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Hyperesthésie : Représentation du sensible dans le cinéma d’Andreï Tarkovski (I)

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Hyperesthésie : Représentation du sensible dans le cinéma d’Andreï Tarkovski

Enfant, je fus malade

De faim comme d’effroi. J’ôte la peau des lèvres,

Les lèvres, je les lèche ; et je me rappelais

Cette fraîche saveur à peine un peu salée.

Arseni Tarkovski[1]

Le cinéma d’Andrei Tarkovski présente une ambivalence de surface. Les références qu’il convoque, l’arrière-plan littéraire, historique, philosophique, voire théologique, dans lequel il s’inscrit en font un cinéma apparemment exigeant en termes de culture. De là sa réputation de cinéma « intellectuel ». Mais les films du réalisateur russe nous marquent tout autant par leur caractère extrêmement concret. À la lecture de certaines lettres adressées à Tarkovski, et qu’il restitue dans les premières pages du Temps scellé, on est d’abord surpris de constater que les personnes qui lui écrivent le font en toute simplicité, convoquant non pas références et thèses, mais impressions et souvenirs. S’impose dès lors la conviction que ce cinéma exigeant peut toucher par un biais fort simple, celui-là même de la sensation :

Mon enfance a aussi été comme celle que vous nous montrez… Mais comment l’avez-vous su ? Il y avait le même vent, le même orage… le même “Galia, mets le chat dehors !” de ma grand-mère… Il faisait noir dans la pièce, et la lampe à pétrole s’éteignait de la même façon. [2]

Penser à un film de Tarkovski, c’est évoquer la présence palpable de certains objets, leur texture, les échos qu’ils font surgir dans notre mémoire. Cette présence est lancinante, parfois perturbante : les objets quotidiens, les éléments, les surfaces s’imposent non pas seulement par un effet d’échelle, mais gagnent de l’importance qualitative, au détriment d’une perception plus ordinaire ; processus que nous proposons, en suivant une piste tracée par Michel Chion, de qualifier de saisie hyperesthésique du réel.

L’opposition que l’on pourrait dresser entre « les paroles » (le contenu) et « la musique »[3], entre le fond et la forme, n’est ici que de surface, tant la dimension métaphysique de ce cinéma est liée à cette représentation particulière du sensible. Nous cherchons dès lors à savoir comment le sensible se laisse appréhender sous la caméra d’Andreï Tarkovski, ce comment impliquant la modalité générale de cet apparaître (sous quelles formes, sous quelles intensité), et les moyens cinématographiques précis par lesquels il se donne à voir ; le but de cette étude étant de mettre en évidence la manière, à travers sept films, dont se dessine un sens du sensible chez ce réalisateur.

Hyperesthésie

En quoi le cinéma d’Andreï Tarkovski propose-t-il un traitement hyperesthésique du réel ? Ce terme, emprunté au vocabulaire médical, désigne, comme l’indique son étymologie même, un état d’hypersensibilité. L’hyperesthésie se définit comme l’exagération des divers modes de la sensibilité, exagération d’intensité qui peut être douloureuse. Michel Chion n’emploie pas ce terme clinique mais utilise son équivalent, plus courant, d’hypersensibilité. Cependant, c’est bien dans un contexte médical que ce terme est proposé par cet auteur. En effet, le thème de l’hypersensibilité est d’abord lié à un contexte biographique précis :

En 1945, Andreï contracte la tuberculose par suite des privations de la guerre, et, à l’âge où le corps se transforme, il doit passer un an en sanatorium. (…) Ses films sont pleins de la vie et de sensations qui sont celle d’un malade alité, hypersensible au moindres événements de température et de lumière, aux rideaux qui bougent, aux bruits les plus ténus.[4]

Notre but n’est pas ici de nous attarder sur cette dimension biographique, du moins de réduire, et Chion ne le fait nullement, le traitement du sensible chez Tarkovski à une séquelle de maladie d’enfance. Cependant, ce lien fait entre maladie infantile et hyperesthésie mérite d’être souligné en ce qu’il met clairement en évidence deux points. Le premier est la dimension anormale de l’hyperesthésie, qui introduit une perturbation, une transformation dans notre perception ordinaire du monde. La deuxième est sa relation au thème de l’enfance, puisque les sensations que le cinéma de Tarkovski projette semblent avoir trait à un temps originaire, font écho à un moment primitif de la conscience. Un de nos buts sera de comprendre en quoi, dès lors, l’étrangeté des sensations s’accorde, paradoxalement, avec une familiarité de ces dernières, paradoxe qui n’est autre que celui de toute réminiscence.

