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La question animale : lectures croisées entre Derrida et l’éthique du care

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La question animale : lectures croisées entre Derrida et l’éthique du care

 

Sophie Cloutier, Professeure associée, Université Saint-Paul, Centre de recherche en éthique publique et gouvernance.

Résumé

Dans ses développements récents, l’éthique du care semble répondre à l’injonction de Derrida concernant l’importance de considérer la singularité des animaux, de leur porter attention singulièrement, mais sans se référer directement à lui. C’est ce dialogue que nous proposons d’ouvrir afin de montrer les affinités entre Derrida et l’éthique du care sur la question animale. Ce dialogue permet d’approfondir les réflexions amorcées en éthique du care grâce à l’analyse de Derrida à propos du préjudice que la modernité fait subir aux animaux. D’autre part, la relation que Derrida cultive avec son chat, dans laquelle il ancre sa réflexion, permet d’exemplifier la thèse de Maurice Hamington voulant que les relations de qualité avec les animaux, puisqu’elles impliquent la corporéité, contribuent au développement de nos facultés morales.

Abstract

In its recent developments, the ethics of care seems to answer Derrida’s injunction concerning the importance of considering the singularity of animals, to pay attention to them singularly, but without direct reference to his work. I propose to open this dialogue between Derrida and the ethics of care in order to examine the affinities between them regarding the question of the animal. This dialogue is fruitful because, on one hand, Derrida’s analysis of the prejudice that modernity harbors against animals can be used to deepen the reflections initiated by the ethics of care. On the other hand, Derrida’s relationship with his cat, in which he anchors his reflection, exemplifies Maurice Hamington’s argument suggesting that meaningful relationships with animals participate in the development of moral faculties requisite for ethical behavior.

 

Introduction

La question de la protection des animaux a pris beaucoup d’importance dans les dernières années. Cependant, les débats actuels, très centrés sur la question des droits des animaux, font souvent l’économie d’une réflexion de fond sur les causes de l’exploitation et notre rapport à la finitude. À ce titre, la pensée de Jacques Derrida nous semble particulièrement pertinente et actuelle. La question animale traverse son œuvre en filigrane et se situe dans l’ensemble de son projet de déconstruction de l’idée de la rationalité occidentale par laquelle l’homme s’est octroyé le privilège de dominer l’ensemble des vivants et la nature. Derrida avance que ce privilège et cette domination sur les animaux s’élaborent comme une tentative de se distinguer du reste des êtres vivants, trahissant ainsi un désir de fuir le règne animal pour échapper à la finitude.

On retrouve dans l’éthique du care une critique similaire à celle de Derrida autour des notions de souveraineté, de maîtrise et d’autonomie qui permet en retour de renouer avec la vulnérabilité, la finitude et l’interdépendance. Depuis que Joan Tronto[1] a élargi la définition du care, les penseur.es du care[2] s’intéressent de plus en plus aux animaux et à l’environnement, c’est-à-dire à tout ce qui fait monde avec nous et sollicite notre soin. L’éthique du care semble répondre à l’invitation de Derrida de considérer la singularité des animaux, de leur porter attention singulièrement, mais sans se référer directement à lui. C’est ce dialogue que nous proposons d’ouvrir afin de montrer les affinités entre Derrida et l’éthique du care sur la question animale. Ce dialogue nous semble fructueux puisqu’il permet d’approfondir les réflexions amorcées en éthique du care grâce à l’analyse de Derrida à propos des préjugés que la modernité entretient à l’égard des animaux. Dans L’animal que donc je suis, Derrida, tel un psychanalyste, traque les mécanismes de dénégation de la capacité de répondre des animaux. D’autre part, la relation qu’il cultive avec son chat, dans laquelle il ancre sa réflexion, permet d’exemplifier la thèse de Maurice Hamington[3] qui soutient que les relations de qualité avec les animaux, puisqu’elles s’inscrivent dans la corporéité, contribuent au développement de nos facultés morales. Nous allons procéder sous forme de dialogue, de lectures croisées, afin de mettre en lumière certaines affinités entre Derrida et l’éthique du care, comme autant de lieux de rencontre qui mériteraient d’être explorés et approfondis davantage.

