uneWittgenstein en dialogues

L’intérieur comme enjeu. Ludwig Wittgenstein et Wolfgang Köhler (I)

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On peut circonscrire de façon assez précise la période de réception du psychologue Wolfgang Köhler[1] par Wittgenstein : en 1946 débute une phase en quelque sorte intermédiaire entre la première partie des Recherches philosophiques I (achevée autour de 1945) et De la certitude (1949-51), durant laquelle Wittgenstein étudie en particulier les problèmes de la philosophie de la psychologie. Des premiers textes de cette époque jusqu’aux Remarques sur les couleurs (1950-51), nous trouvons un nombre étonnant de références et d’allusions à Köhler et à la psychologie de la forme en général. En plus du Nachlass, Wittgenstein mentionne Köhler maintes fois dans ses cours sur la philosophie de la psychologie à Cambridge de 1946-47[2]. Nous pouvons présumer que Wittgenstein a lu le livre Gestalt psychology[3] de Köhler, conçu comme une introduction à la psychologie de la forme autour de 1946-47. Nous ne savons pas s’il connaissait d’autres textes. Pour ce qui est de Köhler, rien n’indique qu’il ait lu ou connu le travail de Wittgenstein.

Ce que j’entreprends dans cet article, c’est une tentative de clarification non pas, premièrement, de tel ou tel point précis que discute Wittgenstein, mais du contraste qu’il pose lui-même entre sa philosophie et la psychologie de la forme. Une discussion point par point ne me semble pas s’imposer puisque Wittgenstein ne fait pas une lecture systématique de Köhler. Il faut donc d’abord élaborer une ligne de lecture qui permette de situer les discussions, par exemple sur le « voir comme », dans un contexte plus général. En disant cela, je ne veux pas dire que j’entends dégager les « thèses » principales de ces auteurs, mais plutôt regarder ce qu’ils font et qu’ils entendent faire, et comment ils se rapportent l’un à l’autre. Je suivrai (du moins dans la deuxième moitié de l’article) de manière assez proche les notes de Wittgenstein se rapportant à Köhler, en les contrastant avec des réflexions de ce dernier. Nous aurons ainsi un jeu de va et vient, mais dans une perspective permettant d’aborder plus généralement la question du rapport entre deux auteurs que tout paraît séparer sur le plan philosophique et qui pourtant se rejoignent assez souvent dans le genre de description qu’ils cherchent à faire, notamment de la perception (ce n’est pas par hasard que tous les deux se réclament de la Farbenlehre de Goethe).

Il s’agit d’explorer la rencontre entre un psychologue théoricien et un philosophe qui affirme ne pas élaborer une théorie, tout en entendant accomplir, par le biais d’une analyse grammaticale des concepts psychologiques, justement ce que nous avons l’habitude d’attendre d’une théorie psychologique[4]. Ce que Wittgenstein cherche à surmonter, c’est une certaine inquiétude ou confusion, l’impression de ne pas bien saisir ce qu’est l’esprit, le sujet, etc., de manquer quelque chose d’important nous concernant en tant qu’hommes. Pour cela, il prend comme point de départ ce que nous sommes enclins à dire à propos des faits psychiques. Wittgenstein tente de suivre la fine logique du fonctionnement factuel de nos jeux pour démêler les confusions dans lesquelles nous nous sommes engagés en philosophie.

Les deux auteurs déploient des styles d’écriture scientifique bien différents. Köhler est un auteur aisément lisible, un bon communicateur, excellent expérimentateur, souvent polémique et somme toute pragmatique. En tant que psychologue, il vise la construction d’une théorie scientifique de la psyché tout en se basant toujours fermement sur l’expérimentation[5]. Il reste souvent indécis sur le terrain philosophique, quand des prises de positions théoriques ne semblent pas s’imposer dans le contexte de ses études (dans notre contexte, nous remarquerons l’ambiguïté de Köhler quant au caractère de sa phénoménologie oscillant entre des aspects d’une philosophie de la conscience subjective et une phénoménologie de la pratique sémiotique).