Avant d’étudier cette hyperesthésie dans les objets, ou les qualités qu’elle propose de sentir intensément, arrêtons-nous d’abord sur le vecteur de cette impression. Notons d’abord, de manière générale, que l’hyperesthésie est souvent, mais pas toujours, exprimée par le biais d’un personnage. Ainsi, exemple pris à la fois par Michel Chion et Antoine de Baecque, dans l’Enfance d’Ivan, le personnage qui donne son nom au film est présenté dans un état d’éveil sensoriel, au milieu de la forêt. « Il y a là comme un trop-plein de sensations », écrit Michel Chion, « une ivresse de vie qui est très forte. »[5] Le fait qu’il s’agisse là de la première scène du premier film totalement assumé du réalisateur n’est pas anodin. D’autres personnages se trouvent également dans cet état, qui, par empathie, communique au spectateur du film une attention accrue aux choses sensibles qu’il appréhende :

Les sens en éveil, l’attention portée aux humeurs changeantes de la terre, hyperaffectivité qui habite le personnage. C’est Ivan qui hume le printemps au début de l’Enfance d’Ivan, Andrei, fasciné, contemplant longuement les blés battus par les eaux dans Andrei Roublev, c’est le stalker sans cesse aux aguets, sensible à chaque mouvement de la nature (…).[6]

Avant d’être une sensation effective, l’hyperesthésie est chez Tarkovski un état de disponibilité du personnage, et du spectateur avec lui, à ces détails de la sensation. Car c’est d’abord sur un plan quantitatif que se comprend l’hypersensibilité. Par quantitatif, nous entendons la simple attention portée aux détails, à ce qui relève d’un autre ordre de grandeur, du phénomène généralement inapprécié. Un exemple de ce sens du détail pourrait être pris dans le Miroir, lorsque le personnage nommé Ignat, le fils du personnage central, se trouve seul dans un appartement, face à une dame qui se révèle n’être qu’un sorte d’apparition, lien halluciné entre les générations. Une fois la vision dissipée, reste cependant la trace de son verre sur la table en bois vernis, trace que Tarkovski se plaît à filmer dans un plan fixe de trente secondes, et qui se résorbe progressivement. Ici, le sensible sur lequel il s’agit de faire gros plan est appréhendé comme la marque, elle-même évanescente, du surnaturel.

Cependant, ce genre d’effet d’échelle est toujours lié à une saisie qualitative du sensible, et pas seulement à une simple attention aux détails. Tarkovski nous invite certes à prêter attention aux manifestations ténues du sensibles, mais pour en révéler les qualités esthétiques propres. Ces qualités sont d’abord visuelles : ainsi, dans ce même film, sommes-nous invités à contempler, toujours par le prisme du regard de l’enfant, l’effet du lait répandu sur la table en bois sombre, le halo des draps blancs dans le clair de lune, la buée sur un miroir… Ces effets du quotidien reprennent sens dans toute leur valeur esthétique, dans un jeu de textures, d’ombre et de lumière sur lequel nous reviendrons. Mais ces mises en valeur ne se cantonnent pas au domaine du visible. Le toucher est sollicité, par le biais du toucher des personnages : par exemple le jeune Ignat reçoit une petite décharge électrique en ramassant les objets tombés du sac de sa mère dans le Miroir. Les qualités sonores ne sont pas en reste : sons divers du rêve d’Harey dans la station Solaris, son de la cloche coulée par le jeune Boris dans Andrei Roublev, son incessant de l’eau qui goûte dans Nostalghia et dans tous les films du réalisateur.

