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L’enquête wébérienne en sociologie (1/2)

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L’enquête wébérienne en sociologie : essai sur les bienfaits des comparaisons macroscopiques.

 

Antony DABILA, enseignant à l’Université Lyon-III-Jean Moulin.

  Cet article est la première moitié d’un article publié en deux parties. Cliquez ici pour accéder à la deuxième partie.

Quels sont les instruments de la sociologie analytique et compréhensive, souvent désignée en français sous l’appellation « sociologie wébérienne » ? A coté de la décomposition des agrégats humains en individus conscients de leurs actes et l’explication de leurs choix par des motifs et des intérêts reconstruits grâce à une approche « empathique », la sociologie historique de Max Weber a développé des instruments permettant d’analyser des phénomènes de plus grande dimension, sans aller pour autant à l’encontre des principes de la méthode analytique. La naissance de l’Etat, l’essor du capitalisme, la chute de l’empire romain, le développement des grandes religions mondiales ou encore la constitution de la ville comme centre de la civilisation moderne ont été appréhendés par Weber par un outil théorique privilégié : la comparaison. Cet article propose une analyse d’une la méthode principale de la sociologie historique : la confrontation et le collationnement de paramètres sociaux permettant d’isoler les paramètres sociaux principaux expliquant les similitudes et les divergences entre les phénomènes collectifs structurants au sein de grandes aires culturelles et civilisationnelles.

Introduction

rope-3052477_1280L’œuvre de Max Weber est d’un accès difficile et coûteux, aussi bien en temps qu’en énergie et en ressources pécuniaires. Touffue, érudite, forgée à partir de textes épars rassemblés arbitrairement selon leur thème, partiellement disponible (l’édition des œuvres complètes est toujours en cours de publication en allemand) et enfin, fort malheureusement, inachevée, elle reste pour une bonne part inexploitée et souvent réduite à des slogans. Pour le public français, la difficulté est renforcée par un découpage intempestif des textes et leur publication séparée, morcelant les ouvrages en tronçons incommodes pour qui voudrait retrouver l’allure originelle de l’ensemble. Ainsi, ses deux ouvrages principaux, Économie et Société et L’Éthique économique des religions mondiales (dont le premier chapitre est constitué par L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme), ont été traduits et mis à disposition du public de manière éclatée et encore incomplète pour le premier.

Du fait de cette regrettable situation d’éparpillement, la logique d’ordonnancement de la pensée wébérienne pâtit indéniablement d’un manque de clarté. Certains concepts méthodologiques fondamentaux, tels que la méthode compréhensive (selon laquelle le seul sens légitime que l’on peut imputer à un acte humain est la signification que lui donne l’individu qui l’accomplit[1]), l’idéal-type ou la neutralité axiologique ont certes pénétré durablement les esprits, mais ils reçoivent des interprétations variées et parfois même franchement contradictoires. Cette ambiguïté, favorisée par l’éclatement et l’inachèvement de l’œuvre wébérienne, mérite d’être considérée en détail. En particulier, l’interprétation constructiviste des concepts de sociologie mis au point par Weber au fil de son œuvre doit être examinée avec soin. Plus précisément, le statut de la construction épistémique de deux outils méthodologiques wébériens, l’approche compréhensive et l’idéal-type, sera le sujet de cet article.

Nous tâcherons ainsi de répondre à une question simple : la méthode wébérienne d’enquête sociologique fait-elle le deuil de l’analyse objective, ou bien est-elle, dans l’esprit de son concepteur, le moyen le plus sûr de s’approcher au plus près d’une objectivité épistémologique proprement inatteignable en sciences humaines ? Nous verrons que la réponse donnée par Weber à cette question, grâce à une véritable connaissance de la métaphysique kantienne et de ses problèmes fondamentaux, constitue l’une des formulations les plus abouties au plan philosophique de l’objet et de la finalité et du travail anthropologique, encore insuffisamment lue, méditée et commentée par les chercheurs actuels.

