Bestiaire philosophiqueHistoire des idéesune

Le rat

Print Friendly, PDF & Email

La vie souterraine de l’esprit

  Katia Kanban

Le rat et la souris sont, comme beaucoup d’autres symboles animaliers, un symbole ambivalent. Cette ambivalence se démarque dans ses excès : symbole de la maladie et de la mort, de ce qui ronge et de ce qui se cache, d’une créature répugnante et impure qui souille et déleste les denrées avec fracas ; il s’agit aussi et pourtant d’un symbole de prospérité et de richesse, de fertilité et de guérison. Mythologie grecque ou indienne, le dieu rat propage la maladie, tuant ainsi hommes et récoltes, mais il est aussi celui qui guérit et offre la prospérité, le Dieu des moissons. Apollon Sminthée pour la grande tradition grecque et Ganesha[0] pour la tradition indienne sont des dieux rats (ou souris, selon la traduction) portant toute l’ambivalence de ce qui ronge dans les souterrains et rend malade, mais porte tout autant la vigueur de la guérison et de la grande santé. Plus généralement dans toutes les traditions (chinoise ou japonaise, européenne ou sibérienne), le rat ou la souris est tout autant valorisé comme fécondité que connoté comme avare et  inquiétant. Ces deux rongeurs, rat et souris, sont souvent associés et véhiculent les mêmes motifs symboliques dans l’imaginaire populaire et au sein de la littérature (Jean de La Fontaine ou Esope utilisant l’un pour l’autre les deux termes pour désigner le même animal). L’identification est aussi biologique, ces deux animaux appartenant à la sous-famille des Murinae avec les mulots[1].

alice_02d-301x200

Symbole transcivilisationnel par excellence, portant la mort et la grande santé retrouvée, de quoi ce petit animal des entrailles est-il le nom ? Nous allons suivre la piste dostoïevskienne[2] : cet animal qui symbolise les entrailles et la vie souterraine vise aussi l’ambivalence de l’homme, car les profondeurs de l’âme et de sa structure réflexive sont aussi bien le lieu de la conscience de soi que le lieu de l’animal malade de ses sous-sols (la métaphore du sous-sol désignant aussi bien l’animalité refoulée de l’humanité que le ressentiment que l’on ressasse avec conscience). Plus précisément, c’est le rat ou la souris comme symbole de l’intériorité qui nous occupera en nous aidant des grands penseurs de l’intériorité. De Dostoïevski et Kafka à Nietzsche et Freud, tous ont vu que l’homme s’explique par sa vie souterraine et que ces tréfonds de l’âme humaine ont souvent été ignorés au profit d’une valorisation de l’esprit pleinement maître de ses capacités intellectuelles. Le rat, ici, symbolise cette vie infra-consciente que l’on préfère ignorée : cette lutte en sous-sols entre divers instincts et affects que traduit avec plus ou moins d’honnêteté, en tout cas avec beaucoup d’ignorance des processus sous-jacent, le flux conscient de notre pensée. Il symbolise les arrière-pensées, ce qui se joue derrière le masque humain[3], la bête que l’on cache avec plus ou moins de soin et d’hypocrisie ontologique.

Si le rat symbolise si bien l’animal qui s’agite derrière toute pensée et derrière le visage civilisé, c’est parce qu’il est l’animal vermine par excellence : vecteur de la peste et plus généralement de maladies, il s’immisce partout et souille les denrées qu’il vole et disperse dans un geste sans ordre, il prolifère et contamine tout son environnement si on ne dératise pas ce dernier.

« A un certain  niveau de connaissance de soi-même […], on en viendra à se trouver exécrable. Pour mesurer le bien […], tout étalon sera jugé trop grand. On se rendra compte qu’on n’est rien de plus qu’un nid à rats peuplé d’arrière-pensées. L’acte le plus infime ne sera pas exempt d’arrière-pensées » écrit Kafka[4] comparant la face ignoble de l’homme à un nid à rats, autrement dit à la prolifération de la vermine la plus impure. Le rat symbolise cette vie souterraine de l’esprit qui grouille de bas instincts, le siège du Mal, alors qu’on croyait cet esprit si prompt à la contemplation de la beauté, du bien et du vrai. Ce diagnostic nietzschéo-dostoïevskien (Nietzsche systématisant la profondeur des vue du grand psychologue Dostoïevski) peint l’homme torturé par son intériorité et on peut voir dans ce duo Dostoïevski-Nietzsche la préfiguration d’un Freud à venir et d’une discipline s’intéressant à la vie souterraine de l’âme : qu’il s’agisse d’un inconscient, des ruminations de la vie intérieure ou d’une pensée infra-conscience (non unifiée et réifiée en inconscient topique ou cognitif).

Mais l’homme des sous-sols, c’est aussi l’homme piégé dans son intériorité, non plus seulement celui qui rumine telle une vache à tête de rat, mais celui qui creuse de nouvelles galeries pour y blottir une conscience de soi de plus en plus individuée, comme une excroissance spirituelle handicapante que la civilisation impose à l’intériorité. C’est l’homme kafkaïen qui tombe en lui-même, mais aussi l’homme freudien expliqué par Pierre-Henri Castel : cet homme moderne si individué et si autonome que sa maîtrise de soi exige une hyperconscience pour tenir fermement la bête ; la civilisation se paie d’une individuation plus forte, résultat de l’intériorisation des valeurs et de la haute maîtrise de soi, et se paie aussi d’une duplicité plus grande, résultat d’un impératif de refouler l’animalité.

La vie souterraine est une sorte de pharmakon : le poison devient le remède. La pression de la conscience sur l’animalité infra-consciente civilise et cache à l’homme la face hideuse qui parfois se rappelle à lui, mais c’est aussi la puissance de la conscience réflexive, capable d’aller sonder les bas fonds (de connaître la pensée infra-consciente) mais aussi capable d’émanciper l’esprit de ses fonctions naturelles et sociales et de créer ce dialogue intérieur de l’âme avec elle-même. C’est cette thèse dialectique que nous essaierons de justifier tout au long de notre texte.

L’homme moderne individué radicalement se ronge en quelque sorte lui-même par sa structure réflexive et sa vie mentale intériorisée. Nous expliquerons cette hypothèse en rapprochant l’interprétation de Nietzsche par Patrick Wotling et l’interprétation du freudisme par Pierre-Henri Castel, mais nous ferons le pari que le rat est bien un symbole ambivalent et porte en soi la grande santé : l’esprit est un poison qui porte avec soi son remède et est l’invention géniale de l’humanité. Le pharmakon de l’âme est bien l’âme elle-même : malade de ses sous-sols par la structure réflexive, elle ne se soignera que par elle-même. On ne dératise pas l’esprit, on l’apprivoise ; tout comme on n’extirpe pas le corps, on le spiritualise.