Y a t-il des sensations privilégiées par le cinéma de Tarkovski, et des types d’objets auxquelles elles renvoient ? Malgré la diversité des qualités que nous soulignions, on peut noter une certaine cohérence dans le choix des sensibles. D’abord, notons le privilège des sensations renvoyant à la sphère du naturel, voire, plus symboliquement, des éléments naturels. La sensation, chez Tarkovski, signe d’abord le dévoilement d’une alliance originaire et devenue problématique entre l’homme et la nature, et d’abord entre l’homme et la terre. Cette terre, Tarkovski la filme « sans demi-mesure »[7]. Les plans resserrés insistent sur la texture de celle-ci – la terre, souvent boueuse chez Tarkovski, n’est pas un aplat homogène mais une matière complexe – terre dont les personnages, voire le réalisateur, en exil, sont déracinés.

Le deuxième élément naturel primordial est celui de l’eau – omniprésente dans les films de Tarkovski, et dans tous ses états : pluie tombant du ciel, brume montant du sol, flaque sur le sol dans laquelle le monde se reflète. L’eau apparaît bien comme cet élément de l’intermédiaire : la sensibilité à ses effets variés peut dès lors, nous le verrons, s’apparenter à une attention portée à ces moments où « quelque chose d’autre » s’annonce ou se présente, l’élément liquide se faisant vecteur de la présence du divin. Ce caractère naturel, primaire, des qualités sensibles se retrouve dans le traitement esthétique des objets eux-mêmes : ainsi l’attention déjà notée aux objets du quotidien s’attarde-t-elle plutôt sur des matières brutes (bois, verre, drap de lin), transmutations de sensations plus primitives dans ce qu’Antoine de Baecque appelle « un long poème imprimé dans la matière. », reprenant une idée chère à Tarkovski.

La force du cinéma (…) est dans le rapport nécessaire et inséparable avec la matière de la réalité qui nous entoure à chaque instant.[8]

Une scène résume magistralement à la fois la diversité des sensibles chez Tarkovski, leur intensité et leur lien fondamental avec les éléments naturels. Cette scène, fameuse, se trouve dans le Miroir. Dans un travelling, qui nous fait passer d’un décor domestique à la contemplation d’une grande en feu, par un jeu complexe de miroir et d’apparitions, se donne à voir à la fois les sensations ténues de la domesticité (bois de la table à manger, tic-tac et coucou de la pendule, aboiements, chuchotements des enfants), puis à l’extérieur, la couleur fauve de l’incendie sur ciel de crépuscule, les goûtes de pluie tombant du toit au premier plan, les cris des personnages hors champ, le ronflement des flammes appuyé par une nappe synthétique de sons graves, et, par empathie, la chaleur sur le visage du personnage de la mère qui se rafraîchit avec un peu d’eau. La présence d’éléments contraires (le feu et l’eau), des matières diverses (bois, verre), la sollicitation sensorielle élargie (visuelle, acoustique et presque tactile) nous conduit à souligner le caractère varié des perceptions mises en évidence. Mais la complexité même de la séquence, sans coupure et marquée par un jeu de reflets, d’appels, de renvois, évoque la possibilité de faire référence à un environnement sensoriel global, unifié, par-delà le champ de la caméra, et aux correspondances intimes.

Ce type de scène illustre ainsi l’idée d’une hyperesthésie qui n’est pas seulement à comprendre comme surplus d’intensité quantitative, mais également comme mise en valeur esthétique et travail sur une perception globalement qualifiée – le visuel n’étant pas à couper d’un horizon perceptif plus large, et à la forte charge symbolique.

Pauline Nadrigny (Paris 1-PhiCo)

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[1] Poème cité par Andrei Tarkovski dans Le Temps scellé : de L’Enfance d’Ivan au Sacrifice, trad. Anne Kichilov, Charles H. de Brantes, Paris, Éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1989, p. 107

[2] Ibid., p. 15

[3] M. CHION, Andreï Tarkovski, Cahiers du cinéma/Le Monde, Grands Cinéastes, 2008, p. 11

[4] Ibid., p.13, nous soulignons.

[5] Ibid., p.20

[6] A. de BAECQUE, Andreï Tarkovski, Paris, Cahiers du Cinéma. Larissa Tarkovski, Andrei Tarkovski, collab. Luba Jurgenson, Paris, Calmann-Levy, 1998, p.27, nous soulignons.

[7] Ibid., p.27

[8] A.TARKOVSKI, Op. cit., p. 74

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