I. L’être-avec-l’animal

Dans « Learning Ethics From Our Relationships with Animals: Moral Imagination », Hamington suggère que les humains ont beaucoup à apprendre des animaux et cela non seulement au niveau scientifique par l’observation de leur comportement, mais surtout au niveau éthique puisque les interactions avec les animaux stimulent l’imagination morale qui intervient dans le sentiment d’empathie[4]. Hamington s’inscrit dans la perspective de l’éthique du care qui défend une anthropologie philosophique qui contraste avec la vision moderne du sujet comme être autonome. Elle considère plutôt l’humain comme un être fondamentalement vulnérable, inscrit dans des réseaux de relations et de dépendance qui font de chacun de nous à la fois des bénéficiaires et des pourvoyeurs de soins. Ces réseaux de relation incluent les animaux et la nature.

Ainsi, l’éthique du care n’esquive pas les questions que posait Derrida, à savoir :

L’animalité fait-elle partie de tout concept de monde, et même de monde humain? L’être-avec-l’animal est-il une structure fondamentale et irréductible de l’être-dans-le-monde, si bien que l’idée d’un monde sans animal ne puisse même pas être une fiction méthodique[5]?

L’éthique du care ne se limite pas non plus à la question de Bentham ‘Can they suffer?’, que reprend Derrida[6], mais veut répondre à la souffrance et aux besoins concrets des animaux non-humains qui partagent notre monde. Selon Hamington, les approches dans la lignée des travaux de Peter Singer ou Tom Reagan se bornent à considérer les animaux comme des êtres abstraits ou des données biologiques, alors que l’éthique du care les considère comme des êtres particuliers faisant partie de notre monde et avec lesquels nous entretenons des relations de proximité et de dépendance[7]. Et la responsabilité se pense ici à l’aune de la relation, comme relationalité.

Nous remarquons ici un premier lieu de rencontre, une première affinité, avec la pensée de Derrida. Dans L’animal que donc je suis, Derrida interroge en effet toute une tradition, toute une configuration qui passe par Descartes, Kant, Heidegger, Lacan et Lévinas, qui a fait de « l’animal un théorème, une chose vue et non voyante[8] ». Comme il l’exprime :

L’expérience de l’animal voyant, de l’animal qui les regarde, ils ne l’ont pas prise en compte dans l’architecture théorique ou philosophique de leur discours. Ils l’ont dénié en somme, autant que méconnue. […] Les hommes de cette configuration, c’est comme s’ils avaient vu sans être vus, comme s’ils avaient vu l’animal sans être vus par lui, sans s’être vus vus par lui : sans s’être vus vus nus par quelqu’un qui, du fond d’une vie dite animale, et non seulement par le regard, les aurait obligés de reconnaître, au moment de l’adresse, que cela les regardait[9].

Cette dénégation du pouvoir des animaux de nous regarder, de nous adresser et d’avoir un point de vue sur nous, trahit une indifférence à leur égard et génère du coup une méconnaissance de leur spécificité. Les différences structurelles entre les animaux sont supprimées dans la catégorie l’Animal, comme s’il était possible de réduire la pluralité des vivants sous un singulier général, « séparé de l’homme par une seule limite indivisible[10] ». Une première violence est ainsi faite aux animaux, une violence théorique qui légitime l’assujettissement tout en procurant les ressorts de son déni. Derrida formule ainsi le préjugé : « à la différence de nous les hommes (différence qui est ainsi déterminée), l’animal ne parle ni ne répond, que sa capacité à faire signe est étrangère au langage et se trouve limitée, fixée par un programme[11] ». L’animal se voit ainsi réduit en animal-machine qu’on ne peut donc pas tuer[12]. Mais des voix commencent à s’élever, certaines personnes commencent à penser cette guerre contre l’animal. Derrida suggère ainsi qu’une autre guerre s’engage alors « entre, d’une part, ceux qui violent non seulement la vie animale mais jusqu’au sentiment de compassion et, d’autre part, ceux qui en appellent au témoignage irrécusable de cette pitié[13] ». Nous remarquons ici une autre affinité avec l’éthique du care autour cette fois de la question des sentiments de pitié et de compassion et du témoignage irrécusable de cette pitié. Une affinité qui se situe donc au niveau de l’affect, nous y reviendrons.

