Penser les addictionsune

L’anorexie mentale comme production aliénée de soi-même

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L’anorexie mentale comme production aliénée de soi-même

 

Margaux Merand – Professeur de Philosophie. Doctorante (UMR Inserm U930 ; équipe « Troubles affectifs ») sur l’anorexie mentale dans une double direction de philosophie (Maël Lemoine) et de psychologie clinique (Rémy Potier).

Résumé

Dans cet article nous examinons les rapports entre anorexie mentale, boulimie et expression de soi. Nous formulons d’abord l’hypothèse que l’anorexique cherche à s’exprimer dans sa maigreur comme le travailleur s’exprime dans l’objet qu’il produit. La démarche anorexique semble ainsi mimétique par rapport à l’activité du travail. Nous critiquons cependant cette idée à différents niveaux : (1) le sujet anorexique, écrasé par un sens disproportionné des réussites qu’il a à accomplir, cherche plutôt à se soustraire à l’exigence d’être « quelqu’un » ; (2) la maigreur exprime davantage un « genre » abstrait de personnalité qu’une subjectivité singulière ; (3) l’anorexique veut plutôt dépasser la demande de reconnaissance qu’obtenir cette dernière. Nous montrons ensuite comment la stratégie anorexique est constitutivement mise en échec : la maigreur ne fonctionne pas comme l’objet du travail, et à ce titre le sujet anorexique est aliéné : sans objets. Notre conclusion esquisse deux axes sur le thème de la guérison.

Abstract

In this paper we examine the links between anorexia, bulimia and self expression. We start on the hypothesis that an anorexic tries to express himself or herself through his/her skinniness just as a worker tries to express himself/ herself through his/her work. In this respect the anorexic mindset seems to mirror the worker’s. Yet we will challenge these premises on several grounds:(1) the anorexic, crushed by expectations perceived as unattainable achievements, tries instead to avoid the exaction of being “someone” . (2) skinniness allows him/her to fit into an abstract personal trait rather than assume a specific personality. (3) the anorexic tries to go beyond mere acceptance rather than seek it. We will then show how the strategy of anorexia meets with its intrinsic failure: skinniness does not work as a work objective, hence the anorexic is alienated in the Marxian sense. Our conclusion will explore the theme of recovery along two possible pathways.

Introduction 

1. La stratégie anorexique

Dans cet article, nous examinerons l’anorexie mentale dans son rapport au travail et à l’expression de soi. Plus précisément, nous tenterons de montrer que ce trouble du comportement alimentaire (TCA) relève d’une tentative de production de soi dont la structure semble analogue à celle du travail. Le sujet anorexique chercherait à s’exprimer dans sa maigreur comme le travailleur s’exprime dans son objet. Mais là où le travail se définit par un risque d’échec constitutif, et par l’incertitude de réussir à produire un objet, l’anorexie mentale quant à elle se caractériserait par une issue assurée. La restriction alimentaire, en effet, entraîne assurément la perte de poids ; les techniques d’amaigrissement, au début du trouble tout particulièrement, fonctionnent. Ainsi, l’anorexie mentale se présenterait comme une stratégie permettant tout à la fois de produire une identité qui puisse être socialement reconnue, et de se soustraire aux errements propres à l’activité du travail en déplaçant celle-ci dans le rapport, supposément contrôlable, au corps.

Nous montrerons que cette stratégie procède d’une illusion qui la condamne à l’inefficacité à mesure que le TCA s’installe et progresse : la maigreur n’exprime jamais le soi et les pratiques addictives aboutissent, en dernier ressort, au point extrême de la dépersonnalisation.

Notre raisonnement partira de l’idée que le sujet anorexique tente de se faire un corps « sur-mesure » à même d’exprimer sa subjectivité et son irréductibilité à tout objet. Pour cela nous présenterons succinctement la thèse développée par Dorothée Legrand. Nous montrerons qu’en ce sens, l’anorexie mentale semble effectivement relever d’une transformation contrôlée du corps semblable à la transformation des choses extérieures au cœur de l’activité de production – l’anorexie mentale relevant spécifiquement d’une autoproduction. Nous développerons ensuite nos trois axes à la lumière critique de cette thèse : (I) L’anorexie mentale permet plutôt de se soustraire à l’expression de soi ; (II) L’anorexie mentale permet de se soustraire à la demande de reconnaissance ; (III) L’anorexie mentale échoue à opérer ce que le travail, seul, peut opérer. Nous terminerons notre article par l’analyse du facteur biologique dans le désir de rémission (IV) ainsi que par une brève discussion des enjeux thérapeutiques.

2. Un corps sur-mesure ?

À distance de l’idée que la quête obsessionnelle de la maigreur chosifie la personne anorexique, l’anorexie mentale peut être comprise comme une tentative de s’affirmer à titre de sujet. Elle procèderait d’un exhibitionnisme de la subjectivité par la matérialisation du soi dans le corps maigre. Ainsi, loin de se réduire à une chose, l’anorexique chercherait à s’émanciper de toute possible réification en faisant du corps le témoin de sa condition de sujet.

On trouve distinguées, chez Dorothée Legrand, les différentes dimensions de la conscience de soi corporelle : subjective, objective, et anonyme. Le corps-sujet est pôle de perceptions : c’est « l’expérience de tout objet depuis une perspective corporellement ancrée »[1]. Le corps-objet apparaît lorsque le corps est pris pour objet de conscience, par exemple lorsqu’il est jugé mince ou gros à travers son image dans le miroir : « le sujet prend ses propres états corporels pour objets intentionnels de sa conscience »[2]. La dimension anonyme du corps, enfin, échappe à la « saisie empirique » ; elle correspond à la « dynamique pré-personnelle des processus physiologiques propres à l’organisme vivant »[3]. Ainsi, mon corps est sujet lorsque je ne me le représente pas extérieurement mais le vis comme point d’ancrage de mes représentations. Il est objet lorsqu’il devient précisément l’objet de l’une de ces représentations et que je le scrute, percevant sa matérialité commune avec celle d’autres objets. Il est anonyme en tant qu’entité biologique, indifférente à ma subjectivité. Ces dimensions sont typiquement complémentaires mais l’anorexique percevrait avec une acuité singulière la « tension » entre l’objet et le sujet, et chercherait à la supprimer en affirmant l’irréductibilité du sujet aux objets par la transformation contrôlée de la dimension objective du corps. Dorothée Legrand écrit ainsi que l’anorexique ne cherche pas « l’éradication, mais plutôt la transformation contrôlée du corps-comme-objet et de son image »[4]. Cette « auto-transformation [est] opérée par un comportement alimentaire hyper-contrôlé » pour cela même qu’en « ne mangeant rien », le sujet refuse de se rendre à sa « condition-d’objet »[5]. Le refus de l’incorporation de la nourriture est un « refus de l’auto-incorporation au domaine des processus organiques anonymes » et des choses[6].