Weber n’a pas seulement cherché à forger des instruments de pensée permettant d’analyser la réalité sociale immédiate et contemporaine, au sens où l’on entend aujourd’hui l’adjectif « sociologique »[2]. Communes à l’ensemble des sciences humaines, ses conceptualisations ont pour visée de fournir aussi bien à l’historien qu’au juriste, à l’économiste, au démographe et au politiste, des instruments de recherche permettant de rendre compte de l’évolution générale des sociétés, sur une échelle bâtie sur un « temps long » que n’avait pas encore théorisé Braudel et ses acolytes[3]. Surtout, son objectif fondamental consiste à expliquer la « modernité », telle qu’elle est apparue en Europe à partir du XVIe siècle, en tentant de distinguer les tendances de fond spécifiques de cet ensemble culturel par rapport aux autres régions du monde. Pour ce faire, Weber n’hésite pas à emprunter ses exemples aux époques et aux contextes les plus hétérogènes, en fonction d’une méthode qui pourrait apparaître erratique et arbitraire à qui ne serait pas familiarisé avec ses travaux de recherches.

Qui plus est, le caractère inachevé de son œuvre et sa disparition précoce ne lui ont pas permis d’isoler et d’expliciter ses procédés de recherche et de construction de l’objet scientifique. Des textes consacrés à certains problèmes spécifiques auxquels est confronté le chercheur en sciences humaines existent bien, mais concentrent plusieurs problèmes. Ou bien ceux-ci sont de lecture difficile, comme les textes composant les Essais sur la théorie de la science, ou bien isolés et peu « détectables » dans la masse des textes édités en bloc, comme la cruciale « Considération intermédiaire »[4], située à la fin de Confucianisme et Taoïsme, et consacrée à la pluralité des voies empruntées par la raison et les différentes fins que celle-ci peut emprunter.  

Pourtant, l’enquête de sociologie historique comparative de Max Weber est méthodique et opère selon une démarche précise qui ne peut être reconstituée qu’en considérant l’ensemble des textes et en les confrontant avec les morceaux épars de méthodologie que Weber a disséminés au hasard de ses prises de notes, de ses articles et des passages réflexifs des ouvrages publiés de son vivant. En effet, comme l’a bien vu Stephen Kalberg, « la focalisation sur le thème central de ses œuvres majeures – l’essor du rationalisme occidental – ne suffit pas à faire apparaître les orientations fondamentales qui donnent à ces textes leur assise : des procédures sociologiques rigoureuses et des stratégies de recherche sophistiquées »[5]. La comparaison intercivilisationnelle, pourtant utilisée avec un art consommé, passe le plus souvent au second plan dans l’analyse de l’œuvre de ce « père fondateur ». Pourtant, comme nous tâcherons de le montrer dans les lignes suivantes, elle constitue un pan fondamental de son édifice scientifique, patiemment édifié et perfectionné dans les bibliothèques universitaires de Heidelberg.

Afin de mener à bien la reconstruction du cheminement de l’enquête scientifique wébérienne et redonner à l’outil comparatiste toute la place qu’il y occupe, nous procéderons en plusieurs étapes. Tout d’abord, nous reviendrons sur le but donné par Weber à son investigation et sur sa manière habituelle de conduire les recherches. Dans un second temps, nous reviendrons sur la manière dont Weber manie la méthode comparative, qui implique en toute certitude la définition et la délimitation des grandes aires culturelles, qui sont sans cesse utilisée dans l’ensemble ses œuvres et plus particulièrement dans L’Éthique économique des religions mondiales. En particulier, nous essayerons de préciser le statut épistémologique de deux éléments de la sociologie wébérienne, à savoir la méthode compréhensive et l’idéal-type. En effet, ces deux procédures de recherche forgées par Weber, dans lesquelles réside en grande partie l’originalité et l’importance de sa contribution, fournissent une stylisation de la matière historique et sont en quelque sorte le « programme » grâce auquel sont traités les objets historiques pour être à la fois analysés, synthétisés rendus scientifiquement comparables. Enfin, nous serons finalement en mesure de nous interroger sur la portée épistémologique de la méthode utilisée par Weber pour comparer les grandes aires culturelles (Inde, monde sinisé, Europe et Occident, nommé Abend par Weber, monde musulman, ou encore Afrique, évoquée par exemple dans sa Sociologie du droit). Nous pourrons ainsi soupeser les risques liés à l’utilisation d’une double subjectivité dans la reconstitution sociologique de la matière historique ; celle de l’acteur, recomposée, et celle du chercheur, utilisée pour donner une signification à son objet.

