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Les incantatifs. Actes de langage, évaluations collectives et groupes sociaux

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Les incantatifs. Actes de langage, évaluations collectives et groupes sociaux

 

Constant Bonard (Université de Genève et Université d’Anvers) et Benjamin Neeser (Université de Genève)[1]

 

Résumé

S’agissant des actes de langage participant à la construction de la réalité sociale, les philosophes contemporains se sont restreints aux déclarations. Nous avançons qu’il existe une autre catégorie qui contribue à la fabrique et au maintien des faits sociaux : celle des incantatifs, actes de langage dont le but est l’expression et la génération d’émotions collectives, et qui contribuent ainsi à la création et au maintien des communautés.

Mots-clefs : Actes de langage ; ontologie sociale ; émotions collectives ; communautés ; YOLO.

Abstract

While different kinds of speech acts can contribute to the construction of social reality, contemporary philosophers have focused on declarations. We defend that there is another kind of speech act that is operative in the construction and the maintenance of social facts: the incantatives. The main function of incantatives is to express and generate collective emotions (and other evaluative attitudes) about shared values (or other normative objects), and to thus contribute to the existence of social groups such as communities.

Keywords: Speech acts; social ontology; collective emotions; communities; YOLO.

 

I. Introduction

Lorsque des supporters entonnent un hymne à leur équipe, un sentiment d’appartenance s’instille chez la foule qui vibre à l’unisson. Un cri de guerre permet d’exprimer son courage individuel, mais aussi de le générer chez ses compagnons pour faire corps face à l’ennemi. La devise d’un mouvement politique ou culturel, en indiquant une direction idéologique, anime celles et ceux qui s’y reconnaissent. Dans cet article, nous défendons que l’hymne, le cri de guerre, ou la devise appartiennent à une catégorie d’actes de langage négligée : les incantatifs. Leur butest l’expression et la génération d’émotions collectives, lesquelles contribuent à la création et au maintien de certains groupes sociaux : les communautés.

Dans la prochaine section, nous considérons la théorie standard des actes de langage, ses conséquences et limites pour l’ontologie sociale, et motivons l’introduction des incantatifs, que nous caractérisons dans la section suivante. Nous nous tournons dans l’avant-dernière section vers l’analyse de l’expression ‘YOLO’ – acronyme de ‘You Only Live Once’ – à travers le concept d’incantatif.

II. Actes de langage et fabrique de la société

En 1955, Austin a mis en avant les fonctions performatives que le langage possède, au-delà de sa fonction descriptive[2]. L’ordre, la promesse ou le licenciement sont autant d’actes de langage qui visent moins à représenter véridiquement le monde qu’à agir sur lui.

Searle, son élève, a développé la typologie des actes de langage la plus influente à ce jour en proposant des critères pour les classer en cinq catégories[3]. Nous utilisons ces critères pour défendre que les incantatifs sont une catégorie d’acte de langage oubliée mais néanmoins bona fide et sui generis. A cette fin, nous passons en revue la typologie de Searle et ses critères, lesquels sont : (a) le but (point, purpose) de l’acte de langage en question, ce qu’on a l’intention de faire avec ; (b) le type d’attitudes psychologiques qu’il exprime ; (c) le type de contenu sémantique, de représentation, qu’il possède ; et (d) sa direction d’ajustement.

Les assertifs (descriptions, assertions, prévisions, etc.) ont pour (a) but de représenter le monde véridiquement. Ils expriment (b) toujours des états psychologiques apparentés aux croyances. (c) Leurs contenus sont des propositions. (d) Leur direction d’ajustement est représentation-vers-monde[4] : si le contenu représenté dans l’assertif ne correspond pas au monde, ce n’est pas le monde qui est censé s’ajuster mais la représentation.

Les directifs (ordres, conseils, suggestions, etc.) ont pour but (a) d’amener les auditeurs à agir. Ils expriment (b) des états conatifs (désirs, souhaits, etc.) dont (c) le contenu est toujours une représentation où les auditeurs accomplissent une action. En énonçant ‘Prends-moi une bière’, on exprime un état conatif dont le contenu est la proposition <L’auditeur prend une bière pour le locuteur>. Si l’auditeur s’exécute, le directif réussit. A l’inverse des assertifs, ils possèdent ainsi (d) la direction d’ajustement monde-vers-représentation.