Il ne s’agit donc pas de « ne rien manger », ni de nier radicalement le corps-objet, mais bien de le transformer. Les besoins physiologiques sont combattus au profit d’aliments sélectionnés d’après leur valeur subjective, « leur capacité à symboliser » la subjectivité[7]. Certaines anorexiques établissent ainsi des règles strictes, ingèrent de petites substances qui représentent et expriment le soi. Le comportement alimentaire doit être à la mesure d’une subjectivité primant tout besoin organique asservissant. La finalité d’une telle démarche, par laquelle est rendue visible la singularité du sujet, est la « validation intersubjective »[8], la reconnaissance de soi par d’autres sujets, par l’interposition du corps.

L’anorexie serait par suite la modalité atypique ou pathologique d’une démarche traditionnellement caractérisée comme constitutive de l’existence humaine : la nécessaire mise en accord de l’idée subjective avec le monde externe et objectif, dont le corps deviendrait le moyen privilégié[9]. L’anorexique n’est pas dans une négation radicale de la dimension objective de son être – elle ne cherche pas à être un « pur esprit ». Elle accomplit, à partir de l’entité naturelle et étrangère qu’est le corps, un travail, soit « l’activité pratique » par laquelle elle « se produit [elle]-même au jour » comme sujet en « transformant [le corps-objet], auquel [elle] appose le sceau de son intériorité et dans [lequel] [elle] retrouve dès lors ses propres déterminations »[10]. Dans une perspective hégélienne, l’anorexique agit ainsi pour « enlever, en tant que sujet libre, son âpre étrangeté au [corps-objet] et ne jouir dans sa [figure] que d’une réalité extérieure de soi-même »[11]. Le corps, d’entité naturelle, devient une entité auto-constituée, empreinte d’un style subjectif.

Cependant, cette conception de la démarche anorexique, qui la rend analogue, dans sa structure et sa finalité, au travail tel que Hegel le conceptualise, n’est pas sans soulever des difficultés. On peut faire l’hypothèse que la personne anorexique agit davantage pour se dispenser d’avoir à être « soi » que pour se produire subjectivement et être ainsi reconnue. Le fait qu’il revienne entièrement à l’individu d’inventer son existence, et de se définir par ses propres moyens, serait ce à quoi l’addiction permettrait de se soustraire.

I. Se soustraire à l’expression de soi   

On peut en effet supposer que l’anorexique cherche à contourner l’exigence d’expression de soi, qu’elle perçoit comme un travail épuisant dont l’échec n’est jamais à exclure. D’après un rapprochement proposé par Mélanie Trouessin[12], le sujet de l’addiction serait, dans les termes d’Alain Ehrenberg, « fatigué d’entreprendre de devenir seulement lui-même et tenté de se soutenir jusqu’à la compulsion par des produits ou des comportements »[13]. Cette fatigue d’être soi nous semble caractéristique du sujet anorexique. Marya Hornbacher, dans son ouvrage Wasted, écrit en ce sens :

J’étais incroyablement fatiguée de moi-même. Je voulais accomplir cette chose grandiose qu’on attendait de moi, quelle qu’elle soit, […] et en être quitte. Pouvoir dormir. […] Je pense qu’il est important de relever que les troubles du comportement alimentaire sont probablement une version culturelle et générationnelle du bon vieux burnout. […] Je n’avais pas la moindre idée de ce que je ferais de moi une fois le « succès » atteint, mais je ne pouvais pas renoncer au besoin affolé de l’atteindre non plus. […] Les personnes atteintes de TCA tendent à être à la fois intelligentes et compétitives. Nous sommes terriblement perfectionnistes. […] Nous devenons malades […] de devoir paraître impressionnants. […] Je devins épuisée du sentiment d’être constamment sur scène, portant les habits d’un autre, récitant le texte d’un autre. »[14]

C’est bien cet état d’épuisement à l’idée même de l’accomplissement personnel, du succès, qui préside au développement du trouble du comportement alimentaire (TCA) : « Je délaissai la parade de l’excellence en quête d’un chemin en apparence plus simple pour atteindre la considération que je voulais : un trouble du comportement alimentaire. »[15] Le TCA n’est pas décrit ici comme l’équivalent du travail, par lequel le soi pourrait être adéquatement exprimé et reconnu, mais comme son ersatz,censé échapper aux pressions de l’excellence et du perfectionnisme. Le TCA apparaît comme un itinéraire simplifié, moins susceptible d’échecs et plus efficace à court terme que l’ambition académique ou plus largement professionnelle. Marya Hornbacher rapporte un empressement inquiet à l’idée de se produire dans le monde extérieur – théâtre social exigeant une continuelle mise en scène de soi que l’anorexique voudrait écourter, lasse de ce qu’elle perçoit comme une comédie. Nous sommes loin, ici, de l’authentique désir d’extériorisation de soi : c’est la double nécessité de cultiver le soi et de l’exposer dans le monde extérieur qui semble problématique – et non seulement l’irréductibilité du sujet à l’objet qu’il est par son corps.

Le corps sera certes transformé par la personne anorexique, mais pour exprimer un genre de soi davantage que le soi lui-même – cette deuxième tâche paraissant insurmontable à l’anorexique qui peine à identifier le « soi », son contenu et ses frontières. C’est justement parce que la notion de « soi » est floue, ses contours mal définis, que la nécessité de la matérialiser dans le monde extérieur suscite une vive angoisse. Alain Ehrenberg évoque un « individu apparemment émancipé des interdits », ce qui fonde sa différence avec le névrosé, « mais certainement déchiré par un partage entre le possible et l’impossible »[16]. Nous pensons que la personne anorexique est particulièrement sensible à cette indétermination : elle ressent l’incapacité anxieuse de définir le soi, ses aptitudes et ses limites. Marya Hornbacher évoque ainsi une peur « complètement contradictoire » :

D’un côté, c’est la peur de ne pas avoir le potentiel ; de l’autre, c’est la peur peut-être plus grande de l’avoir, et d’avoir ainsi la responsabilité d’accomplir une chose vraiment exceptionnelle. […] Vous allez dans le monde avec la certitude que vous serez un échec dès le départ, ou que vous aurez à faire une chose ultimement spectaculaire, ce qui implique le risque d’échouer de toute manière.[17]