L’enquête sociologique selon Weber, comme il s’en est longuement expliqué dans ses Essais sur la théorie de la science, consiste en une interprétation des comportements humains formant la matière historique. La particularité fondamentale de son approche réside dans l’exigence de donner sens au récit « scientifique » et d’expliquer le comportement de l’acteur. Celui-ci est toujours un individu, et c’est à travers son point de vue, ses fins et ses « raisons » d’agir que nous comprenons le sens de son comportement. Ces motifs de l’action sont restitués par le chercheur, en supposant les actions de l’acteur rationnelles et effectuées en fonction d’une finalité consciente. « Nous donnons à celui qui agit la possibilité de mettre en balance les conséquences voulues et les conséquences non-voulues de son activité et de répondre en même temps à la question : que coûte la réalisation du but désiré relativement aux sacrifices prévisibles d’autres valeurs ? »[6]. La réalité sociale n’est que la réalité voulue consciemment par les êtres humains, bien qu’ils soient incapables de comprendre toutes les implications et conséquences de leurs actes. Par ailleurs, notons au passage que la psychanalyse naissante est radicalement rejetée par Weber, comme il s’en est longuement expliqué dans une lettre à Else Jaffé, corédacteur en chef des Archiv, datée du 13 septembre 1907[7].

Mais en adoptant cette perspective sociologique « à la première personne », le chercheur se limite au niveau de l’action individuelle. Or, la sociologie a pour tâche de comprendre et d’expliquer le devenir de « sociétés », c’est-à-dire de groupes d’hommes agrégés et agissant pour atteindre des buts individuels de manière rationnelle et consciente (faire appel à un désir inconscient et refoulé, ou bien à une manipulation systématique des esprits et à un « complot » n’est par conséquent pas valide dans ce schéma). Un outil supplémentaire est donc nécessaire pour passer de la compréhension des actions d’un individu à celle d’un agrégat d’individus. Autrement dit : comment passer, une fois décrit et décrypté le mode de vie d’un entrepreneur protestant capitaliste, à la description des entrepreneurs protestants capitalistes et ainsi décrire le rôle social d’une catégorie d’individus ne cherchant pas à se coordonner en vue d’un objectif donné ?

Pour ce faire, Weber nous propose de façonner une vision recomposée d’un phénomène social particulier (ici, le comportement des premiers capitalistes issus des milieux protestants), par l’entremise de la méthode de l’« idéal-type ». Celle-ci consiste à recouper les actions les plus représentatives accomplies par une collection d’invidus identifiée (toujours de manière consciente et rationnelle), pour ensuite en dégager les caractéristiques les plus distinctes et provoquant les effets les plus importants sur les autres groupes sociaux. Ainsi, les caractères originaux du comportement des entrepreneurs capitalistes protestants ne sont pas à chercher dans tous leurs faits et gestes, mais plutôt dans les traits saillants et pertinents de leur rôle social. Par exemple leur propension à ne pas dépenser les profits dégagés par leur activité commerciale en frais somptuaires, mais à les réinvestir systématiquement, comportement que Weber relie à une croyance religieuse nouvelle lui conférant un sens et une rationalité en valeur. Les attributs distinctifs d’un groupe social doivent être recherchés dans les actions originales qu’ils mènent et dans les contenus mentaux les accompagnants.

La sociologie atteint par conséquent un caractère scientifique en s’appuyant sur la subjectivité et l’intersubjectivité (celle du système de valeurs d’un cercle culturel donné par exemple, qui confère à certaines conceptions éthiques un prix et en déconsidère certaines autres). Cela ne va toutefois pas sans problème. Aussi est-il utile de nous pencher d’un peu plus près sur les étapes de la confection des idéaux-types pour réellement saisir comment s’effectue l’enquête scientifique selon les préceptes wébériens.

Premièrement, l’analyse nécessite le rassemblement de matériaux factuels en quantité suffisante pour autoriser la fondation d’une connaissance solide. Qu’il s’agisse d’entretiens, d’observations, de statistiques, de récits historiques, de témoignages écrits ou d’autres études scientifiques, un premier bilan des connaissances disponibles est nécessaire à tout chercheur en sciences humaines. La brique fondamentale de toute enquête n’est autre que la matière historique. C’est l’évènement et surtout le sens qu’il revêt pour ses participants, correctement restitué et interprété au sein de son contexte culturel. C’est la réalité telle qu’elle est perçue et vécue par les individus que le chercheur doit tout d’abord s’efforcer de retranscrire :

Le point de départ de l’intérêt que nous portons aux sciences sociales est indubitablement la configuration réelle, donc singulière de la vie culturelle et sociale qui nous environne, quand nous voulons la saisir dans sa contexture universelle, qui n’en est pas moins façonnée singulièrement, et dans son développement à partir d’autres conditions sociales de la civilisation qui, bien entendu, sont également de nature singulière[8].