Le style de Köhler a de grands avantages – en particulier celui d’éviter une surcharge philosophique en ne traitant des problèmes de cet ordre que là où ils s’imposent à lui en tant que psychologue. Il serait injuste de considérer cela comme un déficit ou une naïveté typique des théoriciens qui prennent pour acquis le sens d’une méthode et d’une ontologie régionale. Il est vrai que Köhler définit ses termes, il élabore des modélisations mathématiques, bref, il construit une théorie, ce qui le distingue nettement de Wittgenstein. Mais ce n’est pas cela que ce dernier critique chez Köhler – il ne s’agit pas de dire qu’il devrait faire une étude grammaticale des concepts psychologiques comme le fait Wittgenstein. Wittgenstein prend ce que dit Köhler comme donné[6], comme point de départ d’une analyse grammaticale. Il se demande quels éléments de l’image que peint Köhler de la psyché sont confus et lesquels aident à s’orienter.

Concernant Wittgenstein

Les études contemporaines ont souligné l’importance des recherches de Wittgenstein sur la philosophie de la psychologie[7]. Ses recherches constituent un développement étonnant dans la philosophie de Wittgenstein dans la mesure où il y prend un nouvel élan et modifie son approche dans l’examen du terrain des concepts psychologiques. Ces concepts l’intéressent dans cette phase comme un champ propre et non plus seulement au regard des questions sémantiques, comme c’est souvent le cas dans la première partie des Recherches philosophiques, où il s’agit de surmonter l’image paradigmatique du sens langagier comme expression et transmission de pensées (psychologiques).

Pour clarifier le contexte de ce renouveau de l’intérêt pour les concepts psychologiques, rappelons brièvement où en est Wittgenstein en 1946. Wittgenstein a démontré dans les Recherches I que l’intérieur pur, le privé, ne peut pas servir en philosophie de fondation épistémique sur laquelle pourrait se poser la signification langagière ou, sur la même ligne, quelque forme de savoir philosophique classique. Il ne s’agit pas de nier l’intérieur : bien sûr, nous avons mal – mais nous avons notre douleur, nous ne savons pas que nous l’avons. Cela signifie que dire « Je sais que j’ai mal » n’ajoute aucun sens philosophiquement pertinent à la phrase « J’ai mal » – c’est cette confusion grammaticale (due au fait que nous transposons un jeu de langage du savoir dans le deuxième sens, tel quel, au cas des états intérieurs) qui constitue une raison importante de confusion philosophique[8].

Certes, nous pouvons douter qu’il soit midi, ce que nous ne pouvons pas faire dans le cas de notre propre douleur (comment pourrions nous affirmer que l’on a mal et que l’on en doute ?). Mais cela ne veut pas dire qu’il s’agit ici d’un savoir – il s’agit d’une exclusion systématique (grammaticale) du doute, d’une évidence subjective pour laquelle aucune raison ne pourrait être donnée.

C’est là le pont menant des Recherches I à l’étude des concepts psychologiques. Tous les verbes psychologiques ont en commun une asymétrie de la première et de la troisième personne du présent de l’indicatif.

Les verbes psychologiques caractérisés par le fait que la troisième personne du présent doit être identifiée par observation, la première non.

Phrase à la troisième personne du présent : information ; à la première personne : expression. ((Ce n’est pas tout à fait ça))[9].

La question n’est pas si je peux me tromper sur ce que je comprends, vois ou envisage, ni même si je peux me tromper sur le fait même que je comprenne, voie ou envisage. Il s’agit plutôt ici de tirer les conséquences du fait que nous rencontrons à chaque pas, dans le champ des concepts psychologiques, des anomalies liées à la première personne et que ces anomalies ne se laissent pas dissoudre. Les difficultés particulières à dire « je », que Wittgenstein entendait dans un premier temps exclure de nos jeux de langage, continuent de s’imposer[10].

Je dis de quelqu’un d’autre : « Il semble croire… », et les autres le disent de moi. Pourquoi donc ne le dis-je jamais à mon propre sujet, alors que les autres le disent à bon droit de moi? – Est-ce que je ne me vois pas et ne m’entends pas? – On peut le dire. […]

J’ai une tout autre attitude à l’égard de mes propres paroles qu’à l’égard de celles des autres.

Si je pouvais dire : « Je semble croire », j’aurais pu trouver le développement en question[11].

Cette citation montre qu’il ne faut pas comprendre le passage cité plus haut comme une définition. Wittgenstein entend aiguiser la situation problématique (elle est problématique puisqu’elle nous conduit en confusion) en tentant d’en distiller des traits plus généraux qui nous permettraient une orientation dans la diversité de ces anomalies. Dans ce cas, il tente une description de nos jeux concernant les concepts psychologiques selon la distinction entre information et expression en espérant pouvoir dégager par ce biais une image éclairante de la psyché et du sujet.