L’anorexique devine, indissociablement de l’angoisse d’être incompétente, un potentiel immense et la « responsabilité » corrélative d’un succès éclatant. Elle est ainsi particulièrement susceptible de développer cette « maladie de la responsabilité dans laquelle domine le sentiment d’insuffisance » qu’évoque Alain Ehrenberg, la dépression étant fréquemment le soubassement du TCA[18]. En somme, contrairement à ce qui était l’objet de notre introduction, la difficulté ne revient pas ici à la question : « comment exprimer le sujet dans et par un corps qui est tout aussi bien objet ? » ; mais : « comment exprimer un sujet dont les limites ne sont pas fixes, un soi dont la fluidité est vertigineuse et socialement encouragée ? ». C’est la responsabilité elle-même qui semble illimitée à qui n’identifie pas correctement le partage du possible et de l’impossible ; elle devient alors écrasante. Notre hypothèse est que l’anorexique tente de répondre à cette difficulté par une stratégie corporelle mobilisant les représentations sociales dont la maigreur est investie pour parvenir à une reconnaissance totale tout en se dégageant de la perspective d’avoir à « être soi ».

Biologiquement, d’abord, la pratique du jeûne produit un évanouissement du soi, en tout cas un atténuement des sensations, émotions et pensées. La subjectivité est assourdie du fait de l’état léthargique du corps. Les sentiments du soi sont maintenus à un niveau d’intensité très bas. Le sujet anorexique, en ritualisant certaines pratiques alimentaires, fuit ainsi la fluctuation incessante de ses affects et son absence d’équanimité. Le caractère invasif du trouble, qui sature le vécu, permet de se soustraire à sa propre intimité, et à tout rapport introspectif anxiogène. Ensuite, la maigreur elle-même – et non seulement le jeûne qui en est le moyen – provoque une délivrance. Dans les termes freudiens de Deuil et mélancolie[19], cette libération est celle d’une dépense d’énergie dont la maigreur dispense :

[…] tous les états de joie, d’exultation et de triomphe qui forment le type normal de la manie présentent la même condition économique : ils sont dus à une influence qui finit par rendre inutile une grande dépense psychique, longtemps entretenue ou faite par habitude, laquelle devient alors sujette à de multiples affectations et possibilités de décharge. Ainsi, […] lorsqu’une lutte longue et pénible est finalement couronnée de succès, quand on arrive d’un coup à se défaire d’une contrainte pesante, […]. Toutes ces situations se caractérisent par une excitation, des signes de décharge d’une émotion joyeuse […].[20]

L’anorexique triomphe d’une contrainte. Superficiellement, elle triomphe de son corps comme d’une source de honte. La maigreur apparaît comme une solution unique et effective contrairement à l’ancienne économie de fonctionnement qui réclamait beaucoup d’énergie et demeurait insatisfaisante. C’est ainsi que Portia de Rossi évoque la différence entre la maigreur anorexique installée et l’instabilité décevante des régimes « yo-yo »[21]. Il y a une griserie de la maigreur comme d’un attribut permettant réellement de s’affranchir d’une contrainte : c’en est un trait distinctif, laissant une vive impression de plaisir au sujet anorexique qui l’expérimente pour la première fois. Il n’est pas rare que cette euphorie fasse plus tard l’objet d’une nostalgie, en dépit de la connaissance de ses conséquences fatales. Le sujet peine à retrouver dans les premiers stades de la rémission ce qu’il recherche à titre de plaisir équivalent, et que Claude Olievenstein caractérise à propos de la toxicomanie en termes de « flash » (sensation libérée par la drogue)[22]. C’est ce « flash » qui fait peser sur la relation thérapeutique la plus grande menace, dans la mesure où le sujet de l’addiction doit en faire le deuil au profit de bénéfices qui ne sont pas immédiatement ressentis.

Au-delà du corps, l’anorexique triomphe de la nécessité d’être quelqu’un pour réussir socialement. Cette réussite n’est pas relative à une carrière professionnelle – cette dernière n’irait pas sans un risque d’échec, nous y reviendrons. Dans la maigreur, le langage du corps opère seul et dit quelque chose d’un sujet qui redoute de s’accomplir par d’autres moyens. La maigreur, chargée de représentations sociales multiples, vaut comme une métonymie du soi. Le « soi » en jeu, on le comprend dès lors, est une projection sociale jugée plus avantageuse qu’un soi réel caractérisé par son irréductible complexité.

L’addiction fonctionne comme une technique virtuose dans le contexte social décrit par Alain Ehrenberg : elle rend accessible la réussite tout en restant hermétique au soi. Pour cela, elle privilégie une fabrique du « soi » qui, au lieu de donner voix au soi réel, lui préfère un genre nettement identifiable :

Je voulais être une anorexique. J’avais pour objectif d’être un autre genre de personne, une personne dont les passions étaient ascétiques plutôt qu’hédonistiques, une personne qui réussirait, dont l’énergie et l’ambition étaient concentrées, pures, dont le corps passait toujours après l’esprit et ‘l’art’.[23]

Ce que l’anorexique construit, ce n’est pas un corps « sur-mesure », dont les choix d’aliments reflèteraient avec une précision millimétrique l’idée subjective, mais plutôt un corps socialement identifiable – au contraire du corps « normal » dont les anorexiques ont la hantise, parce qu’il est neutre. Tout corps relevant de la « corpulence normale » (d’après l’Indice de Masse Corporelle) n’est socialement pas significatif. Ce corps peut être interprété de manière plurielle, la normalité n’indiquant rien du soi, n’étant le porte-parole d’aucun genre de personnalité, sinon d’un équilibre alimentaire conventionnel. Un corps normal est neutre en ce sens qu’il n’oriente pas le jugement de celui qui le perçoit. Or, l’anorexique recherche précisément un corps dénotant un style subjectif, qui ne saurait passer inaperçu. Ce corps n’épouse pas les contours du soi : il doit suggérer un mieux-que-soi[24]. Conjointement, le surpoids est investi de représentations sociales, qui sont autant de traits de caractère supposés – aboulie, abandon aux plaisirs sensuels, absence de discipline – dont l’anorexique veut obstinément dépouiller le « soi » qu’elle rend visible. La maigreur indique nettement ce que le soi est et n’est pas. Elle procède d’une logique identificatoire rigide, à distance de tout corps normal qui demeurerait poreux.