II. Cultiver l’empathie

Derrida ne s’aventure pas directement sur le chemin qui consisterait à se demander ce qui fait que certaines personnes se situent dans un camp plutôt qu’un autre. C’est précisément cette question du développement du potentiel éthique qui intéresse Hamington et sur laquelle s’était déjà penchée Nel Noddings dans ses travaux pionniers sur l’éducation et le care[14]. Hamington avance premièrement que l’empathie est une capacité qui doit être cultivée. Il la définit comme la capacité à utiliser notre imagination pour comprendre les sentiments et les actions des autres ou la situation dans laquelle ils se trouvent. Les humains peuvent ressentir de l’empathie pour ce qui est non-familier : pour des étrangers, des animaux ou des personnages fictifs en littérature ou au cinéma. Selon Hamington, l’empathie est vécue dans un rapport au corps, elle est incarnée, au sens où nous avons des ressources corporelles qui permettent d’imaginer ce que l’autre ressent dans son corps, même si ce corps est différent du nôtre. Comme il l’écrit, « imagination is a crucial link between what the body knows, empathy, and care[15] ». La proximité physique avec les animaux joue ainsi un rôle dans le développement de l’empathie et de l’imagination :

If proximal bodily relations provide experiential resources for empathy between humans, it follows that such experiences also occur with our interactions with other embodied beings. Certain species of animals such as cats and dogs have a history of strong embodied relations with humans. […] The medical, hospice, and convalescent communities have acknowledged the human-animal connection through Animal-Assisted Activities and Therapy (AAA / T) Programs. […] Such animals play an affective role in a manner that no material object can in improving the quality of care for patients. There is a familiar comfort between the bodies of humans and animals that does not require articulation to initiate[16].

Ainsi, le rapport avec les animaux non-humains implique la corporéité, il se passe entre deux corps vivants différents, ce qui nous rappelle à notre propre corps et à notre animalité. Cette relation diffère aussi de celle entre les humains familiers puisqu’elle n’implique pas la même relation au langage, au logos. Il faut en effet apprendre à écouter un autre type de langage. Un tel apprentissage ne peut se faire que dans la rencontre et la relation familière avec les animaux, comme le souligne Noddings :

When one is familiar with a particular animal family, one comes to recognize its characteristic form of address. […] When I enter my kitchen in the morning and my cat greets me from her favorite spot on the counter, I understand her request. This is the spot where she sits and ‘speaks’ in her squeaky attempt to communicate her desire for a dish of milk. I understand what she wants, and it does not seem inaccurate to say that she expects to be given both milk and affectionate stroking. I have incurred an obligation and, as we shall see, this obligation rests on the establishment of a relation[17].

La relation que Noddings entretient avec son chat n’est pas sans rappeler celle de Derrida avec le sien. Mais ici Noddings ne se pose même pas la question de savoir si son chat peut s’adresser à elle et si elle doit répondre. La relation de proximité avec cet animal particulier crée l’obligation éthique et la responsabilité de prendre soin. Le contact de proximité permet à la fois d’initier le sentiment de responsabilité et la capacité d’attention et d’écoute d’un autre type de langage, de la voix différente, pour reprendre le titre de l’ouvrage pionnier de Carol Gilligan[18]. Hamington considère que le fait de développer une capacité d’attention pour les animaux et leur voix différente peut s’avérer très bénéfique pour la relation avec les humains non-familiers, les étrangers ou les personnes avec certains handicaps qui ne peuvent pas employer le langage verbal usuel. Les enfants qui sont en contact de proximité avec les animaux peuvent apprendre à sentir les besoins de l’autre par-delà un langage commun, voire développer des outils de communication entre espèces. Comme Hamington l’écrit :

If we can see our way to care for non-human creatures, not as property, but as extensions of ourselves, perhaps we can also come to care for and about one another. […] if I have the moral will not to participate in violence perpetuated against animals, the challenge to care for bipedal animals that are a lot like me does not seem so great[19].

