2023Ethique et normesSociété/Politiqueune

La réparation à l’épreuve du post-humanisme et du handicap

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Professeur à l’université de Poitiers, Johann Michel est membre honoraire de l’Institut universitaire de France et chercheur au CEMS/EHESS.

Résumé

La réparation est une manifestation de la condition humaine qui ne se présente pas de manière unifiée. Force est de reconnaître la diversité des formes d’expression et d’application de la réparation : rafistoler un objet, cicatriser une blessure, s’excuser d’une offense, compenser un dommage… Dans chaque domaine, la réparation est spontanément associée à une fonction positive de régulation des organismes individuels et des sociétés. L’objectif de l’article est de mettre doublement à l’épreuve cette orientation à l’échelle du vivant humain. D’une part, les projets post-humanistes remettent clairement en cause la frontière entre augmentation et réparation. D’autre part, certaines situations de handicap mettent en question la fonction et l’injonction normalisatrice de la réparation lorsqu’elle contribue à dénier le droit à la différence.

Mots clés : post-humanisme, réparation, anomalité, handicap, surdité

Abstract

Reparation is a global phenomenon of the human condition that does not present itself in a unified way. We have to recognize the diversity of forms of expression and application of reparation: patching up an object, healing a wound, apologizing for an offence, compensating for damage… In each area, reparation is spontaneously associated to a positive function of regulation of individual and social organisms. The objective of the article is to doubly test this orientation on the scale of human life. On the one hand, post-humanist projects clearly call into question the boundary between augmentation and repair. On the other hand, certain situations of disability call into question the function and the normalizing injunction of reparation when it contributes to denying the right to be different.

Key-words : post-humanism, repair, anomaly, handicap, deafness


Les sociétés occidentales connaissent, depuis la seconde moitié du XXème siècle, un accroissement sans précédent des mouvements, des revendications, des politiques en faveur des réparations. Les catastrophes historiques qui ont bouleversé le siècle dernier en sont l’origine et le modèle. On pourrait parler de « temps de la réparation »  pour qualifier notre historicité contemporaine regardant autrement les tragédies qui ont défiguré les siècles écoulés. Le temps de la demande de réparation qui est le nôtre signifie la possibilité de rouvrir en permanence les plaies historiques du passé, y compris lointain, pour demander des comptes aujourd’hui.

Les politiques de réparations et les procédures de justice réparatrice ne sont cependant qu’une facette de la manière dont réparer peut se faire et se dire. D’un point de vue anthropologique, la réparation est un phénomène global qui ne se présente pas de manière unifiée (Michel, 2021). Force est plutôt de constater, à des échelles différentes, l’extrême variété des façons d’exprimer la réparation : réparer un objet endommagé, réparer une lésion, réparer une offense, réparer un crime. A travers la pluralité de ses usages, la réparation fait signe en même temps vers quelque chose de fondamental qui dit quelque chose de l’humain. Il importe ainsi d’appréhender la réparation à la fois dans ses registres spécifiques de constitution (biologiques, sociaux, juridiques, politiques…) et comme une transversale de la condition humaine qui appelle une réflexion de nature philosophique.

Que révèle la réparation de l’être humain ? Sa vulnérabilité, sa faillibilité, son incomplétude, mais aussi l’ensemble des capacités qu’il met en branle pour en conjurer les effets. C’est au cœur de la finitude humaine que la réparation prend sens. Certes, l’être humain ne passe pas son temps à réparer. Quand répare-t-on ? Le besoin, le vouloir ou le devoir de réparer intervient lorsqu’un ensemble d’événements et d’actions modifient de manière préjudiciable l’état d’un organisme, d’une chose, d’une personne, d’un groupe. Qu’est-ce alors que réparer ? Il s’agit d’un ensemble de dispositions (biologiques), de dispositifs (matériels), de techniques ordinaires (sociales), de procédures spécifiques (juridiques) qui visent à remettre en l’état (une chose), à soigner et à guérir (un organisme), à compenser (une offense, un dommage, un crime). Pour autant, tout changement préjudiciable d’un état n’implique pas nécessairement un processus réparateur : on peut empêcher une cicatrisation, laisser une chose endommagée, refuser de s’excuser pour une offense.