Un style abstrait de « soi », aux cloisons étanches, supplante le soi réel qui était porteur d’une véritable capacité expressive. Marya Hornbacher écrit ainsi que le processus même de la création littéraire – qui lui était cher – fut compromis par son anorexie mentale, l’écriture requérant justement l’ancrage subjectif que le TCA s’évertue à détruire :

Je songeai à écrire. Mais qu’aurais-je dit ? J’avais cessé depuis longtemps d’écrire, l’écriture vraie, l’écriture mienne. Les mots ne venaient plus. J’avais perdu le sens de la première personne, l’immersion dans le monde que l’écriture requiert.[25]

En attendant de faire cette expérience douloureuse de vide subjectif[26], qui éveillera peut-être un désir de rémission, l’anorexique aura le sentiment soulageant d’échapper à la « fatigue d’être soi » par ses pratiques alimentaires et le rétrécissement de son corps. Elle se consolera du vide et de l’absence d’expression réelle de soi par la validation inconditionnelle que permet la maigreur. C’est ce que nous allons maintenant préciser.

II – Se soustraire à la demande de reconnaissance et dépasser la séduction

Le lien entre anorexie mentale et conditionnement social est problématique. Comme l’écrit Dorothée Legrand à propos du modèle « féministe »[27], avant de le discuter, le fait est que 90% des sujets anorexiques sont des femmes vivant, pour la plupart, dans des sociétés occidentales ou occidentalisées où le corps définit effectivement l’identité et les opportunités professionnelles accessibles au sujet. Le corps anorexique est ainsi perçu comme un corps principalement culturel, l’anorexique étant « hypersensible » à l’injonction masculine et sociale de minceur. Douloureusement consciente de l’écart entre le corps-idéal et son corps-réel, l’anorexique chercherait à le résorber[28]. Une difficulté de ce modèle réside certainement dans son incapacité à déterminer ce qui fonde « l’hypersensibilité » du sujet anorexique.

Nous tenterons de déterminer la logique à l’œuvre dans le comportement anorexique, qui fait selon nous de la maigreur et de ses significations sociales un usage instrumental pour se soustraire à la demande de validation. Autrement dit, sans être causée par des données strictement sociales, l’anorexie mentale n’en évoluerait pas moins dans un contexte où la maigreur, nous l’avons vu, est socialement distinctive. Nous pensons que le sujet anorexique est conscient de ces données, qui déterminent une configuration particulière du TCA. Si l’anorexie mentale demeure étiologiquement irréductible à tout contexte social ou culturel déterminé, elle est susceptible de modulations différentes selon le décor dans lequel elle évolue. Elle prend donc une tournure spécifique dans un contexte où la maigreur est socialement célébrée. C’est en ce sens qu’une ex-anorexique avait pu dire, dans le cadre d’une série d’entretiens destinés à notre recherche, que la valorisation sociale de la minceur n’avait pas causé son TCA, mais l’avait entretenu une fois apparu. Elle établissait ainsi que son anorexie mentale aurait probablement été une expérience pathologique écourtée si elle n’avait pas été à ce point encouragée socialement, et porteuse de bénéfices relationnels. Partant, la capacité de l’anorexie mentale à s’auto-perpétuer – le TCA devenant sa propre cause à mesure que les motivations initiales s’effacent et semblent indiscernables[29]–, n’est pas exclusivement biologique, mais tient aussi à des motifs sociaux.

Ainsi, comment la maigreur, assortie de son cortège de représentations sociales, peut-elle être instrumentalisée pour dispenser le sujet d’avoir à solliciter une reconnaissance ? Certaines personnes anorexiques, dans nos entretiens toujours, rapportent des remarques faites en milieu médical, jugées déplacées : « vous devriez avoir des formes », « les hommes aiment les femmes qui ont des formes ». Le corps amaigri, en effet, n’est pas destiné à la séduction comme un objet idéalement proportionné au désir masculin – la question de l’esthétisation et de l’érotisation de la maigreur demeure cependant complexe et susceptible de variations multiples selon les sujets anorexiques. D’une manière générale, nous pensons que la maigreur n’a pas la séduction pour finalité, mais le dépassement de la problématique même de la séduction. Un trait récurrent des témoignages anorexiques est le sentiment de toute-puissance ou d’invulnérabilité associé à la maigreur[30]. La maigreur ne réclame rien, elle s’affirme. Loin d’avoir une valeur expressive à la mesure du (pour-)soi, elle échappe à la double nécessité d’exposition du soi et de demande de validation. L’équivalence, socialement admise, entre maigreur et réussite, beauté, sophistication, discipline, force de caractère, retenue, etc. ; cette équivalence, qui voit dans la maigreur le critère ultime du succès, est exploitée par l’anorexique non pour plaire, mais pour s’affranchir de toute dépendance aux jugements particuliers, individuels. Portia de Rossi peut ainsi écrire :

Je savais que tout le monde […] nous enviait – nous étions déterminées, in control, n’ayant besoin de rien ni personne pour nous sentir exceptionnelles ou accomplies ; nous avions créé notre propre et ultime succès. Nous avions gagné la lutte que la terre entière menait.[31]

La personne anorexique n’a pas à se demander si elle plaît à tel autre : la réponse est, par défaut, connue. Tous les jugements particuliers lui deviennent indifférents en ce sens que le jugement général (social) lui est favorable. L’anorexique est ainsi un sujet exposant à un autre abstrait un soi non moins abstrait – ou genre de soi. C’est par le même mouvement que l’altérité et la subjectivité sont vidées de leur substance dans le développement du TCA. L’anorexie nous paraît ainsi située dans un au-delà de l’intersubjectivité, reposant sur un double vide de soi et de l’autre, ou faisant du jugement social « anonyme » l’arbitre et le médiateur des relations particulières.

Quiconque fait l’expérience de la maigreur sait à quel point elle suscite une célébration permanente. Cette validation ne suffit pas à causer un trouble aussi complexe que l’anorexie mentale, ni à rendre compte des pratiques radicales de privation qui la caractérisent, mais elle figure parmi les « bénéfices » qui ont un rôle majeur dans sa perpétuation. C’est en raison de ces bénéfices que la fatigue générée par les comportements autodestructeurs est longtemps sous-estimée voire déréalisée – elle paraît un moindre mal à qui est « fatigué d’être soi ». Le surmenage physique est supporté parce qu’il décharge le sujet de l’épuisement psychologique d’avoir à exister. C’est le contraste qui le rend tolérable. Que sont les troubles du corps au regard du sentiment d’invulnérabilité aux autres ? On comprend que le désir de rémission ne puisse apparaître que lorsque la fatigue physique devient invalidante et génère à son tour des sentiments dépressifs, la boucle étant bouclée.

