plutôt qu’en attente d’un salut ou d’une thérapie perpétuelle. Cet usage rend possible l’éventualité de changement radical dans un monde incertain. Elle montre aussi que dans ce monde en mouvement la démocratie n’est pas, elle non plus, figée à jamais mais mobile et capable de changement. L’éducation a donc pour rôle de montrer que des changements sont possibles par les efforts des futurs citoyens. On pourra par exemple en cours de terminale présenter les notions de philosophie politique comme des hypothèses en mouvement sans pour autant conclure que la démocratie, la République, ou bien l’Etat soient les meilleures solutions pour la fin des temps. Laisser dans son cours une place pour l’espoir de changements politiques nous semble important pour légitimer une future inventivité politique de nos élèves.

c) Le primat de la méthode

John Dewey, à la suite de William James et Pierce[28], consacre le premier chapitre de Expérience et nature[29] à ce principe tant celui-ci sera important pour la construction de sa théorie de l’éducation. L’enseignement pragmatiste se présente comme une méthode pour clarifier les idées, pour construire le sens des concepts, pour résoudre des problèmes ou encore pour critiquer des préjugés. Il ne s’agit pas de délivrer un noyau théorique précis ou un contenu de connaissance mais de proposer une démarche intellectuelle : l’enquête.

Nous avons déjà insisté sur le caractère universel de ce geste de pensée qu’est l’enquête et du fait que l’employons déjà naturellement tous, même de façon sommaire. Le but de l’enseignant ici est de clarifier ce processus aux yeux des élèves pour que ceux-ci apprennent à le maitriser avec une plus grande rigueur. Distinguer les étapes de celui-ci, en comprendre les corrélations entre ses différents moments, apprécier sa circularité et l’appliquer rigoureusement sans se précipiter ou sans renoncer sont un ensemble de compétences qui seront le véritable gain de l’enseignement.

Cette méthode peut également s’appliquer dans de nombreux autres domaines que l’enseignement de la philosophie. Dans l’enseignement des mathématiques, de la biologie ou encore de la littérature, la méthode de l’enquête peut s’appliquer et permettre l’apprentissage d’un contenu de connaissance. Ce primat de la méthode peut alors être un atout éthique fort en montrant à l’élève une autre conception de l’intelligence. Celle-ci ne sera plus une capacité innée, propre à certains élèves, s’épanouissant dans une seule discipline mais une attention relative à certains problèmes et une façon efficace de les résoudre. L’enseignant ne sera plus en position de domination vis-à-vis de l’élève et pourra justifier son autorité sur l’élève par une meilleure maitrise du processus de l’enquête qu’il a à cœur de transmettre[30]. De plus, cette transmission de la maitrise de l’enquête à l’élève sera un gain pour l’enseignant qui devra développer une perception extrêmement précise de celle-ci pour lui-même avant de la transmettre.

d) L’épistémologie démocratique

Dans une tradition qui est propre à John Dewey, James Bohman, Jane Addams et beaucoup d’autres[31] la démocratie est une forme d’organisation humaine permettant la résolution en commun des problèmes collectifs. Cette forme s’exprime évidemment en politique mais son exigence d’un processus réflexif de délibération collective peut jouer un rôle essentiel dans la pédagogie. Former cette valeur, cette croyance que nous résolvons mieux nos problèmes ensemble que isolément, est peut-être le principe éthique le plus difficile à appliquer de nos jours dans le système d’enseignement secondaire français. En effet, les applications pédagogiques de ce principe éthique sont immenses tant a été forte la valorisation de la performance individuelle et la dévalorisation de l’intelligence collective. Notamment les pédagogies du mérite faisant appel depuis les stoïciens à la volonté libre de l’individu qui nait dans son for intérieur[32] pour mettre en avant le mérite individuel dans l’acquisition des connaissances.

Si dans une démarche épistémologique et politique, ce principe signifie que : « la détermination du vrai et du juste ne revient ni au philosophe ni à l’expert, mais à l’ensemble de tous ceux qui appartiennent à la communauté de référence : les chercheurs en science, les citoyens en politique »[33].