Plus généralement, la réparation se laisse penser comme une des modalités fondamentales de régulation de l’humain, c’est-à-dire un ensemble des fonctions qui visent à restaurer des équilibres, comme un ensemble de réponses et de réactions face à une lésion, à une perte, à une offense, à un crime. La réparation se pose, parfois s’impose, parce que les organismes naturels, sociaux, individuels connaissent, de manière conjoncturelle ou structurelle, des déséquilibres, des dissymétries, des amputations, suite à un accident, à une catastrophe, à une agression.

Entre le monde du vivant et le monde de la culture, il y a à la fois du même et de l’autre qui autorise à parler d’un rapport analogique entre les différents modes de réparation. La cicatrisation d’un derme lésé est et n’est pas le rafistolage d’un objet endommagé, est et n’est pas le travail de deuil d’un être disparu, est et n’est pas une excuse publique suite à une offense, est et n’est pas le dispositif d’indemnisation de victimes de préjudices. C’est sous le signe de l’Analogue qu’il faut chercher à penser les rapports entre les modes de réparations dans chacun de leur champ spécifique. Ainsi peut-on dire que la cicatrisation est au vivant ce que le travail de deuil est au psychologique, ce que l’indemnisation est au droit, etc.

Dans toutes les orientations que nous venons d’évoquer, la réparation est associée à une fonction positive de régulation des organismes individuels et sociaux. Or, il n’en va pas toujours ainsi. C’est l’enjeu du présent article que de montrer les effets négatifs qui peuvent être associés à la réparation quand elle se traduit sous la forme d’injonctions sociales, médicales, politiques normalisatrices. Nous souhaiterions aborder cet enjeu essentiel à l’échelle de la réparation du vivant humain, à la fois du point de vue du projet post-humaniste et du point de vue du handicap. Il s’agira dans ces cas de figure d’interroger l’injonction normalisatrice de la réparation (parfois confondue avec l’augmentation), au prix d’un mépris du droit au différent.

I. Réparer ou augmenter les corps

Les révolutions technoscientifiques passées, en cours et à venir sont telles qu’elles redessinent clairement la frontière entre réparation et amélioration des organismes humains, au point que le débat scientifique et philosophique se cristallise sur la possibilité de créer une post-humanité. Notre problème est de savoir si l’hypothèse post-humaniste rend caduque et vaine toute forme de réparation ? Le post-humain a-t-il encore besoin de se réparer ? Le post-humain a-t-il outrepassé toute forme de finitude humaine ?

Sur le principe, la ligne de démarcation entre l’homme réparé et l’homme augmenté semble relativement claire. La réparation vise à restaurer une ou plusieurs fonctions d’un organisme lésé (suite à un accident, suite à une maladie…). Dans le cas d’un handicap ou d’une malformation de naissance, on ne peut pas parler de réparation comme restauration de fonctions organiques. Il s’agit plutôt d’appliquer des organes et des fonctions qui font initialement défaut à un organisme. En cela est-il question d’une réparation paradoxale qui ne peut avoir un sens, et un sens problématique, que dans la mesure où l’on suppose que la réparation se justifie pour palier la formation et le développement d’un organisme qui ne s’est pas développé « normalement », qui aurait dû se développer dans le sens d’une « norme statistique » propre au fonctionnement d’une espèce.  Dans d’autres cas, la réparation est pensée sur le mode imaginaire. Certains enfants handicapés de naissance, dans un difficile travail de deuil de l’enfant rêvé, s’imaginent un temps magique au cours duquel le handicap aurait été absent( Sausse, 1996). D’où l’espoir d’un possible retour à l’état antérieur : « Evoquer un temps magique d’avant le handicap permet du même coup d’imaginer qu’il y en aura un après, où le handicap disparaîtra, illusion entretenue par des interventions médicales diverses. Tous les enfants handicapés ont au fond d’eux-mêmes cette croyance en une guérison ou une réparation » (Sausse, 1996, p. 16)[1].

