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L’Autre et la Douleur : Confrontation de Levinas et de Duras (I)

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Matthieu Pams (Université Paris 1- Phico/EXECO)

Deux auteurs ont lié ensemble expérience de l’altérité et épreuve de la douleur : Duras dans son œuvre littéraire et cinématographique, Levinas dans sa réflexion philosophique. Si le point de départ de Duras, c’est la douleur, d’abord comme expérience historique, du génocide et du colonialisme, puis comme expérience métaphysique, de l’amour fou ou de l’ennui, celle-ci est progressivement exposée comme la rencontre de l’autre homme dans un contexte d’inhumanité violente ou misérable. Inversement, la réflexion de Levinas d’emblée consacrée à autrui, à ce sens de la subjectivité réfractaire au système, à la totalité, à l’essence et au concept, rencontre la thématique de la douleur, qui redéfinit la sensibilité et l’incarnation de cette subjectivité, la nécessité de la confrontation à l’autre homme s’appuyant désormais sur la possibilité de la douleur.

douleurPlutôt que d’atténuer la portée de cette coïncidence, en la rapportant à un air du temps ou en la contestant (les mêmes termes ne viseraient pas les mêmes significations), on travaillera à approfondir cette problématique commune en intercalant l’un des récits de Duras, Le Vice-consul, publié en 1966, entre les deux textes majeurs de Levinas, Totalité et infini et Autrement qu’être. De la sorte, le récit apparaît non comme une simple mise en forme littéraire d’une problématique philosophique déjà toute formulée et assurée de son résultat, mais comme une véritable objection, proposant une conclusion différente à partir d’un problème commun. En l’occurrence, le récit durassien fait de l’expérience de l’altérité non pas ce qui vient rompre l’enfermement dans l’immanence, mais ce qui le redouble, appelant ainsi chez Levinas une autre conception de la transcendance, capable de prendre en charge les conséquences d’une Douleur élevée au rang de donnée métaphysique.

De l’immanence à la transcendance dans Totalité et infini

Constantes et évolutions du projet de Levinas

Dans les deux textes centraux de Levinas, il s’agit dans les deux cas de mettre la subjectivité en face d’un choix entre deux mondes : le monde de l’immanence et le monde de la transcendance. À ces deux mondes correspondent deux conceptions de l’action. L’action peut être conçue comme transformation du monde. C’est le niveau de l’histoire, pensée par Levinas comme le niveau où s’oublient et s’effacent les hommes. La transformation du monde est l’œuvre de sujets anonymes pris dans un processus unitaire et qui les dépasse : la totalisation. Mais l’action peut être conçue comme altération de soi. C’est le niveau de la mémoire, pensée par Levinas comme le niveau du commandement éthique et de la transmission. C’est ce niveau qui constitue la subjectivité du sujet comme unicité, qui se perd dans le processus de l’histoire.

Pour dévoiler ce second niveau, recouvert et dissimulé par le premier, les deux ouvrages proposent des stratégies opposées et incompatibles.

Totalité et infini prend comme point de départ la jouissance de l’immanence. Si celle-ci prend place dans la totalisation historique, elle en marque tout autant l’inachèvement fondamental. Dès le niveau des besoins, l’expérience quotidienne s’ouvre à toutes sortes de sorties heureuses de l’immanence : ce sont les « événements nocturnes » qui nous placent hors de l’être, en face de l’autre. L’enseignement, l’amour et la fécondité figurent parmi ces événements nocturnes en vertu desquels le rapport au monde fondamental et premier n’est pas le dévoilement mais le don.

Autrement qu’être a pour point de départ l’enfer de l’immanence : tout passe, tout s’affronte, tout est dit dans l’être. Dès lors la sortie de l’immanence est tout sauf une sortie heureuse, elle produit un nouvel enfer, celui d’une transcendance vécue comme asymétrie insupportable, comme « incondition d’otage »[i].

Or, les résultats des deux démarches sont eux-mêmes incompatibles : tandis que dans le premier cas on en arrive à l’anarchie d’une société qui se passe de l’État, dans le second cas on aboutit à une fraternité qui en appelle à l’État pour rendre viable l’asymétrie et la responsabilité pour autrui.

