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Generation Kill : embedded au cœur de la question de la guerre juste (1)

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Cette communication a été donnée, le 8 juin dernier à l’occasion d’une journée d’étude consacrée aux séries HBO, organisée par l’université d’Amiens (CURRAP) et l’IEP de Paris (HPCP), et qui s’est tenue à la Fondation Lucien Paye de la CIUP.



Remarque d’introduction :

Si l’on veut tenter de dresser un portrait de l’Amérique à travers quelques-unes des meilleures fictions que la chaîne HBO a su produire ces dernières années, il faut parler ici de la série Generation Kill, créée par David Simon et Ed Burns en 2008, décrivant les 21 jours de la 2ème invasion de L’Irak par les américains en mars et avril 2003.

Durant 7 épisodes d’environ 1 heure chacun, nous suivons une unité de reconnaissance des Marines au plus près des différentes missions qui rythment leur parcours d’invasion de l’Irak. Mais nous suivons surtout la progressive prise de conscience de la part de ces soldats, pourtant excellents professionnels, de l’absurdité du combat qu’on leur demande de livrer.

Generation Kill est l’adaptation pour la télévision du récit éponyme du journaliste Evan Wright qui fut journaliste embedded dans cette unité de reconnaissance pendant les 3 premières semaines de l’invasion. Elle est donc une fiction au plus proche du documentaire puisque tous les personnages sont réels, (il y a même un marine qui joue son propre rôle, tandis qu’un autre sera le conseiller militaire de la série), et l’esthétique est résolument réaliste : pas de musique (sauf pour la dernière scène) la transcription des communications radios, une focalisation interne du récit et absolument aucune censure dans la transcription des dialogues entre marines, ni dans les images de civils tués ou dans celles des erreurs militaires….

Plus précisément sur HBO, Generation Kill s’inscrit dans une double continuation ou filiation :

–     Celle de The Wire d’abord, puisque les auteurs sont les mêmes (Simon et Burns) et qu’on y retrouve la même exigence d’exploration de la réalité à travers le potentiel du genre de la série.

–     Celle de Band of Brothers ensuite puisqu’il s’agit de continuer à représenter l’Amérique en guerre à partir des témoignages de ceux qui l’ont faite

En repartant de cette double filiation et en la dépassant aussi, je voudrais essayer de montrer qu’un des enjeux essentiels de Generation Kill est d’instruire celui qui la regarde en formant son jugement sur une question souvent réservée aux experts en politique internationale ou aux universitaires qu’ils soient  juristes, philosophes ou historiens : à savoir la question de l’évaluation morale de la guerre et donc de sa justice ou de son injustice.

En effet, par tout un dispositif esthétique et narratif, Generation Kill fait vivre au spectateur un ensemble d’expériences à partir desquelles peut s’élaborer une réflexion sur les principes d’une évaluation morale du conflit.

Je privilégie donc une approche philosophique de la série ce qui me fait donc laisser de côté d’autres aspects, esthétiques, narratifs et historiques notamment.

1.  La moralité de la guerre en question

La guerre en Irak est une guerre qui dont il est difficile de faire le récit indépendamment de toute référence au discours de justification dont elle a fait l’objet de la part de l’administration Bush, tant ce discours dut être répété contre vents et marée.

Les trois arguments principaux de ce discours de justification peuvent être reconstruits synthétiquement de la manière suivante :

1.            L’invasion de l’Irak et le renversement de Saddam Hussein sont justes parce que l’Irak détient des armes de destruction massive et que cela présente une menace intolérable pour les USA mais aussi pour tous les pays libres du monde. Argument de la guerre préventive

2.            L’invasion de l’Irak et le renversement de Saddam Hussein sont justes parce que l’Irak soutient et abrite des terroristes liés à Al-Qaeda et que Al-Qaeda fait partie des agresseurs incontestables des intérêts américains depuis le 11 septembre. Argument de la guerre de légitime défense

3.            L’invasion de l’Irak et le renversement de Saddam Hussein sont justes parce qu’il s’agit en fait de libérer un peuple d’une dictature insoutenable, qui a massacré sa propre population directement (chiites) et indirectement (en ne faisant rien pour faire cesser l’embargo qui affamait la population). Argument de la guerre au nom des droits de l’homme / guerre d’ingérence

Il reste que  pour pouvoir discuter de la justice ou de l’injustice d’une guerre, c’est-à-dire  défendre une guerre en disant qu’elle est juste ou au contraire s’y opposer au nom de son injustice, cela suppose déjà d’avoir éliminé deux autres options philosophiques  à propos de la guerre : le réalisme et le pacifisme.