En termes plus explicites, constituer l’idéal-type de l’entrepreneur protestant agissant de manière capitalistique revient à rassembler les traits le distinguant du noble et du clerc de son époque, mais tout aussi bien du marchand grec, romain, chinois ou juif l’ayant précédé : menant une vie faite toute de travail, il consomme peu et épargne beaucoup, afin de réinvestir systématiquement ses profits ; il constitue une vaste clientèle en dehors du clan familial traditionnel, encore très prégnant à l’époque féodale ; ayant dépassé les tabous ecclésiastiques sur l’argent, il utilise toutes les techniques financières inventées ou réactualisées par les marchands italiens, de la lettre de change au prêt à intérêt ; enfin, la réinterprétation de la doctrine du salut par Luther lui a donné une éthique ascétique intramondaine (c’est-à-dire ne refusant pas un monde « corrupteur » à la manière des moines ou des brahmanes hindous) lui faisant voir dans sa propre réussite matérielle un signe de l’élection divine et de l’assurance d’être sauvé lors du Jugement Dernier.

Pourtant, ces traits ne sont pas le fruit de la généralisation du comportement d’un seul individu, mais de la superposition des traits originaux de plusieurs individus appartenant à cette catégorie. Ainsi, l’on pourrait définir aujourd’hui l’idéal-type de l’universitaire comme celui d’une personne enseignant dans une université, rédigeant des articles dans des revues scientifiques, publiant des livres, suivant des travaux d’étudiants, organisant différentes manifestations scientifiques et se tenant au fait des progrès les plus récents dans un segment de la connaissance scientifique. Bien que tous les universitaires ne respectent pas cette définition, ces traits appartiennent en propre à l’activité d’universitaire et en constituent les attributs originaux, qui ne sont portés par personne d’autre, hormis de manière accidentelle. À l’inverse, ce métier demande une charge importante de « paperasserie » administrative, des qualités permettant de se repérer au sein d’une grande organisation bureaucratique et d’autres aptitudes propres au travail d’employé de bureau moderne. Mais ce sont là des traits partagés avec un grand nombre de travailleurs de l’économie de service, qui ne lui sont donc pas propres et ne sont pas pertinents dans le tableau des particularités de l’universitaire. L’idéal-type rassemble donc des caractères distinctifs permettant de décrire une catégorie d’individus par leurs actions et, ajoute Weber, par leur « style de vie ».

L’idéal-type ne peut donc être remis en cause par l’identification d’un individu ne respectant pas les critères distinctifs de sa condition ni par l’identification de certains de ces traits chez des individus appartenant à d’autres catégories. Un marchand catholique ou juif réinvestissant méticuleusement ses profits, comme un protestant volage et dépensier, mais sachant tirer le meilleur parti des techniques de négoce modernes ne constituent en rien une réfutation de l’idéal-type wébérien façonné dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Comment cette méthode accède-t-elle alors au critère de scientificité mis en évidence par la philosophie des sciences : la réfutabilité d’une théorie et d’une hypothèse.

La constitution de l’idéal-type est à bien des égards un acte de création et de modélisation, qui a pour visée de nous permettre de saisir l’identité et la singularité d’un groupe d’individus. C’est dans cette méthode, faisant appel à un certain sens du récit et de la description, que réside la valeur de la contribution scientifique de Weber. Occupant une place centrale dans sa méthode, cette procédure scientifique ne repose ni sur un calcul ni sur des mesures récoltées grâce à des indices précis. Fondée sur la documentation, elle est le résultat d’un travail de rassemblement et de stylisation du savoir disponible au moment de la recherche. Or, une telle méthode est exposée au risque de l’arbitraire et de la déformation volontaire des données, qu’un chercheur pourrait introduire en raison d’un éventuel intérêt idéologique ou polémique. En effet, la théorie prête facilement le flanc à une accusation d’irréalité, de manque d’objectivité. L’on a rapidement fait de ne voir en elle qu’une « construction mentale », dans laquelle les qualités retenues par le chercheur viennent seulement renforcer une intuition ou une opinion idéologique. Le trait distinctif ne serait donc que dans l’œil de celui qui observe. La perception d’un « milieu intérieur », bien plus qu’en biologie ou en physique quantique, ne pourrait qu’affecter certains de ses équilibres et interdire à jamais tout examen « neutre ». En particulier, les auteurs constructivistes les plus radicaux[9] ne voient dans l’activité scientifique qu’une manière de présenter les pseudo-« faits » de manière autoritaire et une façon détournée de légitimer une position de domination, grâce à la reproduction dans tous les domaines d’un système de pensée. Pour eux, Weber et sa méthode ne sont qu’un pur et simple parti pris intellectuel en faveur du capitalisme et de « structure de domination » qu’il a mis en place. Une manière de « sauver les phénomènes » face à la destruction opérée par la révolution copernicienne marxiste[10].