Par contraste avec la réparation, l’augmentation vise à accroître, à la faveur de technologies particulières, l’esthétique ou la performance d’un organisme vivant de manière à le rendre supérieur au regard des standards de son espèce. La distinction devient poreuse et déjà problématique si l’on considère, par exemple avec G. Hottois (2017), l’espèce humaine comme une sorte de « cyborg naturel ». La nature de l’Homme serait paradoxalement de ne pas en avoir, du moins d’être infiniment transformable : l’espèce humaine, au cours de son évolution, n’a pas seulement cherché à se conserver mais à augmenter ses potentialités selon un procès cumulatif. De ce point de vue, le post-humanisme ne ferait que rationaliser un processus déjà à l’œuvre dans l’évolution même de l’humanité, à ceci près que les nouvelles technologies sont désormais capables d’aller au-delà, de la réparation c’est-à-dire de produire un Homo novus.

Ce n’est pas le lieu ici d’examiner tous les enjeux éthiques, ô combien fondamentaux,  posés par le trans ou le post-humanisme, d’autant qu’il n’est pas toujours facile de démêler ce qui relève, d’une part, des avancées scientifiques et technologiques réelles, inédites et considérables qui transforment déjà le vivant humain en être hybride et, d’autre part, des prophéties futuristes comme celles d’un Ray Kurzweil (2007)[2] ou celles d’un Max More (philosophies qui revendiquent le bénéfice du progrès illimité de la science et de la technologie).

Le post-humanisme remet clairement en cause la frontière entre réparation et performance qui affecte directement les seuils de la finitude humaine : la naissance, la maladie et le handicap, l’intelligence, la vieillesse et la mort. Le cas de l’athlète sud-africain Oscar Pistorius qui a défrayé la chronique en est une excellente illustration. Pistorius est né handicapé de membres inférieurs (sans tibia et avec des malformations au genou). On lui greffe alors une prothèse de manière à ce qu’il puisse en faire usage. Du fait de l’existence de cette prothèse, O. Pistorius est déjà plus qu’un homme ou un homme différent. La médecine est intervenue initialement pour réparer un organisme privé à la naissance de certaines fonctions et de certains organes. Il se trouve toutefois que Pistorius est devenu un athlète médaillé d’or aux 200 mètres au cours des jeux paralympiques d’Athènes en 2004. Plus encore, l’athlète a demandé au Comité éthique des JO de Pékin de pouvoir concourir aux jeux classiques (et non paralympiques) : les « sages » ont finalement refusé sa requête au motif que sa prothèse en fibre carbone constituait plus un avantage qu’un handicap. En donnant une réponse négative, ledit Comité a craint clairement une course à la prolifération biotechnologique dans le domaine sportif qui aurait remis en cause le principe d’égalité des concurrents. D’un « être diminué » initialement par un handicap, Oscar Pistorius est devenu un « être augmenté » (Besnier, 2012, p. 92) promu au rang de cyborg. Le curseur s’est clairement déplacé de la réparation à la performance, sur une échelle plus que jamais mouvante.

Cette inquiétude légitime sur le devenir de l’espèce humaine ne retire rien au fait que la post-humanité continuera de faire appel à des techniques réparatrices de plus en plus complexes, fût-ce dans l’objectif d’accroître la performance humaine. C’est un peu le paradoxe : plus la (post)-humanité sera connectée (à des artifices) et développée biotechnologiquement, plus elle aura besoin de se faire réparer. Le post-humain pourra bien, selon la prophétie post-humaniste, être dispensé de naître, de souffrir et de mourir, au prix toutefois d’un arsenal technologique hors du commun qui sera en permanence susceptible de dysfonctionnements internes. Introduire des dispositifs nano-technologiques d’autoréparation ne changera rien au problème ou ne fera que l’accentuer : il faudra encore pouvoir réparer des dispositifs censés réparer d’autres mécanismes. Plus les nouveaux corps remodelés technologiquement seront perfectionnés, plus ils devront être réparés. Le monde post-humain que nous promettent les transhumanistes sera certes un monde où la ligne de démarcation entre le vivant et la matière, l’humain et le technologique, le réparable et le performant aura perdu toute rigidité. Mais c’est un monde paradoxalement d’hyper-réparation qui se profile à l’horizon.