Jean-Jacques Rosat caractérise le lieu philosophique de ces recherches comme n’étant ni ontologique (quelle est la nature des expériences vécues ? existe-t-il des qualia ? etc.), ni épistémique (comment connaissons-nous nos propres expériences vécues ?), ni même sémantique (comment nos concepts font-ils référence à l’expérience vécue ?)[12].

Wittgenstein entreprend une étude grammaticale (ou conceptuellebegrifflich – comme il le dit souvent). Citons un passage de 1950 des Remarques sur la couleur qui a, en plus de sa clarté, l’avantage de comprendre un positionnement par rapport à la psychologie de la forme.

Je ne dis pas (à la façon de la Gestaltpsychologie) que l’impression de blanc est produite de telle et telle manière. Mais la question est exactement la suivante : quelle est la signification de cette expression, la logique du concept ?[13]

Le fait que nous ne puissions pas imaginer quelque chose de « gris incandescent »[14] est un fait grammatical non un fait psychologique qui (pour ce qui intéresse Wittgenstein) ne demande pas d’explication, qui n’a pas à être ramené à quelque chose d’autre (par exemple à un fait physiologique). L’analyse doit être immanente à la sphère conceptuelle. Wittgenstein cherche une « vue synoptique » des articulations logiquement nécessaires, qui n’est pas une vue de surplomb mais plutôt une carte, un moyen d’orientation. Après ce qui a été dit sur l’impossibilité de fonder le sens et les raisons des jeux de langage ailleurs que dans les jeux eux-mêmes, il nous reste la perspective de la clarification immanente des jeux de langage. Mais il ne faut pas comprendre cette affirmation de la perspective de l’immanence comme une réduction, comme s’il y avait quelque chose dont il faudrait s’empêcher de parler. C’est tout le contraire : les jeux de langage contiennent tout ce qui peut nous imposer leur validité et solliciter notre considération sous forme de critères et d’enjeux. Cela n’implique pas que le champ de nos jeux de langage soit complet d’un point de vue absolu – mais ce champ constitue le matériel de travail de la philosophie.

Nous n’élaborons pas une telle orientation ou « vue synoptique » en reconduisant la diversité, l’ambiguïté et l’incohérence de nos concepts à un ordre sous-jacent qui, lui, serait simple, cohérent et intelligible. La présomption d’un tel ordre repose sur un préjugé philosophique. P. T. Geach rapporte d’un cours de Wittgenstein :

Vois-je toujours une chose comme quelque chose, bien que seules les images-puzzles le révèlent ? S’il peut y avoir changement d’aspect, il faut à coup sûr, que l’aspect ait été là pour changer ? […]

Les gens diraient : « Vous ne ressentez pas de douleur à la main ? Il faut alors que vous ressentiez votre main pour savoir où il n’y a pas de douleur. » L’image ici – et dans l’argument relatif au changement d’aspect – est celle d’une tache sur le mur ; si la tache est rouge en ce moment, elle doit auparavant avoir été d’une certaine autre couleur[15].

Nous nous trouvons dans la situation délicate où les avis que l’on trouve dans la littérature divergent, ne serait-ce que concernant la position de Köhler. Selon J.-J. Rosat, Wittgenstein reproche à Köhler de rester attaché à une conception en quelque sorte « matérielle » du phénomène. Cela veut dire que Köhler se demanderait comment comprendre le « phénomène voir », présupposant le « voir » comme phénomène déterminé dont nous pouvons questionner la nature (contient-il des faits d’organisation, etc.)[16]. De l’autre côté, H.-J. Glock voit en Köhler un précurseur du matérialisme éliminativiste et comprend les critiques de Wittgenstein comme le rejet d’un réductionnisme[17]. Pour tenter de clarifier la position de Köhler, je poursuivrai en élaborant quelques points sur Köhler. Je me concentrerai sur la Psychologie de la forme mais sans m’y borner.

Concernant Köhler

Comme il existe un bon nombre d’excellentes présentations systématiques et/ou historiques de la psychologie de la forme auxquelles je peux renvoyer le lecteur pour un exposé plus complet[18], je me limiterai à donner un aperçu de quelques clés de compréhension.