Cependant, les débats contemporains sur la nature de l’objectivité scientifique ont remis en cause à la fois les excès des objectivismes durkheimien et matérialiste-historique, et ceux de l’idéalisme pessimiste du relativisme culturel. Selon le philosophe Paul Boghossian, le constructivisme repose sur une affirmation arbitraire « à laquelle la relativité sociale des descriptions n’apporte aucun soutien ». Celle-ci soutient que « l’existence de faits n’a de sens qu’une fois qu’on a accepté une certaine description du monde plutôt que d’autres, et qu’avant l’emploi de ces descriptions il est absurde de penser qu’il y a des faits “là au-dehors” qui nous contraignent à tenir telle description pour vraie et telle autre pour fausse »[11]. Fondé sur une interprétation du point de vue des acteurs, l’idéal-type est particulièrement exposé aux accusations de « constructivisme ». N’accordant de signification aux évènements qu’à travers la compréhension de l’acteur, elle semble même apporter de l’eau au moulin des tenants de la relativité générale de la connaissance. Il est vrai qu’un billet de banque n’a de valeur que celle que lui accordent les individus et pas en soi. Mais comme le note de manière incisive Boghossian « une chose est de dire que nous devons expliquer notre acceptation de certaines descriptions en termes d’intérêts pratiques plutôt qu’en termes de correspondances avec la façon dont les choses sont en elles-mêmes, autre chose est de dire qu’il n’y a pas de façon dont les choses sont en elles-mêmes indépendamment de nos descriptions. On peut parfaitement soutenir la première thèse sans accepter aucunement la seconde »[12]. Ainsi, la modélisation idéaltypique proposée par Weber n’est pas une simple description littéraire, mais repose sur un double système de vérification, qui constitue deux raisons scientifiquement crédibles pour faire de l’idéal-type une méthode à la fois vérifiable et réfutable. La voie proposée par Weber ne peut donc en aucun cas être réduite à une simple tentative pour justifier une quelconque position dominante.

La première raison, bien identifiée, est que la sociologie historique, comme l’histoire dont elle se nourrit, s’appuie sur le consensus des scientifiques spécialisés. Elle ne peut faire fi sous aucun prétexte du travail de documentation et de vérification des sources constitutif de la science de l’histoire. Nier le caractère scientifique de cet aspect de l’idéal-type reviendrait ainsi nier celui de toute reconstruction du passé et la ramener à une vaine construction intellectuelle, ce qui demande un peu plus d’arguments. Il s’agit là d’une critique relativiste radicale de la science, qui se heurte à un sophisme souligné par Boghossian. : « Le relativiste généralisé est pris dans un dilemme : soit il veut que sa conception soit absolument vraie, soit il veut qu’elle soit seulement relativement vraie. Dans le premier cas, il s’auto-réfute, car il doit admettre au moins une vérité absolue ; dans le second cas, nous pouvons tout bonnement ignorer le relativiste puisqu’il ne fait ainsi qu’exprimer ce qu’il lui plaît de dire »[13].

On rencontre en outre chez Weber une autre manière de « vérifier » et de « réfuter » le portrait idéaltypique. Bien moins mobilisée pour décrire le travail de Weber, celle-ci occupe pourtant une place centrale dans sa méthodologie et constitue même son outil épistémologique de prédilection. Il s’agit de la comparaison. Sans cesse utilisée par Weber, la mise en regard des groupes sociaux est un outil puissant et systématique, qui permet à la théorie et aux hypothèses de travail de ne pas sombrer dans l’arbitraire et d’être consolidée par les multiples vérifications qu’elle suppose. Néanmoins, ces allers et retours entre les époques et les civilisations ne peuvent être effectués de manière discrétionnaire et nécessitent eux aussi une méthode et une rigueur propres les faisant accéder à la scientificité. En outre, nous verrons que la comparaison est la seule voie, en dehors de la découverte et la disqualification de sources, permettant de réfuter une hypothèse de sociologie historique. Considérons donc à présent le rôle et les modalités de la comparaison en tant qu’outil épistémologique.