Les commissifs (promesses, serments, engagements, etc.) ont pour but (a) de créer une obligation pour le locuteur. Ils expriment (b) des intentions dont (c) le contenu est toujours le locuteur accomplissant une action. (d) Ils possèdent ainsi la direction d’ajustement monde-vers-représentation (comme les directifs).

Les expressifs (remerciements, félicitations, plaintes, etc.), ont pour but (a) d’exprimer (b) les attitudes affectives du locuteur (émotions, humeurs, douleurs, etc.) à propos de (c) l’objet de ces affects. Searle, étonnamment, ne leur attribue (d) aucune direction d’ajustement[5].

La cinquième catégorie, enfin, est celle des déclarations (déclarations de guerre, baptêmes, mariages, etc.). (a) Leur but est d’amener des changements dans la réalité sociale par le simple fait de représenter un fait comme étant le cas[6]. (c) Les contenus représentés sont donc des faits sociaux, en particulier institutionnels. Selon Searle, deux particularités distinguent les déclarations des autres actes de langage. (b) Elles n’expriment aucun état psychologique du locuteur et (d) elles possèdent les deux directions d’ajustement. En prononçant la phrase consacrée ‘Je vous déclare désormais mari et femme’, un prêtre fait en sorte que le monde s’ajuste à la représentation, puisque cet acte en lui-même rend les fiancés mari et femme. Mais par là même, la représentation s’ajuste au monde, qu’elle décrit désormais correctement.

Selon l’ontologie sociale développée par Searle sur cette base[7], laquelle est devenue orthodoxe en philosophie analytique, c’est par le biais de déclarations que tous les faits institutionnels sont construits. Cette capacité quasi-magique à modifier le monde s’explique par un arrière-plan de croyances collectives d’un type particulier – comme on le verra, c’est une des différences notoires entre déclarations et incantatifs. L’idée est que les membres d’une société acceptent conventionnellement un ensemble de règles constitutives qui consistent en des assignations de fonctions (Y) à des entités (X) dans un certain contexte (C). La fonction de représenter Dieu (Y) est assignée à des prêtres (X) au sein de l’église catholique (C), la fonction de voter (Y) est assignée au bras levé de telle personne (X) au parlement (C), etc. L’acception conventionnelle de ces assignations de fonctions dans une société confère à certains individus le pouvoir de créer de nouveaux faits institutionnels à travers les déclarations appropriées, comme le prêtre qui baptise ou marie, ou les membres du parlement qui passent une loi[8].

Le pouvoir explicatif de cette théorie des déclarations est impressionnant. Il s’étend à une myriade d’entités, allant d’objets apparemment banals (les billets de banque) à des faits complexes (la disparition de l’URSS). Néanmoins, s’agissant de la variété des groupes sociaux, nous considérons que des théories alternatives sont requises.

L’institutionnel n’est pas la seule sous-partie du social, comme le note Searle. Or, dans le domaine des groupes humains, la théorie des déclarations est limitée aux groupes institutionnels et ne peut rendre compte de la création d’une autre forme d’organisation sociale que nous appelons les communautés. Les citoyens d’un État constituent un groupe institutionnel pertinent à des fins légales et administratives, mais ce groupe est distinct des myriades de communautés affichant par exemple une identité régionale, culturelle, de classe, idéologique, etc. Notre théorie des incantatifs a entre autres pour but d’aider à expliquer l’existence des communautés.

Nous concevons les communautés comme des groupes sociaux existant et évoluant en vertu de pratiques distinguant un ‘nous’ et un ‘eux’[9]. Celles-ci procèdent par l’évaluation positive (de certains traits) du groupe intérieur et la dévalorisation (de certains traits) des groupes extérieurs. La caractéristique centrale des communautés est que les frontières entre groupes ainsi produites ne reposent pas sur des critères d’appartenance fixes (qui, une fois explicites, permettraient de distinguer automatiquement les membres des non-membres), mais plutôt sur des marqueurs symboliques manifestant ces évaluations[10]. Loin d’être immuables, ces frontières sont en permanence manipulées par les membres et non-membres, à la fois quant à leur tracé (qui appartient, ou pas, au groupe) et leur saillance (leur rigidité et leur importance).

