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La surdité vue de l’intérieur – Entretien avec Marion Devosse

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  Marion Devosse enseigne la philosophie au lycée Alexandre Dumas, à Saint-Cloud. Atteinte d’une surdité sévère bilatérale depuis l’enfance, elle a longtemps utilisé une prothèse auditive. Sa surdité s’aggravant vers l’âge de 20 ans, elle a pu bénéficier d’un implant cochléaire, expérience que relate cet entretien, donné en clôture des deux journées d’études sur l’objet de la perception.


« We speak of birds singing. When I was a boy I was bothered in listening to birds, because it obviously isn’t singing. Finally someone said to me, « all right, don’t call it singing, call it something else”. And soon I could listen to birds and enjoy it. ».[1]

 

Wittgenstein, Philosophical occasions.

 

 

 

 

 

Pauline Nadrigny – Je t’invite à raconter ton histoire, de la découverte de tes problèmes d’audition, enfant, à la pose de l’implant.

Marion Devosse – Avant de commencer mon exposé, j’aimerai faire deux remarques :

D’abord, même si l’implant n’est pas toujours facile à supporter, je ne regrette pas du tout d’avoir été implantée. L’implant est une machine merveilleuse au sens où, sans celui-ci, j’aurais été coupée du monde des entendants.

D’autre part, je tiens à rappeler que mon témoignage est particulier et que chaque personne sourde ou malentendante a, elle aussi, un parcours particulier tant du point de vue des antécédents médicaux que dans l’appréhension des technologies auditives. Ainsi, mon témoignage ne doit aucunement être généralisé.

En ce qui me concerne, ma surdité a été diagnostiquée à trois ans et demi. En effet, ma mère a constaté des difficultés dans l’apprentissage du langage. Des problèmes d’équilibre étaient déjà préexistants puisque j’ai commencé à marcher très tard vers l’âge de 18 mois. Je n’ai donc pas la moindre idée de ce que peut entendre un entendant qualitativement car, quantitativement, je constate que les entendants perçoivent davantage le monde sonore : ils suivent facilement un colloque ou une conversation au restaurant, peuvent entendre les paroles « derrière » la musique, écoutent la radio ou prennent le téléphone sans problème… Ayant une surdité sévère, limite profonde, j’ai été appareillée d’abord aux deux oreilles puis j’ai retiré mon appareil à l’oreille gauche qui ne me servait à rien à l’adolescence. J’ai toujours entendu d’une seule oreille avec un appareil. Là encore, je n’ai pas vraiment d’idée de ce que peut être d’entendre avec deux oreilles – du son des deux côtés de la tête ? Cela me paraît tellement étrange… De 3 à 21 ans, j’ai donc eu une prothèse numérique : cet appareil amplifie les restes auditifs de l’oreille interne. En ce sens, le son est naturel. Bien sûr, j’ai dû traverser des périodes difficiles, notamment à l’école pour m’intégrer dans un milieu d’entendants – toute ma famille est entendante mais j’étais, avant de faire mon entrée au CP, protégée par mon entourage qui me répétait les mots tant que je voulais. Lorsque j’ai fait connaissance avec le monde « brut » des entendants, c’était difficile évidemment parce qu’il fallait se hisser à leur niveau, faire un peu l’impossible. Puis, on finit toujours par trouver des stratégies pour combler le handicap. A 21 ans, je refais une surdité brusque : un matin, je me lève et je mets ma prothèse en m’apercevant que je n’entends pas. Je me suis dit : « ça doit être les piles » et puis, non, même en changeant les piles, rien n’y fait. Je vais au travail quand même – à cette époque j’étais surveillante au lycée Lakanal. J’avais du mal à réaliser ce phénomène : au bout de quelques heures, je décide de prévenir la CPE qui me donne l’autorisation de quitter le travail une heure plus tôt afin de consulter un médecin généraliste du coin. Celui-ci m’affirme alors que je dois consulter mon orl dans l’urgence mais la journée était déjà finie et j’ai dû attendre le lendemain pour avoir un rdv rapide. Suite à l’examen, l’orl constate alors une baisse auditive importante et une surdité profonde bilatérale : je suis envoyée directement à l’hôpital où je resterai sous perfusion avec corticoïdes pendant huit jours pour tenter de rétablir l’audition mais sans résultat. Il a fallu ensuite attendre un bon mois avant de pouvoir être opérée afin de bénéficier de l’implant cochléaire.