1.   Le réalisme considère précisément que la guerre ne peut pas faire l’objet d’une évaluation morale. C’est une réalité nécessaire de l’expérience humaine qui se déploie sous le poids des circonstances et de la nécessité. La guerre est un phénomène naturel.

2.   Le pacifisme de son côté considère que dans tous les cas, il n’y a aucun moyen de justifier la guerre…

Du coup à la différence des réalistes et des pacifistes, les théoriciens de la guerre juste, plaident pour la possibilité d’une évaluation morale de la guerre en fonction de principes susceptibles de recouvrer une pertinence universelle.

Nous voudrions précisément montrer que Generation Kill est une œuvre qui n’est ni réaliste sur le plan moral ni pacifiste mais qu’elle s’attache à rendre possible au contraire une évaluation morale de la guerre permettant ainsi au spectateur de former un jugement quant à la justice ou à l’injustice de cette guerre d’Irak.

2.  La possibilité de l’appréciation morale de la guerre :

Generation Kill met en place tout un dispositif narratif et esthétique pour créer les conditions d’une appréciation morale de la guerre à partir du récit qu’elle en propose. Cela passe par : l’élimination du réalisme et du pacifisme, comme options de lecture, dès le premier épisode. Puis par l’intégration du regard du spectateur à l’intérieur même du récit.

a.   L’élimination du réalisme et du pacifisme : épisode 1 Get Some

La série commence par deux séquences significatives :

–     un exercice d’entraînement de l’unité de reconnaissance en plein désert.

–     Puis une scène de cantonnement dans le camp de tente au cours de laquelle a lieu une distribution de courrier. Parmi les lettres des familles ou des proches, il y a des lettres d’écoliers et d’étudiants américains qui écrivent aux militaires pour témoigner de leur soutien.

Deux lettres sortent du lot et sont lues par un groupe de marines :

–     La lettre d’une écolière :

“ Dear Mister Army men

I m proud that youre being brave to defend our country against the terrorists. They are bad and Im glad that you are going to catch them and to punish them. Im glad you are so brave and Im praying for you

Ici en faisant reprendre l’argument de la lutte contre le terrorisme par une petite fille et en lui faisant poser un jugement moral sur eux et sur le fait qu’ils méritent une punition, la série élimine d’emblée l’hypothèse réaliste : la guerre n’est pas le résultat nécessaire de circonstances, mais le résultat d’une volonté politique et d’une vision du monde suffisamment élaborée pour informer jusqu’à l’opinion d’une petite fille.

–     La lettre d’un étudiant : « Mais peut être que vous pourrez rentrer sans avoir à vous battre, la paix ça vaut toujours mieux et ce serait bien que personne ne soit blessé. »

Ici avec cette deuxième lettre c’est clairement l’hypothèse pacifiste qui est avancée…et qui s’attire une réponse sans appel  de la part de Ray Pearson : la très grande gueule de l’unité :

« Peace sucks a hairy ass hole fredieWar is the mother fucking solution »

D’emblée donc, dès les premières minutes le spectateur apprend deux données importantes qui constituent donc en quelques sortes le pacte de lecture de la série :

–     Les marines qui sont décrits sont des professionnels de la guerre : des soldats de métier à la recherche de l’efficacité dans leur mission.

–     Mais pour autant leur travail n’est pas neutre : quand ils sont envoyés en mission, les raisons et les conséquences de cette mission sont moralement évaluables. Elles peuvent faire l’objet d’une évaluation.