Le post-humanisme comme utopie, la post-humanité comme réalité en cours repoussent sans aucun doute les limites de la finitude humaine (naissance, vieillesse, mort…), mais restent encore dans ses limites. Les cyborgs ne sont pas des dieux. L’immortalité prophétisée ne sera jamais un état du posthumain, mais, à supposer que le fantasme devienne réalité, un processus sans cesse à construire, à modeler et à perfectionner, une machine biologique sans cesse à réparer (usure des artifices, dysfonctionnements et remplacement des pièces…).

II. Anormal, anomal, a-réparable

Le post-humaniste, en plus de mettre en cause le tracé entre réparation et performance, jette corrélativement un défi à la démarcation entre le normal et le pathologique. L’enjeu est finalement et normativement de savoir ce qui mérite d’être réparable et, selon les cas, d’être augmenté. A la limite, pour le transhumaniste, c’est l’ensemble de l’organisme humain qui est pathologique dans le sens d’un être imparfait, fini, susceptible justement de pâtir (de maladies, d’humeurs négatives, de facultés cognitives bornées, de vieillesse, sans parler des handicaps…). C’est la raison pour laquelle il faut techniquement l’outrepasser. Même à l’état dit normal, sans pathologies cliniques avérées, l’être humain a quelque chose de foncièrement pathologique pour le transhumaniste. C’est ce présupposé, lourd d’implications médicales, éthiques, politiques, qui doit être interrogé. Une humanité privée de toute pathologie et de toute déficience, une post-humanité donc, est-elle plus désirable et plus souhaitable qu’une humanité à l’état d’être fini ?

Canguilhem peut être ici un bon guide pour répondre à cette question et pour interroger, dans son célèbre essai, la frontière entre le normal et le pathologique. Canguilhem (1965) ouvre la voie, sinon à une réhabilitation du pathologique, qui n’aurait pas de sens, mais à une manière de le considérer autrement. Le philosophe des sciences souligne d’abord l’équivoque du terme de normal ou de normalité qui, tantôt désigne un fait correspondant à une norme statistiquement observable (avec des écarts jugés indifférents), tantôt désigne un idéal, une forme parfaite. En d’autres termes, le normal peut être descriptif ou normatif, souvent confondu dans l’usage, y compris scientifique : ce qui est statistiquement dominant est valorisé comme norme idéale. Par conséquent, le pathologique, comme écart par rapport à la norme, se trouve de fait dévalorisé et mérite à ce titre d’être réparé et corrigé pour revenir dans le giron de l’idéal institué. Du moins, c’est la tendance qui prédomine dans la philosophie mécaniste du vivant, assimilé aux propriétés physiques de la matière. Dans une telle optique, l’écart, la variation, l’irrégulier apparaissent comme des échecs, des vices, des impuretés qui doivent être corrigées. Paradoxe il y a dans la mesure où si le vivant répond bien aux lois decomment pourrait-il y avoir l’existence de telles irrégularités ?

C’est pour sortir de cette impasse que Canguilhem repense entièrement les écarts et les irrégularités non nécessairement comme des a-normalités ou des pathologies mais comme des a-nomalités : « Bref, on peut interpréter la singularité individuelle comme un échec ou comme un essai, comme une faute ou comme une aventure. Dans la deuxième hypothèse, aucun jugement de valeur négative n’est porté par l’esprit humain, précisément parce que les essais ou aventures que sont les formes vivantes sont considérés moins comme des êtres référables à un type réel préétabli que comme des organisations dont la validité, c’est-à-dire la valeur, est référée à leur réussite de vie éventuelle (…). Dès lors le terme d’anomalie reprend le même sens, non péjoratif, qu’avait l’adjectif correspondant anomal, aujourd’hui désuet (…). Une anomalie, c’est étymologiquement une inégalité, une différence de niveau. L’anomal c’est simplement le différent » (Canguilhem, 1965, p. 205).