Il y a néanmoins un point commun aux deux démarches : la volonté maintenue de corriger et la phénoménologie, et l’ontologie, plutôt que de simplement dépasser la première et abandonner la seconde. On peut en effet y déceler au moins trois corrections majeures et qui sont aussi décisives dans Totalité et infini que dans Autrement qu’être : une correction du sens du phénomène (de l’apparaissant au révélé), une correction du sens de l’être (non plus ce qui se tient totalement par soi, mais ce qui en appelle à l’autre pour parvenir à la multiplicité), une correction du sens de la subjectivité, non plus activité constituante mais passivité constituée. La différence de stratégies entre les deux ouvrages relève en fait d’une différence de choix quant à l’opérateur de cette correction. Si Levinas utilise comme opérateur dans Totalité et infini le débordement nocturne des phénomènes, il a recours dans Autrement qu’être à l’épreuve de la douleur.

La résistance éthique dans Totalité et infini

Cette correction, dans Totalité et infini, prend l’aspect d’un renversement : comment passer d’une conception où l’être peut suspendre l’éthique (l’histoire comme expérience de la guerre) à une conception où l’éthique peut suspendre l’être, et du même coup le fonder. Comment opposer à l’histoire comme processus sans sujet une subjectivité d’avant l’histoire, hors totalisation ? Cette correction consiste à mettre au jour une « résistance éthique » qu’aucune force historique ne saurait contester. Voici comment la préface à l’édition allemande de 1987 expose cette résistance :

Par-delà l’en-soi et le pour-soi du dévoilé, voici la nudité humaine, plus extérieure que le dehors du monde – des paysages, des choses et des institutions – la nudité qui crie son étrangeté au monde, sa solitude, la mort dissimulée dans son être – elle crie, dans l’apparaître, la honte de sa misère cachée, elle crie la mort dans l’âme ; la nudité humaine m’interpelle – elle interpelle le moi que je suis – elle m’interpelle de sa faiblesse, sans protection et sans défense, de nudité ; mais elle m’interpelle aussi d’étrange autorité, impérative et désarmée, parole de Dieu et verbe dans le visage humain.[ii]

Le problème de la résistance éthique, c’est celui de l’arme des désarmés, celui de la force des faibles. Il s’agit de mettre au jour quelque chose qui peut être défait sans être purement et simplement détruit : l’appel à l’autre, l’invocation d’une responsabilité pour l’autre. Cette résistance éthique se joue en deux temps : d’abord par l’indication de ce qui est déjà là, disponible dans l’immanence, ensuite par le dévoilement d’une origine, permettant de conclure que l’immanence dépend de la transcendance.

Sur le premier point, l’argument consiste à faire de l’immanence telle qu’elle est vécue par le sujet une résistance (dont on ne perçoit pas d’abord le caractère éthique) à la totalisation. C’est la triple fonction de la sensibilité comme égoïsme, constitutive d’un moi séparé, et en même temps comme implication du sentant dans le senti. Il revient en effet à la sensibilité ainsi conçue par Levinas de permettre d’abord l’individuation du psychisme, ensuite la prise sur le monde par la temporalisation, et enfin une jouissance sans utilité, en excès sur la finalité et les fonctions organiques. Dans cet excès, propre à l’immanence de la vie matérielle et à l’égoïsme d’un moi séparé, se joue déjà une humanité de l’homme qui n’est de l’ordre ni des causes ni des fins, et où se lit, par-delà toute tentation nihiliste, la valeur de la vie dans la cherté du monde et des choses. Il n’y a pas d’immanence qui ne soit déjà révolution dans l’être et dépassement de la nature : voilà pourquoi la résistance éthique trouve toujours à qui s’adresser, et pourquoi c’est dans le moi heureux et égoïste qu’elle trouve son interlocuteur privilégié.