Tel est donc l’enjeu de départ : bien que ces soldats soient des professionnels, l’évaluation de leur action ne se réduit pas à l’évaluation de l’efficacité de leurs méthodes ou de leurs compétences. Parce que ce sont des soldats et que leur métier est de faire la guerre, il y a aussi de la place pour une évaluation morale.

Mais pour que le dispositif narratif soit complet, il faut prendre le temps de remarquer la manière tout à fait significative dont le regard du spectateur se trouve convoqué, embarqué même à travers le personnage d’Evan Wright, le reporter.

b.   Du reporter au spectateur : un regard embarqué

Generation Kill met précisément en scène l’arrivée d’un journaliste au sein d’une unité  de marines, puis ce même journaliste en train de faire son travail : prendre des photos, prendre des notes, poser des questions…autrement dit elle montre aussi le travail de documentation en train de se faire.

Generation Kill n’est donc pas seulement un récit de guerre dont les péripéties et les enjeux stratégiques constitueraient directement les rebondissements narratifs, mais cette série est surtout un récit dans lequel la guerre est l’objet d’une observation, par le journaliste, mais aussi par ceux qui la font (un des marines filme en permanence, un autre tient son journal).

A ce titre ce n’est pas anodin que les marines en question soient des marines de reconnaissance, c’est-à-dire des professionnels de l’observation et du renseignement. Le combat pur  n’est pas la seule raison d’être de tels soldats, mais la reconnaissance (ils se plaignent d’ailleurs souvent d’être envoyés combattre parce qu’ils sont en première ligne, alors que leur travail est d’être en première ligne pour observer).

Ainsi le dénouement, n’est pas constitué par un évènement militaire : une victoire, une défaite, la mort de quelques un ou l’accomplissement de la mission….mais par une scène magistrale dans laquelle aucun marine ne parvient plus à regarder la guerre qu’il vient de faire, puisque tous quittent la salle du cantonnement dans laquelle le marine qui a filmé l’invasion projette son film.

Du coup, la position du spectateur change. Il n’est plus extérieur au récit qu’il observe, mais directement embarqué, embedded lui aussi, dans cette invasion. L’arrivée du journaliste et son embarquement dans la section du sergent Brad « Iceman » Colbert signifie l’intégration d’un regard civil extérieur au sein d’une unité de professionnel. En tant que le « reporter » est spectateur néophyte de cette invasion, il est le personnage qui permet à tous les spectateurs de la série d’être impliqués dans cette observation. Ou pour le dire autrement : être le spectateur de cette série, revient à en être un de ses personnages : à savoir précisément celui qui observe : le reporter. On peut noter ici que parmi un casting d’acteurs relativement peu connus en 2008, le reporter joué par Lee Tergesen, l’acteur qui jouait l’avocat Tobias Beecher dans la série OZ est un des rares acteurs bien connu du téléspectateur d’HBO, facilitant ainsi le mécanisme de l’implication.

Ce dispositif est le ressort principal de l’implication du téléspectateur dans la série et une des conditions essentielles à travers laquelle cette série enrichit le jugement du téléspectateur par une expérience inédite. D’autant que le reporter est un personnage très silencieux : peu de réplique…une ou deux par épisode….il observe…c’est tout.

Cette invitation trouve sa formulation dans une réplique ciselée qui a un peu valeur de devise pour ces marines de reconnaissance : « Observe everything, admire nothing »

Il reste à montrer alors comment ce dispositif une fois mis en place, la série suit son cours en livrant au spectateur embedded des expériences susceptibles de le rendre capable d’apprécier la justice ou l’injustice de cette guerre en train de commencer.

Thibaut de Saint Maurice

Professeur de Philosophie

Auteur de Philosophie en séries, juin 2009, Ellipses


« Cher Monsieur le Soldat,  je suis fière que vous ayez le courage de défendre notre pays contre les terroristes. Ils sont méchants et je suis contente que vous allez les attraper et les punir. Je suis bien contente que vous ayez autant de courage et je prie pour vous »

« La paix est une véritable salope qui pue, freddy…la guerre est la putain de solution »

Alexander Skarsgaard qui joue le rôle du sergent Brad Colbert, n’acquiert une certaine notoriété que dans la série True Blood tournée juste après.

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