      P.N. – Peux-tu nous en dire plus sur la manière dont fonctionne l’implant et préciser quelle est la différence entre un implant cochléaire et une prothèse auditive ?

L’implant est un appareil qu’on propose aux personnes atteintes d’une surdité totale, profonde ou très sévère bilatérale, auxquelles les prothèses auditives conventionnelles n’apportent pas d’aide suffisante pour la communication. Il y a des valeurs aux tests audiométriques très précises qui permettent de poser l’indication d’implantation. Dans la plupart des surdités profondes, la cochlée ne fonctionne plus, mais le nerf auditif est encore fonctionnel. L’implant cochléaire permet de stimuler directement ces fibres résiduelles qui transmettent alors aux centres auditifs un signal auditif sous la forme d’impulsions électriques. Un implant cochléaire est composé d’une partie externe amovible, et d’une partie interne mise en place chirurgicalement.

La partie externe comprend :

– Un microphone de haute qualité, le plus souvent inclus dans un contour d’oreille, qui reçoit les sons et les envoie au « processeur vocal ».

– Un « processeur vocal » contenu dans un contour d’oreille, placé autour du pavillon de l’oreille. Il reçoit les informations auditives, les analyse, les code et les envoie à l’antenne.

– Une antenne émettrice qui se positionne face à l’antenne réceptrice grâce à un aimant.

La partie interne comprend :

– Un récepteur, avec une antenne réceptrice et un stimulateur placé en arrière de l’oreille, sous la peau et les cheveux.  Il décode les informations reçues de l’extérieur et les envoie aux électrodes.

– Un ensemble d’électrodes (23 électrodes en ce qui concerne mon modèle), réunies sur un porte-électrodes inséré dans l’oreille interne.

– Le récepteur-stimulateur connecté au porte-électrodes est inséré dans la cochlée. Le récepteur-stimulateur ne contient pas d’alimentation électrique propre, il reçoit l’énergie nécessaire à son fonctionnement par couplage électromagnétique (voir vidéo sur http://www.atlasducorpshumain.fr/tete-et-cou/143-implants-cochleaires.html).

 

      P.N. – Qui peut bénéficier de l’implant ? Si l’on n’implante pas dès le plus jeune âge, faut-il avoir été immergé dans le monde des entendants ?

 

M.D – D’abord, comme toute opération chirurgicale, il faut passer préalablement des examens confirmant que l’opération sera possible. Certaines personnes ne peuvent pas, pour d’autres raisons médicales, bénéficier de cet implant. Ensuite, il y a un critère social : il vaut mieux avoir été immergé dans le monde des entendants pour bénéficier de l’implant. Il peut paraître contre-nature d’implanter quelqu’un de sourd, qui vit dans un monde de sourds, et qui a déjà construit sa vie sur ce terrain. Cela revient à accepter trois conditions :

– physiquement : accepter le passage – souvent douloureux – d’un monde de silence à un monde sonore.

– psychologiquement : accepter de changer sa représentation du monde.

– socialement : accepter de se mettre au niveau des entendants.

A l’inverse, l’enfant, s’il est implanté dès le plus jeune âge, n’aura pas tout ce travail d’adaptation à fournir. Mais, là encore, tout dépend de la famille dont il dépend ; il se peut que, si les parents voire la famille sont sourds, ceux-ci renoncent à cette opération. Cela soulève des enjeux sociaux et éthiques : si on implante les bébés sourds à la naissance, que restera-t-il de la culture sourde et du langage des signes ? Est-ce que l’enfant sera plus heureux ou moins heureux avec l’implant ? Pourra-t-il faire plus de choses avec l’implant (choisir son métier, aller au cinéma, rencontrer davantage de personnes…) ?