Il serait intéressant d’intégrer les réflexions de Simone Weil à la discussion afin d’explorer le potentiel de ses notions de lecture, d’écoute et d’attention, qui exigent une forme de silence intérieur[20]. Il y aurait sans doute là une piste à creuser pour approfondir la question du déni du pouvoir de répondre des animaux[21]. Cette piste nous conduirait à déplacer la question, qui ne serait plus « Est-ce que l’animal peut répondre? », mais « Est-ce que nous pouvons entendre la réponse? » « Sommes-nous disposés à écouter les animaux? », ou pour le dire avec Derrida, « Il ne s’agirait pas de ‘rendre la parole’ aux animaux mais peut-être d’accéder à une pensée, si chimérique ou fabuleuse soit-elle, qui pense autrement l’absence du nom ou du mot, et autrement que comme privation[22]. »

III. La relation : concrétiser le particulier

L’éthique du care mobilise l’attention weilienne comme une disposition fondamentale, puisqu’afin de mettre en place des services pour aider, il faut premièrement reconnaître le besoin[23]. Mais avant même de pouvoir parler d’attention et de soin, il faut d’abord rencontrer l’autre. Hamington insiste en effet sur l’idée que le care a besoin d’un processus de concrétisation qui s’opère par le biais d’une relation de proximité où l’autre vivant n’est plus seulement une catégorie, mais prend chair, devient un être particulier avec des caractéristiques et des besoins uniques, d’où l’importance des relations entre les enfants et les animaux. Différentes études ont en effet montré que les défenseurs des droits des animaux et de l’environnement avaient eu des expériences significatives avec des animaux dans leur jeunesse[24]. À l’inverse, plusieurs recherches montrent que la violence et la cruauté perpétrées envers les animaux sont des précurseurs de la violence faite à l’encontre des humains et particulièrement, des femmes. Carol J. Adams analyse ce phénomène en termes de système de domination dans une lecture intersectionnelle entre le sexisme et la violence faite aux animaux[25]. La domination sur les femmes et sur les animaux participerait d’un même type de logique d’objectivation[26].

Nous pourrions multiplier les exemples d’initiatives de pratiques éducatives avec les animaux et la liste des bienfaits puisque l’apprentissage avec les animaux n’a finalement rien de nouveau. Cependant, comme le souligne Hamington : « With animals, as with women and people of color in the past, the challenge is to overcome powerful and long-lasting oppressive narratives that limit rich relations[27]. » Sur ce point, il est étonnant que les penseur.es du care ne mobilisent pas davantage la réflexion de Derrida sur le préjudice que l’homme fait subir aux animaux, comme une ressource importante pour déconstruire ces narrations. Derrida explique en effet comment les philosophes ont construit un dispositif discursif afin de démontrer, sans y réussir ajoute-t-il, la limite entre l’homme et l’animal. Cette construction a de plus placé « la femme et l’enfant du côté de l’animal[28] », faisant en sorte que la haine de l’animal peut s’étendre à « une certaine haine de la féminité, voire de l’enfance[29] ». La déconstruction derridienne de cette tradition philosophique occidentale procure de ce fait des ressources importantes pour élargir la portée critique de l’éthique du care. En mobilisant par exemple sa lecture du cogito cartésien comme exclusion de l’animalité, comme une tentative d’abstraire du ‘je’ le corps vivant[30], l’éthique du care pourrait trouver en Derrida un allié pour prolonger et enrichir sa critique philosophique de l’autonomie – qui demeure très centrée sur la théorie de la justice de John Rawls. La relecture derridienne de cette tradition à partir de la question de l’animal, révélant que le sujet ne peut se poser comme sujet-souverain que s’il se pense à la fois comme désincarné, devrait intéressée l’éthique du care en ce qu’elle tente justement de remettre en question cette présomption.

