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Entretien – L’œil et l’intelligible, de Thibaut Gress

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Entretien sur le livre de Thibaut Gress, L’œil et l’intelligible, par Etienne Besse.

 

ETIENNE BESSE : Ce livre est la reprise et la réécriture d’une thèse soutenue en 2011 sous la direction de Ruedi Imbach avec un jury composé de Jacques Darriulat, Philippe Morel, Hervé Pasqua et Stéphane Toussaint.

THIBAUT GRESS : Oui, absolument. C’était une thèse dirigée par Ruedi Imbach, qui a encadré tous mes travaux depuis la maîtrise, et qui se présentait comme une thèse de philosophie, quoique s’appuyant sur une analyse plastique de nombreuses peintures renaissantes, tout en convoquant pour ce faire des concepts philosophiques antiques, médiévaux et renaissants. Cet éclatement justifie le caractère éclectique du jury où siégeaient deux médiévistes, un spécialiste de la philosophie renaissante, un spécialiste de la philosophie de l’art, et un historien de l’art.

ETIENNE BESSE : Comment s’est effectué ce travail d’édition ? Y-a-t-il eu des parties complètement repensées ou supprimées ? Comment avez-vous constitué ce jury et quelles ont été leurs réflexions durant votre thèse ? Avez-vous pris en compte certaines de leurs remarques faites durant la soutenance ? Lesquelles ?

THIBAUT GRESS : La soutenance fut longue et fort animée, notamment avec les interventions de Jacques Darriulat qui présidait le jury et qui s’est frontalement opposé à nombre de points essentiels de la thèse. Philippe Morel a lui aussi contesté la lecture que j’avais suggérée de certains tableaux de Botticelli, tandis que Stéphane Toussaint m’indiqua plusieurs points d’érudition à améliorer. Leurs remarques et arguments, extrêmement précieux, ont amené de notables changements entre la version soutenue et la version publiée. Ce sont moins des changements de structures que d’argumentation.

Pour vous donner un exemple, je puis mentionner la réécriture du § 8 du tome I. Un des points essentiels du premier tome consiste à montrer qu’il n’y a pas de philosophie de l’art chez Kant, mais plutôt une description d’un certain type de plaisir que le sujet est amené à associer au beau lorsque ce plaisir lui semble devoir s’étendre intersubjectivement. Mais, plus encore, il y a dans le jugement réfléchissant une certaine manière de ne pas parler de l’objet comme tel, mais bien plutôt une manière pour le sujet d’être ramené à lui-même si bien que, à défaut de parler de l’objet, il parle de lui-même – l’extension de son plaisir – ce qui interdit principiellement de trouver chez Kant, en matière esthétique, un quelconque discours sur l’objet. Pour le dire autrement, je crois que le jugement réfléchissant est souvent lu de manière tronquée : si le particulier est donné sans l’universel, il n’en demeure pas moins que le sujet recherche l’universel, et qu’à ce titre le sujet ne pourra trouver l’universel qu’en lui. De ce fait, l’objet est moins l’objet du discours que l’occasion pour le sujet de se rapporter à lui-même pour y sonder une certaine universalité et c’est exactement ce qui se passe dans le jugement esthétique : le sujet éprouve une satisfaction qu’il cherche à relier à l’universalité via l’espoir d’un partage intersubjectif de ladite satisfaction. Bref, l’objet est une sorte d’occasion pour le sujet de réfléchir l’universel, ce par quoi il n’est plus du tout question de l’objet. Là-contre, Jacques Darriulat avait convoqué le § 8 de L’analytique du beau où Kant évoque en effet une rose pour dire qu’elle est belle, afin de montrer que Kant parle bien de l’objet. J’ai donc réintégré la citation kantienne à la version publiée afin de montrer que s’établit un jeu de faux-semblant : du point de vue du langage, il semble vrai que si je dis d’une rose qu’elle est belle, alors je parle de la rose. Mais toute l’analyse kantienne vise justement à montrer qu’il ne faut pas être dupe du langage, voire qu’en matière esthétique le langage est égarant quant à l’objet réel du discours. En réalité, je ne parle pas de la rose mais je parle bel et bien de moi ou, plus exactement, je parle d’une extension de ma satisfaction et d’un espoir, celui d’un partage intersubjectif de la satisfaction ressentie face à cette rose-ci.