P.N. – Peux-tu nous dire comment ce sont passés les premiers temps avec l’implant ? Comment as-tu vécu cet apport d’une modalité perceptive à partir d’une surdité devenue avec le temps totale ? J’imagine que cette expérience a été difficile…

 

M.D. – Le monde dans lequel je vivais lorsque j’avais ma prothèse était plus visuel, plus corporel, plus calme aussi, plus diffus auditivement. Puis, avec ma surdité brusque, je suis restée un bon mois dans le silence. C’était bien aussi – parce qu’ayant bien travaillé professionnellement et scolairement toute l’année, je me suis reposée et surtout je n’avais plus aucun effort à fournir pour entendre ce que disaient les entendants. C’étaient à eux de s’adapter à moi en m’écrivant sur des petits bouts de papiers ! C’est comme si on avait inversé les rôles. Un mois après, on m’a branché la partie externe de mon implant cochléaire : c’était un moment nouveau et plein d’interrogations car je ne me demandais justement comment j’allais entendre avec l’implant. L’orthophoniste a donc activé les électrodes à un niveau de fréquence très faible si bien que je n’entendais pas grand chose mais suffisamment pour comprendre que j’entendrais les sons à peu près normalement. C’était rassurant de retrouver la qualité première du son, en entendant la voix de mon orthophoniste, à savoir la fluidité d’un mouvement homogène et non désarticulé, comme je le croyais en sous-estimant la capacité de l’implant. Peu à peu, nous avons augmenté ces fréquences, à l’hôpital, toutes les semaines puis tous les mois. Chaque semaine j’entendais donc des sons nouveaux à chaque fois. Au début, je réentendais les sons graves  (la voiture, le tracteur…) puis les sons plus aigus (une chasse d’eau, une bouteille en plastique que l’on serre, le robinet, le bruit du frigo ou de l’ordinateur, le bruit des feuilles à l’automne ou encore celui de la glace en hiver lorsqu’on marche dessus, la pluie sur le toit…). Mon rapport avec les objets étaient alors un rapport à la fois d’émerveillement et d’appréhension (car tous n’étaient pas agréables à entendre : l’aspirateur, la chasse d’eau, le bruit de la vaisselle, le bruit de mes pas sur la glace en hiver). Maintenant j’y vais une fois par an. Je peux donc changer les fréquences en fonction de mon mode de vie : si je change complètement mon mode de vie, il est fort possible que la courbe des fréquences change elle aussi. Cela fait un peu effet caméléon : le cerveau adapte les réglages en fonction du monde sonore dans lequel nous sommes baignés. Toute cette adaptation au monde sonore a duré un an. C’était une année difficile, éprouvante psychologiquement. Je crois que le plus dur, ça été d’accepter la réalité du monde. Le monde dans lequel je vivais était plus intérieur, kinesthésique et le fait d’avoir été privée de certains sons laissait une part d’imagination plus grande dans la représentation que je me faisais de la réalité. Lorsque j’ai entendu, j’ai eu le sentiment de n’être plus vraiment moi, notamment en perdant les sensations kinesthésiques ; j’étais complètement noyée dans le monde. Ce qui a été long et dur, ce n’était pas tant la découverte des sons, mais de changer ma représentation du monde c’est-à-dire passer d’un monde intérieur à un monde extérieur, agressif où la réalité prenait la place de l’imaginaire.

P.N. – Lorsque tu as commencé à entendre des sons avec l’implant, y avait-il dans le premier temps, des saillances, des sons qui ressortaient plus que les autres ou était-ce plus ou moins uniforme ?