III. L’échec de la stratégie anorexique et la nécessité du travail

Pour résumer, l’anorexie mentale peut être définie comme une double échappatoire à l’expression de soi et à la demande de reconnaissance, permettant néanmoins une réussite sociale supplantant l’accomplissement de soi par le travail. Le travail proprement dit renvoie le sujet à une responsabilité disproportionnée d’excellence, dont le risque d’échec est paralysant. C’est pourquoi l’anorexie mentale fonctionne comme un substitut de travail : elle apparaît comme une voie plus sûre vers le succès. Le sujet anorexique déplace la fonction du travail sur son propre corps, entité matérielle supposément contrôlable. Ce déplacement doit idéalement permettre de conserver les bénéfices du travail en supprimant les errements qui le caractérisent[32].

De tels errements sont en effet constitutifs du travail. Rapportons-nous par exemple à la définition qu’en donne Christophe Dejours :

Le réel du travail, c’est ce qui se fait connaître à celui qui travaille par sa résistance au mode opératoire, aux habiletés professionnelles, au savoir-faire […]. Alors que je continue à travailler en utilisant tout ce que je connais déjà, en dépit de cette maîtrise que j’ai habituellement, je suis en échec. […] Travailler, c’est être capable d’endurer cette expérience de l’échec le temps qu’il faudra jusqu’à ce que je trouve la solution qui me permette de le surmonter. […] Le réel se fait connaître sur un mode affectif : l’échec ; et l’échec engendre d’autres états : la surprise, un sentiment d’irritation, de colère parfois – quand ça dure trop longtemps –, une déception, un découragement, l’impression d’être incompétent, l’interrogation, la circonspection, le doute sur la réalité mais aussi le doute sur soi-même.[33]

Ainsi, le travail requiert une « endurance »[34] : l’opération doit être recommencée avec acharnement, ce qui est particulièrement manifeste dans le travail de recherche. On peut y échouer pendant plusieurs années, et le « bon chercheur » sera alors « celui qui aura l’obstination de continuer alors même qu’il n’arrive pas à attraper ce qu’il cherche à démontrer »[35]. Pour travailler, je dois accepter « de me faire habiter peu à peu » par « cette expérience de ce qui s’oppose à ma maîtrise »[36]. C’est parfois en « emportant » l’énigme chez moi, en en faisant des « insomnies », que me viendra une idée orientant vers la solution : « tout cela n’est pas une conséquence regrettable du travail, c’est le travail même », insiste Dejours, dans la mesure où « la souffrance guide l’intelligence »[37]. La souffrance me pousse à persévérer « dans l’espoir de trouver une solution, ce qui me permettra de surmonter ma frustration, et peut-être, de transformer cette souffrance en plaisir. »[38].

Il y a travail pour autant qu’un risque d’échec est encouru. La souffrance morale générée par la conscience de ce risque est un moteur ; elle possède une fonction heuristique. Comprenons alors que l’aboutissement du travail, l’objet produit – ici le savoir couronnant une activité de recherche – est le triomphe, fixé dans l’objet, sur cet échec potentiel. Le fruit de l’activité de production est un échec effectivement surmonté. L’objet est ainsi consubstantiel au travail, comme l’explique Franck Fischbach dans son analyse de la conceptualité marxienne :

Marx rappelle que le rapport à l’objet et à l’objectivité en général est un rapport normal, au sens où il appartient à l’essence du travail : ‘le produit du travail est le travail qui s’est fixé dans un objet, qui s’est fait chose, il est l’objectivation du travail […]’. Cela signifie qu’il n’y a pas de travail qui ne soit producteur d’objets, et que le travail est cette activité (si l’on veut « subjective ») qui, nécessairement et par essence, s’objective […]. Le passage de l’activité au repos de l’objet produit est un passage nécessaire […]. Ce fait […] n’a rien en lui-même d’aliénant […].[39]

Le sujet aliéné, par conséquent, est un sujet sans objets :

[C’est] […] un sujet coupé ou séparé de l’objectivité, c’est-à-dire un sujet qui peut d’autant mieux se concevoir comme purement actif que ses objets lui ont été soustraits – c’est-à-dire que la part inactive, inerte et passive de son être lui a été soustraite.[40]

Un point auquel il faut ajouter que l’aliénation n’est pas seulement perte de l’objet, mais perte de cet objet précis qui exprime la subjectivité du travailleur. Or, sur la base de ces critères définitionnels du travail, que constatons-nous ? C’est bien l’incertitude de réussir à produire un objet qui est insupportable à la personne anorexique. Elle cherche alors à s’en prémunir en déplaçant la fonction du travail dans le rapport – intime, non soumis aux aléas externes – au corps. Ce déplacement aurait le mérite d’éclipser les douleurs psychologiques générées par le caractère erratique travail : le corps n’est-il pas déjà objet ? Le problème est paradoxalement celui-là : le corps maigre ne peut jamais devenir l’objet lié par essence à l’activité du travail. L’anorexique est alors dans la position du travailleur « aliéné ». La maigreur est un « objet » fuyant, ou plutôt n’est nul objet. Elle ne saurait être définitivement fixée, à l’image de l’objet produit – distinct du sujet producteur –, qui appartient durablement au monde matériel et autorise un repos autant qu’un sentiment d’accomplissement. Il faut alors renoncer à l’idée que le TCA – ou toute autre addiction – assurerait une stabilité contre les aléas du monde extérieur. Il se caractérise à la rigueur par une ritualisation de la compulsion et une « contrainte de répétition »[41]rassurantes psychologiquement – mimétiques de l’ordre que permet le travail –, mais n’assure aucune autre permanence que celle des comportements destructeurs. Ces derniers ne produisent, à l’extérieur d’eux-mêmes et comme finalité, aucun objet – ils sont radicalement autotéliques. Le TCA s’apparente alors à la quête désespérée d’un état inaccessible.