1 La vie souterraine comme « nid à rats » : la pensée infra-consciente

Dans Les carnets de sous-sols, Dostoïevski utilise le symbole filé de la souris pour incarner l’homme malade de son esprit, cet homme qui pense au lieu d’agir spontanément avec toute sa force naturelle et sans arrière-pensées. L’homme faible, qui a perdu son adaptation à la nature par excroissance de sa pensée réflexive et a désindexé la pensée saine de ses fonctions naturelles d’adaptation et d’action, rumine le monde au sein de son intériorité : « si vous prenez, par exemple, l’antithèse de l’homme normal, c’est-à-dire l’homme à la conscience accrue, qui tire son origine non plus, bien sûr, de la nature, mais du fond d’une cornue […], il arrive à cet homme de la cornue de s’aplatir si fort devant son antithèse qu’il se ressent lui-même, le plus sincèrement du monde, avec toute sa conscience accrue, comme une souris, et non plus comme un homme. […] Le petit désir mesquin et moche de rendre à l’offenseur la monnaie de sa pièce la ronge de l’intérieur, peut-être, d’une manière plus sale encore »[5]. Le rat ou la souris représente l’animal intelligent et pourtant petit : le renversement des valeurs est total ; l’esprit conscient de manière « accrue » – l’intelligence la plus haute – est avant tout celui qui est incapable d’affirmation spontanée dans l’action. Il est la petitesse même, tout de haine rentrée face à la force, creusant des galeries bien en-deçà de la conscience : ruminer son impuissance, répéter inlassablement les événements subis, les vengeances possibles, les scénarios fictifs de la victoire. Tout cela creuse une intériorité qui ne se résume plus à modéliser les actions à venir, mais ressasse et rumine ses défaites et ses humiliations.

Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche ironise sur les petits agneaux qui, contemplant le vol fier et menaçant des rapaces, leur reprochent d’imposer leur force : reproche-t-on à ce qui est d’exprimer cet être ?

« Exiger de la force qu’elle ne se manifeste pas comme force, qu’elle ne soit pas volonté de domination, volonté de terrasser, volonté de maîtrise, soif d’ennemis, de résistances et de triomphes, c’est tout aussi absurde que d’exiger de la faiblesse qu’elle se manifeste comme force. »[6]

Le saut est illégitime à cet endroit-là : on a distingué au sein d’un processus unifié (de la force à son expression) deux entités ontologiques distinctes. La force pourrait être librement détournée de son expression et s’inhiber, le renversement axiologique peut même être total : la force devrait être détournée par certaines valeurs morales de son expression. En tant qu’instinct naturel, elle devrait être extirpée et arrachée au nom des valeurs instituées par l’esprit. Le renversement des valeurs aristocratiques rend duel ce qui est un pour assouvir son besoin de vengeance : l’homme-rat de Dostoïevski veut dévivifier l’homme d’action en dé-valorisant l’expression de sa force. Son esprit, rendu souterrain par le ressentiment et le ressassement, par la richesse de sa vie intérieure rendue nécessaire par l’impossibilité de sa vie extérieure et de son expression par l’action, développe un génie axiologique inédit. Quoique ce renversement des valeurs soit fondé généalogiquement sur une configuration psycho-physiologique faible, on pourrait peut-être aller jusqu’à parler de spiritualisation de la souffrance (mais dans un sens décadent de l’esprit spiritualisant). Des instincts bas et grossiers, incapables d’imposer leur force par le moyen de l’affirmation active, s’expriment en se spiritualisant en valeurs. Le problème, c’est que leurs valeurs sont mortifères, elles commandent de combattre la vie et d’arracher les instincts et pulsions au lieu de les spiritualiser (au sens exact de Nietzsche, cette fois-ci, où la spiritualisation s’indexe aux instincts porteurs de vie mariés à l’esprit), c’est-à-dire au lieu de commander aux instincts et pulsions de se raffiner dans leur expression.

Ce que la méthode généalogique révèle ici, le ressentiment, n’est qu’un cas particulier de mise au jour d’une pulsion affective comme origine axiologique, mais plus généralement la pensée de sous-sol désigne chez Nietzsche toute la pensée infra-consciente. L’homme-souris nous révèle celui-ci n’est pas seulement l’homme du ressentiment, mais bien la condition humaine : cet être qui se fait une gloire d’être un esprit transparent à soi est en réalité un être avant tout instinctif, un animal qui aimerait s’ignorer, un rat en somme qui peine à se maquiller bien plus qu’il ne le croit. Nietzsche inscrit ici sa discipline reine, la psychologie, dans la droite lignée des grands moralistes français et russes : révéler l’origine affective de toute idée ou valeur, pis révéler l’affect de commandement et la volonté de puissance derrière l’illusion d’une pensée autonome de l’animalité et de ses impératifs. Descendre dans les sous-sols, c’est bel et bien montrer le rat derrière l’homme : « un nid à rats d’arrière-pensées », aurait-il pu écrire. Car Nietzsche ne thématise pas le rat ou la souris dans son œuvre ; nous nous autorisons de cette symbolisation de Dostoïevski pour rajouter un animal figurant l’homme du ressentiment au bestiaire incroyable déjà de Nietzsche. En effet, l’homme du ressentiment n’est pas seulement l’agneau de la Généalogie de la morale, car il n’est ni doux, ni innocent ; c’est au contraire un rat qui ressasse sans cesse, mesquin et laid.

Ce que la méthode généalogique dévoile est doublement désacralisant, non seulement la morale n’est que l’interprétation morale que les hommes donnent de leurs actions et est donc secondaire par rapport à la réalité instinctive et affective qu’elle traduit, mais en plus cette interprétation est un mensonge sur ce qui motive réellement les actions humaines. Il y a des degrés de sous-sols. Le premier sous-sol que l’homme peine à se cacher correspond au dialogue intérieur qu’il se tient, ce dialogue intérieur est parfois pleinement conscient, parfois rabattu sous le tapis de l’âme dans un degré de conscience moindre : « Là, au fond de son sous-sol puant, abject, notre souris humiliée, enfoncée, couverte de ridicule, se plonge immédiatement dans une rage froide et vénéneuse ».[7]Les sous-sols plus profonds correspondent aux pensées infra-conscientes, parfois le premier sous-sol est déjà devenu infra-conscient comme nous venons de le dire. « Si loin qu’on pousse la connaissance de soi, rien ne saurait être plus incomplet que le tableau de l’ensemble des pulsions qui constituent son être. »[8] C’est pour cette raison que Nietzsche utilise tant le vocabulaire de la physiologie pour parler de la psychologie, de la connaissance réelle de l’homme : ainsi « le rôle souterrain et universel du corps »[9] est mis en exergue pour contrer l’illusion idéaliste d’un accès direct et transparent à soi en tant qu’esprit. L’usage du champ lexical de la physiologie est polémique et non à comprendre comme une réduction de la psychologie à la physiologie, comme le montre très bien Patrick Wotling ; cet usage vise avant tout à montrer que la conscience est une surface. Il s’agit de montrer, avec la tradition des grands moralistes et avec Dostoïevski, que la nature humaine est avant tout le lieu de luttes instinctives, contre l’erreur de la psychologie traditionnelle qui a été de nier la pensée souterraine et la vie infra-consciente de la pensée. Autrement dit, derrière toute action, il y a la lutte entre des pulsions : la pulsion de domination et la pulsion de pitié par exemple ; la pulsion de l’amour-propre et l’instinct de mémoire[10] ; etc. La morale a une origine amorale et pour Nietzsche il s’agit de révéler l’amoralité de la pensée infra-consciente, de regarder la bête en face, quitte à voir un rat à la place d’un homme. « Les pensées sont signes d’un jeu et d’un combat des affects : elles restent toujours liées à leurs racines cachées. » [11]