Sur le second point, l’indication non plus d’un déjà là dans l’immanence, mais d’un au-delà de l’immanence, intervient le visage, comme situation où la totalité se brise, comme production (événement et mise au jour) de l’infini, comme débordement du sujet. Le visage d’autrui n’est pas la manifestation d’une chose ou d’une forme, mais l’expression d’un sens donné à la présence. En face d’autrui, le sujet est arraché à l’histoire pour être enseigné : le monde dont il jouissait était en fait un monde reçu. Le visage d’autrui n’est pas seulement exception dans la phénoménalité, il en est la condition. En tant que parole et expression, il est la véritable origine des significations maniées par le sujet pour ensuite pouvoir vivre d’un monde de nourritures et d’outils. Ainsi, si le sujet peut baigner dans l’être, c’est parce que l’Autre baigne déjà en lui. C’est le deuxième aspect de la résistance éthique : la mise en cause de la liberté du sujet. Même séparée, la liberté du sujet est investie par l’Autre comme Maître qui dispense un enseignement : c’est ce qui fait « l’étrange autorité » de son interpellation.

Cette résistance éthique est précisément ce qui est constamment mis en échec dans le monde de Duras. L’interpellation a lieu mais toujours en vain : et elle n’est pas simplement défaite par une intrigue, rendue inutile par des circonstances, ou contestée par des facteurs immanents. Elle est contestée, détruite par un monde qui s’acharne à rendre la transcendance impossible, un monde où le désir d’au-delà est en même temps le désir voué à disparaitre, à être oublié, annulé. C’est un monde où le langage est constamment mis en échec en tant que don des significations, abandonnant à elle-même la nudité du visage. C’est que, entre la sensation d’un monde offert à la jouissance, et l’expression du visage d’autrui, vient s’intercaler le filtre perturbateur de l’émotion. Enfermant le personnage en lui-même au moment où l’autre investit sa liberté, l’émotion y est alors l’infructueuse rencontre de l’altérité et la victoire de l’immanence. Ce qui est en jeu c’est la dépendance implicite de la stratégie de Totalité et infini : n’interrogeant pas directement la question de la narration, tout en recourant à un enchaînement « dramatique » des expériences humaines, l’ouvrage reproduit le canevas d’un classique roman d’éducation, celui d’une maturation faisant progresser la subjectivité de la jeunesse (jouissance du monde et de soi) à l’éclaircissement par une expérience singulière, la rencontre du visage d’autrui, rendant capable l’accomplissement d’une maturité dans l’au-delà du visage, Éros et fécondité.

De Totalité et infini à Autrement qu’être, Levinas remplace donc la logique de l’enseignement par celle de la trace et l’absence de réflexion sur la narrativité par la prise en charge de l’intrigue de la responsabilité. Cette évolution peut-elle se comprendre à la lumière du récit de Duras, Le vice-consul ?

Figures et fonctions de la douleur dans Le Vice-consul

La douleur et ses significations

Le récit croise trois intrigues qui ne se dénoueront pas vraiment. La première est l’histoire d’une mendiante née au Cambodge et chassée de chez elle quand elle est tombée enceinte. On suit son périple : l’accouchement, la « vente » de l’enfant, son errance à travers l’Asie et son arrivée à Calcutta où se passent les deux autres intrigues. La deuxième est celle du vice-consul, congédié de son poste à Lahore après avoir été surpris à tirer sur les lépreux, il attend une nouvelle affectation, qui dépend de l’ambassadeur. Enfin, une troisième intrigue laisse croire un moment à une histoire d’amour qui n’aura finalement pas lieu entre Charles Rossett premier secrétaire de l’ambassade, et Anne-Marie Stretter, la femme de l’ambassadeur. Une réception à l’ambassade réunit les trois intrigues : pendant que le vice-consul essaie de convaincre Anne-Marie Stretter et l’ambassadeur de le faire rester à Calcutta, et que ceux-ci invitent Charles Rossett à venir avec eux dans les îles, la mendiante profite avec les lépreux des restes du buffet.