Cela signifie qu’en classe une connaissance ne sera pas déclarée valide sans que l’ensemble des enquêteurs (enseignants et élèves confondus) la déclarent comme tel. La rigueur de ce principe sera surement là où l’enseignant devra le plus évoluer. En effet, accepter la démarche démocratique c’est se confronter à un pluralisme épistémique et de valeur qui peut par moment mettre à mal notre amour propre ou notre patience. Cette mise en commun fait donc de la pluralité un gain et non plus un défaut. Comment concrètement l’appliquer en classe ? Favoriser les travaux de groupes, généraliser le travail par petites sections de travail, organiser des curricula par projet en équipe… les pistes sont multiples et dépendent de la situation éducative de chacun. Mais l’idée reste la même, les élèves sont utiles à la formation de l’enseignant car ils peuvent former une « communauté d’enquêteurs »[34] si on se donne la peine de les faire penser.

e) Le contextualisme pluraliste

Ce cinquième principe trouve expressément son inspiration dans la théorie d’un autrui généralisé de Mead[35]. Nous ne considérons ni un individu isolé dans sa quête de savoir ou dans son action politique, ni non plus un ensemble solidaire de citoyens compris dans un grand tout holiste, se définissant par lui-même, sans l’aide de ses parties. Mais c’est la relation entre les individus qui se trouve au cœur des travaux pragmatistes et c’est à partir de là que ces penseurs recherchent les meilleures conditions d’interaction entre des individus, relativement à la résolution de leurs problèmes scientifiques, éthiques ou encore politiques. Ce faisant, ils insistent sur le fait que le pluralisme est une ressource très importante pour enrichir nos perspectives sur les problèmes sociaux et pédagogiques. L’intégration du plus grand nombre de ces perspectives donne une richesse aux enquêtes qui permet de les évaluer et d’éliminer les points de vues butés ou autocentrés à faible valeur épistémique. En ce sens là, encore une fois, on ne peut guère associer le pragmatisme à un relativisme car dire que toutes les hypothèses se valent en amont de l’enquête ne signifie pas qu’elles se valent en aval de celle-ci. En effet, l’enquête est un moyen de discriminer les hypothèses entre elles et donc d’établir leur valeur en fonction du problème proposé. Cet appel au pluralisme explique la nécessité de partir des problèmes et des hypothèses des élèves pour mener à bien son cours.

« Partir des problèmes des élèves » : cela ne signifie que l’enseignant doit se limiter aux intérêts de l’enfant mais que les points de départ de l’enquête seront ces intérêts là, pour ensuite, se transformer au fur et à mesure de la progression de l’enquête. John Dewey s’oppose aux pédagogies qui mettent l’accent sur un programme dont l’enseignement serait fait de façon atomisée, leçons après leçons, discipline après discipline. Mais il s’oppose également aux pédagogies paidocentristes[36] qui ne prennent en compte que les intérêts de l’enfant et qui ne les imaginent pas évoluer au cours de l’apprentissage[37].

Contexte et pluralisme sont donc à la fois des conditions de possibilité et des critères sévères d’une enquête pertinente. Ils nous enjoignent à une méfiance scientifique envers les pédagogies qui amèneraient des solutions « clés-en-mains », directement applicables et considérées valable sur des échelles trop importantes. Cette remarque, loin d’être anodine, a obligé les penseurs pragmatistes à ne jamais prôner des réformes nationales toute prêtes, mais davantage à travailler, au cas par cas, école par école, les évolutions conformes à leur pensée.

Conclusion

Au bout de notre cheminement intellectuel, nous retrouvons une exhortation faite par John Dewey en 1903 au moment où il réfléchissait l’application de sa philosophie au sein de son école expérimentale de l’Université de Chicago :

Ce dont la pédagogie a besoin, c’est d’une théorie qui nous permette d’interpréter, d’évaluer les manifestations de l’activité mentale de l’enfant à la lumière de l’évolution vitale plus vaste dont elle fait partie[38].

Partir de cette conception évolutionniste et vitaliste de l’activité mentale a été nécessaire pour retrouver un sens à l’éducation, tant les réalités matérielles et institutionnelles de celle-ci nous ont fait perdre de vue sa dimension humaine. Penser n’a jamais été qu’un acte de recherche ou bien qu’un acte d’apprentissage. Au contraire, réfléchir a toujours été la combinaison de ces deux parties de l’enquête. A la lecture de cet article, on peut trouver le point de vue de Dewey idéaliste. Nul doute qu’au vu des ruptures que notre société maintient entre enseignement et recherche, savoir et compétence, éducation traditionnelle et éducation libérale, aptitude intellectuelle et manuelle, la pédagogie pragmatiste semble des plus ambitieuses. Mais, c’est au sein de celle-ci qu’il nous semble que la pédagogie inverse peut s’épanouir et redonner du sens au métier d’enseignant en le rendant de nouveau captivant humainement et intellectuellement.

Enfin, ces idées font leur chemin parmi les autres pédagogues et déjà on en trouve chez Durkheim un écho en 1895 :

Or quel meilleur instrument d’éducation intellectuelle que ces méthodes qui sont comme de l’intelligence humaine cristallisée et fortement concentrée ? L’objet de la culture scientifique est non d’entasser dans les mémoires un certain nombre de connaissances, mais de fixer dans l’entendement des notions qui puissent servir ensuite de règles à la pensée[39].