Dans ce registre, faut-il rappeler que la naissance d’une nouvelle espèce apparaît toujours comme une espèce mutante, y compris l’espèce Homo Sapiens et il n’est pas d’individu qui ne comporte biologiquement, à des degrés différents, des singularités, c’est-à-dire des anomalités. Il ne s’agit certes pas de faire une apologie de l’anomal, qui pourrait flirter avec certaines conceptions fondamentalistes et religieuses du vivant (par exemple l’interdiction de l’avortement thérapeutique au motif que toute vie humaine mérite d’être vécue, quel que soit le degré de gravité et de malformation de l’embryon) ; ce que se garde bien de faire Canguilhem. Il y a des anomalités, à commencer bien entendu par des maladies et des handicaps, qui méritent d’être réparées lorsqu’elles peuvent l’être ou peuvent espérer l’être.

 La reconnaissance positive de la différence anomale ne doit pas conduire à une attitude inverse qui marquerait par exemple le handicap du sceau de la fatalité et de l’irréversibilité en se privant du même coup des innovations scientifiques et technologiques. La décision ou non de réparer, en fonction notamment des risques collatéraux d’une opération, relève d’un choix qui n’a rien de systématique et doit s’apparenter à un jugement prudentiel en situation (au sens de la phronesisaristotélicienne) et en discussion (patient, famille, corps médical…) au cours duquel la norme est mise à l’épreuve en même temps du contexte, de l’histoire de vie, des convictions bien pesées, des opportunités thérapeutiques…

L’anomal devient pathologique, et proprement anormal, en fonction d’un complexe de normes, de rapports de force et de sens socialement définis. La leçon qu’il faut tirer des analyses de Canguilhem est que l’anomal, alors qu’il serait d’emblée assimilé au pathologique par un transhumaniste, voire même par un humaniste, peut-être, comme il dit, une « aventure du vivant ». Même imparfait à première vue, un genre vivant peut se révéler fécond, créateur, générateur de nouvelles possibilités de vie, de pensée et d’être. Un mutant porteur d’anomalies, non-conforme à un type spécifique et statistique, pourra devenir, selon les contextes et les milieux, un mutant toléré et pourquoi pas lui-même envahissant, au point de devenir par la suite une nouvelle norme statistique.  A ce titre, la réparation de l’anomalité n’apparaît aucunement comme une nécessité a priori. Toute anomalité ne mérite pas réparation. Tout dépend des modes d’interaction et d’adaptation d’un organisme à des milieux eux-mêmes changeants. Poser un principe a priori de la réparation de toute anomalité (dans ce cas assimilé au pathologique et à l’anormalité) reviendrait à se priver de la force du vivant dans sa diversité, de la force du vivant dans sa créativité. Vouloir réparer toutes les supposées irrégularités de la nature, c’est-à-dire aller à l’encontre de la nature même, serait risquer de court-circuiter de nouvelles formes vivantes susceptibles d’inventer des vies inédites.

Le passage de l’anomal au pathologique, parce que, comme le rappelle Canguilhem, il n’est pas seulement question de biologie chez l’Homme, ne varie pas seulement en fonction de l’adaptation au milieu, mais également en fonction des représentations collectives.  Comment et quand une société considère-t-elle qu’un individu passe de l’anomal au pathologique, de l’harmonieux au monstrueux, du gros au mince, du petit au grand, du malade au sain ? La question du réparable et de l’irréparable s’inscrit dans une dimension problématique plus vaste : quelle place et quelle représentation une société accorde-t-elle aux êtres (les fous, les handicapés, les étrangers…) qui dérogent à la norme dominante ?

L’enjeu n’est plus ici de savoir dans quelle mesure l’irréparable hante le réparable mais de savoir si toute anomalité doit être réparée. Et la réponse, on l’a vu, est loin d’être univoque et unilatérale, y compris sur le plan strictement médical : l’écart d’une constante physiologique (tension artérielle, température du corps, pulsation cardiaque…) ne constitue pas en soi une pathologie ; tout dépend de la globalité de l’individu, de son histoire et de ses antécédents, du contexte de vie, des normes sociales et médicales en vigueur, de leurs évolutions…