Bref, je crois que Kant montre très bien qu’il ne faut pas être dupe du langage qui semble indiquer que la beauté est la beauté de la rose, alors même que le terme « beau » qui n’est pas un concept ne saurait désigner la beauté de la rose ; c’est bien plutôt une certaine manière de parler qui, une fois analysée, ramène le sujet à lui-même. Autrement dit, croire que l’on parle de la beauté de la rose n’est possible que si l’on fait abstraction de l’Analytique du beau.

De la même manière, j’ai réécrit en partie le chapitre consacré à l’art romantique chez Hegel pour répondre aux objections adressées durant la soutenance et selon lesquelles l’art classique était supérieur à l’art romantique du point de vue hégélien. Si l’art classique propose sans doute un équilibre supérieur, l’art romantique est bien plus « vrai » en ceci qu’il révèle la subjectivité au fondement de la substance et qu’il rejoint à ce titre le mouvement hégélien de la vérité. D’ailleurs, à de très nombreuses reprises, Hegel rappelle que l’art classique, aussi équilibré soit-il, manque l’exaltation de la subjectivité et génère jusqu’à un certain point l’ennui. L’art antique, écrit-il, « nous laisse en partie froids. Nous ne nous arrêtons pas longtemps à ce spectacle. » (Esthétique, Tome II, p. 212)

ETIENNE BESSE : Pourquoi avoir choisi plus spécifiquement la période du Quattrocento selon l’exposé hégélien ? Considérez-vous que les analyses de l’Esthétique de Hegel ne développaient pas suffisamment certains aspects de cette période ou bien vouliez-vous indiquer la spécificité de cette période dans le système de Hegel de façon plus détaillée [1]?

THIBAUD GRESS : Mon propos, si vous voulez, consiste non pas à nier la pertinence de la question du beau, mais à déterminer la possibilité de parler rationnellement de l’art dans ce qu’il a de spécifique. Cassirer, dans son Essai sur l’homme, a une formule que je trouve très juste, à savoir que l’art défend une « rationalité de la forme » (page 236 de la traduction française). J’ai pris la forme au sens le plus plastique du terme – espace, dessin, lumière, couleur –, et ai donc cherché à penser rationnellement sa rationalité ; or il me fallait un guide et je l’ai trouvé dans les leçons consacrées à la philosophie de l’art de Hegel, leçons qui, comme toujours, rompent avec tout unilatéralisme en envisageant à la fois la forme plastique et le contenu iconographique.

Dans ces leçons, il y a une section consacrée à ce que Hegel appelle « l’art romantique » que nous avons évoquée précédemment. Cet art couvre à la fois une période, d’abord médiévale, puis renaissante, et un ensemble de pratiques – la peinture, la musique et la poésie. Or, si toute forme d’art procède de ce que Hegel appelle l’esprit absolu, la relation de la substance et du sujet diffèrent selon les types d’art envisagés. Avec l’art romantique, nous avons affaire à un assujettissement de la substance à la subjectivité, à une manière formelle autant que matérielle de faire de la subjectivité le fondement même de la représentation. Il m’a donc paru intéressant de tester – presque en un sens poppérien – cette analyse hégélienne en prenant une période particulièrement féconde en matière picturale qui ne se réduit aucunement au Quattrocento, et en sondant pour quatre peintres – Fra Angelico, Botticelli, Léonard de Vinci et Michel-Ange – le rapport du sujet et de la substance au sein de leurs œuvres respectives. La richesse de cette époque, la complexité des différences de choix plastiques entre ces peintres ainsi que mon goût propre ont bien plus déterminé le choix de cette période que la volonté de combler une éventuelle insuffisance hégélienne. Mais force est de constater que, pour ces quatre peintres-là, les analyses hégéliennes ont à chaque fois résisté, même dans le cas si complexe de l’œuvre peint de Michel-Ange qui semble conçu à partir de la sculpture !