Ainsi, une communauté existe en se distinguant des ‘autres’ par la manifestation collective de différences quant aux normes et valeurs. Ces dernières peuvent porter sur des pratiques culturelles, des croyances éthiques et métaphysiques ou des objets plus mondains comme un club sportif ou une chanteuse. Les peuples Iroquois ou les Burgondes peuvent être des communautés en ce sens, mais on y compte aussi des groupes dénués d’une prétention de parenté biologique comme les mouvements idéologiques ou culturels (les hippies, les mods) ainsi que d’autres groupes sociaux plus ou moins unifiés comme les supporters d’une équipe sportive ou la Beyhive – la communauté de fans de Beyoncé.

L’existence des communautés, ainsi comprises, ne requiert ni n’est garantie par le genre d’accords collectifs propres aux déclarations. Pour comprendre cela, il est important de clarifier les rapports entre groupes institutionnels et communautés.

Une communauté peut dépendre, pour son existence ou son identification, de faits institutionnels (par exemple, les supporters d’une équipe professionnelle dépendent indirectement des lois régulant les clubs sportifs) mais, dans la mesure où une communauté n’existe pas par le simple fait d’être conventionnellement représentée comme existant, elle n’est pas un groupe institutionnel[11].

Ensuite, un même ensemble d’individus peut constituer à la fois une communauté et un groupe institutionnel sans que l’un ne se réduise à l’autre. Constitué en association à but non-lucratif, un ensemble de supporters devient un groupe institutionnel, mais la communauté des supporters ne cesse pas pour autant d’exister : être un membre de l’association requiert de s’enregistrer, payer une cotisation, etc., alors qu’être un membre des supporters implique par exemple de souhaiter la victoire de son équipe, être présent au maximum de matches, de huer les joueurs adverses, etc. Il en va de même pour les Burgondes ou les Iroquois comme communautés et ces mêmes groupes comme corps institutionnels : on peut distinguer les entités que sont les Burgondes comme peuple germanique (communauté) et ce même groupe comme corps civique sujet au magister militum romain (groupe institutionnel).

Enfin, certaines communautés peuvent s’institutionnaliser au point où seul un groupe institutionnel subsiste, mais la possibilité même de ce phénomène requiert l’existence de communautés non- ou pré-institutionnelles[12]. L’institutionnalisation est souvent motivée par les leviers d’action politico-légale qu’elle procure, et répond à des objectifs potentiellement distincts de ceux qui unissent la communauté[13]. Cette possible évolution soulève la question de savoir où se trouve la limite, et il est plausible que certains cas intermédiaires soient vagues. Il nous semble néanmoins que de nombreuses communautés demeurent à un stade visiblement non-institutionnel d’organisation sociale.

L’ontologie sociale orthodoxe s’est restreinte aux déclarations pour analyser la construction de la réalité sociale et est par conséquent aveugle aux communautés. La proposition centrale de cet article est la suivante : il existe un type d’acte de langage qui permet justement la création et le maintien des communautés, jouant un rôle comparable aux déclarations pour la création des groupes institutionnels : les incantatifs.

III. Incantatifs, affects et communautés

Dans cette section, nous caractérisons la catégorie des incantatifs, utilisant les critères de la section précédente, et montrons son rôle dans la fabrique de la société.

Vous êtes à la patinoire et les supporters du Lausanne Hockey Club (LHC) entonnent ce refrain :

Nous sommes l’armée des Lausannois

Et rien ne pourra jamais nous arrêter.

LHC c’est notre vie et le kop notre famille

Tous unis à jamais pour être premiers.

Ceux qui connaissent l’hymne le chantent depuis le début, les nouveaux venus apprennent les paroles par fragments et rejoignent le chœur en frappant des mains, le public est uni. Un entrain contagieux se répand dans la foule qui vibre au rythme du chant. L’emprise émotionnelle se nourrit des décibels, du chant hurlé, et du rythme des tambours.