Voilà ce qui permet à Nietzsche de dire qu’il est le premier psychologue en tant que philosophe, car de théorie de l’âme il ne peut y en avoir de comprise que comme exploration de l’âme souterraine à l’origine des comportements et manifestations conscientes. « Aussi la psychologie nietzschéenne se donnera-t-elle précisément pour objet d’étude, nous l’avons vu, l’ensemble des processus infra-conscients auxquels est réductible généalogiquement la totalité des de la pensée consciente : passions, pulsions, instincts, affects. »[12]

Cette recherche nietzschéenne se voit corroborée en partie par les découvertes actuelles en neurosciences : de multiples phénomènes mentaux sont inconscients, leur diversité est telle que seule l’absence de conscience de ceux-ci les réunit[13]. Des informations  encodées dans le système nerveux nous agissent sans pénétrer la conscience – même si la pensée infra-consciente de Nietzsche a ce point commun avec Sartre qu’elle distingue des degrés de conscience voire des actes de mauvaise foi mettant sous le tapis ce que la conscience préfère ne pas voir d’elle[14]). On infère aujourd’hui les pensées infra-conscientes à partir de l’activation cérébrale sans conscience de représentations liée à cette activation (la conscience se définit comme rapportabilité)  ; les expérimentations typiques sont celles des images subliminales ou de l’amorçage où on présente un contenu représentationnel trop bref pour être perçu consciemment (comme une image ou un mot projeté quelques millisecondes) et où l’on observe pourtant ensuite ses effets sémantiques, ce qui montre la capacité du traitement sémantique de la pensée inconsciente ; ou encore les expériences de vision aveugle (dites « blindsight ») qui traduisent une vie mentale perceptive inconsciente. Mais en plus de ces pensées inconscientes en tant que contenu, l’inconscient cognitif désigne aussi les mécanismes inconscients de la pensée. Nous disions que les découvertes neuroscientifiques corroborent l’hypothèse nietzschéenne en partie seulement, car chez Nietzsche comme chez Freud, c’est une analyse spéculative de l’animalité en l’homme que recouvre le concept de pensée infra-consciente. La civilisation oblige de cacher voire de refouler (l’idée de refoulement pouvant aller de l’absolutisation de l’inconscient à un inconscient de simple mauvaise foi supportant divers degré d’oubli) les instincts et les pulsions. Révéler cette vie infra-consciente montre la source affective et pulsionnelle de la pensée sémantique, c’est-à-dire en langage nietzschéen de l’origine affective et inconsciente de l’évaluation consciente.

« Toutes les pulsions humaines aussi bien qu’animales ont pris sous l’effet de certaines circonstances la forme de conditions d’existence et ont été mises au premier plan. Les pulsions sont les effets postérieurs de jugements de valeur longtemps pratiqués qui à présent fonctionnent instinctivement comme le ferait un système de jugements de plaisir et de douleur. Tout d’abord contrainte, puis habitude, puis besoin, puis penchant naturel (pulsion). »[15]

On le voit, les instincts, pour Nietzsche, ne désignent pas une animalité innée et absolutisée, mais bien une zone infra-consciente de la pensée, ce qui réellement est à l’origine de l’action et du système interprétatif de tout animal. Cette origine instinctive indique une intériorisation longue et mûre d’évaluation. L’animal que refoule l’homme nietzschéen n’est pas le même que l’homme freudien que nous verrons plus tard : ce que refoule l’homme nietzschéen et par intérêt, c’est d’être agi instinctivement (infra-consciemment, car il n’estime que la conscience) et pulsionnellement (c’est-à-dire pour des motifs affectifs essentiellement, car il n’estime que l’esprit et une causalité idéelle et libre de ses actions).

Le rat nietzschéen n’est pas que le rat dostoïevskien, que reprendra Freud plus exactement, qui essaie de cacher sa mesquinerie et sa saleté sous des motifs nobles et civilisés, c’est plus profondément un être qui rejette l’infra-conscient et a la volonté de s’ériger en « empire dans un empire » au nom de la conscience réflexive.

« Mais pourquoi écoutes-tu le langage que te tient ta conscience ? Et dans quelle mesure as-tu le droit de considérer un tel jugement comme vrai et infaillible ? Pour cette croyance – n’y a-t-il plus là de conscience ? N’as-tu pas la moindre idée d’une conscience en matière intellectuelle ? D’une conscience derrière ta « conscience » ? Ton jugement « voici qui est juste » a une préhistoire dans tes pulsions, inclinations, aversions, expériences, expériences et non-expériences ; « comment est-il apparu ? » dois-tu demander, et encore, ensuite : « qu’est-ce véritablement qui me pousse à y prêter l’oreille ? » »[16].

Ce qui agit réellement, c’est donc le corps compris comme configuration hiérarchisée d’instincts, mais non pas le corps et l’animalité matérialiste et mécanique, parce que le corps nietzschéen est une unité purement organisationnelle faite de multiples processus infra-conscients déjà capables d’interprétations dont certaines processus infra-conscients commandent quand d’autres obéissent (la structure hiérarchique explique leur mode de relation). Le corps ne s’oppose donc pas à l’esprit, comme en régime dualiste, l’esprit ne se réduit pas au corps, comme en régime matérialiste, mais le corps est premier généalogiquement et il est fait d’instincts cherchant à imposer une forme et un sens aux autres instincts. Selon le type d’instincts évaluateur qui domine, on aura tel ou tel type d’hommes, dont le décadent ou l’homme surabondant dit le surhumain.