ETIENNE BESSE : le premier tome de L’œil et l’intelligible consiste en une critique des concepts kantiens – avec entre autres leur « ascétisme » dénoncé par Nietzsche – et vous concluez ainsi : « une telle pensée s’avère alors parfaitement incompatible avec une philosophie de l’art : parce que le contact direct avec l’objet charrie le risque d’une jouissance de surcroit anticipée, le jugement esthétique revient à l’exclure de droit » (I p.115).

Ne pourrait-on pas appliquer la même critique à Hegel qui écrit : « Dans la peinture le plaisir ne réside pas dans la vue de l’être réel, mais dans l’intérêt purement contemplatif que prend l’intelligence à la manifestation de l’esprit dans les formes du monde extérieur. Par-là disparaît tout besoin d’une étendue complète et de l’appareil compliqué de l’organisation. » (Esthétique II p. 223) ?

THIBAUT GRESS : Je vous remercie de cette question qui soulève une vive difficulté et nécessite une longue réponse. La critique que je propose des concepts kantiens repose sur un double motif.

D’une part, comme je l’ai indiqué, je crois que l’on a tort de faire appel aux concepts kantiens pour penser une philosophie de l’art car toute sa réflexion déployée dans la Troisième Critique vise à rendre impossible une saisie de l’objet au profit d’une réflexion du sujet en lui-même afin de trouver une universalité fuyante. Je suis donc toujours surpris de lire dans des ouvrages de philosophie de l’art une sorte d’acceptation initiale du kantisme qui, pourtant, semble avoir tout fait pour rendre impossible toute philosophie de l’art. Pour le dire d’une manière plus dense, j’essaie de montrer que le jugement esthétique pris en son sens kantien signe l’impossibilité d’une philosophie de l’art.

D’autre part, il y a dans la pensée kantienne, notamment dans la Première Critique, une dichotomie radicale entre la sensibilité et la spontanéité de l’entendement. Autrement dit, l’intuition et les concepts se développent de manière parallèle et seul le schématisme parvient, non pas à les faire se rejoindre, mais à jeter un pont entre ces deux voies parallèles. Or il me semble qu’une telle dichotomie signifie que le phénomène en tant que tel, donc le sensible, est dénué de dimension intelligible et que si l’on veut prêter une attention intellectuelle à l’art, alors cela ne pourra se faire qu’à la condition de toujours dépasser le sensible vers un sens organisé conceptuellement, c’est-à-dire dépasser le sensible vers l’image. L’iconologie est, en ce sens, structurellement néokantienne en ceci qu’elle présuppose que le discours conceptuel en matière artistique ne peut s’exercer qu’à la condition d’avoir affaire à une image, donc à une histoire conceptuelle déjà organisée dont il s’agit de retrouver les sources. C’est très exactement ce que je conteste en essayant de réévaluer la présence conceptuelle au cœur du sensible, avant toute formation iconique. Autrement dit, l’espace, la lumière, la couleur en tant que réalités sensibles me semblent déjà porteuses d’un sens conceptuel pré-iconographique. Par conséquent, pour justifier la possibilité d’une saisie conceptuelle de la forme – prise en son sens purement sensible – il m’a fallu justifier les raisons m’amenant à ne pas adopter la perspective iconographique et, pour ce faire, j’ai souhaité remonter aux présupposés kantiens et néokantiens structurant cette dernière. Voilà donc le double motif pour lequel je critique un certain nombre de concepts kantiens.