La maigreur se dérobe à l’instant même où elle se « produit ». L’anorexique est toujours dans l’expectative : elle ne pourra commencer à vivre que lorsqu’elle aura perdu du poids. Ce poids, on le sait, elle n’en est jamais satisfaite. En ce sens, toutes les personnes anorexiques font remarquer que plus elles perdent du poids, plus elles s’obsèdent à l’idée de leur poids. À aucun moment ne peuvent-elles réellement jouir d’une maigreur enfin acquise. Cependant, cette affirmation doit être nuancée : chez Portia de Rossi[42], comme chez d’autres, l’amaigrissement atteint un stade où le seul maintien du poids devient l’objectif, non la perte vertigineuse des kilos. Il faut garder à l’esprit que la démarche anorexique est rationnelle, méthodique et organisée – nous avons parlé d’une stratégie– : le but n’est pas de mourir, mais de persévérer dans un état d’extrême émaciation. Le dysmorphisme fait certes sous-estimer la maigreur atteinte, et cette dernière semble toujours perfectible, mais elle peut atteindre un niveau satisfaisant. Le problème n’en est pas moins entier. La possession de la maigreur anorexique est, par essence, contrastée par la peur de sa perte. C’est justement ce qui explique le caractère « indéfini » de la perte de poids. Perdre toujours plus, c’est se donner des sécurités relatives à une maigreur qui menace constitutivement de basculer dans son inverse. Marya Hornbacher explique ainsi le danger de boulimie comme envers terrifiant de l’anorexie :

La boulimie me terrifiait. […] À l’instant où vous plantez vos doigts au fond de votre gorge, vous savez qu’il y a un problème. Vous savez que vous avez perdu le contrôle. La première fois que vous mangez sans pouvoir vous arrêter, […] que vous sentez votre visage se crisper dans une rage désespérée de nourriture, n’importe laquelle,tout de suite, vous savez qu’il y a un problème. […] Et après coup, l’horrible, la nauséeuse prise de conscience que vous êtes, en fait, aussi incontrôlable, dépendante, vorace que vous l’avez toujours secrètement suspecté.[43]

Voilà ce dont la maigreur est le « masque », qui à ce titre n’inspire aucune confiance au sujet anorexique lui-même. Le jeûne est toujours vécu comme dissimulation honteuse d’une voracité coupable. La maigreur n’est jamais état, mais périlleux rapport de forces – être maigre, c’est résister aux pulsions de dévoration. Notons que biologiquement, l’amaigrissement, la dénutrition et les privations alimentaires sont autant d’éléments objectivement déclencheurs du binge eating disorder, c’est-à-dire des accès boulimiques – précédés par des cravings : des fringales incontrôlables[44]. La boulimie doit souvent son existence à la pratique même du jeûne. Ainsi l’anorexique a créé les conditions de possibilité d’une boulimie qui lui apparaît pourtant comme la traduction d’une nature profonde et condamnable. Il y a là, bien sûr, un cercle vicieux que la thérapie, seule, démystifie, en mettant en évidence l’interdépendance de deux pratiques alimentaires – jeûne et boulimie – qui s’égalent dans la démesure.

IV. La résurgence du biologique comme facteur d’une prise de conscience

Il faut souligner à quel point la narration interne de l’anorexique tend à nier toutes les explications d’ordre biologique quant à l’évolution même du TCA. Ce n’est pas surprenant si on se rappelle la distinction, empruntée à Dorothée Legrand, des dimensions subjective et organique de la conscience de soi corporelle, le sujet anorexique tendant à reconduire entièrement la biologie dans l’ordre – qu’il souhaite hégémonique – de la subjectivité. La personne anorexique pense, jusqu’au bout, que les accès boulimiques sont des instants de faiblesse qu’elle peut et doit contrôler. Elle se figure que la boulimie est l’expression d’une force ou disposition endogène première – et non pas générée dans et par l’expérience addictive. Il est intéressant de noter que l’anorexie mentale se caractérise par l’immense difficulté du sujet à départager ce qui est inhérent à son être – du moins indépendant du TCA et qui lui préexiste ou se développe à l’extérieur de lui –, et ce qui est dérivé du trouble addictif – devenu partiellement autonome et impersonnel. Comme pour toute addiction qui s’étend sur plusieurs années, l’anorexie mentale est si étroitement liée au développement de la personnalité – surtout quand elle débute à l’adolescence – qu’elle en devient apparemment constitutive. Dans la thérapie de groupe, c’est la confrontation aux témoignages d’autres sujets qui met en évidence la part commune de l’expérience pouvant alors être distanciée. En particulier, la dimension biologique du corps est, dans le vécu du TCA, complètement occultée, et tout est interprété dans le registre narcissique de la subjectivité.

C’est pourquoi un moteur récurrent du désir de rémission est justement un dommage physique objectivement constaté. L’anorexique sort finalement de son récit subjectif quand le corps se met à dysfonctionner gravement, ou qu’une lésion apparaît extérieurement. Ces manifestations sont variées : une rosacée, des tests cliniques révélant la présence d’un lupus (Portia de Rossi), du sang lors des vomissements auto-induits, la peur d’une rupture gastrique dont les signes précurseurs deviennent tangibles, un gonflement permanent des glandes salivaires qui déforme le visage de manière inquiétante, etc. Ces dommages, dont le sujet anorexique redoute l’irréversibilité, sont décisifs. Ils créent une situation de crise : s’ils n’arrêtent pas le sujet anorexique, qu’est-ce donc qui pourra l’arrêter ? C’est souvent dans ces termes que les anorexiques rapportent les délibérations ayant précédé la décision de guérison.

Le registre biologique réémerge et humilie littéralement un sujet ayant cru implicitement, jusque-là, à sa toute-puissance. C’est un registre aussi radicalement dépersonnalisant que salutaire. La boulimie, par ses comportements plus ostensiblement ravageurs (vomissements, abus de laxatifs) que ne l’est la pratique du jeûne dans l’anorexie restrictive, entraîne rapidement le sujet dans une extériorité à soi plus profonde et douloureuse que toute autre. En constatant des altérations physiques importantes, la personne anorexique se sent exilée de son propre corps – « infirme et défigurée, expulsée de la demeure de son propre corps »[45]. Cette fois l’extériorité à soi n’est plus apaisante (au sens où elle exonérerait de la fatigue d’être soi) ; elle suscite au contraire de l’horreur devant une automutilation incontrôlée, et le désir de retrouver une intégrité physique[46]. Enfin, le registre biologique est privilégié dans l’évitement des rechutes. Il est le seul qui permette au sujet de réaliser que la violence qu’il s’inflige n’est pas hallucinée[47].