Cette mobilisation paraît d’autant plus nécessaire que Derrida semble exemplifier le processus de concrétisation et le lien entre la corporéité, l’imagination et l’empathie qu’expose Hamington. En effet, tout au long de L’animal que donc je suis, Derrida évoque les idées d’autobiographie[31], de témoignage[32] et d’autorité de l’expérience[33], comme autant de manière de laisser entendre qu’il pense à partir de son expérience. C’est à partir d’un affect, et particulièrement à partir de l’expérience de la relation qu’il entretient avec son chat – et de sa honte d’avoir honte d’être nu devant son chat[34] – qu’il questionne une tradition philosophique qui méprise et fait violence aux animaux. La relation particulière qu’il entretient avec son chat lui permet d’être attentif à la violence qui est faite aux animaux lorsqu’on nie leur particularité pour les dissoudre dans une catégorie, un concept abstrait. C’est à même sa relation avec une irremplaçable singularité qui s’adresse à lui que Derrida expérimente sa propre vulnérabilité et mortalité. Comme il l’exprime :

[…] il vient à moi comme ce vivant irremplaçable qui entre un jour dans mon espace, en ce lieu où il a pu me rencontrer, me voir, voire me voir nu. Rien ne pourra jamais lever en moi la certitude qu’il s’agit là d’une existence rebelle à tout concept. Et d’une existence mortelle, car dès lors qu’il a un nom, son nom lui survit déjà. Il signe sa disparition possible. La mienne aussi – et cette disparition, d’ici là, fort/da, s’annonce chaque fois que, nudité ou non, l’un de nous quitte la pièce[35].

Derrida expérimente l’être-avec un animal et s’étonne que les philosophes modernes aient pu observer les animaux sans jamais se sentir observés par eux, regarder un animal sans reconnaître que l’animal pouvait aussi les regarder et s’adresser à eux. Ce déni de mutualité possible serait au fondement de la justification de la domination sur les animaux. Pour le dire avec Jean Grondin :

Le soupçon de Derrida est que l’autopromotion de la différence qu’incarnerait la raison humaine s’érige sur un oubli, une répression, voire une violence originaire, celle qui consiste à nier l’animalité de l’homme et, par conséquent, sa mortalité. Tout son travail se veut une lutte contre cette violence, car elle équivaudrait, littéralement, à une « dénaturation » de l’homme[36].

Derrida questionne ce déni et joue sur la polysémie du mot « suis » qui peut évoquer une modalité de l’être (être un animal) ou l’action de suivre (traquer l’animal/venir après l’animal[37]). Il écrit :

En quel sens du ‘prochain’ (qui n’est pas forcément celui d’une tradition biblique ou gréco-latine) devrais-je dire que je suis proche ou près de l’animal, et que je le suis, et dans quel ordre de pression? […] L’animal est là avant moi, là près de moi, là devant moi – qui suis après lui. […] Et depuis cet être-là-devant-moi, il peut se laisser regarder, sans doute, mais aussi, la philosophie l’oublie peut-être, elle serait même cet oubli calculé, il peut, lui, me regarder. Il a son point de vue sur moi. Le point de vue de l’autre absolu, et rien ne m’aura jamais tant donné à penser cette altérité absolue du voisin ou du prochain que dans les moments où je me vois vu nu sous le regard d’un chat[38].

La pensée du care ne tombe pas dans le piège de cet oubli. Elle nous invite même à considérer que ce déni est aussi un déni du corps, comme corps souffrant, affamé, ayant des besoins particuliers. Aussi, et peut-être surtout, un déni du corps qui porte la vie et en prend soin, donc du corps féminin. Il y a donc une forme de correspondance entre ce que Derrida entrevoit comme un déni, un oubli, et ce que l’éthique du care pense comme un processus d’invisibilisation du care et de ce fait, des corps qui produisent et reproduisent la vie.