I. La place de la comparaison dans le programme de recherche wébérien

Weber dispose de fortes raisons pour faire reposer son travail scientifique sur ce procédé, qui s’appuient en dernière instance sur l’unicité et l’irrépétabilité de l’expérience humaine. En effet, à la différence des lois physiques et biologiques, les lois déterminant le règne humain ne peuvent être recréées et mises à l’épreuve en laboratoire[14]. Aussi, la tâche du savant n’est pas la mise au point de « lois générales » de l’humain, mais de souligner avec le plus de netteté possible les caractères spécifiques d’un objet à une époque donnée. « Ce que nous cherchons à atteindre, c’est précisément la connaissance d’un phénomène historique, c’est-à-dire significatif dans sa singularité »[15], comme il le formule avec concision.

Ainsi, la pratique économique née vers le XVe siècle peut être déclarée originale grâce aux éléments déjà évoqués et ainsi être baptisée « capitalisme ». Ceci implique que ce n’est pas en tentant de reconstituer des « lois générales de l’apparition du capitalisme » que l’on fera œuvre scientifique, puisque l’expérimentation de cette loi sera par définition impossible. Au contraire, c’est en mettant en évidence des séries d’« imputations causales »[16] de natures tout à fait hétérogènes, ayant mené à faire d’une période historique la matrice d’un nouveau phénomène social qu’il sera possible de mettre en place les termes d’une discussion scientifique satisfaisante :

Pour les sciences exactes de la nature, les lois sont d’autant plus importantes et précieuses qu’elles ont une validité plus générale, tandis que pour la connaissance des conditions concrètes de phénomènes historiques les lois les plus générales sont régulièrement celles qui ont le moins de valeur, parce qu’elles sont les plus vides en contenu. En effet, plus la validité, c’est-à-dire l’extension, d’un concept générique est large, plus aussi il nous éloigne de la richesse de la réalité, puisque, pour embrasser ce qu’il y a de commun au plus grand nombre possible de phénomènes, il doit être le plus abstrait possible, donc pauvre en contenu. Dans les sciences de la culture, la connaissance du général n’a jamais de prix pour elle-même[17].

Il devient clair que, selon Weber, le travail sociologique n’a pas pour fin la détermination de lois, mais sur la constitution d’une constellation de causes expliquant des phénomènes dans un contexte particulier. La réfutation de la théorie wébérienne de la naissance du capitalisme ne peut donc prendre la forme d’une réfutation théorique de sa démonstration, mais la mise en évidence que des causes similaires ont été à l’œuvre à d’autres moments et dans d’autres régions sans aboutir à un résultat comparable. Si l’on pouvait documenter l’existence d’agents économiques chinois ou indiens partageant les mêmes caractéristiques que les entrepreneurs protestants que Weber a identifié comme les « porteurs sociaux » du capitalisme balbutiant, la démonstration tomberait et le sociologue devrait partir à la recherche de nouveaux éléments uniques dans le vaste océan des données historiques.

C’est qu’en effet, une fois déterminés les attributs spécifiques de l’objet historique, temporellement et géographiquement situé, il reste ensuite à établir par rapport à quoi il se démarque. Ainsi, l’idéal-type doit être confronté à d’autres idéaux-types, construits dans des époques et des domaines culturellement dissemblables. De la sorte, afin de décrire en quoi la figure du marchand typique de la Renaissance diffère profondément de toutes celles qui l’ont précédée, Weber entreprend de construire la figure du marchand dans divers lieux et époques. Son choix s’arrête ainsi sur les cultures arrivées à un haut niveau de développement, dotées de caractéristiques similaires, mais n’ayant pas donné naissance au capitalisme moderne. On reconnaît ici la tâche assignée à son œuvre la plus aboutie, L’Éthique économique des religions mondiales. Publiées séparément, comme nous le notions en introduction, cette étude est connue sous différents titres, correspondant aux divers chapitres de l’étude : L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Hindouisme et Bouddhisme, Taoïsme et Confucianisme et enfin Le Judaïsme antique (consacré à l’Orient et qui aurait dû comporter une étude sur le christianisme primitif et l’Islam si Weber avait pu mener à bien son projet)[18].