J’emploierai la notion de psychologie de la forme pour désigner l’école de Berlin autour de Max Wertheimer (1880-1943), Kurt Koffka (1886-1941) et Wolfgang Köhler (1887-1967). Dans un sens plus large, cette notion peut aussi comprendre l’école de Graz de Alexius Meinong, à laquelle appartenait Christian von Ehrenfels, le « père » de la notion de gestalt (chez lui encore comme Gestaltqualität) en psychologie, et l’école de Leipzig post-Wundt de Felix Krüger. La désignation « école de Berlin » vient du fait que les trois fondateurs ainsi qu’un nombre d’autres représentants de la psychologie de la forme ont étudié la psychologie expérimentale auprès de Carl Stumpf à Berlin.

Dans l’espace germanophone, l’appellation « Gestalttheorie » s’est imposée assez rapidement car le champ d’application des nouvelles méthodes et des nouvelles notions s’est étendu dès les années 1920 au-delà du champ de la psychologie, touchant bientôt la physique, la biologie théorique, l’anthropologie, la théorie du film, l’esthétique et l’éthique. Aujourd’hui son champ d’application comprend tout l’espace des sciences cognitives[19]. Wittgenstein parle toujours de Gestaltpsychologie et il a dans une certaine mesure raison de le faire puisqu’il s’intéresse à la théorie de la forme en tant que psychologie (même si cela comprend des aspects plus étendus comme la philosophie de l’esprit et du sujet). Je reprendrai cette notion pour démarquer cette « province » de la théorie à vocation plus large.

Le point crucial de la notion de Gestalt est le primat de l’organisation. Il désigne des formations, des complexes, des faits d’organisation présents dans et constituant ce que nous nommons notre monde.

Nous dirons qu’au lieu de réagir à des stimuli locaux par des événements locaux et sans rapports mutuels, l’organisme répond au modèle [l’édition anglaise de 1929 dit constellation] de stimuli auxquels il a été exposé et que cette réponse est un processus unitaire, un tout fonctionnel qui donne, dans l’expérience, un ensemble sensoriel bien plutôt qu’une mosaïque de sensations locales[20].

Aujourd’hui, dans la langue allemande – au moins depuis l’époque de Goethe – le nom « Gestalt » a deux sens : outre la signification de forme, comme attribut des choses, il a celle d’entité concrète per se qui a, ou peut avoir, une forme comme l’une de ses caractéristiques. […] En conséquence, c’est la signification de Gestalt, celle qui s’applique à un objet spécifique et à l’organisation, qui est sous-entendue quand nous parlons de Gestaltpsychologie […][21].

Une gestalt n’est pas une « and-sum » de stimulations locales. Les gestalts sont des complexes immédiatement signifiants dont la vérité ne réside pas dans la réduction à leurs éléments. Ils sont significatifs dans la mesure où l’organisme réagit à eux directement comme complexe. C’est cela le sens de la phrase programmatique des gestaltistes : les gestalts sont autre chose que la somme de leurs parties. Pour autant, ils ne sont pas « plus » que cette somme, dans la mesure où l’organisation n’est pas quelque chose qui s’ajoute à autre chose. Pour un gestaltiste, une mélodie n’est pas (comme c’était encore le cas chez von Ehrenfels) une suite de sons que le sujet complèterait d’une qualité de forme en l’entendant comme mélodie. Au contraire, la gestalt est la manière dont ces sons nous sont donnés. La date de naissance de la psychologie de la forme est marquée par la position de Wertheimer en 1912[22], qui refuse de traiter les gestalts comme qualités de quelque chose – une mélodie n’a pas qualité de forme, mais elle est forme[23].

Wittgenstein paraît parfois sous-estimer ce point et traite des gestalts comme s’ils s’inscrivaient au même niveau conceptuel que la forme (au sens géométrique) et la couleur[24]. Ces derniers prennent pourtant du point de vue gestaltiste une signification seulement en tant que traits d’une organisation. Une ligne ou une couleur est un élément fonctionnel du champ perceptif qui dépend de la configuration fonctionnelle globale de ce champ. Grouper la notion de gestalt avec celle de forme et de couleur n’est pas compatible avec la notion de gestalt de Köhler. Dans la discussion faite par Wittgenstein du « voir comme » et « voir un aspect », il devient ainsi difficile de cerner dans quelle mesure la notion de gestalt spécifique de Köhler intervient. J’ai donc préféré me concentrer sur d’autres sujets où le rapport avec Köhler peut être évalué de façon plus directe, comme l’articulation entre l’intérieur et l’extérieur, et le rapport à l’Autre, ce qui aura aussi l’avantage de contrebalancer la tendance à ne lire la psychologie de la forme que comme une psychologie de la perception.