La vie souterraine se révèle donc, chez Nietzsche, dans sa dimension de lutte interprétative d’instincts nombreux et inconscients dans les sous-sols du corps, lui-même sous-sols de l’esprit. Le rat sommeille bien, comme chez Freud, mais c’est un rat déjà humanisé. Ici la métaphore du rat est à prendre comme toute métaphore chez Nietzsche : c’est une métaphore de polémique. « Vous vous preniez pour un ange », pourrait écrire Nietzsche, « un pur esprit, une belle conscience transparente à soi et aux aspirations nobles et morales, alors que vous êtes avant tout un corps et un être d’instincts en lutte ; vous êtes un nid à rats, en somme, qui grouillent et luttent en sous-sol. »

2 L’homme aux rats de Freud et le malaise dans la civilisation :

Pierre-Henri Castel cite ce texte de Kafka qui nous permet de comprendre la vision commune de Nietzsche et de Freud, malgré les grandes différences que nous verrons entre ces derniers, sur la démystification de l’hégémonie de la conscience :

« A un certain niveau de connaissance de soi-même […], on en viendra invariablement à se trouver exécrable. Pour mesurer le bien – et quelle que soit la diversité des opinions à ce sujet – tout étalon sera jugé trop grand. On se rendra compte qu’on n’est rien de plus qu’un nid à rats peuplé d’arrière-pensées. L’acte le plus infime ne sera pas exempt d’arrière-pensées. Elles seront si sales, dans l’état d’observation où l’on se trouve, on se refusera à les examiner jusqu’au bout et l’on se contentera de les contempler de loin. Ce n’est pas que ces arrière-pensées relèvent seulement de l’égoïsme ; comparé à elles, l’égoïsme apparaîtra comme l’idéal du Beau et du Bien. La boue qu’on trouvera là en son propre nom, on constatera qu’on est venu au monde tout dégoûtant de ce mal et que, par sa faute, on repartira méconnaissable ou bien trop facile à reconnaître. Cette boue sera le terrain qu’on trouvera tout au fond, car le terrain le plus profond ne contiendra pas de la lave mais de la boue. La boue sera tout en bas, et les doutes de l’auto-observation eux-mêmes ne tarderont pas à devenir aussi débiles et complaisants que les dandinements d’un porc dans le fumier. »[17]

Etre civilisé, s’humaniser, c’est par nécessité devoir brider les pulsions, les rejeter hors de soi ; ne plus les voir est un puissant moyen de contrôle, mais c’est alors avoir tapi dans l’ombre une énergie qui continue d’agir avec plus ou moins de force. Voilà la force du diagnostic freudien : il découvre, dans le procès de la civilisation, la maladie de l’esprit, tout comme il découvrira dans la possibilité de la guerre et de la décivilisation l’essence de la pulsion comme au delà de toute autre loi, une force qui pousse, une énergie à spiritualiser nécessairement, car le refoulement est contre-final. On voit là que l’analyse freudienne des maladies de l’esprit trop civilisé rejoint l’analyse nietzschéenne[18] : l’esprit est malade de se contraindre et de se croire conscience morale ; des instincts (au sens de Nietzsche) contraires à la bonne santé s’exercent et dominent par une habitude mortifère et intériorisée longuement et puissamment. Nietzsche est ici clairement précurseur du diagnostic systématisé chez Freud et malgré leur profonde divergence, leur diagnostic sur l’européen du XIXe siècle est le même : un être malade de sa conscience trop intériorisée.

La compréhension de Freud par Pierre-Henri Castel, philosophe et psychanalyste actuel, doublée de l’influence de Norbert Elias, rejoint l’angle sur l’œuvre freudienne qui nous intéresse ici. Dans sa grande étude sur les obsessions et troubles psychopathologiques liées à la névrose de contrainte, P.-H. Castel met en évidence les effets de la civilisation qui oblige à contraindre les pulsions : l’homme se retient, se contient, se maîtrise, tente même de contrôler cette maîtrise de soi en l’empêchant de le paralyser dans ses actions. Il devient une sorte d’intériorité folle devant négocier perpétuellement avec la bête : la Modernité demande trop d’autonomie aux individus, elle les force à une maîtrise dont le prix psychique est lourd. Telle est la thèse de P.-H. Castel reprenant l’intuition freudienne d’un malaise civilisationnel au sein des psychopathologies individuelles. Plusieurs ratés de l’autonomie peuvent intervenir, à différents degrés : l’impossibilité impulsive de maîtriser les pulsions ; le reniement total des pulsions, une méconnaissance absolue de soi prenant la surface de la conscience pour l’identité complète de l’homme, comme le relevait Nietzsche et Dostoïevski, alors même que les pulsions s’agitent bel et bien en sous-sols et déchargent leur énergie; le contrôle de soi trop grand qui paralyse l’ange redoutant de révéler la bête : le voilà alors s’obsédant de la possibilité de perdre le contrôle de soi, de la possibilité de blesser ou de tuer.

  L’histoire de l’obsession et de la contrainte psychopathologique que raconte et analyse P.-H. Castel est donc celle de la civilisation : civiliser, c’est exercer une pression sur les pulsions, cette pression est externe, la pression sociale force en effet à se contrôler, à maîtriser les pulsions, et elle s’intériorise, devenir interne et autocontrainte. Ainsi, la maîtrise de l’agressivité, le contrôle des pulsions sexuelles débridées, la régulation des besoins naturels et le dégoût ou la pudeur, tout cela se civilise petit à petit au cours de l’histoire. Devenir autonome, c’est intérioriser cette pression sociale, intérioriser les contraintes qui pèsent sur nos actions spontanées, c’est ne plus céder à ses désirs et instincts, mais plutôt intercaler entre intention et action un lieu de maîtrise – maîtrise intériorisée et donc souvent automatisée par l’éducation et la pression sociale, ou en tout cas maîtrise intériorisée au sens où on « fait siennes les règles », on les transforme en valeurs auxquelles on attache une importance identitaire. Cette maîtrise peut être vertigineuse et peut fragiliser voire empêcher la moindre action au lieu de simplement empêcher les actions interdites.

  L’homme aux rats[19] est un célèbre patient de Freud. P.-H. Castel va étudier ce cas à la lumière, non seulement du récit publié officiellement par Freud, mais aussi des notes du journal de Freud. L’analyse et la comparaison sont très riches, notamment pour révéler ce que Freud comprend du psychisme à l’occasion de cette cure, ainsi que pour comprendre les infléchissements de sa théorisation ou encore le gain que certaines cures apportent à l’analyste. L’homme qui se présente à Freud souffre d’obsessions : il a peur qu’il arrive un mal horrible (notamment une torture que l’on appelle le supplice du rat) à son père et à la femme qu’il aime sans réciprocité. Quand il a des pensées obsessionnelles, il s’impose des rituels afin de chasser lesdites pensées et afin de conjurer le mal.