J’en viens à présent aux citations que vous mentionnez. Le premier passage que vous citez renvoie à la question du caractère désintéressé du jugement esthétique kantien. L’aspect décisif me semble lié au problème de l’existence de l’objet puisque l’intérêt n’est rien d’autre que la satisfaction associée à la représentation de l’existence de l’objet et non de l’objet tout seul. Il y a intérêt lorsque nous nous représentons les effets plaisants de l’existence de l’objet et fait donc signe vers les thématiques de la jouissance et de l’anticipation. Pour l’anticipation, cela est évident : si je suis intéressé par un concert, cela signifie que j’attends du fait que le concert ait lieu un certain plaisir qui découlera de l’effectivité même du concert. Autrement dit, le jugement est intéressé quand il anticipe un plaisir que l’on imagine naître d’une réalité effective à venir. Mais si l’on pousse la logique jusqu’au bout, alors on comprend que la jouissance, c’est-à-dire un plaisir intime et intense, procède elle aussi de l’intérêt ou, plus exactement, que la recherche de la jouissance en art est par nature intéressée. Or, puisque le jugement de goût est désintéressé, il faut aussitôt en conclure que l’anticipation autant que la jouissance doivent en être exclues. Nietzsche me semble donc avoir pleinement raison quand il convoque Stendhal et sa fameuse définition de la beauté comme « promesse de bonheur » pour l’opposer à Kant ; si le beau est désintéressé, alors il interdit toute anticipation et la promesse dont est porteuse la beauté stendhalienne s’oppose totalement à l’approche kantienne puisqu’une promesse est par nature une anticipation. Il me semble donc que Nietzsche a non seulement bien compris Kant mais qu’il a, de surcroît, parfaitement identifié le lieu le plus indéfendable de l’approche kantienne du beau, à savoir la coupure entre ce dernier et toute forme d’anticipation et de jouissance.

J’en viens maintenant à votre citation de Hegel qui s’inscrit dans une réflexion générale opposant la sculpture à la peinture. La sculpture, associée à l’art classique, soumet à sa présence substantielle la subjectivité. Autrement dit, il y a dans la sculpture une « indépendance » à l’endroit du sujet qui fait que celle-ci s’impose à ce dernier et ne se définit pas à partir de lui. La sculpture se manifeste comme une présence complète, autonome, représentant un corps en son entier. Il en va tout autrement pour la peinture : celle-ci, en tout cas en sa dimension « romantique », ne saurait être un objet indépendant autour duquel tournerait le spectateur ; au contraire, la peinture n’est là que pour être vue par un spectateur et, plus encore, est conçue à partir du regard du spectateur lui-même ramené à une position idéale. Ainsi, parce que la peinture est pensée à partir du spectateur et pour lui, elle n’a plus besoin d’être ce bloc tridimensionnel autonome mais s’assume au contraire comme représentation pensée par et pour un sujet. Tel est le contexte du propos que vous citez. Par conséquent, qu’est-ce qui plaît au spectateur quand il contemple une peinture ? Non pas la fidélité tridimensionnelle aux corps réels mais, bien plutôt, la mise en abîme pour l’esprit de représenter le réel sous une forme qui ne lui correspond plus de manière mimétique. Autrement dit, le génie de la peinture romantique consiste à présenter la fin de l’assujettissement du sujet à la substance ; qu’un corps soit tridimensionnel n’est plus une raison pour forcer l’artiste à le représenter en intégralité et en trois dimensions ; cet affranchissement de l’esprit – l’esprit est liberté, ne l’oublions jamais – est ce qui plaît dans la contemplation picturale ou, pour le dire encore autrement, la jouissance picturale n’est autre que celle prise à la contemplation de la liberté de l’esprit à même la matière.