Je soulignerai encore quatre aspects de la notion de forme. Premièrement, les unités qu’on a isolées dans le champ perceptif (par des techniques d’analyse comme le regard du peintre qui cherche à reproduire l’effet d’un visage) ne sont pas librement transposables dans d’autres contextes où les mêmes éléments peuvent prendre un nouveau sens. C’est ce que l’on entend en disant que les gestalts ne sont pas composés de leurs éléments[25].

Deuxièmement, l’organisation comme tout peut survivre à certaines modifications de ses éléments. Les formes peuvent varier : on peut chanter une mélodie dans différentes tonalités, en majeur ou mineur, avec des expressions diverses ; un visage est reconnaissable dans sa caricature ; une voix peut être puissante, douce, aigue, grave, etc.

Troisièmement, les gestalts sont des formations existant dans un temps organisé. Il ne faut pas réduire cette notion à l’image statique de l’objet visuel. Rappelons que deux pas clés dans le développement de ce concept ont été faits en partant de réflexions sur la mélodie (von Ehrenfels 1890) et le mouvement (Wertheimer 1912)[26].

Quatrièmement, et ce point est vraisemblablement le plus important, pour la psychologie de la forme, comme nous avons vu dans la définition de Köhler, c’est en fin de compte toujours tout un organisme qui négocie une réaction avec toute une situation de stimulation. Si nous pouvons traiter le champ perceptif de façon isolée, et dans ce champ le champ de la perception visuelle et dans ce champ la constitution d’objets de vision, nous ne devons jamais oublier que ce procédé doit se justifier heuristiquement en vue d’un intérêt scientifique spécifique. En principe, action, perception et expression constituent un seul champ intégré d’existence organique au sein duquel ces aspects s’entrelacent et se confondent[27]. L’expérience immédiate est selon Köhler une province dynamique dans un tout fonctionnel plus riche[28]. C’est pour cette raison que les gestaltistes peuvent considérer les implications pratiques, la prégnance, la valeur, comme partie intégrale d’objets en contexte. L’objet visuel déborde le cadre instrumental de l’analyse – il existe aussi « ailleurs » dans des contextes pratiques ou esthétiques, et c’est bien ce même objet (en tant que gestalt) qui s’y trouve. Ce sont des idées qui ne sont pas tout à fait étrangères à Wittgenstein. Pensons aux remarques de Wittgenstein concernant l’entrelacement entre savoir quelque chose et pouvoir faire quelque chose, ou celles concernant le cadre pratique dans lequel nous apprenons les noms des choses (aller chercher un livre, s’asseoir sur une chaise, etc.).

Köhler et les gestaltistes cherchent à s’émanciper de l’image paradigmatique de la mosaïque de la rétine comprise comme sensation objective et fondation de la perception. Selon ce modèle, nous recevons objectivement des formes et des couleurs (puisqu’on peut les indiquer objectivement comme configurations sur la rétine), tandis que la constitution d’objets, donc la mise en ordre de cette diversité, serait un apport du sujet. La sphère de la perception comprendrait donc un ajustement et une correction subjectifs d’une donnée objective, l’image de la rétine[29]. Selon la psychologie de la forme, le rôle de la rétine dans la perception est lourdement surestimé et la tentative d’élaboration d’une correspondance élément par élément entre elle et le champ perceptif est dépourvu de sens. Ni l’association d’éléments individuels (empirisme), ni quelque chose tel qu’un jugement (intellectualisme) ne peut faire avancer notre compréhension de la perception. A l’explication par le concept d’association, les gestaltistes opposent que l’observation du mouvement des yeux elle-même montre dès les stades les plus basiques une orientation par un champ d’« objets » en train de se constituer[30]. Contre l’idée d’une correction de la part du sujet sous forme de jugement, ils soulignent la passivité du sujet (du moins si on le comprend comme un sujet philosophique sans corps) – percevoir est un moment dans la négociation entre l’organisme et le milieu, non une projection, une correction ou un jugement.