C’est à cette diffusion que cet article veut, in fine, modestement contribuer.

 


[2] Nous nous placerons dans le cas d’un enseignement de philosophie, car c’est celui que nous connaissons le mieux et sa plasticité est ce qui le rend le plus à même de servir d’exemple pour toutes les autres disciplines de l’enseignement secondaire.

[3] « L’enquête est la transformation contrôlée ou dirigée d’une situation indéterminée en une situation qui est si déterminée en ses distinctions et relations constitutives qu’elle convertit les éléments de la situation originelle en un tout unifié. »

John Dewey, chapitre 6 « le schème de l’enquête », Logic : the theory of inquiry, The Later Works, Volume 12: 1938, The Collected Works of John Dewey, p. 105.

[4] On notera à cette occasion que Jorge Luis Borges dans les nouvelles de Fictions cite souvent William James pour faire l’éloge de l’infinité des possibles qu’ouvre sa pensée de l’enquête et, donc, de son gain pour la littérature et la psychologie.

Blanco Mercedes, « Borges et l’aversion pour la psychanalyse », Savoirs et clinique, 1/2005 (no6), p. 101-112.

[5] John Dewey, chapitre 6 « Le schème de l’enquête », Logic : the theory of inquiry, op. cit. p. 107.

[6] John Dewey, chapitre 5 « La recherche de la grande communauté », Le public et ses problèmes, Trad. de l’anglais (États-Unis) par Joëlle Zask, Paris, Ed. Gallimard, Folio essais, 2010. Trad. de The Public and its Problems, 1915. p. 268.

[7] John Dewey, chapitre 6 « le schème de l’enquête », Logic : the theory of inquiry op. cit., p. 108.

[8] John Dewey, chapitre 11 « Experience and Thinking »,  Démocratie et éducation, suivi de Expérience et Education, introduit par Denis Meuret et Joëlle Zask, Paris, Ed. Armand Colin, 2011. Traduction de Democracy and Education. An Introduction to the Philosophy of Education, 1916, et Experience and Education, 1968, p. 234.

[9] John Dewey, chapitre 24 « Social Inquiry « , Logic : the theory of inquiry, op. cit. p. 489.

[10] John Dewey, chapitre 6 « le schème de l’enquête », Logic : the theory of inquiry,op. cit.  p. 110.

[11] John Dewey, chapitre 11 « Experience and Thinking »,  Démocratie et éducation, op. cit. p. 234.

[12] Ce concept de fertilité épistémique trouve un écho dans celui de « transférabilité » des informations d’un champs de savoir à un autre » que développe aux Etats-Unis un courant de pédagogue critiquant le risque de dérive formaliste d’une épistémologie purement instrumentale. Sur ce point, voir :

Mc Peck, Teaching, Critical Thinking Dialogue and Dialectic, Routledge, 1990, trad. N. Baillargeon, p. 13-18.

[13] John Dewey, chapitre 6 « le schème de l’enquête », Logic : the theory of inquiry, op. cit. p. 113.

[14] Ibidem . p. 114.

[15] John Dewey, chapitre 11 « Experience and Thinking »,  Démocratie et éducation. op. cit. p. 236.

[16] Charles Sanders Pierce, « Search of a method » Selected Writings, Values in a Universe of Chance, New York, Dover Publications, 1958, p. 302.

[17] Karl Popper, La Logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973.

[18] John Dewey, Démocratie et éducation. op. cit. p. 389.

[19] John Dewey, «Philosophy of education». In: Middle works of John Dewey. Carbondale, Southern Illinois University Press, 1979. Vol. 7, p. 298, 306-307.

[20] Cette conception évolutionniste de la vie chez Dewey est proche bien que différente de celle de Bergson et James. Elle imprègne sans cesse la pensée de l’éducation, notamment dans la question de sa finalité.

John Dewey, Démocratie et éducation. op. cit. p.286.

[21] Ibid. premier chapitre.

[22] Par « premiers penseurs pragmatistes », nous nous référons aux « pères fondateurs » du pragmatisme, à savoir Charles S. Pierce, William James, John Dewey et Georg. H. Mead. Ce consensus parmi les chercheurs français est exprimé par Jean-Pierre Cometti dans un récent ouvrage.

Jean-Pierre Cometti, Qu’est-ce que le pragmatisme ?, Gallimard, paris, 2010.

[23] Michel Fabre, « Problème et rationalités chez Gaston Bachelard », Philosophie et pédagogie du problème, Ed. Vrin, Collecion Philosophie de l’éducation, Paris, 2013, p. 73- 129.