Pour toutes ces raisons, je ne vois pas pourquoi Hegel serait redevable du reproche adressé par Nietzsche à Kant car Hegel pense la manière dont l’esprit entre en relation avec la peinture, et analyse la façon dont la peinture met en scène la liberté de l’esprit, tandis que Kant n’analyse jamais la peinture comme telle et cherche par tous les moyens à éviter que l’art en général ait un quelconque impact déterminé sur le spectateur afin d’éviter toute anticipation et, plus encore, toute jouissance, dans le jugement de goût. Avec Hegel, non seulement il y a anticipation et jouissance, mais en plus on sait pourquoi la peinture romantique suscite tel effet ; il se creuse entre eux un abîme considérable !

ETIENNE BESSE : N’est-il pas paradoxal de justifier un patronage phénoménologique avec Merleau-Ponty (I p. 192) selon lequel « la description nous révèle qu’il n’y a d’espace de représentation qu’en vertu du corps à partir duquel est pensée la spatialité même de l’œuvre, tandis que l’analyse rend explicite la subordination du regard au corps » (I p.193), ou encore, de soutenir qu’il y a « homologie entre ce qui est senti et celui qui sent » (I p.185) alors que Hegel semble insister sur la fin de cette union dans les arts romantiques : « la subjectivité c’est l’idée de l’esprit ayant conscience de soi, abandonnant le monde extérieur pour se replier sur lui-même et vivre intérieurement, et qui, par conséquent, cesse de former une union indissoluble avec le corps » (Esthétique, II p. 207) ?

THIBAUT GRESS : Je crois que votre lecture de Hegel fait abstraction du contexte et donc vous fait comparer des choses qui n’ont pas de rapport. Lorsque Hegel parle du corps dans les « arts romantiques », il ne parle aucunement du corps du spectateur mais il parle du corps sculpté, qu’il a longuement analysé dans la section antérieure. De ce fait, Hegel veut simplement dire que si tout art est présentation de l’esprit absolu sous une forme sensible ou matérielle, la sculpture se distingue pourtant de la peinture par la mise en scène de la subjectivité ; si la sculpture ne laisse pas à la subjectivité une grande liberté, puisque le corps comme substance dicte sa loi, il en va tout autrement pour la peinture qui renverse le rapport ou, plus exactement, qui soumet le corps à la législation du sujet. De ce fait, en peinture, non seulement c’est la structure du sujet qui dictera la représentation – optique, position du spectateur, etc. – mais en plus le thème même de la représentation sera investi par le sujet et notamment par l’expression, le regard, le visage, etc.

ETIENNE BESSE : A propos des relations entre le moment de l’art et de la Religion dans l’Esprit Absolu dans l’optique d’une véritable philosophie de l’Art, vous indiquez notamment qu’ « il serait plus que délicat de prendre appui sur la Phénoménologie de l’Esprit pour penser l’œuvre d’art en tant que telle ; celle-ci n’est jamais analysée qu’à travers le prisme de la religion et du divin, et elle se trouve réduite à une représentation par laquelle le divin se réalise sous la forme de la conscience de soi de l’essence absolue (…) Il faut chercher ailleurs que dans l’œuvre d’Iéna la possibilité d’une saisie de l’art en tant qu’art » (I P. 146) ? Mais n’y-a-t-il pas chez Hegel une conception de l’Art comme étant « l’union de l’âme avec Dieu. » (Esthétique II p. 208sq)[2] ? Vous citez d’ailleurs « l’œuvre d’art comme expression du dieu » (I p. 155), et « le cercle religieux » (I p. 186).

THIBAUT GRESS : Oui, vous soulevez là une vraie difficulté. Il y a une évolution chez Hegel, me semble-t-il, concernant la place de l’art au sein du système ; rien n’est véritablement autonome au sein du système mais il me semble qu’à Iéna, dans la Phénoménologie de l’esprit, l’art est littéralement impensable sans la religion, tandis que par la suite on aura une spécificité de l’art dont la vérité sera certes la religion.