 

M.D – Les sons étaient plutôt uniformes par rapport à l’oreille naturelle. Pour faire comprendre la différence entre la prothèse numérique et l’IC, j’aime bien prendre l’image de l’alphabet. Avec l’implant, on est davantage dans le quantitatif : j’entends tous les sons de A à Z alors qu’avec la prothèse numérique, j’entendais seulement les sons de A à O par exemple mais avec tous les polices possibles du A/a/A/a/A/a, c’est-à-dire toutes nuances possibles d’un son grave ou aigu. Prenons l’exemple de la voix : avant l’implant, je pouvais distinguer le timbre de la voix de mes proches mais quand ils m’appelaient alors que j’avais le dos tourné, je n’entendais pas. En revanche, avec l’implant, ce timbre de la voix s’est effacé – ce qui est tragique en un sens, puisque je perds ce qui fait la particularité d’un être. Cela est d’autant plus décevant quand c’est la voix d’un proche. Cependant, à l’inverse de la prothèse, si j’ai le dos tourné, je réponds à l’appel.  Ainsi, au téléphone, dans les premiers moments où j’avais l’implant, j’avais du mal à distinguer la voix de mon petit frère (qui avait 8 ans à l’époque) avec celle de ma mère, même si, bien sûr, on la distingue après-coup, par le rythme de la parole, des mots utilisés, des expressions. Le problème  de l’implant c’est qu’il ne permet pas de saisir le grain de la voix, ni non plus d’ailleurs la texture des choses. C’est pourquoi il n’y a pas de jouissance auditive. Le son est plus synthétique que dans le cas de l’oreille naturelle.

Aujourd’hui, je suis beaucoup plus sensible à la voix des gens – j’en fait même parfois l’analyse -, même si je ne perçois pas aussi bien le timbre d’une voix que les entendants. Cette distinction est rendue possible par les différents niveaux de graves et d’aigus et par le rythme (lent, cassé, chevrotant, mélodieux…).

P.N. – Dans ta description de cette expérience nouvelle de l’implant, tu parles beaucoup « d’informations ». Avec le temps, qualifierais-tu encore ce que tu entends avec l’implant comme des informations ? Plus simplement, est-ce que tu diras que l’implant te fait entendre ?

 

M.D – Oui, pour moi, ce sont bien des informations. Le mot peut être positif au sens où le son est détecté : le son est reconnu par le cerveau. Une information, c’est une chose à laquelle on peut fixer un contenu. Un objet sonore informé, c’est un objet qui prend sens. Cependant, le mot « information » a quelque chose pour moi de négatif aussi parce que le monde sonore avec l’IC se réduit à un monde d’informations dans la mesure où je ne jouis pas de ce monde sonore. Je n’éprouve pas de plaisir particulier à entendre. Je préfère sentir les vibrations des choses sur mon corps, les sentir agir, plutôt que de les entendre. Cette sensation tactile entraîne un rapport sensuel au monde tandis que la sonorité du monde s’inscrit, pour moi, davantage dans la distance de l’homme aux choses. Le monde sonore avec l’IC est pour moi le degré zéro de l’audition.

P.N. – Une question qui va un peu dans le même sens, considères-tu l’implant comme un nouvel organe ou comme un outil?

M.D. – Comme un outil et la réponse va de soi. Un organe, c’est quelque chose de pleinement intégré au corps. Un outil, c’est quelque chose qui s’ajoute au corps. On pourrait penser qu’après l’opération, l’implanté va intégrer parfaitement cet implant. En ce qui me concerne, cela reste un outil car je l’enlève la nuit ; je le mets le matin. De plus, dans la journée, je peux l’allumer et l’éteindre quand je veux (c’est le cas quand je suis dans le métro) exactement comme un ipod. A cette différence près que lorsqu’un entendant met son casque sur les oreilles, il est plongé dans un univers musical tandis que je suis totalement plongé dans le silence, repliée sur moi-même, dans mes pensées ou dans le livre que je lis.

P.N. – Sur cette question de l’implant comme outil, tu m’as appris que l’implant a des programmes différents et que tu peux le régler. Peux-tu nous informer un peu sur ce point ?

 

M.D. – Effectivement, il est possible de régler l’implant – ce qui est moins le cas de la prothèse numérique. D’abord, il est possible de régler la fréquence c’est-à-dire de la diminuer ou de l’augmenter. Ensuite, il y a différentes positions auditives possibles :

– Programme 1 : audition normale, tous les sons sont perçus.