[24] Le terme d’habitude désigne chez James et Dewey un comportement réfléchi, dirigé vers une fin et intériorisé par l’individu pour résoudre un problème. Avec la répétition de ce comportement et le succès qui suit ce comportement, l’individu a tendance à l’intégrer psychologiquement pour le réaliser par la suite sans en avoir conscience. Ce comportement devient alors un réflexe, ou plus précisément une habitude.

[25] John Dewey, Contribution to a Cyclopedia of Education, The Middle Works, volume 7, 1912-1914, The Collected Works of John Dewey, p. 295.

[26] En effet, cet appel à l’espoir pourrait se concevoir comme un appel à suivre tranquillement les évolutions d’une société au nom d’un vague progrès de l’humanité. Le conformisme conduit à valider les choix d’une société à partir de cet horizon vague mais il ne crée pas véritablement d’engagement du sujet dans son action car il ne développe aucune croyance assez forte pour mener une enquête et in fine justifier un choix de pratique. En cela ; il rejoint une forme de pessimisme non-conséquent tout aussi vague.

[27] Patrick Shade, Habits of Hope : A Pragmatic Theory, Vanderbilt University Press, Nasheville, 2001, p. 22.

[28] J.T. Kloppenberg, chapitre 2, Uncertain Victory. Social Democracy and Progressivism in European and American Thought, 1870-1920, Oxford University Press, Oxford, 1986.

Stéphane Madelrieux, William James, l’attitude empiriste, Presses Universitaires de France, Paris, 2008.

[29]John Dewey, Experience and Nature, The Later Works, 1925-1953, vol. 11, Southern Illinois University Press, Carbondale, trad. de Joëlle Zask, Expérience et nature, Gallimard, Paris, 2012.

[30] La question de la domination dans l’enseignement mériterait de plus amples développements que nous ne pouvons fournir ici. Nous nous contenterons de proposer une distinction entre une autorité traditionnelle, une autorité charismatique, une autorité légale et une autorité technique. Weber développe ces trois premières formes d’autorité en tant que « formes de la domination légitime » mais, avec Dewey, nous pourrions soutenir l’hypothèse que l’enseignant a davantage intérêt à faire reposer son autorité vis-à-vis des élèves sur sa compétence technique plutôt que sur ces trois premières formes d’autorité.

Max Weber, « Les trois types purs de la domination légitime », Sociologie [En ligne], N°3, vol. 5 |  2014, mis en ligne le 30 novembre 2014, consulté le 07 mai 2017.

[31] Roberto Frega, Le pragmatisme comme philosophie sociale et politique, Ed. Le bord de l’eau, collection Les voies du politique, Lormont, 2015. p. 17.

[32] Sur ces questions, une vaste littérature existe et déborde le champ de la philosophie pour s’étendre dans de nombreux autres domaines des sciences humaines. Néanmoins, en lecture d’approche, nous conseillons l’ouvrage d’Yves Michaud Qu’est-ce que le mérite ? paru en format poche chez Gallimard dans la collection folio essais en 2011.

[33] Ibidem. p18.

[34] Joëlle Zask, Introduction à John Dewey, Paris, Ed. La découverte, collection Repères, 2015, p. 105.

[35] Sur ce point les analyses politiques de Bohman sur le gain du pluralisme dans le processus de délibération peuvent être utiles :

James Bohman, Theories, Practices, and Pluralism. A Pragmatic Interpretation of Critical Social Science, Philosophy of the Social Sciences, t.29 (4), 1998,  pp. 459-480.

[36] Normand Baillargeon, Education et Liberté, Tome 1, 1793-1918, Ed. Lux, Montréal, 2005, p. 23.

[37] Cette opposition des tenants de la pédagogie « traditionnelle » et des partisans de la pédagogie « paidocentriste » est clairement analysée et critiquée par Dewey dans son œuvre :

John Dewey, chapitre 1 « L’éducation, nécessité biologique », Démocratie et Education, op. cit. p. 85.

[38] John Dewey, « L’enfant et les programmes d’études » dans L’Ecole et l’enfant, trad. L.S. Pidoux, Fabert, 2004. Au moment où John Dewey publie cet ouvrage, son école compte déjà environ 140 élèves et une vingtaine de professeurs appliquant les hypothèses éducatives que Dewey décrit et défend.

[39] Émile Durkheim, « L’enseignement philosophique et l’agrégation de philosophie », dans É. Durkheim, Textes, éd. par Victor Karady, 3 vol., Paris, Les Éditions de Minuit, 1975 (désormais TX, suivi du numéro de tome), t. III.

1 Comment

  1. Magnifique article qui dit bien l’essentiel de la philosophie de l’éducation de John Dewey, reprise presqu’intégralement dans le programme de Philosophie pour les enfants de Matthew Lipman et Ann Margareth Sharp. Merci

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