L’hymne a manifestement comme effet de souder entre eux les supporters et contribue à la fabrique du groupe, et partant à la modification de la réalité sociale. C’est par ailleurs un acte de langage, mais il ne rentre dans aucune des catégories précédemment identifiées.

La première phrase, par exemple, n’est pas un assertif, malgré sa forme grammaticale, car elle n’a pas pour but de décrire la réalité de façon véridique. Le but de l’hymne n’est pas non plus de créer une obligation pour les locuteurs (commissif), ni d’amener les auditeurs à agir de tel sorte à ce que le contenu représenté soit réalisé (directif).

Cet hymne n’est pas (ni ne contient) non plus une déclaration. Il n’a pas pour but de créer un fait institutionnel au sens détaillé plus haut. Les supporters ne constituent pas un groupe institutionnel unis par l’acception de conventions, contrairement à l’association La Section Ouest 1993 dont certains font par ailleurs partie. Ils fondent au contraire ce que nous appelons une communauté : ce qui unit les supporters qui chantent l’hymne est l’entrain, la fierté ou l’espoir qu’ils éprouvent face à leur équipe – des attitudes psychologiques auxquelles l’hymne contribue car elles sont à la fois exprimées et générées par celui-ci.

Finalement, l’hymne n’est pas (ou pas seulement) un expressif car il n’a pas seulement pour but d’exprimer les affects des locuteurs mais également d’amener les auditeurs à les ressentir et cela tous ensemble. Cela explique par ailleurs pourquoi il est chanté, et cela à maintes reprises : le chant collectif est un puissant instrument d’amplification émotionnelle, même (surtout) lorsqu’il est répété plusieurs fois. Il permet également aux supporters de se coordonner rythmiquement et de produire cet acte de langage tous ensemble, d’une voix, augmentant la chance de provoquer des émotions collectives et amplifiant celles-ci[14].

Si l’hymne réussit, il aura renforcé les affects des supporters (positifs envers leur équipe et négatifs envers les équipes adverses) et les aura peut-être transmis aux néophytes, contribuant ainsi à la fabrique de la communauté des supporters du LHC. Cette fonction de l’hymne d’unir le groupe à travers ses émotions n’est pas accidentelle, mais constitue à notre avis son but en tant qu’acte de langage. Tout comme des cris de guerre, rituels, cérémonies, slogans, préceptes, prêches, discours politiques et devises, c’est cela qui nous amène à considérer l’hymne comme un incantatif.

Nous définissons les incantatifs comme suit. (a) Leur but en tant qu’acte de langage est l’expression et la génération d’évaluations collectives. Les cas standards concernent des affects collectifs portant sur des valeurs ou des normes propres à la communauté intérieure et aux communautés extérieures et amenant donc à la manipulation des frontières intercommunautaires[15]. (b) Les attitudes exprimées sont des évaluations collectives, soit non seulement des jugements évaluatifs mais aussi et surtout des affects (voir plus bas)[16]. (c) Le contenu représenté est un (ou plusieurs) état(s) de valeur[17]: des complexes incluant une entité (réelle ou non) et un ensemble d’évaluations (blâmable, admirable, laid, etc.) ou de normes (interdits, devoirs, permissions, etc.) attribuées à l’entité en question. (d) De façon cruciale, les incantatifs possèdent la double direction d’ajustement, comme les déclarations. Ils ont à la fois pour but de représenter de façon appropriée les états de valeurs (représentation-vers-monde) mais également d’établir et/ou de renforcer les états de valeurs en question (monde-vers-représentation).

La direction d’ajustement représentation-vers-monde vient du fait que l’un des buts des incantatifs est de représenter (correctement) le monde des valeurs : le sermon sur la montagne a entre autres pour but de représenter <œil-pour-œil-dent-pour-dent-comme-blâmable>. Mais il vise aussi à contribuer à l’actualisation de cet état de valeur, à sa réalité psychologique, par la création ou le renforcement d’une attitude de blâme envers la loi du talion. Ce but explique la direction d’ajustement monde-vers-représentation. Si le sermon réussit, il aura non seulement représenté l’état de valeur, mais il aura encore l’effet performatif de renforcer le blâme collectif auprès des auditeurs.  Les slogans ‘Ni dieu, ni maître’ et ‘Nous sommes les 99%’ ont pour but, d’une part, d’exprimer des attitudes évaluatives (révolte, indignation) qu’il serait correct d’avoir seulement si certaines répartitions du pouvoir ou de la richesse sont effectivement injustes (direction d’ajustement représentation-vers-monde) et, d’autre part, de générer de telles attitudes chez les auditeurs (monde-vers-représentation). Ces slogans tombent donc sous notre concept d’incantatif.