– Programme 2 : atténuation des bruits environnants.

– Programme 3 : atténuation des bruits situés derrière (utile pour le restaurant quand il y a du monde derrière).

– Programme 4 : programme spécial pour le téléphone. Cela coupe tous les bruits environnants à condition que le téléphone soit lui aussi adapté. Là encore le simple fait de changer de programmes renforce l’idée que pour moi l’implant est un outil et non un organe[2]. D’autre part, il existe aussi une distinction à faire entre le réglage du volume et le réglage de la sensibilité : le premier permet d’augmenter ou de diminuer les sons graves – c’est le « volume » tel que tout le monde le conçoit – et le second permet d’augmenter ou de diminuer les sons plus aigus, les bruits à peine perceptibles de l’environnement sonore pour privilégier des sons plus graves.

 

      P.N. – Dans l’article que tu as écrit pour la revue «Connaissances surdité»[3], tu parles de la découverte du son de ta voix. Comment décrirais-tu cette découverte ?

 

M.D. – C’est une découverte étrange. Je n’ai jamais aussi bien entendu ma voix qu’avec l’implant. Avant, je la sentais de façon kinesthésique grâce aux cordes vocales : cela vibrait en moi au niveau du ventre et du nez. En entendant ma voix, mes sensations kinesthésiques se sont perdues (ou pour être plus juste, elles devaient être masquées par la sensation auditive). Ca été très dure d’entendre ma voix parce que je l’ai trouvée terriblement moche au départ. Et c’était très étrange de l’entendre par l’oreille, très désagréable même au point que je n’avais pas envie de parler !

 

      P.N. – La question de la voix nous fait dériver vers celle du corps. Justement, tu parles dans tes descriptions, et dans l’article que tu as écrit, de l’importance, pour le sourd, des sensations kinesthésiques. En quoi les information auditives apportées par l’implant te changeaient-elles de ces sensations ?

 

M.D. – Mon rapport au monde n’était plus le même lorsque j’ai perdu ces sensations kinesthésiques. Par exemple, je pouvais sentir le métro arriver sur le quai du métro, sentir les voitures passer, sentir le piano, sentir ma voix… C’était un autre rapport du corps à l’espace : le corps est comme plongé dans un mouvement d’ondes vibratoires, un peu comme dans une piscine. Tandis que le son introduit un écart, une distance, entre le sujet et l’objet.

P.N. – Dirais-tu que les sensations kinesthésiques étaient diffuses et les perception sonores plus objectivées ?

 

M.D. – Non je dirais le contraire. Une sensation kinesthésique ou tactile était bien ciblée à un endroit du corps un peu comme la flèche d’un archer (soit à l’intérieur du corps ; soit à l’extérieur de celui-ci). Au contraire, les sensations sonores étaient plus diffuses. D’ailleurs, au début, je ne savais pas d’où les sons venaient ; c’était assez déstabilisant. Le monde était inquiétant.

P.N. – Et les autres sens ? Le fait d’entendre a-t-il changé ta « vision » du monde, au sens propre ? Ou surtout les sensations qui relevaient de la kinesthésie ?

 

M.D. – Cela a vraiment changé ma vision du monde : non seulement les sensations kinesthésiques ont disparu mais j’ai fait connaissance avec un monde tout autre : des objets qui étaient absents de ma vision du monde, se sont fait présents. Ainsi, un chant d’oiseau fait irruption dans le monde qui est devant moi.

P.N. – Comment ressentais-tu la musique avant l’implant ? Écoutes-tu de la musique avec l’implant ?

 

M.D. – Mon rapport à la musique est assez limité, même si aujourd’hui je peux avoir du plaisir à en écouter. D’abord, les cours de musique au collège ont été un échec : j’avais un prof de piano qui m’a fait comprendre que je ne saurai jamais jouer du piano parce que j’étais sourde – ce qui n’est pas vrai, comme je l’apprendrai bien plus tard, en voyant Evelyn Glennie à la batterie, même si elle est devenue sourde vers l’âge de 12 ans. Ensuite parce que je suis assez frustrée lorsque je remarque que les entendants captent les paroles d’une chanson alors que je n’y arrive pas. Il faut savoir que si un entendant dispose de plus de 3000 canaux auditifs pour écouter de la musique, un implanté n’en a que 22 qui correspondent aux électrodes situées dans la cochée ! Mais, cela reste un monde que j’aimerais connaître davantage.