Conclusion : la thérapie est un apprentissage

À titre de conclusion, nous esquisserons quelques lignes sur la rémission. Celle-ci en effet ne nous semble pas relever d’une capacité du sujet à redevenir celui qu’il était avant l’expérience du TCA, ni à se conformer à la normalité telle qu’elle est socialement définie. Dans le cas de l’anorexie mentale, cela est d’autant plus saillant que les désordres alimentaires, aux marges des psychopathologies proprement dites, sont presque devenus la norme chez les femmes. Ainsi, comme en témoignent de nombreuses anorexiques[48], le thème des régimes, des calories, l’orthorexie soit l’obsession du poids prenant la forme de celle de la santé, la fitness, etc., sont des thèmes omniprésents dans les discussions féminines, et peuvent être très troublants pour qui a connu leur visage pathologique et addictif. La thérapie ne saurait alors s’inspirer de la « normalité » sociale. Elle relèvera plutôt d’un apprentissage personnel, par exemple fondé sur le guide qu’est le corps lui-même, dont les ex-anorexiques apprennent à écouter les signaux, et dont elles acceptent finalement la dimension biologique. La norme devient celle du corps, capable d’orienter celui qui l’écoute vers le poids nécessaire à son fonctionnement optimal.

Enfin, l’ex-anorexique guéri n’est pas celui qui est revenu à une version antérieure de son être – contrairement à ce que suggèrent de nombreux récits « My anorexia story » que l’on voit se démultiplier sur Youtube, et qui cultivent une nostalgie pour le soi du passé, celui de l’enfance, sur un mode mythique. L’état qui précède le développement d’un TCA, pour cela seul qu’il en contient les prédispositions, n’est pas un état désirable[49]. Le TCA – c’est d’ailleurs son aspect vertueux –, introduit des mutations qui peuvent véritablement éclore à l’occasion de la rémission[50]. On peut aller jusqu’à dire qu’il est une rupture avec le cours ordinaire de l’expérience, suscitant une crise si spectaculaire qu’en guérir revient à un apprentissage de l’indépendance, à la réévaluation et au dépassement de ses propres normes[51].


[1]Dorothée Legrand, « Ex-Nihilo: Forming a Body out of Nothing »; Collapse. Special Issue on Culinary Materialism, Vol. VII, 2011; pp. 499-558 ; nous traduisons.

[2]Ibid.

[3]Ibid.

[4]Ibid.

[5]Ibid.

[6]Ibid.

[7]Ibid.

[8]Ibid.

[9]« Si un sujet change et que « son changement reste ‘intime’, purement subjectif, révélé à lui seul, ‘muet’, ne se communiquant pas aux autres […] ce changement ‘interne’ le met en désaccord avec le Monde qui n’a pas changé, et avec les autres, qui se solidarisent avec ce Monde non changé. Ce changement transforme donc l’homme en fou ou en criminel […]. Seul le travail, en mettant finalement le Monde objectif en accord avec l’idée subjective qui le dépasse au prime abord, annule l’élément de folie et de crime […]. », In Kojève, A., Introduction à la lecture de Hegel : leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit professées de 1933 à 1939 à l’École des Hautes Études, Paris, Gallimard, 1980 ; cité par Dorothée Legrand, op.cit.  

[10]Hegel, Cours d’esthétique (1818-1829), Introduction.

[11]Ibid.

[12]Mélanie Trouessin, Benjamin Rolland et Guillaume Sescousse, « Les addictions, une équation à trois inconnues » (2018), « Penser les addictions », Implications Philosophiques.

[13]Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 2000 [1998], p.19.

[14]“I was incredibly tired of myself. I wanted to do whatever Amazing Thing I was expected to do […] and be done with it. Go to sleep. […] I think it’s important to note that [the eating disorders] might be a cultural and generational phenomenon of plain old-fashioned burnout. […] I couldn’t imagine what the hell I was going to do with myself once I attained “success,” but I couldn’t give up the panicky need to achieve it either. […] people with eating disorders tend to be both competitive and intelligent. We are incredibly perfectionistic. […] We get sick of […] having to seemimpressive. […] I got tired of the feeling that I was constantly onstage, wearing someone else’s clothes, saying someone else’s lines”, In Marya Hornbacher, Wasted. A Memoir of Anorexia and Bulimia; New York, Flamingo, 1998; pp. 135-136. Nous traduisons.

[15]Ibid : “I quit the charade of excellence and sought out something that seemed like an easy route to the respect I wanted […]: an eating disorder.” Nous traduisons.

[16]Alain Ehrenberg, Ibid.

[17]“On the one hand it is a fear that you do not have what it takes to make it, and on the other hand, a possibly greater fear that you dohave what it takes, and that by definition you therefore also have a responsibilityto do something really big. […] You go out with the certainty that you will be a failure from the outset, or that you will have to do something utterly stellar, which implies the potential for failure anyway”,In Marya Hornbacher, op. cit., p. 281. Nous traduisons.

[18]Alain Ehrenberg, op.cit., p. 11. Nous soulignons.

[19]S. Freud, Deuil et mélancolie(1917), Paris, Editions Payot & Rivages, 2011, trad. Aline Weill.

[20]Ibid., pp. 66-68. Freud ajoute :« On peut se permettre d’avancer que la manie n’est rien d’autre que ce genre de triomphe, à ceci près que ce que le moi a surmonté ou vaincu lui reste caché ».

[21]Portia de Rossi, une fois maigre, éprouve la hantise de revenir au « même schéma de régime yo-yo, [et de] souffrir comme [elle] l’[avait] fait de [ses] 12 à [ses] 25 ans. », In Portia de Rossi, Unbearable Lightness, A story of loss and gain, Great Britain, Simon and Schuster UK Ltd, 2011 (2010), p. 224. Nous traduisons.

[22]« L’important, dans la relation [de soin] qui s’instaure, c’est que surgisse quelque chose qui soit de l’ordre du « flash », cette sensation spécifique libérée par la drogue, et qui envahit le corps jusqu’aux racines de la sexualité. Pour le toxico, il y a là une expérience bouleversante et neuve, qu’il va vivre sous le signe du choc […] Elle est ce qui va l’inciter à revenir, et, plus encore, à dépasser sa demande initiale presque toujours de caractère utilitaire. », In Claude Olievenstein, Il n’y a pas de drogués heureux, Paris, Opera Mundi, 1977, p. 257.

[23]“I wanted to be an anoretic. I was on a mission to be another sort of person, a person whose passions were ascetic rather than hedonistic, who would Make It, whose drive and ambition were focused and pure, whose body came second, always, to her mind and her “art”,In Marya Hornbacher, op. cit., p. 107. Nous traduisons.