  Freud va tenter de comprendre le mécanisme de l’obsession : ce qui est refoulé et revient sous la forme de pensées intrusives. Il soupçonne que ce qui est refoulé est précisément le contenu des pensées intrusives que le patient ne peut empêcher de lui traverser la tête et pour lesquelles il met en place les rituels (les fameux futurs dénommés « tocs ») afin d’empêcher la réalisation de ces pensées intrusives : refoulant par exemple la haine ou l’agressivité à l’égard des personnes aimées (refusant de s’avouer cette ambivalence-là des sentiments par excès de moralité), voici cette haine revenue au sein de pensées intrusives terriblement obscènes et angoissantes, et la peur conséquente d’un passage à l’acte impulsif.

Que signifie cette angoisse démesurée ou encore ces obsessions que le pire peut arriver (toc, accès de panique, phobie, paralysie, etc.), quand elles dégénèrent jusqu’à empêcher l’action ? Par exemple, que signifie une inertie procrastinatoire paralysante et contre-finale (allant à l’encontre de nos intérêts), que signifie l’impossibilité de sortir de chez soi ou le sentiment impérieux que certains ont qu’il leur faut laver et nettoyer mille et une fois ? Citons ce résumé de Castel afin de montrer le caractère concret de la constitution de l’individualité occidentale :

« Et plus on explore le mal-être des individus, le « malaise dans la civilisation » (qui est toujours, en fait, le malaise de devoir se civiliser toujours plus), plus on entre dans notre fabrique intime. (…) Pas sans mal : autrement dit pas sans angoisse ni culpabilité, puisque ces deux affects sont au cœur du programme d’intériorisation radicale propre à l’individualisation forcenée de la condition humaine en Occident. Puis-je retenir assez mes pulsions ? Comment expier correctement mes débordements ? Voilà les questions morales de premier rang, tout à fait traditionnelles. Mais comment faire, en même temps, pour ne pas trop me retenir, ni me châtier tellement que je devienne incapable de participer à la vie collective ou pire que je m’autodétruise en tant qu’agent de mes actes ? »[20]

Rajoutons l’intuition freudienne : comment admettre une fois civilisé que j’aie étouffé des pulsions sexuelles et agressives dont la force est toujours là ?

C’est tout le problème de l’homme aux rats : comment admettre que l’homme est aussi un nid à rats, un animal sublime au génie créateur, mais aussi un animal cruel – et l’Histoire témoigne tout autant de ce génie créateur que de ce violence cruelle? Comment admettre que mes sentiments moraux ou sociaux, que mon identité, que mes réactions de dégoût ou de honte, que mes pensées et vertus morales, que tout cela ne soit pas moi au sens où je l’entends, mais l’intériorisation d’un moi qui ne vient pas de moi ? Par exemple, comment admettre que ce scrupule et ce perfectionnisme disent que je lutte contre des pulsions contraires que je refuse de voir, que je les contre-investis et que la force de mon scrupule dit tout autant la force de la destructivité qui m’agite ? comment admettre que derrière mon sentiment amoureux si fort peut se cacher une force de destruction dont je puisse jouir ? Admettre tout cela, c’est admettre que le Mal gît en chacun et non qu’il est une force obscure, un principe extérieur contre lequel lutter, et admettre que l’identité civilisée est intériorisée et non cette âme déposée en notre sein. On comprend bien que lutter contre un mal dont on ignore la structure avec une identité qu’on ne veut pas lâcher pour sauvegarder l’unité de sa personnalité s’accompagne de maux de l’esprit dont le degré varie de nos souffrances communes aux pathologies les plus graves. La différence n’est pas de nature, dans ce type d’approche sémantique de l’esprit, entre souffrance morale et maladie mentale, car Freud comprend les maladies de l’esprit comme ayant une signification, pas seulement et pas toujours une cause neurologique. Le sujet qui souffre est une conscience divisée, sa souffrance a des raisons, celles-ci sont configurées par la civilisation et la culture dans laquelle ce sujet se constitue et dans l’histoire singulière qui est la sienne[21].

La bête n’est plus l’autre face de l’homme, cachée derrière le masque ou plus exactement ne faisant qu’un avec le masque qui est aussi une face de l’homme, mais elle devient extérieure à l’homme, un mal qui s’abat, s’incruste et se retire. Citons Baudelaire pour mieux comprendre cette volonté de négation du Mal au cœur de l’homme :

« La négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose dans l’aveuglement général de cette époque. Si toutefois nous consentons à en référer simplement au fait visible; à l’expérience de tous les âges et à la Gazette des Tribunaux, nous verrons que la nature n’enseigne rien, ou presque rien, c’est-à-dire qu’elle contraint l’homme à dormir, à boire, à manger, et à se garantir, tant bien que mal, contre les hostilités de l’atmosphère. C’est elle aussi qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer ; car, sitôt que nous sortons de l’ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. […] Le crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle, puisqu’il a fallu, dans tous les temps et chez toutes les nations, des dieux et des prophètes pour l’enseigner à l’humanité animalisée, et que l’homme, seul, eût été impuissant à la découvrir. Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ; le bien est toujours le produit d’un art. »[22]

Ce que l’homme aux rats rejette hors de son esprit lui revient sous la forme d’idées incontrôlables ; la structure de l’esprit civilisé implique un retour du refoulé sous une forme ou sous une autre. Le dualisme exacerbé de ce texte de Baudelaire est d’une pertinence rare, parce qu’il montre que l’humanisation par la civilisation des instincts n’implique pas le refoulement, n’implique pas de se prendre pour un ange. Le danger que découvre Freud est précisément dans cette mauvaise foi-là : se civiliser jusqu’à la moelle, jusqu’à nier une partie de soi, qui ne cessera pas d’exister pour autant. Cela dit, la complexité que soulève Freud est réelle : si éduquer et civiliser, c’est intérioriser des valeurs et incorporer une sensibilité (des dégoûts, des pudeurs, des rejets spontanés, etc.), alors comment penser l’acceptation d’un corps instinctif ? Comme nous le verrons plus loin, c’est certainement pour résoudre ce problème et éviter le dualisme baudelairien que Nietzsche et Freud ont besoin de forger le concept de sublimation des pulsions en distinguant leur expression brute et leur expression spiritualisée[23].

 3 Redescendre dans les sous-sols : la conscience réflexive et ses pouvoirs

  Le rat est porteur de maladie et de la mort, il souille les denrées, il renverse tout sur son passage furtif et se vautre dans la fange. C’est dans ce sens si laid que Dostoïsevki ou Kafka utilise le symbole du rat ou de la souris. Mais les profondeurs, les sous-sols, la vie souterraine de l’esprit, c’est aussi l’individuation par la conscience réflexive au sens noble du terme. On peut en effet distinguer les sous-sols de l’inconscient, les pensées infra-conscientes ou les pensées mesquines voire effrayantes de la conscience qui les tait (qu’il s’agisse des pensées intrusives de l’obsessionnel ou des pensées coupables que chacun peut avoir sous la forme de fantasmes plus ou moins avouables aux autres et à soi-même), de la conscience réflexive et de la conscience de soi. Le rat comme la vie souterraine de l’esprit ont en effet deux symboliques ambivalentes : il y a un rat malade et sale dans les profondeurs, mais il y a aussi une conscience réflexive qui se creuse et s’individue, i.e. l’invention de l’esprit subjectif.