P.N. – J’aimerais maintenant te poser quelques questions sur l’identification de ces nouveaux sons que l’implant t’a permis d’entendre. J’imagine qu’il a fallu apprendre à catégoriser, identifier toutes ces informations. As-tu suivi une formation, des exercices spécifiques ?

 

M.D. – Oui, quand les fréquences sont devenues plus élevées, j’ai pu travailler avec mon orthophoniste sur les sons et cela avec un logiciel. Mon orthophoniste me faisait entendre des sons et m’indiquait de quoi il s’agissait. Exactement comme l’imagier de l’enfant. C’était un imagier sonore et je devais donc nommer ces sons. Je me souviens avoir eu du mal à faire la différence entre le son de l’eau d’une carafe renversée dans un verre et le son de l’eau du robinet. D’ailleurs je ne sais pas si je saurai encore faire la différence !

      P.N. – Y a-t-il des sons que tu as reconnu d’emblée, je veux dire sans voir la source, à partir des sensations kinesthésiques qui correspondaient ? Et à l’inverse, certains sons t’ont-t-ils choquée, surprise, voire déçue par rapport à ce que tu percevais déjà?

 

M.D. – La conversion mentale de la sensation kinesthésique à la sensation sonore n’a pas posé de problème particulier sans doute parce que ces sensations kinesthésiques se réduisent finalement à un nombre limité d’objets (la voix, les engins à fort niveau sonore, la musique avec des basses, le fait d’être dans une voiture). Leur identification à l’étage du monde sonore n’a pas posé de problème, même s’ils étaient plus violents à l’oreille.

P.N. – Te reste-t-il des souvenirs, issus de l’époque où tu entendais encore faiblement, de sons aux timbres spécifiques ?

 

M.D. – Je ne me souviens plus vraiment de la texture sonore des choses mais je me souviens des voix de mes parents.

 

      P.N. – Pour revenir à ta distinction de tout à l’heure, entre l’implant cochléaire, que tu considères comme un outil,  et l’oreille des entendants, j’ai souligné dans ton article une idée très forte : tu dis que l’implant ne rend pas les sourds entendants et que l’implant en cela pose un problème éthique. Tu vas jusqu’à dire qu’avec l’implant, tu as compris le conflit existant entre le monde des sourds et celui des entendants. Peux-tu expliciter ce point ?

 

M.D. – Tu poses ici deux questions différentes. D’abord la question de savoir si l’implant rend entendant. Le problème de la surdité, c’est que c’est d’abord un handicap qui ne se voit pas (contrairement à l’aveugle)[4]. En réalité, l’implant ne rend pas entendant car on rencontre toujours des difficultés dans la vie quotidienne. Par exemple, lorsque je suis un cours, je n’entends pas tous les mots d’une phrase. L’effort fourni est proportionnel à celui d’un entendant qui écoute un cd sur la CRP de Kant tout en rangeant les affaires de son appartement alors qu’il y a des travaux de canalisation à côté de l’immeuble. Mon cerveau travaille non seulement à entendre et à lire sur les lèvres mais aussi à deviner ce qui manque afin de combler ces trous. Au restaurant, il est très difficile de suivre une conversation surtout lorsque le milieu est bruyant car je reçois tous les bruits de plein pot. Le cerveau ne fait pas le tri de tous ces bruits.