Il est vrai qu’il y a une figuration du divin, donc une mise à distance de l’absolu, qui se trouve analysée au sein de la Phénoménologie de l’esprit, grâce à laquelle est opérée une saisie (consciente) de l’essence absolue. Mais par ce biais on définit moins une spécificité de l’art qu’on ne montre le rôle de l’art au sein de l’auto-constitution du peuple comme sujet. Cela revient à dire que dans la Phénoménologie de l’esprit l’art est écrasé entre la question religieuse et la question politique.

Dans les Leçons que vous citez, et qui intègrent la possibilité de représenter matériellement un être immatériel – Dieu – via un corps et un visage humains, on n’est plus tout à fait dans le même état d’esprit. Largement postérieures à la Phénoménologie de l’esprit, les Leçons intègrent l’art médiéval, par conséquent interrogent la représentation matérielle d’une divinité immatérielle, et admirent ce fait extraordinaire à savoir que, non seulement, l’immatériel se laisse embrigader dans la matière – représentation picturale de Dieu – mais en plus ne se laisse représenter qu’à la mesure du corps humain. Qu’est-ce à dire ? Tout simplement que l’art romantique révèle sous une forme sensible une vérité fondamentale, à savoir que tout ce qui sera su de Dieu le sera par et pour un sujet, de sorte que Dieu ne peut être objet pour nous qu’à la condition d’être commensurable à ce que nous sommes ; or quoi de mieux comme commensuration que de faire de Dieu un sujet ? Autrement, avec l’art, nous comprenons que l’absolu est relatif, et l’art rend cela visible en faisant de Dieu un sujet qui se montre comme tel et qui, une fois contemplé, permet de comprendre que l’absolu est sujet.

Une fois que l’on a compris cela, on comprend pourquoi la religion est la vérité de l’art ; la religion est discours sur le divin, mais elle est avant tout discours et représentation, donc expression du sujet. Ainsi, la religion est vérité de l’art en ceci qu’elle révèle que Dieu est accessible à l’esprit ; lorsque l’art le figure, la religion le dit puisqu’elle tient un discours sur Dieu.

ETIENNE BESSE : Dans quelle mesure est-il possible d’avoir une approche du Quattrocento en tant que spécifiquement artistique selon le système de Hegel ?

THIBAUT GRESS : Comme je vous le disais précédemment, les peintres que j’ai retenus ne se réduisent pas au Quattrocento ; non seulement Léonard meurt en 1519 – nous célébrons les 500 ans de sa mort – et nombre de ses œuvres principales relèvent du Cinquecento (La Vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne ; la seconde version de la Vierge aux rochers, évidemment la Joconde mais aussi le Saint Jean-Baptiste du Louvre), mais surtout la voute de la Sixtine peinte par Michel-Ange s’étend de 1508 à 1512 tandis que le Jugement dernier est réalisé de 1536 à 1541. De ce fait, je n’ai jamais pensé réduire l’analyse au seul Quattrocento et n’ai pas cherché chez Hegel une approche spécifique de ce siècle, Hegel ne raisonnant pas ainsi.

En revanche, j’ai trouvé chez Hegel ce que je n’ai trouvé chez personne d’autre, à savoir une saisie rationnelle de la forme, une saisie rationnelle de l’espace, de la lumière, de la couleur, montrant comment à chaque fois ces éléments picturaux étaient assujettis à la législation subjective et pouvaient faire l’objet d’un discours philosophique sans aussitôt les ramener à l’image qu’ils permettent de constituer.

ETIENNE BESSE : Comment dans ces conditions concevoir chez Hegel ou avec ses écrits une « autonomie de l’art » (I p.146) comme d’une réflexion de « l’art en tant qu’art » (ibid.) ?