Les communautés sont selon nous des groupes sociaux qui, contrairement aux groupes institutionnels, sont essentiellement fondés sur l’acceptation commune d’un ensemble de valeurs et de normes, lesquelles marquent la frontière entre un ‘nous’ et un ‘eux’. La communauté des premiers chrétiens, par exemple, s’unit et se distingue des groupes perçus comme autres par l’adoption de cette position morale collective, représentée comme supérieure. La nature des incantatifs fait de ceux-ci les actes de langage de la constitution et du maintien des communautés. En permettant l’enracinement d’un état de valeur dans une communauté, l’incantatif contribue à la persistance et l’évolution de cette dernière.

Les caractéristiques (a)-(d) font des incantatifs des actes de langage sui generis – ne se réduisant pas aux autres catégories – et cela selon les critères mêmes de Searle[18]. Parmi les différences principales, rappelons que, contrairement aux assertifs, directifs, commissifs et expressifs, les incantatifs ont une double direction d’ajustement. Contrairement aux déclarations, ils représentent des états de valeur (pas des faits institutionnels) et ont pour but d’exprimer et de générer des attitudes évaluatives, typiquement des affects (alors que les déclarations n’expriment aucune attitude psychologique et sont typiquement censés générer des croyances).

D’autre part, les caractéristiques (a)-(d) font des incantatifs des actes de langage pouvant jouer un rôle important dans la fabrique des communautés. Nous considérons que cela est le cas dans les exemples donnés jusqu’à présent – l’hymne du LHC, le sermon sur la montagne, les slogans des indignés et des anarchistes – ainsi que dans de nombreux cris de guerre, rituels, cérémonies, slogans, préceptes, prêches, discours politiques, et devises. Si cela est correct, nous avons montré que les incantatifs sont des actes de langage sui generis et bona fide contribuant à la fabrique de la réalité sociale. Nous nous tournons vers quelques doutes potentiels, en commençant par des questions liées aux théories des actes de langage.

Quelles sont les conditions de félicités/de réussite des incantatifs ? Où se situe la distinction illocutoire/perlocutoire ?

On peut distinguer au moins trois critères de réussite : (i) la compréhension de l’acte comme incantatif, (ii) la génération ou le renforcement d’une évaluation collective et (iii) la création ou le renforcement des liens de la communauté. Le critère (i) est ce que Searle appelle l’effet illocutoire et nécessite que le public comprenne l’acte de langage comme ayant pour but l’expression et la génération d’évaluations collectives[19]. Si le public comprenait la phrase ‘Nous sommes l’armée des Lausannois’ comme ayant pour but de créer un fait institutionnel (comme une déclaration), l’hymne échouerait selon (i). S’il est compris comme tel, mais qu’il ne réussit pas à générer d’évaluations collectives (par exemple, parce qu’il n’est pas chanté avec assez de verve), il aura échoué selon (ii). Enfin, s’il réussit selon (i) et (ii) mais qu’il ne contribue pas à renforcer la communauté (par exemple, si l’évaluation collective ne dure qu’un instant, tel un feu de paille évaluatif), l’incantatif échoue selon (iii). Les critères (ii) et (iii) appartiennent aux effets perlocutoires[20]. Lorsqu’un incantatif remplit pleinement son but, (i) permet la réussite de (ii) qui permet celle de (iii)[21].

Les exemples mentionnés ne permettent pas de paraphrase sous la forme canonique ‘Par la présente, je promets/ordonne/déclare…’ requise par Austin. Peut-on parler d’acte de langage bona fide malgré cela ?