La réponse n’est pas seulement médicale. Les réflexions de Canguilhem sur l’anormalité, l’anomalité, sur la monstruosité enrichissaient déjà le seul regard médical ou biologique sur le handicap par un discours historique et social. L’histoire de la représentation des « sourds » en est une bonne illustration. Jusqu’à une époque très récente, le sourd était seulement objectivé comme déficience, quand ce n’est pas de l’idiotie, voire de la folie. Le sourd, ou bien on l’exclut, ou bien on l’élimine purement et simplement comme l’ont fait les nazis, ou bien encore on lui enjoint, via les techniques médicales, à retrouver le chemin de la norme des parlants et des entendants. Le discours médical qui prédomine encore sur le sourd est précisément celui du handicap et de la nécessité de réparer la surdité, de faire de la langue des signes une langue par défaut et du monde des sourds un monde inférieur. Le sourd fait partie médicalement des êtres réparables, plus encore à réparer, a fortiori avec les progrès biotechniques en cours (notamment les implants). Ce n’est que depuis les années 1970 aux Etats-Unis et en Europe[3] que l’on a vu émerger un autre discours sociologique sur le monde sourd, sur l’identité Sourde, voire la culture Sourde qui n’est plus perçue comme une identité par défaut qui mérite d’être réparée au nom de la norme dominante, mais reconnue, à commencer par la langue des signes, en tant que telle, c’est-à-dire différente, a-nomale, sans être anormale, ou encore devenir une norme alternative (du moins à l’intérieur d’une communauté donnée). Comme d’autres cultures minoritaires, les Sourds demandent ainsi une égale reconnaissance : « On peut dire que le discours qui considère les sourds comme des êtres porteurs d’une différence et non comme des déficients a émergé lorsqu’il s’est détourné de l’obsession du manque pour mettre en valeur une façon de vivre et d’être-au-monde. Au fur et à mesure que les sourds ont occupé de nouvelles places dans la société et dans l’espace public, qu’ils sont devenus des êtres de droit (à l’éducation par exemple) et que les recherches sur la langue des signes ont démontré qu’il s’agit d’une langue comme les autres, le mouvement de reconnaissance de l’existence des sourds a permis de jeter un regard différent sur leur singularité (Benvenuto, 2004). »

Le détour social et historique par le handicap permet de jeter un nouveau regard sur le réparable lui-même. Le réparable n’est pas seulement un ensemble de processus biologiques, technologiques et médicaux mais également un ensemble de discours et de normes sociales, historiques, culturelles. A ce titre, le réparable se donne comme une injonction souvent présentée comme nécessaire et naturelle. Passer de la question « que peut-on réparer ? » à celle « que doit-on réparer ? », voire « a-t-on le droit de réparer ? » permet d’interroger ce qui tient lieu de cette évidence. Le discours social et médical sur la réparation peut assurément ouvrir des opportunités extraordinaires pour celles et ceux qui se vivent comme des patients et qui vivent donc leur handicap sur le mode du manque et de la souffrance. Autre est en revanche le discours social et médical sur la réparation qui estime que toute anomalité est d’emblée associée à une pathologie et à un mode déficient d’être, au mépris de celles et ceux qui souhaitent au contraire que l’on reconnaissance leur anomalité sous le registre de la différence.

Il faudrait alors forger un nouveau concept pour catégoriser un mode d’être qui échappe au registre corrélatif du réparable et de l’irréparable : l’a-réparable en serait peut-être la formulation la plus heureuse du fait de sa parenté avec l’a-nomalité telle qu’elle est définie par Canguilhem. L’a-réparable désigne, à travers la fonction grammaticale du privatif, une neutralisation de l’injonction à la réparation au nom d’une reconnaissance positive de l’anomalité. En comparaison de l’irréparable, l’a-réparable n’est pas un non-réparable par défaut, mais, pourrait-on dire, un non-réparable par excès : ne pas réparer non parce que l’on ne peut pas (techniquement, médicalement…), mais parce que l’on ne le veut pas, parce que l’anomalité mérite d’être vécue comme telle dans un monde commun à la fois avec ceux qui en sont porteurs et avec les autres.