THIBAUT GRESS : Je ne cherche pas à concevoir une « autonomie de l’art » mais à penser la spécificité de l’art pour ne pas le dissoudre dans la seule question de l’image. Il y a donc une intention explicite de ne pas ramener la peinture, à la seule question iconique, tentation qui est celle de l’iconologie et que j’essaie de contrebalancer par une réhabilitation de la forme dans laquelle me semble résider non pas l’autonomie de l’art mais à tout le moins la spécificité de la peinture. Page 146, je ne dis d’ailleurs pas rechercher une quelconque autonomie de l’art mais j’indique que de toutes les manières hégéliennes de refuser l’autonomie de l’art, celle qui est déployée dans la Phénoménologie de l’esprit est la plus manifeste. Mais, encore une fois, la spécificité n’est pas l’autonomie ; il n’y a pas, de manière générale, d’autonomie de l’art chez Hegel mais il y a une spécificité qui consiste à présenter l’absolu sous une forme sensible et qui se déploie aussi bien selon des analyses plastiques qu’iconographiques.

ETIENNE BESSE : vous écrivez qu’ « une philosophie de l’art ne nous semble possible que si elle se situe au sein d’une homologie entre ce qui est senti et celui qui sent, ce qui revient à poser comme principe que la subjectivité du spectateur se retrouve dans l’œuvre qu’il contemple ou, pour le dire avec Hegel, que « c’est la partie la plus intime de l’esprit qui entreprend de s’exprimer comme telle, dans le reflet des formes extérieures » » (I p. 185).

Quelle serait la différence entre une considération de spectateur qui « retrouve » sa subjectivité dans l’œuvre d’art, avec ce que dit Hegel de l’Esprit qui « s’exprime » dans l’œuvre d’art, donc se saisit des formes et s’y reflète ?

THIBAUT GRESS : Je ne puis vous répondre que de manière hégélienne ; tout l’enjeu de l’art romantique consiste à montrer que l’opposition entre l’esprit et la subjectivité s’évapore parce que le principe même de l’art romantique consiste à poser le point commun entre l’esprit et la subjectivité humaine à partir de la subjectivité.

ETIENNE BESSE : Hegel écrit qu’« avec la lumière, la nature commence pour la première fois à devenir subjective. C’est le moi physique général, qui, sans doute, ne va pas encore jusqu’à la particularité ni jusqu’à l’individualité et à la concentration en soi-même, mais qui détruit la simple objectivité et l’extériorité de la matière pesante, et n’a rien de commun avec les dimensions du solide. – C’est par ce caractère idéal que la lumière devient l’élément physique de la peinture. La lumière, par cette identité idéale, offre le seul côté qui réponde aux principes de la subjectivité » (Hegel, Esthétique II p. 225) 

Comment interprétez-vous, en particulier dans le deuxième tome de votre ouvrage, cette considération si, selon vous, la subjectivité a un statut différent en peinture, dans la mesure où, « à n’en pas douter, dans le cadre pictural, la subjectivité ne peut jamais signifier qu’un regard » (I p. 191) ?

THIBAUT GRESS : Encore une fois, toute l’analyse hégélienne de l’art romantique n’a de sens que relativement à une analyse de la sculpture, donc du volume, de la tridimensionnalité et de la monochromie de la pierre. Il n’y a pas d’analyse autonome de l’art romantique mais un mouvement intellectuel par lequel chaque typicité d’art se distingue l’une de l’autre, et l’on ne peut ainsi isoler l’une d’entre elles. Dans l’art classique et, plus précisément encore, dans la sculpture, l’indépendance du bloc sculpté à l’endroit du sujet est manifeste, et l’enjeu procède davantage de la présence d’une réalité indépendante que d’une soumission de l’objet aux critères perceptifs du sujet. En revanche, avec l’art romantique, nous entrons dans un type d’art où les critères perceptifs deviennent prédominants au sens où la structure perceptive du sujet devient législatrice : à cet égard, la lumière n’est plus vraiment un élément naturel qui imposerait sa présence mais devient un outil plastique relatif à la structure perceptive qui creuse la profondeur de la représentation.