Contrairement au monde des surfaces colorées et des lignes de l’introspectionnisme de Wundt et celui des stimuli des béhavioristes, Köhler s’intéresse au « monde tel que nous le percevons, naïvement et sans esprit critique »[31]. C’est le monde dans lequel il y a des assiettes, des couteaux et des fourchettes, qui est habité par d’autres hommes, sympathiques ou non, dans lequel on peut faire des choses comme des courses ou écrire un article. Et dans ce monde, c’est le café qui sent bon – ni les molécules aromatiques, ni mes récepteurs olfactifs, ni mon cerveau ou mon sujet.

Köhler se classe en termes de méthode comme de théorie parmi les phénoménologues expérimentaux. Mais il reste à déterminer la proximité ou la distance entre la phénoménologie de Köhler et une philosophie de la conscience pour déterminer le lieu philosophique de la notion de forme[32]. Pour clarifier cela, il faudrait déterminer sa notion d’intentionnalité, mais justement, ce point, Köhler ne le développe pas[33].

Le potentiel et les limites de la phénoménologie de Köhler se révèlent dans son traitement de la séparation subjectif/objectif comme distinction se constituant à l’intérieur d’un champ d’expérience[34]. Les états de l’intérieur (ce qui comprend la perspective de mon corps comme phénomène) et les choses de l’extérieur, du monde partagé, ne sont pas séparés par un abîme absolu. Dans bien des cas, au contraire, cela a peu de sens de tenter de déterminer la sphère d’un événement, de se demander quelles composantes de l’objet sont « objectives » et lesquelles sont « subjectives ». Le problème de la psychologie n’est pas le problème de la position d’un sujet face à l’expérience – c’est selon Köhler un faux problème, ou du moins, ce n’est pas le problème de la psychologie.

Mais en disant cela, Köhler ne fait que contourner la question du sujet puisque le caractère de l’« expérience immédiate », au sein de laquelle les sphères du subjectif et de l’objectif se constituent, demeure tout à fait incertain – ce qui est insatisfaisant dès lors que le rôle que Köhler confère à l’expérience est tout à fait capital :

Puisque ma connaissance de la physique repose intégralement sur des notions et des observations contenues ou dérivées de l’expérience directe, tous les termes que j’emploie dans cette science doivent, en dernière instance, renvoyer à la même source[35].

Cette tournure est malheureuse dans la mesure où elle fait dépendre même l’articulation organisme/milieu de l’expérience que nous en avons. Certes, nous avons vu que ce que les gestaltistes nomment « expérience » est un champ englobant l’action, la perception et l’expression, mais Köhler ne parvient pas à montrer comment l’on pourrait comprendre cela autrement que comme la fondation de la gestalt dans la conscience (même étendue). C’est là aussi une des raisons pour lesquelles on réduit souvent la psychologie de la forme à une psychologie de la perception, puisque les autres aspects semblent écrasés par les exemples choisis qui relèvent principalement de la vision et de ses paradoxes. Qui plus est, Köhler considère de moins en moins l’existence corporelle en réduisant souvent le corps au cerveau, et perd de vue de temps à autre la dimension de l’action[36].

Comment donc parler du champ de l’expérience subjective chez Köhler ?

[…] nous avons conclu que le langage, comme déroulement de faits physiologiques, est le résultat périphérique des processus physiologiques qui l’ont précédé. Selon notre hypothèse générale, l’ordre concret de cette expérience donne un tableau de l’ordre dynamique de ces processus. Ainsi, si mes mots représentent pour moi une description de mes expériences, ils constituent en même temps des représentations objectives des processus qui sous-tendent ces expériences. Par conséquent, il importe peu de savoir si mes mots peuvent être pris comme des messages soit sur l’expérience, soit sur ces faits physiologiques[37].

La correspondance du champ phénoménologique et de l’ordre physiologique fonctionnel du cerveau sur laquelle Köhler fait reposer la possibilité de comprendre les propos d’un individu comme symbole adéquat se rapportant à son monde vécu est une hypothèse et en tant que telle, elle a une valeur philosophique limitée. Elle ne constitue pas, et c’est crucial pour Wittgenstein, une réponse philosophique (même en admettant que cela ne veuille pas dire une « solution ») au scepticisme de l’intérieur. Il s’agit maintenant de clarifier l’objet de la psychologie pour déterminer comment Wittgenstein reprend et rejette les idées gestaltistes pour en élaborer une ligne pour penser le sujet.