Le tort des post-humanistes est finalement le refus de considérer la richesse humaine et la puissance relative qu’il peut y avoir dans ce qu’ils tiennent a priori comme étant des handicaps, des tares, des faiblesses constitutives de la condition humaine. Ironiquement, ce qui est à réparer, du moins à transformer, est moins l’anomal lui-même que le regard social sur le handicap et plus généralement sur toute forme d’anomalité, au-delà du rejet pur et simple, de la curiosité voyeuriste, de la simple compassion ou de l’indifférence manifeste. Ce que le handicap questionne fondamentalement, c’est « le chez soi », la certitude doxique de celui qui croit se vivre sans anomalités. Simone Sausse a raison ici de dresser le parallèle entre la figure de l’étranger et la figure de l’handicapé : « J’aimerais me saisir des paroles d’Edmond Jabès : « Qu’est-ce qu’un étranger ? Celui qui te fait croire que tu es chez toi ». Et les paraphraser en disant : « Qu’est-ce qu’un handicapé ? Celui qui te fait croire que tu es normal » (Sausse, 1996, p. 70).

Ce changement de regard collectif ne doit pas seulement se poser sur des anomalités d’emblée associées à des anormalités qu’il faut pouvoir corriger et réparer. Il en va également de structures de la finitude humaine comme la vieillesse et la mort dont les post-humanistes veulent éradiquer la fatalité. La vieillesse, toute relative, n’a pas seulement le visage de la perte de puissance, des rides et de l’infirmité ou celui du regret, de l’angoisse de la mort et du règne de la solitude. Elle peut être inversement associée à l’expérience, la mémoire et la transmission, à l’examen de vie, selon le vœu socratique, sans parler de la vocation à la sagesse attribuée aux Anciens dans les sociétés traditionnelles.

Deux positions extrêmes, nous semble-t-il, doivent être écartées. La première qui consiste à penser que toute anomalité, voire même le corps humain dans sa globalité parce qu’imparfait, est pathologique et doit être à ce titre réparé. La seconde qui consiste à faire l’apologie de l’anomalité ou à la considérer comme irréversible en fermant d’emblée la voie aux réparations et aux innovations technoscientifiques. Entre le tout et le rien du réparable, il y a toute une gamme de possibles qui peut se profiler en fonction de la volonté de l’anomal (son histoire, son présent, ses espérances), son entourage proche, les opportunités médicales et thérapeutiques, les normes sociales et juridiques… L’introduction de l’anomalité et de l’a-réparable nous a, en outre, permis de faire un pas de plus dans notre réflexion dans la mesure où nous avons rencontré un usage ou une fonction négative de la réparation, comme entreprise de normalisation, alors que la réparation est spontanément associée à une fonction positive de restauration ou de compensation d’un manque ou d’une perte.

 

Références

Benvenuto,  A (2004), « De quoi parlons-nous quand nous parlons de “sourds” ? « , Télémaque, 25 (1),  73-86.

Besnier, J-M. (2012), Demain, les post-humains. Paris : Fayard.

Canguilhem, C. (1965), La connaissance de la vie, Paris : Vrin.

Hottois, G. (2017). Philosophie et idéologies trans/posthumanistes, préface de Jean-Yves Goffi. Paris :Vrin.

Kurzweil, R. (2007). Humanité 2.0. La bible du changement. M21 Editions, 2007.

Michel, J. (2021). Le réparable et l’irréparable. Paris : Hermann.

Mottez B. (2006), Les sourds existent-ils ? (textes réunis par Andréa Benvenuto). Paris : L’Harmattan.

Sausse, S. (1996). Le miroir brisé, Paris : Calmann-Lévy.

[1]. Notons cependant que ce que S. Sausse appelle illusion peut devenir sinon réalité du moins contribuer à la transformer lorsque la médecine répare en partie un handicap que l’on pensait auparavant irréversible.

[2]. Toutefois, ce qui contribue encore à brouiller les cartes, Kurzweil n’est pas seulement prophète d’une humanité future et auteur de science-fiction. Il est également un ingénieur brillant formé au MIT, l’un des premiers concepteurs des machines écrans pour malvoyants, responsable aujourd’hui chez Google d’un programme d’apprentissage automatisé de traitement du langage.

[3]. Les travaux sociologiques et anthropologiques de Bernard Mottez (2006) ont joué en France un rôle de premier plan dans la reconnaissance de l’identité sourde.

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