Mais la véritable unité est fournie par « la douleur », l’expérience de l’impossibilité de vivre. Cette impossibilité de vivre, c’est la transplantation subie par les européens qui gravitent autour de l’ambassade, et qui sont jetés dans un monde qu’ils n’avaient en rien imaginé. En particulier, ils font constamment face à une misère qu’ils ne soupçonnaient pas. C’est cette misère qu’expose l’histoire de la mendiante, dont le récit est en fait pris en charge par un personnage-narrateur, Peter Morgan, qui essaie d’en faire un livre : « Peter Morgan est un jeune homme qui désire prendre la douleur de Calcutta, s’y jeter, que ce soit fait, et que son ignorance cesse avec la douleur prise »[iii]. Pour prendre la douleur, en faire le tour et en même temps tenter de la comprendre et de la maîtriser, il faudrait donc « que l’ignorance cesse », que l’on assigne une histoire, un devenir à la mendiante. Mais cela est impossible : la faim a depuis longtemps rendue folle la mendiante qui ne fait que répéter un chant traditionnel et le nom d’une ville de sa région : Battambang. Il s’ensuit un travail qui ne sortira pas de l’ignorance :

Peter Morgan rit enfin.

– Je m’exalte sur la douleur aux Indes. Nous le faisons tous plus ou moins, non ? On ne peut parler de cette douleur que si on assure sa respiration en nous… Je prends des notes imaginaires sur cette femme.[iv]

On a donc une première expérience de la nudité, matérielle, dans la faim et la misère d’autrui, mais une nudité qui n’enseigne rien, qui ne délivre aucune signification. Elle ne fait que conduire sa victime à la folie, et ceux qu’elle interpelle à être maintenus dans leur douleur.

Cette première expérience rejaillit sur les deux autres intrigues. La douleur du vice-consul est peut-être une conséquence directe de cette première figure de la douleur. Mais pour lui, la douleur consiste avant tout en une solitude absolue. Aux yeux des autres, il est tout entier dans ses crises de folie qui inspirent les mêmes réactions que la mendiante, entre l’effroi et la fascination, ou la curiosité malsaine. Aux yeux d’Anne-Marie Stretter, qui accepte de voir ce qu’il appelle « le côté inévitable de Lahore »[v], il n’est pas identifié à son émotion (« On pense : Cet homme, c’est la colère. »[vi]) mais à son résultat, « il est la catastrophe »[vii]: catastrophe d’une solitude qui éclate ou explose dans le meurtre. Mais si Anne-Marie Stretter est la seule à recueillir son monde, elle est aussi la seule qui ose le repousser, le remettre à lui-même, lui répliquant : « Vous n’avez besoin de rien »[viii].

C’est qu’Anne-Marie Stretter représente la troisième figure de la douleur, celle de l’ennui que son mari évoque comme sentiment d’abandon et gouffre d’indifférence. Comme la folie de la mendiante et la solitude du vice-consul, l’ennui d’Anne-Marie Stretter ne peut que s’accroître dans un cercle vicieux indéfini. Il provoque également l’identification du personnage par les autres à l’une de ses émotions qui constitue sa douleur : la tristesse. Du coup, elle éveille chez tous les hommes qui l’entourent le même désir identique et fade pour une femme attristée, un désir qui ne saurait l’intéresser et qu’elle congédie comme elle a renvoyé le vice-consul.

C’est l’expérience de l’ennui qui permet à Duras de faire le mieux ressortir la signification philosophique qu’elle associe à la douleur. Il y a tout un monde, un univers de l’ennui, qui n’est pas simplement un monde donné d’emblée comme vide, dénué de toute consistance, mais qui est un monde vidé. C’est en effet par l’agressivité de son climat et de ses éléments que se définit le monde entropique de l’ennui, et ce climat produit activement son propre vide, contre les hommes et les choses qui le peuplent. Ainsi, la douleur est d’abord l’expérience vécue d’un monde désordonné, où la lumière est douloureuse parce que blanche et aveuglante, et la chaleur, mortelle, épouvantable, démesurée. Dès lors, les phénomènes tels que la mousson ou la lèpre n’y apparaissent plus comme des données météorologiques ou biologiques, mais sont élevés au rang d’acteurs cosmiques, participant activement, presque intentionnellement, à cette dissolution du monde, annonciatrice de la dissolution des personnes.