Matthias Heuser (Université de Picardie Jules verne – CURAPP)

Matthias Heuser a fait ses études en Philosophie et en Histoire à Bochum, Tours et Berlin. Il est depuis l’année 2009/10 doctorant en co-tutelle entre la Freie Universität Berlin auprès de Gunter Gebauer et l’UPJV auprès de Sandra Laugier sur « Les articulations du sujet. Wittgenstein et Merleau-Ponty ».

 

Abréviations

RC – Wittgenstein : Remarques sur les couleurs

RPP – Wittgenstein : Remarques sur la philosophie de la psychologie

RPII – Wittgenstein : Recherches Philosophiques II

EP – Wittgenstein : Etudes préparatoires à la 2nde partie des Recherches philosophiques (Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie I)

 

Références :

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Ludwig Wittgenstein, Letzte Schriften über die Philosophie der Psychologie. éd par Georg H. von Wright et Heikki Nyman, Werkausgabe Tome 7, Frankfurt/M, Suhrkamp 1984 ; trad. fr. par Gérard Granel, Etudes préparatoires à la 2nde partie des Recherches philosophiques (Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie I), Mauvezin, TER 1985, 2000.

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[1] Wolfgang Köhler (1887-1967), professeur de psychologie à Berlin et à Princeton est l’une des grandes figures du courant de pensée que nous nommons la psychologie ou, d’une manière plus générale perspective plus étendue, théorie de la forme.

[2] Les références explicites à Köhler et à la psychologie de la forme se trouvent dans MS 130-132, 134-137, 144, 173, 176 et dans TS 229, 232 et 245 (avec des doublures et variantes). Ces passages (ou des variantes) sont en partie publiés dans Remarques sur la philosophie de la psychologie I et II, Recherches Philosophiques II et dans Remarques sur les couleurs. En outre, même sans mentionner Köhler, les Derniers écrits sur la philosophie de la psychologie I (Etudes préparatoires à la 2nde partie des Recherches philosophiques), se basent sur un MS qui s’y réfère. Nous trouvons également des discussions sur Köhler dans les notes de cours d’étudiants publiées dans Wittgenstein’s lectures on philosophical psychology. 1946-47, éd. par P. T. Geach, New York, Harvester, 1988 (tr. fr. E. Rigal, Cours sur la philosophie de la psychologie. Cambridge 1946-1947, Mauvezin, Trans-Europ-Repress, 2001). En tout, il y a dans le Nachlass (donc sans les cours) 23 passages consacrés explicitement à Köhler ou à la psychologie de la forme.

[3] W. Köhler, Gestalt psychology, New York, Liveright, 1929 ; trad. all. Psychologische Probleme, Berlin, Springer, 1933 ; tr. fra. Psychologie de la forme, Paris, Gallimard, 1964, réimpression 2000.

[4] Wittgenstein l’affirme concernant l’étude des couleurs RC I 22 ; on peut comprendre ce projet comme la suite de celui qu’il développe dans le Big Typescript où il affirme entreprendre une recherche visant à accomplir justement ce que nous attendons du langage phénoménologique (TS 213 p. 427).

[5] Il dit cela clairement dans l’introduction à Die physischen Gestalten in Ruhe und im stationären Zustand, Berlin, Braunschweig, 1920 – alors même qu’il s’agit d’un de ses textes théoriques.

[6] Köhler se trouve souvent dans le rôle de celui qui représente ce que nous sommes enclins à dire.

[7] J.-J. Rosat, Dix conférences sur Wittgenstein et la description de l’expérience, 2003-2006. En ligne sur le site du Collège de France.

[8] Il s’agit en effet d’une raison et non seulement d’une cause – ce qui est très important pour comprendre le conflit entre Wittgenstein et Köhler.

[9] RPPII 63.

[10] Voir : Ch. Chauviré, L’immanence de l’ego, Paris, PUF, 2009.

[11] RPII, p. 271-2.

[12] J.-J. Rosat, Dix conférences, op. cit., p. 1.

[13] RC I, 39.

[14] RC I, 40 ; voir aussi RC III, 229 (cité plus bas).

[15] Cours 1946-47, p. 107.

[16] J.-J. Rosat, Dix conférences, op. cit.,p. 148 ; voir aussi V. Descombes, La denrée mentale, Paris, Minuit, 1995, p. 9 sur le concept du phénomène.