La conscience réflexive permet précisément de descendre dans les sous-sols pour se connaître, aussi rare soit cette audace épistémique. En étudiant le corps ou la pensée comme ce qui émerge du rapport mutuel des instincts, comme surface issue de luttes infra-conscientes, Nietzsche admet être doté d’une conscience qui puisse sonder la vie souterraine. Analysons un exemple de généalogie. Quand je donne de l’argent à un clochard et que je m’étonne ensuite de l’avoir donné à celui-ci plutôt qu’un autre, à ce moment avec ce geste ferme et assuré, que se passe-t-il en moi ? A la surface de la conscience, c’est bien un geste de don motivé par la compassion. Mais pourquoi ici et pas là, maintenant et pas hier ? Voilà ce que peut demander la conscience réflexive qui soupçonne la conscience de surface de nier des affects autrement plus douteux que la belle compassion. Et que peut voir la conscience réflexive, capable de s’observer de l’extérieur ? Elle peut scruter une lutte infra-consciente entre la pulsion égoïste et la pulsion de pitié, la fameuse pulsion inavouable de Nietzsche lui-même. Elle peut soupçonner que la pitié a dit à l’égoïsme : « et si c’était toi, ce pauvre homme à la rue ? », et que l’égoïsme a cédé ; pour pasticher le style nietzschéen de l’aphorisme déjà cité. Qu’est-ce qui permet de regarder ainsi et de se connaître soi ? La conscience réflexive qui cesse de coïncider avec ses actions, dédouble le soi en objet connu et en sujet connaissant, porte l’écho des motivations qui se disent à voix basse dans la conscience, etc.

C’est la conscience sartrienne capable de surprendre la mauvaise foi de son propre acte : Sartre comprend, en effet, l’inconscient comme une zone entre l’infra-conscience et la conscience, zone où la conscience rejette les contenus qui la dérange et fait mine de ne pas les avoir pensés ou vécus. En toute logique sartrienne, l’inconscient ou plus exactement les pensées inconscientes sont censurées par la conscience et l’acte de refoulement est un acte d’oubli où la conscience se joue d’elle-même[24]. Ainsi l’homme se connaît animal, se vit comme être instinctif et pulsionnel, il se sait l’homme bicéphale de Baudelaire portant un masque pour cacher sa douleur et sa  naturalité irrémédiable. Il joue à ne pas en être, parce que possédant l’esprit conscient, il peut nier son animalité pour surexposer sa face humanisée.

L’activité intentionnelle et réflexive du sujet est la condition de possibilité structurelle d’une ressaisie par le sujet des processus infra-conscients qui l’animent. Qu’il s’agisse de faire l’étude des processus infra-conscients à l’origine des pensées et des actions des hommes comme le font Dostoïevski, Nietzsche ou encore les moralistes dont La Rochefoucauld, ou qu’il s’agisse de la mise au jour freudienne de certaines lois de la pensée, c’est encore et toujours la conscience qui est la condition de possibilité de telles connaissances.

C’est ainsi que Nietzsche définit la psychologie, comme connaissance de ce qui échappe à première vue à la conscience superficielle (la conscience-surface qui n’est bien que le résultat émergé de l’iceberg des processus infra-conscients) pour se donner à un regard plus profond :

« La psychologie dans son ensemble est jusqu’à présent demeurée tributaire de préjugés et de craintes de nature morale : elle ne s’est pas risquée dans les profondeurs.  […] Jamais encore les voyageurs et les aventuriers téméraires n’ont vu s’ouvrir un monde d’aperçus plus profonds : et le psychologue qui « offre un sacrifice » de la sorte […] pourra du moins légitimement exiger en retour que la psychologie soit de nouveau reconnue pour maîtresse des sciences, que les autres sciences ont pour mission de servir et de préparer. Car désormais, la psychologie est de nouveau le chemin qui mène aux problèmes fondamentaux. »[25]

Pour regarder en face cela, Nietzsche précise au cœur de ce texte qu’il faudra avoir revalorisé comme valeurs vitales les affects de haine, d’envie ou de cupidité. On doit donc passer par un diagnostic civilisationnel : quelles valeurs permettent à une civilisation et à un homme d’être en grande santé, autrement dit d’avoir une puissance créatrice ?

  La conscience réflexive ne nous semble pas qu’un épiphénomène ou qu’un accident de l’esprit, contrairement à l’expression nietzschéenne [26] : peut-être en tant que faculté naturelle d’adaptation qui permet d’anticiper l’avenir et de prendre le temps de décider d’une action, la conscience est-elle un accident de l’esprit. Certainement, même. On aurait survalorisé une fonction adaptative mineure par rapport au tout de l’esprit. C’est ce que semblent nous confirmer les sciences cognitives et la philosophie naturaliste contemporaine spéculant à leurs propos : les mécanismes inconscients de la pensée sont légions et nous permettent de percevoir, de traiter les informations, de comparer les situations avec le passé, de décider et d’agir en fonction, etc.[27] Pourtant, malgré cette relativisation nietzschéenne et cognitive de la conscience, force est de constater que l’esprit est capable de se connaître lui-même et que le champ conscient de l’intériorité existe. Cette intériorité réflexive semble par sa structure même pouvoir s’émanciper de ses fonctions naturelles : tel est l’origine de l’art, de la poésie, de la philosophie, des sciences.

Si l’on peut comprendre la conscience comme maladie, avec Nietzsche et avec un certain Freud, dès lors qu’elle s’autonomise et ne s’accepte pas comme simple épiphénomène, nous serions tenté de répondre qu’elle est un pharmakon. Autrement dit, la conscience hyperindividualisée peut être un poison, nous l’avons vu avec l’obsessionnel comme paradigme de cette maladie de la conscience morale trop intériorisée et nous le voyons avec le décadent nietzschéen ou l’homme-souris dostoïevskien qui se creuse en lui-même au lieu de s’affirmer dans l’action spontanée, mais ce poison porte en soi son remède. Plus exactement il porte en soi une force de création indéniable : la conscience réflexive qui permet aux hommes de s’émanciper d’un esprit indexé à sa fonction d’adaptation à l’environnement, rivé qu’il serait à l’action ou à la sensation, comme l’esprit animal semble l’être. Cet esprit-là est la condition de possibilité de la création, c’est-à-dire de l’action qui n’est plus seulement finalisée pragmatiquement, mais purement gratuite, et de la réflexion qui n’est plus engluée dans la survie et la vie, mais capable de questionner l’être.