Pour ce qui est de la bataille entre le monde des sourds et le monde des entendants, c’est aussi une question de rapport de force. Accepter l’implant, c’est accepter de se hisser au niveau des entendants ; au contraire, le refuser, c’est renoncer à cet effort et, d’autre part, préserver une autre culture, une autre représentation du monde. Les deux positions se défendent : l’ouverture au monde des entendants permet de s’ouvrir à davantage à la culture tandis que le refus de l’ouverture, c’est une forme de résistance car, après tout, pourquoi serait-ce aux sourds de s’intégrer au milieu entendant et non l’inverse ? Dans ce champ de bataille, le plus important, c’est de trouver sa voie afin d’en tirer le meilleur bonheur possible.

P.N. – À l’écoute de ton expérience, je m’interroge sur le thème du silence. Qu’est-ce que (et d’abord y a-t-il du) le silence pour toi.

 

M.D. – Il y a quelque chose que ne peuvent pas faire les entendants, c’est de pouvoir couper tous les sons du monde extérieur et cela à tout moment de la journée. Ainsi je peux basculer d’un monde sonore à un monde silencieux. La question de la définition du silence est toujours quelque chose qui fascine les entendants parce que le silence pour eux, c’est le calme. Or, le silence tel que je le vis, ce n’est pas simplement le calme, c’est l’absence de tout son. Mais, j’ai remarqué que les acouphènes étaient présents à un moindre degré : j’entends comme une petite musique. Il y a du mouvement, de la vie : pas seulement les acouphènes mais encore les pensées. Il reste la conscience avec ses pensées, ses images, ses souvenirs ou ses projets. J’ai l’impression qu’un silence pur n’existe pas, qu’il n’y a pas de vide.

 

 

 

 

 


[1]           Juste avant la publication de cet entretien, Roberta Locatelli m’envoie cette citation de Wittgenstein que je me permets de restituer ici parce que je la trouve très belle. Avec une petite nuance toutefois : si le jeune Wittgenstein remarque que les oiseaux, pour lui, ne « chantent » pas, la perspective dans laquelle il écrit cela n’est pas la mienne ; tandis que sa réflexion porte sur le langage, ma perspective relève de la perception. Si je partage la même critique, c’est que je trouvais vraiment horrible ce « chant » des oiseaux, qui n’avait rien de ce qu’on entend couramment par « chant » : à la place d’un son mélodieux, je n’entendais qu’un cri strident dont j’ignorais l’origine et la totale provenance dans l’espace. Dans un premier temps, le « cri » des oiseaux – c’est ainsi que je l’aurais appelé – dérangeait fondamentalement mon environnement auditif : le son des oiseaux venait s’insérer dans la moindre des conversations lorsqu’elles étaient faites dehors, car mon cerveau n’avait pas intégré cette nouvelle information au champ sonore. Si j’avais un esprit aussi peu sensé qu’un enfant, je me serai efforcée – en vain – d’effacer ces cris de mon environnement sonore au lieu de m’efforcer raisonnablement à les intégrer. Je profite également de cette note pour ajouter une remarque : si, malgré mon intérêt pour la philosophie, je n’ai pas voulu insérer de références philosophiques à mon témoignage, cela est tout à fait volontaire. En effet, mon vécu est tellement subjectif qu’il m’est difficile de le rattacher à une quelconque doctrine, même s’il est peut-être possible d’y voir des liens avec des textes contemporains sur la perception.

[2]           Le nouvel implant, CP800, s’est un peu miniaturisé par rapport à l’ancien, mais présente l’inconvénient, pour celui qui le porte, de ne pas pouvoir régler le volume et la sensibilité directement depuis le processeur, ce qui ne peut se faire qu’à partir d’une télécommande, à peine plus fine qu’un téléphone portable,  que l’implanté doit avoir avec lui. Ce geste renforce l’idée d’outil mais qui passe inaperçu à l’ère où la plupart des gens ont leur téléphone portable dans la main de façon régulière (dans la rue, à table, au bureau). Cependant, dans le cas de l’implanté, la technologie est en surplus.

[3]           www.acfos.org/…/base…/revue25_surditevueinterieur_devosse.pdf

[4]           Voir sur ce sujet la vidéo sur la chaîne « public Sénat », intitulée « S’entendre avec les sourds » qui montre la capacité mais aussi les difficultés d’intégration des sourds dans le monde des entendants.

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