[17] H.-J. Glock, Dictionnaire Wittgenstein, Paris, Gallimard, 2003, pp. 444-5 ; je dois avouer ne pas bien comprendre ce jugement. Nous verrons que Köhler n’entendait aucunement éliminer la sphère du psychologique par le biais de son isomorphisme psychophysique. Et que Wittgenstein n’entend pas non plus répondre à une telle position.

[18] J’en liste trois : M. G. Ash, Gestalt psychology in German culture, 1890-1967. Holism and the quest for objectivity, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, la présentation historique la plus complète ; P. Guillaume, La psychologie de la forme, Paris, Flammarion, 1992, texte classique de 1937 ; V. Rosenthal/Y.-M. Visetti, Köhler, Paris, Belles lettres, 2003. Ainsi qu’un article qui approfondit le sujet : V. Rosenthal/Y.-M. Visetti, « Sens et temps de la gestalt », in, Intellectica, n°28, 1999, pp. 147-227, présentation d’un point de vue contemporain, très informé des utilisations de la théorie de la forme aujourd’hui.

[19] V. Rosenthal/Y.-M. Visetti, « Sens et temps de la gestalt », op. cit., p. 152.

[20] Psychologie de la forme, p. 109.

[21] Psychologie de la forme, p. 183.

[22] M. Wertheimer, « Experimentelle Studien über das Sehen von Bewegung », in : Zeitschrift für Psychologie, 61, 1912, pp. 161-265.

[23] Dans le passage cité plus haut [Psychologie de la forme, p. 183] Köhler se base sur la notion de Gestalt de Goethe, comme Wittgenstein s’appuie sur lui pour rendre compte de sa perspective conceptuelle (RC II, 16).

[24] MS135 pp. 39-40 ; MS134 p. 56 ; voir aussi RPPI 85, 86 et 422.

[25] Voir Psychologie de la forme, p. 205.

[26] Comparez avec l’exemple du cinéma dans V. Rosenthal/Y.-M. Visetti, « Sens et temps de la gestalt », op. cit., p. 218.

[27] Id., à partir de la p. 196. Koffka et Wertheimer ont développé ce point plus en détail que Köhler.

[28] Psychologie de la forme, p. 253.

[29] Un exemple classique d’une telle correction serait la fusion des images des deux yeux données indépendamment dans une seule vision binoculaire comprenant, grâce à cette correction, de la profondeur.

[30] Psychologie de la forme, p. 169.

[31] Psychologie de la forme, p. 11.

[32] Je parle spécifiquement du Köhler de La psychologie de la forme. Affirmer l’ambiguïté sur ce point dans le reste de son œuvre également demanderait une étude plus spécifique. Mais pour l’instant, je n’ai pas trouvé de clarification non plus dans d’autres textes de Köhler.

[33] Köhler s’appuie sur des formulations assez classiques qui ne nous avancent pas beaucoup dans le contexte de cet article. « Son caractère [celui de l’expérience] le plus apparent consiste en ce que, dans certaines circonstances, nous sentons que des parties de l’expérience réelle nous mènent au-delà de l’expérience, vers quelque chose de spécifique [dans la version allemande : unmittelbar in ihr mitgegeben] et dont nous nous sentons assurés qu’il est bien là. Ainsi l’expérience nous renseigne sur son propre degré d’inachèvement. » (Psychologie de la forme, p. 254) : il s’agit ici, bien entendu, d’une absence de réponse sur le plan de la théorie. Köhler met en œuvre bien souvent dans la description de ses expériences et dans sa discussion de l’Autre dans La psychologie de la forme une conception praxéologique de la notion de gestalt. Qui plus est, l’intégration des champs de l’action, de la perception et de l’expression fait que la gestalt déborde bel et bien potentiellement la seule conscience. Une bonne partie de ses expériences avec les singes sur Ténériffe en sont un bon exemple. Mais nous allons voir que Köhler se lie constitutivement à l’Anschauung compris comme conscience.

[34] Psychologie de la forme, p. 26-7 ; voir aussi le début du chapitre sur le comportement à partir de p. 211.

[35] Psychologie de la forme, p. 34.

[36] A comparer avec la liste des critiques classiques faites à la psychologie de la forme dans V. Rosenthal/Y.-M. Visetti, « Sens et temps de la gestalt », op. cit., p. 184.

[37] Psychologie de la forme, pp. 70-1.

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