Le résultat est que les personnages, quels qu’ils soient, ne peuvent s’extraire de cet enfermement dans l’immanence, mais seulement le dissimuler ou l’apercevoir, sur eux-mêmes ou sur les autres. Ce qui se dessine, c’est une condition tout à la fois humaine et inhumaine, le contraire même d’une « situation » au sens sartrien, un monde sans projet où les actes perdent toute signification. Ainsi, la mendiante apparaît finalement à Peter Morgan « comme un… point au bout d’une longue ligne, de faits sans signification différenciée ? Il n’y aurait que… sommeils, faims, disparition des sentiments, et aussi du lien entre la cause et l’effet ? »[ix]. Reste que pour ceux qui ne sont pas aussi fous que la mendiante après son périple, la présence de l’autre est tout sauf l’occasion d’une ouverture qui sauverait de l’immanence. L’autre est en fait porteur de la même malédiction et de la même équivoque que le monde vidé de la douleur. Les personnages sont toujours doublement victimes d’autrui, d’une part parce que la distance qui les sépare est irréductible et fausse tout échange et toute communication, d’autre part parce que cette distance n’empêche en rien d’être totalement prisonnier de l’autre, obsédé par lui, de sorte que l’on ne puisse pas ne pas y penser. Les personnages durassiens se hantent ainsi continuellement les uns les autres : le vice-consul, hanté par Anne-Marie Stretter pour qui il éprouve un amour absolu, hantera Charles Rossett par le petit scandale provoqué lors de la réception à l’ambassade. Ainsi, ces personnages, dont l’environnement ne représente jamais un champ pratique, n’ont pas même la jouissance ou le confort d’un vide intérieur, qui, tout vide qu’il soit, aurait au moins le mérite de leur appartenir en propre : leurs sentiments, leurs affects, leurs idées sont contestées, déniées, jugées par des autres, peu lucides, peu sûrs, et réfractaires à la confidence.

Impact de la douleur sur l’intrigue : le bal

C’est pourquoi le bal donné à l’ambassade ne constitue pas seulement l’objet central du récit, mais est le modèle même de l’action chez Duras. Cette action hors situation, hors signification, rend équivalents le mouvement et l’immobilité, la sensibilité et l’incommunicabilité. La danse est en effet chez Duras une occurrence du mouvement qui tourne en rond, porteur de rien d’autre que d’un temps mort, strictement analogue à la marche de la mendiante, quand elle hésite et cherche d’abord à se perdre en tournant autour de son village natal, mais analogue aussi au mouvement des ventilateurs, objets récurrents du récit et armes dérisoires contre la chaleur de Calcutta. Si Le Ravissement de Lol V. Stein faisait encore du bal l’occasion de l’amour fou et destructeur, il acquiert une portée bien plus originale dans Le Vice-consul, puisqu’il n’est plus que le temps mort de la convention sociale.

Néanmoins, il serait tentant de déceler dans le bal du Vice-consul une nouvelle victoire d’Anne-Marie Stretter. Elle a en effet l’occasion d’incarner cette souveraineté féminine que Duras cherche toujours à mettre en scène. C’est elle qui, au sens propre, mène le bal : elle invite ou évite les autres personnages, elle laisse dire ce qu’on voudra de son comportement, elle profite d’un mari complaisant pour élargir le cercle de ses amants. Même le scandale créé par le vice-consul reçoit son assentiment, de sorte que l’imprévu puisse apparaître comme le fruit de son orchestration. Ainsi, le bal peut apparaître comme l’occasion d’une revanche d’Anne-Marie Stretter sur la bonne société et ses conventions, puisqu’en donnant l’impression de se conformer à celles-ci, elle rend d’autant plus manifeste ce qu’elles sont censées dissimuler : son propre ennui, mais aussi l’inaccoutumance de Charles Rossett aux Indes, la peur folle du vice-consul d’être victime de la lèpre.