La comparaison n’est donc pas chez Weber un artifice superfétatoire ou un expédient commode venant illustrer la reconstitution historique. Elle est bien plus la seule méthode permettant de comprendre l’émergence et la logique des phénomènes collectifs. Elle occupe par conséquent une fonction irremplaçable dans le processus du travail sociologique. Mettant à l’épreuve la construction idéaltypique, la confrontation avec d’autres figures vient confirmer ou infirmer l’enquête et la découverte des caractéristiques distinctives de l’objet étudié. En outre, puisque les lectures très détaillées de Weber n’ont évidemment pas commencé après la parution de L’Ethique Protestante, il est certain que les renseignements glanés à propos des proto-capitalistes médiévaux, orientaux, indiens ou chinois ont permis à Weber d’affiner et de parachever l’élaboration de l’idéal-type du capitaliste protestant moderne. On peut donc affirmer que la comparaison occupe à la fois une fonction de vérification, grâce à la mise en relief des particularités de chaque zone culturelle, ainsi qu’une fonction « générative » de types idéaux nouveaux, permettant la progression de la connaissance dans les domaines culturels mobilisés pour contraster l’idéal-type.

Par exemple, les recherches sur le statut et les fonctions de marchand en Chine ont permis à Weber d’effectuer d’importantes recherches sur cette civilisation et l’on conduit à dresser le portrait de l’homme de négoce typique du cercle culturel chinois. Mais, afin de mieux définir les contours de son objet et comprendre son insertion dans le système social et intellectuel local, le portrait d’une autre catégorie d’individus était nécessaire. Weber effectue donc celui des mandarins, en charge de la gestion politique et administrative de l’empire. Indispensable à la bonne compréhension des interactions entre le pouvoir politique et la sphère économique, cette étude, elle aussi menée grâce à la méthode de l’idéal-type, s’est révélée être une remarquable synthèse du mode de gestion de la chose publique en Chine. Elle a depuis servi de point de départ à de nombreuses études et reste un classique des études chinoises. La vérification par l’intermédiaire de la comparaison de l’idéal-type du marchand protestant capitaliste a donc, dans le cas de l’aire culturelle chinoise, généré deux nouveaux idéaux-types, qui eux-mêmes ont contribué de manière décisive à la recherche sinologique.

Dans cette mesure, la comparaison doit être vue comme un élément essentiel du processus de recherche sociologique. Si l’idéal-type fournit un portrait ramassé des traits saillants du phénomène étudié, sa mise en regard avec d’autres phénomènes comparables permet quant à elle de produire des éléments contre-factuels à l’argumentation et la rend réfutable par un autre biais que la critique des sources. « Expérience cruciale » de la sociologie, la comparaison systématique pose les bases de la discussion scientifique et d’une éventuelle contestation. Une manière de critiquer l’hypothèse d’une affinité entre foi protestante et un certain éthos favorable à un mode de vie capitaliste est de discuter la pertinence de ses sources et la cohérence de ses arguments. Mais une fois les positions arrêtées, la discussion risque fort de se borner à une redite ad nauseam des mêmes arguments. En revanche, si l’on arrive à montrer que l’ensemble des caractéristiques supposées décisives ont déjà été présentes dans d’autres contextes historiques, il devient impossible de continuer à argumenter en faveur de l’originalité et de la pertinence des caractères retenus. L’hypothèse doit être reformulée ou abandonnée[19].


[1] Pour J-P Grossein, la méthode wébérienne « consiste à déterminer une séquence, un enchaînement qui confèrent à un comportement une cohérence, une « adéquation de sens », en les insérant dans une chaîne signifiante – ce que désigne précisément la notion de Sinnzusammenhang », voir Jean-Pierre Grossein, « Théorie et pratique de l’interpréta on dans la sociologie de Max Weber », in Sociétés politiques comparées, n° 39, mai-août 2016, p.15.

[2] Pour cet aspect de l’œuvre de Weber, voir le texte de 1908, récemment édité en français, Sur le Travail Industriel, Bruxelles, Presse de l’Université Libre de Bruxelles, 2012.

[3] Malgré l’opposition évidente de Braudel à Weber, leur manière d’embrasser l’histoire dans sa globalité et d’utiliser comme unité temporelle de référence le siècle ou le millénaire les rapproche. Braudel envisage des unités géographiques complexes et permanentes donnant un cadre et influençant les rapports humains, tandis que Weber envisage des civilisations, unies par des manières de voir, de comprendre et de « sentir » communes, dont l’aspect géographique n’est qu’un des éléments. C’est là en quelque sorte deux manières de comprendre et de rectifier la théorie des climats de Montesquieu.