Nous n’avons pu qu’entamer un dialogue qui mériterait d’être poursuivi en ce qu’il peut nourrir l’éthique du care. Les réflexions de Derrida et des penseur.es du care se croisent dans l’importance de considérer la particularité des animaux, de cet être particulier qui nous regarde. Elles convergent aussi dans l’idée que cette attention portée à la particularité est nécessaire pour cultiver l’empathie, une disposition qui prend racine dans l’expérience concrète et incarnée de la rencontre de l’autre. Autant Derrida que les penseur.es du care nous renvoient à la vulnérabilité fondamentale que nous partageons avec les animaux non-humains, voire l’ensemble des vivants.

En somme, c’est la question de la relation avec un vivant particulier, dans ce cas un animal, qui nous semble le lieu de rencontre décisif entre Derrida et l’éthique du care. Nous sommes dans les deux cas dans une pensée de l’affect. L’affinité se tient dans ce désir commun de témoigner de cette expérience qui survient quand ce vivant particulier s’avance vers nous, lorsqu’il établit un lien, une relation, qu’il manifeste un besoin et nous demande d’y répondre. Ce face-à-face est une expérience incarnée, un corps-à-corps, et non seulement une expérience de pensée, qui ouvre ainsi l’espace et le temps de la responsabilité éthique. La responsabilité n’est pas ici assujettie au langage juridique, mais s’attache à une expérience d’inter-corporéité, donc à une expérience d’affect, de vulnérabilité, de souffrance, d’empathie, de compassion, mais aussi de violence et de cruauté. D’où l’enjeu de l’éducation des enfants dans la proximité et les relations de qualité avec les animaux. Il faut pouvoir offrir aux enfants la possibilité d’expérimenter l’amitié entre les espèces, la possibilité d’expérimenter l’hospitalité de l’étrangeté animale.


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[1] Voir Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La découverte, 2009.

[2] Outre l’article , de Maurice Hamington sur lequel nous nous focaliserons, « Learning Ethics From Our Relationships with Animals: Moral Imagination », International Journal of Applied Philosophy, Volume 22, Number 2, 2008, pp. 177-188, nous nous référons à Sandra Laugier (dir.), Tous vulnérables? Le care, les animaux et l’environnement, Paris, Payot, 2012. Les différentes contributions rassemblées dans cet ouvrage permettent de constater la richesse de la réflexion du care sur la question animale.

[3] Maurice Hamington, International Journal of Applied Philosophy, op. cit.

[4]  Maurice Hamington, International Journal of Applied Philosophy, op. cit., p. 177.

[5] Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, Paris, Galilée, 2006, p. 113.

[6] Ibidem, p. 48.

[7] À propos de la question de la défense des animaux, Hamington défend la pertinence de l’éthique du care et la distingue des approches de Tom Reagan, centrée sur la question des droits des animaux, et de Peter Singer, basée sur l’utilitarisme. Nous nous référons aussi à l’ouvrage collectif dirigé par Sandra Laugier, où plusieurs chapitres abordent l’apport de l’éthique du care dans les débats sur la défense des animaux.

[8] Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 32.

[9] Idem.

[10] Ibidem, p. 73.

[11] Ibidem, p. 125.

[12] Derrida écrit en effet: « La mise à mort, le sacrifice de l’animal, son exploitation à mort ne sont pas en vérité, dans cette logique, des meurtres. Ils ne sont pas interdits par le ‘Tu ne tueras point’. C’est que l’animal, au fond, puisqu’il ne saurait être la victime d’un meurtre, ne meurt pas. » (L’animal que donc je suis, op. cit., pp. 152-153). Cette idée trouve écho dans la notion de « référent absent » de Carol J. Adams. L’industrie de la boucherie fait de l’animal un référent absent : l’homme carnivore est séparé de l’animal et l’animal, du produit final. Le référent absent opérationnalise ainsi l’abandon moral en ce qu’il masque la violence faite aux animaux, protège la conscience du carnivore et dématérialise les animaux individuels. Voir Carol J. Adams, The Sexual Politics of Meat: a Feminist-Vegetarian Critical Theory, New York, Continuum, 2000.

[13] Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 50.

[14] Nel Noddings, Caring. A Feminine Approach to Ethics & Moral Education, Berkeley, University of California Press, 1984.

[15] Maurice Hamington, International Journal of Applied Philosophy, op. cit., p. 181.

[16] Ibidem, p. 181.