[24]Marya Hornbacher, op. cit.,p. 232: “a perfect me” [« une version parfaite de moi-même »]. Nous traduisons.

[25]“ I thought of writing. But what would I have said? I’d long since stopped writing, real writing, my own writing. No words ever came anymore. I’d lost the sense of first-person, the sense of being in the world that writing requires.”, In Marya Hornbacher, op. cit., p. 261. Nous traduisons.

[26]Marya Hornbacher, op. cit.,p. 266: « Le soi que j’avais été, par le passé, était too much. Maintenant il n’y avait plus de soi du tout. J’étais un espace vide, un blanc. » Nous traduisons.

[27]Dorothée Legrand, « Subjective and physical dimensions of bodily self-consciousness, and their dis-integration in anorexia nervosa”, Neuropsychologia 48 (2010), 726-737, p. 728.

[28]Ibid.

[29]Voir sur ce point l’analyse de l’autonomie qu’acquiert l’anorexie mentale dans notre article : « Un cas de psychopathologie paradigmatique de l’addiction : l’anorexie mentale » (2016), « Penser les addictions », Implications Philosophiques.

[30]Marya Hornbacher, op. cit., p. 68: « Votre but était de devenir surhumaine, la peau comme une armure, ne fléchissant pas dans l’adversité, hors de l’atteinte des autres. » Nous traduisons.

[31]“I knew [the people] were […] wishing that they could be just like us – determined, controlled, not needing anything or anyone to feel special or successful; we’d created our own ultimate success. We had won the battle that the whole world was fighting”, In Portia de Rossi, op. cit., p. 192. Nous traduisons.

[32]Les pratiques anorexiques sont souvent décrites, sur les sites « pro-ana » (sites ou blogs qui promeuvent l’anorexie mentale et la boulimie comme modes d’existence viables) par exemple, dans le vocabulaire du travail : des « techniques » de vomissement sont préconisées, etc. Un véritable « savoir-faire » anorexique est développé. C’est ainsi que Marya Hornbacher se rappelle, avec ironie, s’être considérée comme une « experte » après avoir vomi sans laisser de traces à l’occasion d’un épisode boulimique, et sans provoquer un œdème du visage. Cf. op. cit., p. 168.

[33]Christophe Dejours, propos extraits du film « J’ai très mal au travail » (réalisateur Jean-Michel Carré, éditions Montparnasse).

[34]Ibid.

[35]Ibid.

[36]Ibid.

[37]Ibid.

[38]Ibid.

[39]Franck Fischbach, « Présentation : la théorie de l’aliénation », Introduction aux Manuscrits économico-philosophiques de 1844, K. Marx, Paris, Librairie Philosophique J. VRIN, 2007, p. 27.

[40]Ibid., p. 28.

[41]Freud décrit « l’ordre » comme une « contrainte de répétition qui, établie une fois pour toutes, décide quand, où et comment quelque chose doit être fait, si bien que dans chaque cas semblable, on s’épargne d’hésiter et de balancer. », In Le Malaise dans la culture, Flammarion, Paris, 2010 [1930], Chapitre III, p. 111 ; nous soulignons.

[42]Portia de Rossi, op. cit., p. 220. Voir aussi: « Je pesais 40kg. C’était si mystérieux et magique que je pouvais tout juste le dire à voix haute. C’était special. Qui pesait 40kg ? C’était un accomplissement qui semblait m’appartenir complètement, être unique. », pp. 221-222. Nous traduisons.

[43]“Bulimia scared the hell out of me. […] The minute you stick your fingers down your throat, you know dawn well something’s wrong. You know you’re out of control. The first time you ever eat without stopping, […] feel your face tighten in desperation for food, any food, now, you know something’s wrong. […] And then, the horrible, nauseating realization that you are, in fact, as uncontrollable, as needy, as greedy, as you’ve always secretly suspected”, In Marya Hornbacher, op. cit.,p.224. Nous traduisons.

[44]Sur le rapport entre restriction calorique, cravings et accès boulimiques, voir notamment : Moreno, Silvia et al. “Food Cravings Discriminate between Anorexia and Bulimia Nervosa. Implications for ‘Success’ versus ‘Failure’ in Dietary Restriction.” Appetite 52.3 (2009): 588–594. Web.

[45]Philip Roth à propos de son personnage Amy Bellette dans Exit le fantôme [Exit Ghost, 2007], Paris, Gallimard, 2009, trad. Marie-Claire Pasquier, p. 153.

[46]Notons que le cerveau lui-même est compris dans ce démantèlement organique du sujet : « La famine finit par frapper le cerveau. D’abord, elle mange tout ton gras. Ensuite, elle mange tes muscles. Ensuite, elle mange tes organes internes, dont le cerveau fait partie. » Wasted, p. 257. Nous traduisons. L’anorexie n’est pas seulement un substitut inefficace à ce que seule l’activité de production permet d’accomplir ; elle est aussi la destruction de cela même qui permet de travailler. C’est là que l’aliénation culmine.

[47]« Tous les jours, je dois me rappeler […] qu’après le soulagement, vient une mort grotesque. J’imagine mon mari me trouvant dans cet état – gisant dans une piscine de sang et de vomi, morte de rupture gastrique ou d’arrêt cardiaque ou les deux – et je retourne à mon fauteuil. Çac’est du contrôle pour moi, aussi triste que ça puisse paraître. […] il y a quelques années, je n’aurais pas été capable de faire ce choix quotidien. », In Marya Hornbacher, op. cit.,p. 121. Nous traduisons.

[48]Sur le thème de l’obsession du poids chez les femmes, et son aspect nocif pendant la rémission, voir Marya Hornbacher, op. cit.,p. 282.

[49]Marya Hornbacher, op. cit.,p. 193: « Je n’avais pas de vie ‘normale’ à laquelle revenir. Pas d’expérience d’être ‘saine’ ou ‘normale’ dans mon rapport à la nourriture. » Nous traduisons.

[50]Marya Hornbacher, op. cit.,p. 293: « Et voilà tout: j’appris à vivre. » (“Afterword, The Letting Go”). Nous traduisons.

[51]Alain Ehrenberg rapportant les travaux de Canguilhem écrit ainsi : « ‘’La santé d’après guérison n’est pas la santé antérieure. La conscience lucide du fait que guérir n’est pas revenir aide le malade […] en le libérant de la fixation à un état antérieur.’’ […] l’homme en bonne santé […] doit pouvoir dépasser ses propres normes. », op. cit., p. 256.

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