 C’est d’ailleurs sur le concept nietzschéen de spiritualisation que nous aimerions terminer. Nietzsche définit ce terme comme le mariage de l’esprit et de la pulsion, mais comprenons l’esprit au sens nietzschéen d’interprétation inventive et créatrice au service de la volonté de puissance. Spiritualiser les pulsions, c’est ne pas chercher à les castrer ou à les extirper comme un mauvais dentiste, ascétique et borné, arrache les dents d’où le mal surgit. C’est au contraire, une discipline des pulsions qui les sublime, mais il ne s’agit pas de détourner la pulsion comme chez Freud mais de la raffiner. La cruauté de la brute épaisse devient l’art de la stratégie ou de la guerre, ou encore la cruauté du moraliste ou du penseur, ou encore la bonté humanitaire des guerres au nom du bien ; les pulsions sexuelles sont par excellence spiritualisées dans l’amour, ce sentiment largement investi de représentations et tissé patiemment par la poésie et l’éducation de la sensibilité ; etc. Plus paradoxalement, mais plus subtilement, Nietzsche montre comment une pulsion peut être spiritualisée en son contraire (son contraire, pour nous, mais en réalité son expression simplement raffinée et spiritualisée) : ainsi par exemple,  l’obsessionnel perfectionniste exprime-t-il tout autant mais plus subtilement sa pulsion de destruction totale ; la volonté de connaître exprime-t-elle la cruauté de disséquer.

«Toutes les passions ont une période où elles sont seulement néfastes, ou elles rabaissent leur victime de tout le poids de la bêtise, – et plus tard, une autre, beaucoup plus tardive, où elles se marient à l’esprit, se « spiritualisent ». Autrefois, à cause de la bêtise de la passion, on faisait la guerre à la passion elle-même : on jurait sa perte, – tous les monstres moraux anciens sont là-dessus d’accord : « il faut tuer les passions ». La plus fameuse maxime de ce genre se trouve dans le Nouveau Testament, dans ce Sermon sur la montagne où, soit dit entre parenthèses, l’élévation de la vue fait totalement défaut. C’est là qu’il est dit par exemple, avec application à la sexualité : « si ton œil entraîne ta chute, arrache-le » ; par bonheur aucun chrétien ne suit ce précepte. […] L’Eglise combat la passion par l’excision : sa pratique, son « traitement », c’est le castratisme. Jamais elle ne demande : « comment spiritualiser, embellir, diviniser, un désir ? » – de tout temps elle a insisté, dans sa discipline, sur l’extirpation (de la sensualité, de l’orgueil, de la passion de dominer, de posséder et de se venger). Or attaquer les passions à la racine, c’est attaquer la vie à la racine : la pratique de l’Eglise est hostile à la vie…»[28].

Ce texte nous semble la clef des problèmes que nous avons posés : l’ambivalence de l’esprit humain, ce nid à rats aux pouvoirs pourtant sublimes. Il montre que la solution ne peut tenir en un dualisme rendu ontologique entre l’ange et la bête, l’esprit et les passions ou pulsions. Si la description baudelairienne a le charme de celui qui saisit la tragique condition bicéphale de l’humanité, cette description reste esthétique. Car la bête et l’ange sont un seul et même être in re, comme la statue « Le Masque » d’Ernst Christophe n’est pas bicéphale, mais bien une femme derrière son masque[29]. C’est là toute la force de Nietzsche : des pulsions à l’esprit, il n’y a qu’un pas – un pas de géant certes, car tout type humain n’est pas capable de spiritualisation, mais un pas qui poursuit le geste pulsionnel et passionnel, qui est de la même teneur.  Spiritualiser ou sublimer, c’est cesser de dévier l’énergie passionnelle et pulsionnelle pour la retourner contre soi, dans un geste castrateur voire culpabilisateur, afin d’organiser et de maîtriser cette énergie proprement humaine. C’est l’objet d’une cure psychanalytique si l’on comprend bien le projet freudien et de la psychologie comme connaissance des profondeurs [30] : assumer la tragique condition humaine, ne pas nier le rat des sous-sols, mais lui donner un visage proprement humain, i.e. spiritualisé. C’est la pensée réflexive qui nous semble capable de connaître cette unité et de l’assumer dans le processus de spiritualisation – même si l’on comprend avec Nietzsche la pensée comme le rapport mutuel des instincts mentalisé et même si l’on comprend les capacités réflexives comme des capacités creusées par le ressassement en coulisse des faibles[31]. Appliquons le précepte philologique de Nietzsche de la nuance pour le lire et pour relire ce que nous venons de dire : si la conscience réflexive est la création d’un type décadent de l’humanité, elle est aussi l’invention sublime et géniale du Christianisme. Et on peut, toujours dans l’esprit du nietzschéisme, penser la sublimation de la conscience morale et de la conscience réflexive dans la connaissance psychologique et dans l’art de la spiritualisation par certains grands esprits.


 

[0] Ganesha n’est pas à proprement parler un dieu rat, mais un dieu indien à tête d’éléphant dont le véhicule est un rat et que l’on identifie en certaines occurrences pleinement au rat. Ce qui nous intéresse ici est d’ordre symbolique: le véhicule du dieu complète la signification du dieu lui-même et peut être, si on nous permet l’expression, un symbole métonymique. Cette portée symbolique se complète de l’importance de Ganesha dans l’hindouisme, ce qui corrobore notre pari, à savoir, que le rat est un motif religieux et mythologique surdéterminé à travers l’histoire et les différentes civilisations. Le rat, en tant que véhicule de Ganesha, correspond donc à notre propos sous un rapport symbolique : l’ambivalence de l’animal qui représente la ruse et l’agilité pour surmonter les obstacles, qui symbolise la fécondité mais figure tout autant ce qui ronge en sous-sols, échappe et fuit, voire porte la maladie et la mort.

[1] Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont, 1997.

[2] Fédor Dostoievski, Les carnets du sous-sol, traduit par André Markowicz, Arles, Actes Sud, « Babel », 1992.