[17] Nel Noddings, Caring, op. cit., p. 155-156.

[18] Voir Carol Gilligan, In a Different Voice. Psychological Theory and Women’s Development, Cambridge, Harvard University Press, 1982.

[19] Maurice Hamington, International Journal of Applied Philosophy, op. cit., p. 186.

[20] Sur Simone Weil, l’attention, le silence et le care, voir Sophie Bourgault, « Repenser la ‘voix’, repenser le silence : l’apport du care », in Sophie Bourgault et Julie Perreault (dir.), Le care : éthique féministe actuelle, Montréal, éd. du Remue-ménage, 2015, pp. 163-186.

[21] Il faudrait aussi revenir à Porphyre qui, rappelle Derrida, insiste sur la capacité des animaux à écouter la voix et à y répondre (voir L’animal que donc je suis, op. cit., p. 120). Dans L’animal que donc je suis, Derrida aborde à plusieurs reprises la question du déni de réponse des animaux (voir notamment p. 55).

[22] Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 74.

[23] Voir par exemple Joan Tronto, Un monde vulnérable, op. cit., en particulier le chapitre 4 où elle décrit les quatre phases du care.

[24] Voir par exemple Suzanne Rice and A.G. Rud (ed.), The Educational Significance of Human and Non-Human Animal Interactions. Blurring the Species Line, New York, Palgrave Macmillan, 2016 ; Mary Renck Jalongo (ed.), Teaching Compassion: Humane Education in Early Childhood, Dordrecht, Springer, 2013 ; Jyotsna Pattnaik, « On Behalf of Their Animal Friends: Involving Children in Animal Advocacy », Childhood Education, 81:2, 2004, pp. 95-100.

[25] Voir Carol J. Adams, The Sexual Politics of Meat: a Feminist-Vegetarian Critical Theory, op. cit. et Carol J. Adams, « Woman-Battering and Harm to Animals », in Carol J. Adams and Josephine Donovan (ed.), Animals and Women Feminist Theoretical Explorations, Durham, Duke University Press, 1995, pp. 55-84.

[26] Adams a d’ailleurs discuté de sa proximité avec la pensée de Derrida  dans différentes entrevues, particulièrement à propos de sa notion de carnophallogocentrisme. Voir Carol J. Adams and Matthew Calarco, “Derrida and The Sexual Politics of Meat”, in Annie Potts (ed.), Meat Culture, Leiden, Boston, Brill, 2017, pp.31-53 ; Carol J. Adams Interviewed by Tom Tyler, “An Animal Manifesto Gender, Identity, And Vegan-Feminism In The Twenty-First Century”, first published in Parallax 38 (Jan-Mar 2006), pp. 120-128.

[27] Maurice Hamington, International Journal of Applied Philosophy, op. cit., p. 181.

[28] Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 85.

[29] Ibidem, p. 144.

[30] Ibidem, p. 103.

[31] L’animal que donc je suis reprend la très longue conférence de dix heures que Derrida avait donnée à Cerisy-la-Salle en 1997, dont le thème de la décade était ‘L’animal autobiographique’.

[32] Voir Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. cit., p. 110.

[33] Ibidem, p. 74.

[34] Ibidem, p. 18.

[35]  Ibidem, p. 26.

[36] Jean Grondin, « Derrida et la question de l’animal », Cités (PUF), 30, 2007, p. 34.

[37] Sur le sens de la succession et de l’héritage, nous référons aux travaux du biologiste et philosophe Georges Chapouthier qui démontrent la continuité biologique et comportementale entre les animaux non-humains et les humains. Chapouthier défend, entre autres, l’idée que l’animalité serait la racine de la culture. Voir notamment Georges Chapouthier, Kant et le chimpanzé. Essai sur l’être humain, la morale et l’art, Paris, Belin-Pour la science, 2009 ; Georges Chapouthier, « Réflexions sur l’altérité et l’animalité », Revue philosophique de la France et de l’étranger, Tome 134, No. 2, 2009, pp. 207-216.

[38] Jacques Derrida, L’animal que donc je suis, op. Cit., p. 28.

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