Pourtant, l’équivalence de la sensibilité et de l’incommunicabilité empêche de voir dans le bal un réel affranchissement des conventions sociales. Celles-ci triomphent aussi bien, allant jusqu’à organiser l’interchangeabilité des personnages et l’inconsistance de leur relation. L’échec de la communication est patent, y compris entre Anne-Marie Stretter et le vice-consul :

« Ce que dit le vice-consul de France est mal entendu par Anne-Marie Stretter : un bafouillage duquel ressort qu’il a dû faire de la musique quand il était enfant, mais que depuis…

Il se tait. Elle lui parle. Il se tait.

Il se tait complètement après avoir dit qu’il faisait de la musique étant enfant et après avoir ajouté de façon plus intelligible que ses études de piano ont été interrompues lorsqu’il a été mis dans une école en province. Elle ne demande pas quelle école, quelle province, ni pourquoi.

On dit : Préférerait-elle qu’il parle ?

On parle, c’est ainsi, on parle. »[x]

En réalité, la souveraineté féminine reste dans Le Vice-consul mise en échec : si Anne-Marie Stretter n’élude pas la confrontation avec le vice-consul, elle ne parvient pas à endosser jusqu’au bout un rôle radicalement plus authentique ou plus ouvert que celui des autres membres de la bonne société. C’est que le bal n’est pas pur temps mort, c’est aussi l’occasion pour le « on » de contrôler la parole, de prendre le dessus sur les émotions des uns et des autres qui auraient pu transparaître.

Ce relatif échec est confirmé par le fait que les différents protagonistes finissent par adopter les échappatoires communes. La plus facile et la plus admise est l’ivresse, qui assure aussi bien le maintien de la distance face à autrui, l’aveuglement face à la douleur, ou bien l’endormissement de celle-ci pour ceux qui en ont fait une expérience plus directe. Pour Anne-Marie Stretter, on apprend que l’échappatoire consiste d’habitude à aller au Blue Moon s’enivrer avec ses amants. Une autre échappatoire consiste à quitter la ville pour aller sur les Îles où le climat serait moins agressif, mais on se demande si ce n’est pas la bonne société plus que le climat qu’Anne-Marie Stretter cherche avant tout à fuir, dans la mesure où on apprendra dans la suite du récit qu’elle y dispose d’une villa où, contrairement à Calcutta, elle ne reçoit plus personne à part ses amis.

Ces différentes échappatoires ne permettent aucune échappée, elles constituent simplement autant d’abris qui permettent de supporter l’enfermement dans l’immanence. Il y a une permanence du désordre qui est matérialisée dans le récit durassien par le leitmotiv musical, l’association récurrente d’un morceau de musique à un personnage. Chacun des trois principaux protagonistes use d’un morceau et d’un seul, la mendiante chante son air de Savannakhet, le vice-consul siffle l’air d’Indiana Song, Anne-Marie Stretter joue un Schubert au piano. Chaque personnage exprime ainsi l’enfermement dans ce qu’il est, sans espoir de transformation ni d’altération. Par cette récurrence, le personnage assume l’identité entre sa conscience (ou ce qui lui reste de conscience) et sa douleur, plutôt que de faire de cette dernière un accident de sa vie intérieure. Et par cet air joué et rejoué, il matérialise autant que possible la manière dont il s’impose aux autres, la façon qu’il a de venir hanter leur monde à la fois distant et fragile.



[i] Levinas, Autrement qu’être, Le Livre de Poche, Paris, 1990, p.186

[ii] Levinas, Totalité et infini, Le Livre de Poche, Paris, 1990, p.II-III

[iii] Duras, Le Vice-consul, Gallimard, Paris, 1966, p.28

[iv] Duras, Le Vice-consul, Op. Cit., p.153

[v] Duras, Le Vice-consul, Op. Cit., p.124

[vi] Duras, Le Vice-consul, Op. Cit., p.142

[vii] Duras, Le Vice-consul, Op. Cit., p.125

[viii] Duras, Le Vice-consul, Op. Cit., p.124

[ix] Duras, Le Vice-consul, Op. Cit., p.178

[x] Duras, Le Vice-consul, Op. Cit., p.118-119

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