Hegel, qui semble très bien connaître certains écrits de Léonard de Vinci, rappelle ainsi que la lumière est ce par quoi apparaissent le clair et l’obscur ; pour qui ne connaît pas la réflexion des peintres sur leur propre pratique, un tel propos peut paraître d’une confondante banalité ; mais pour qui a lu notamment Léonard, il devient évident que Hegel analyse ici la manière dont l’œil humain interprète la profondeur à partir du clair et de l’obscur, c’est-à-dire interprète les « distances relatives » en fonction des jeux de la lumière. Bref, par son usage de la lumière, la peinture montre à quel point elle s’affranchit d’une pure reproduction mimétique de la naturalité et à quel point le regard subjectif devient législateur. Encore une fois, la grandeur de l’art romantique consiste dans la manière de montrer le rôle constituant de la subjectivité, et donc de transformer des éléments naturels en outils subjectifs.

Concrètement parlant, cela signifie que la peinture se montre et qu’elle ne peut être conçue qu’à partir d’un regard. Là aussi, le propos de Hegel peut sembler banal, naïf, mais il est en réalité très dense : il contient toute une réflexion sur le fait que, pour nous, nous pensons que sans regard humain une sculpture reste ce qu’elle est, conserve la même apparence alors qu’une peinture ne prend son apparence véritable qu’à la condition d’être vue. Et donc l’art romantique sait cela, et montre cette dépendance de la représentation à l’endroit du regard législateur.

De ce fait, si l’on admet que la conceptualité se joue à même les formes, alors la lumière en tant que forme devient conceptuellement signifiante, et ce indépendamment de l’image. Pour vous donner un exemple, songez à Fra Angelico : ses ombres sont très souvent l’indice d’une préfiguration vétérotestamentaire d’une vérité néotestamentaire ; chez Léonard, l’ombre est une variété intensive de la lumière grâce à laquelle est montrée la continuité du monde par passages insensibles d’une intensité à l’autre. Autrement dit, précisément parce que la lumière n’est plus une reproduction mimétique d’un phénomène naturel mais un élément plastique soumis à la législation du sujet, alors elle peut devenir un élément signifiant qui, par le travail même de la forme, déploie sa signification.

Bref, ce que j’essaie de montrer, c’est que la peinture pense, mais elle ne pense pas uniquement par l’image ; elle pense en amont de l’image, dans le choix de son organisation plastique qui, comme telle, est conceptuellement déjà signifiante. Mais une telle idée est déjà saisie par Hegel et analysée par ce dernier dans des pages dont j’ai tenté de rappeler l’actualité.  


[1] Je pense ici à une remarque de M. Darriulat sur son site : « L’histoire est le devenir qui s’actualise dans le savoir, le devenir se médiatisant soi-même, — l’esprit aliéné dans le temps […] Ce devenir présente un mouvement lent et une succession d’esprits, une galerie d’images (eine Galerie von Bildern) dont chacune est ornée de toute la richesse de l’esprit ». M. Darriulat commente ainsi : « Le mot ‘Galerie’ utilisé par Hegel est caractéristique : il est emprunté à l’italien Galleria qui désigne, sous François 1er de Médicis (qui règne de 1574 à sa mort en 1587), le couloir du palais dans lequel étaient exposées les bustes antiques ».  http://www.jdarriulat.net/Introductionphiloesth/PhiloModerne/InventionMusee.html 

[2] Également Propédeutique, §203, p. 174 sq ; Encyclopédie, § 557, trad. Bourgeois, Vrin poche, p.579, avec la remarque au §562 et § 563 : « L’art du beau (comme sa religion caractéristique) a son avenir dans la religion vraie » ; ou encore Esthétique, tome II p. 213 sq et p. 235.

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