[4] Traduite par Jean-Pierre Grossein dans son recueil de texte de Weber, Sociologie des religions, Gallimard, 1996, pp.410-460.

[5]    Stephen Kalberg, La sociologie historique comparative de Max Weber, Paris, La Découverte, 2002, p.33.

[6] « L’Objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales » in Essais sur la Théorie de la science, Paris, Plon, 1975, p.123.

[7] Weber, « Lettre à Else Jaffé du 13 septembre 1907 », in Revue française de sociologie, n° 43, vol.4, 2002, pp.677-683. Adressé à son collège Jaffé à l’occasion de la soumission d’un article d’inspiration freudienne au comité de lecture de leur revue, Weber y dénonce avec des mots très durs « l’éthique » implicite que porte les théories psychanalytiques. Par exemple : « “Va chez Freud ou chez nous, ses disciples, pour y découvrir la vérité historique sur toi et tes actions” est le seul postulat éthique que je suis en mesure de découvrir dans cet essai et qui nous est asséné sous peine de passer pour un “lâche”. Cet impératif catégorique ne trahit pas seulement de la part du psychiatre et du “directeur de l’âme” professionnel dans sa version moderne un “esprit de chapelle” assez puéril, mais il se déprécie aussi totalement sur le plan “éthique” par l’ama lgame fatal qu’il opère avec des motivations purement “hygiéniques”. De cet essai, moralisateur de A à Z, je ne peux tirer aucun autre postulat pratique que ce “devoir de connaissance de soi sous assis tance psychiatrique” », p.681.

[8] « L’Objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales » in Essais sur la Théorie de la science, Paris, Plon, 1975.

[9] Parmi lesquels on compte des épistémologues comme Isabelle Stenger ou Bruno Latour.

[10] Les critiques très véhémentes de Braudel sur Weber sont représentatives de l’opinion très défavorable des universitaires français vis-à-vis du legs wébérien. Empreints de la tradition durkheimienne et influencés par la vision marxiste de la lutte des classes, ceux-ci ne cesseront d’opposer à l’arbitraire de l’idéal-type l’objectivisme du « fait social » et de « l’intérêt de classe ». Bourdieu, par exemple, considère que les relations sociales ne peuvent s’abstraire des rapports de production et refuse la distinction idéelle entre « classe » et « ordre » que Weber place au centre de son analyse de la stratification sociale. Cf Bourdieu, « Condition de classe et position de classe », in Archives européennes de sociologie, n° 7, 1966.

[11] Paul Boghossian, La Peur du savoir, Marseille, Agone, 2009, p.41.

[12] Ibid. p.39.

[13] Ibid. p.103.

[14]   Notons tout de suite que physiciens et biologistes sont eux aussi confrontés à des situations non répétables, comme les premiers instants de l’univers ou l’apparition de la vie et sont eux aussi condamnés à formuler de prudentes conjectures fondées sur la comparaison avec des situations comparables. Un bon exemple serait l’expérience célèbre de Stanley Miller, simulant la constitution des premiers acides aminés, éléments les plus fondamentaux des êtres vivants grâce à l’application d’un courant électrique à la « soupe originelle », simulant l’effet putatif des éclairs dans l’atmosphère primitive de la Terre. Le lien entre ce genre de problèmes et ceux des sciences humaines résidant bien entendu dans l’historicité partielle des sciences de la matière et du vivant.

[15]   « L’Objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales » op. cit., p.162.

15 Termes utilisés par Weber lui-même dans son « Avant-propos » à L’Éthique économique des religions mondiales, in Sociologie des Religions, op. cit.

[17]   « L’Objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales » op. cit., p.165.

[18]   Les textes manquants de ce recueil, dont la très fameuse « Considération intermédiaire », et les très bons « Avant-propos », « Réponse finale aux critiques » et « Introduction » ont été publiés dans le très bon recueil dirigé par Jean-Pierre Grossein sous le titre Sociologie des Religions, Paris, Gallimard, 2006.

 

[19] Pour une discussion plus poussée de la méthode interprétative et subjective de Weber, voir Grossein (2016), en particulier pp.3-5.

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