[3] La métaphore du masque, cachant la nature dont l’homme doit se déprendre pour s’humaniser, est thématisée par Baudelaire dans le poème « Le masque » extrait de Spleen et idéal, XX : « La femme au corps divin, promettant le bonheur, Par le haut se termine en monstre bicéphale ! ». Ce monstre bicéphale, chez Baudelaire, symbolise la beauté civilisée et raffinée de la femme qui cache sa face plus hideuse, i.e. son visage naturel et animal. Il vise dans ce poème la statue d’Ernst Christophe, son contemporain à qui il dédicace ledit poème. Baudelaire avait pu admirer la statue dans l’atelier du sculpteur en 1858. Mais, entre l’œuvre que découvrit le poète et l’œuvre que découvrirent les  visiteurs du Salon de 1876, il s’était écoulé de nombreuses années. La sculpture visible actuellement au Musée d’Orsay intitulée « la Comédie humaine – Le Masque » est la version définitive. Certains détails ont été retranchés par le sculpteur mais la composition d’ensemble reste la même. À l’observer, il apparaît qu’elle ne représente pas à proprement parler un « monstre bicéphale », mais une femme derrière un masque. Cependant, on comprend bien que le masque de cette femme est tout autant son visage que son visage caché : le visage humain étant constitué aussi bien du moi social et civilisé (moi humanisé, in fine) que de son animalité et de sa vie souterraine. On sait qu’Ernst Christophe a créé une statuette pour Baudelaire où un squelette habillé tient fièrement un masque et son costume ; vanité s’il en est révélant à la fois le caractère fini de l’humanité, que celle-ci aimerait tant oublier pour se faire pur esprit, que la dualité duplice de l’âme humaine cachant cet être fini sous la pompe du costume et le masque hypocrite. N’oublions pas que chez Baudelaire, ce masque est ce qui le rend humain (le masque constitue le visage humanisé, comme nous le disions), en cela il n’y a pas de critique moraliste, mais une apologie du maquillage et du masque, à savoir de ce qui cache l’animalité et les sous-sols duplices de la conscience humaine.

[4] Pierre-Henri Castel, La fin des coupables, suivi de Le cas Paramord – volume II, Obsessions et contrainte intérieure de la psychanalyse aux neurosciences, Paris, Ithaque, 2012, p. 153, citant Franz kafka, Lettres à Milena, traduction et édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, 1988.

 

[5] Dostoievski, op. cit., pp. 19-20.

[6] Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, Premier traité, § 13, traduction d’Eric Blondel et alii., Paris, GF, 1996, p. 56.

[7] Dostoievski, op. cit., p. 21.

[8] Nietzsche, Aurore, Livre II, § 119, traduit par Eric Blondel et alii., Paris, GF, 2012, p. 118.

[9] Patrick wotling, La pensée du sous-sol, Paris, Editions Allia, 1999, p. 53.

[10] Exemple que commente Patrick Wotling dans La pensée du sous-sol à la page 78 ; exemple de Nietzsche dans Par-delà bien et mal, § 68 (cf. note 14).

[11] Citation et traduction modifiée de P. Wotling  dans La pensée du sous-sol : Nietzsche, FP XII, I [75].

[12] Wötling, op. cit., p. 63.

[13] Lionel Naccache, Le nouvel inconscient, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 218.

[14] Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 68, traduction Patrick Wotling, Paris, GF, 2000, p. 118 : « « Je l’ai fait » dit ma mémoire. Je ne puis l’avoir fait – dit mon orgueil, qui reste inflexible. La mémoire – finit par céder. »

[15] Nietzsche, FP X, 25 [460]

[16] Nietzsche, Le Gai savoir, Quatrième livre, § 335, Paris, GF, 2007, p. 270.

[17] Pierre-Henri Castel, La fin des coupables, suivi de Le cas Paramord – volume II, Obsessions et contrainte intérieure de la psychanalyse aux neurosciences, Paris, Ithaque, 2012, p. 153, citant Franz kafka, Lettres à Milena, traduction et édition revue et augmentée, Paris, Gallimard, 1988.

[18] Sur ce rapprochement, cf. Paul-Laurent Assoun, Freud et Nietzsche, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2008

[19] Sigmund Freud, Cinq Psychanalyses (Dora, L’homme aux Loup, L’homme aux rats, le petit Hans, Président Schreber), traduction révisée, Paris, PUF Quadrige, 2008.

[20]  Castel, Op. cit., Avant-dire, page 11.

[21] Si le cerveau est malade, il ne saura jamais rendre raison des coordonnées sémantiques de sa maladie, de la conceptualité de celle-ci. Un cerveau ne souffre pas, il est un substrat empiriquement nécessaire à toute souffrance et à tout sujet, mais il n’épuise pas la souffrance et le sujet. On ne peut comprendre le sens investi par un homme dans ses souffrances que par le sens – même si le paradigme anthropologique actuel et son pendant psychopathologique (les Neurosciences et les sciences cognitives, ici des psychopathologies), appelant à l’autonomie totale des individus et au fonctionnement adaptatif permanent de ceux-ci aux structures sociales, tentent de conceptualiser les maux de l’esprit en termes de parasites à exterminer.

[22] Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, Eloge du maquillage.

[23] Nietzsche fixera sa conceptualité pour désigner ce processus de sublimation ou de raffinement des pulsions dans le concept de « spiritualisation », afin de penser le mariage de l’esprit, ici compris comme ingéniosité vivifiante ou capacité de création, et des pulsions. Le concept de sublimation correspond à l’état de la réflexion nietzschéenne au moment d’Humain, trop humain : les occurrences sont les suivantes : I, § 1, p. 23 ; I, § 107, p. 89 ; I, § 137, p. 110 ; I, § 261, p. 181. Les paginations sont tirées de Friedrich Nietzsche, Œuvres complètes, tomes 1, Paris, Gallimard, 1968. Il existe une autre occurrence dans Par-delà bien et mal, II, § 58, traduction de Patrick Wotling, Paris, Gallimard. Pour l’analyse de l’évolution de ce concept, on peut se référer à l’œuvre de Patrick Wotling, op. cit., p. 96.

 

[24] « la censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’elle refoule. »,  Jean-Paul sartre,  L’Etre et le Néant, Paris, Gallimard, coll. TEL, page 91.

[25]Nietzsche, Par-delà bien et mal, § 23, page 71-72.

[26] Nietzsche , Gai savoir, § 357.

[27] Daniel C. Dennett, La conscience expliquée, Traduction Pascal Engel, Paris, Odile Jacob, 1993.

[28] Nietzsche, Le crépuscule des idoles, « La morale comme manifestation contre nature », I, Traduction Eric Blondel, Paris, Hatier, 2011

[29] C’est par un geste esthétique de radicalisation pour rendre sublime l’effet que Baudelaire nous semble rendre aussi duel l’homme, quitte à trahir un peu la description qu’il donne dans son poème de ladite statue.

[30] Citation de Nietzsche déjà référencée : cf. note 23.

[31] Nietzsche, Généalogie de la morale, Premier traité, § 13, traduction d’Eric Blondel et alii., Paris, GF, 1996, p. 56.

2 Comments

  1. Il y a une erreur sur le dieu Ganesha : il est humain à tête d’éléphant. Le rat est uniquement son moyen de locomotion, il est souvent assis dessus sur de nombreuses représentations.

  2. Merci de cette remarque. Je vais rajouter une note pour préciser la portée symbolique du véhicule de Ganesha.

Leave a reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Bestiaire philosophique

La tique

  La tique comme enrayement de la machine anthropologique. Une lecture critique de L’ouvert[1]   Jean-Sébastien ...
Next Article:

0 %