Nous partageons l’avis de Searle qu’Austin faisait trop confiance au langage ordinaire et refusons donc ce critère[22]. Ainsi, quand bien même la formule ‘Par la présente, je vous ordonne …’ n’existerait pas dans telle ou telle langue, cela ne voudrait pas dire qu’on ne pourrait pas ordonner dans cette langue ; on pourrait utiliser d’autres tournures[23]. De même, bien que la formule ‘Par la présente, j’incante …’ ne soit pas française, cela ne veut pas dire que les incantatifs sont impossibles en français, ni qu’ils se réduisent à d’autres actes de langage.

L’idée qu’il existe des formules linguistiques propres aux incantatifs vaut néanmoins la peine d’être explorée. Par exemple, les slogans politiques autorisent de seulement lister des (états de) valeurs sans produire de phrase complète : ‘Liberté, égalité, fraternité’, ‘Deus, Pátria e Família’, ‘Ni Dieu, ni maître’, etc. Un autre candidat est les formules impératives portant sur un verbe affectif, par exemple ‘Réjouissons-nous de …’, ‘Indignez-vous !’, ‘Soyons courageux dans la bataille !’, ‘Admirons cette femme qui …’, lesquelles se distinguent des directifs, d’après les critères searliens, puisque les directifs ne portent que sur des actes (non pas des affects) des interlocuteurs (et excluent donc les locuteurs)[24].

Quels sont les mécanismes concrets soutenant l’efficacité des incantatifs ?

Nous avons brièvement expliqué plus haut le mécanisme d’arrière-plan qui garantit l’efficacité des déclarations à créer de nouveaux faits institutionnels, mais celle des incantatifs ne passe pas par une acceptation conventionnelle de règles constitutives. Nous pensons qu’au niveau causal, les incantatifs contribuent à la fabrique de la réalité sociale à travers trois mécanismes psychologiques de partage d’évaluations (agissant seuls ou en interaction) : la co-évaluation, l’empathie, et la contagion (voir le schéma ci-dessous)[25].

D’abord les incantatifs peuvent simplement rendre saillant aux yeux des auditeurs un état de valeur, les menant à une co-évaluation (causant ou non une émotion). Deuxièmement, les affects constituant l’évaluation exprimée dans l’incantatif peuvent être transmis à travers une réaction empathique. Enfin, les affects en question peuvent être transmis par contagion affective, par une imitation automatique et inconsciente des symptômes émotionnels exprimés par un ou plusieurs individus[26]. Notons que, dans tous les cas, la communication doit passer par le langage pour que cela compte comme un incantatif[27].

Schéma 1 : Trois mécanismes de partage d’attitudes évaluatives[28].

Ces mécanismes soulignent l’importance des affects pour les incantatifs et cela d’autant plus si l’on accepte, comme une grande partie des spécialistes des affects aujourd’hui, que ces derniers sont des types d’évaluations[29]. Certains défendent par ailleurs que tout jugement normatif ou de valeur, voire l’existence même des normes et des valeurs, trouve ses racines dans les affects[30]. Ainsi, comme les incantatifs visent à la communication d’attitudes évaluatives, si nous acceptions ces idées – dont des versions modérées nous semblent fort crédibles – les incantatifs seraient des actes de langage essentiellement affectifs car essentiellement basés sur la communication d’affects. Cette conséquence s’accorde bien avec les exemples que nous avons par ailleurs donnés.

IV. ‘YOLO’, un incantatif de la génération internet

Afin d’illustrer plus avant la classe des incantatifs, nous nous tournons finalement vers un petit cas d’étude : l’expression ‘YOLO’, acronyme de ‘You Only Live Once’. L’usage de cette devise, qui a récemment acquis une certaine popularité, interpelle ; souvent utilisée seule, à la manière d’une interjection, elle semble faire office d’acte de langage se suffisant à lui-même[31].

L’affirmation en apparence triviale contenue dans ‘YOLO’ (qui peut se targuer de vivre plus d’une fois ?) a évidemment pour but de rappeler à chacun sa finitude et, comme ‘Carpe diem, invite à vivre dans le moment présent et à profiter de ses plaisirs. Elle est cependant le plus souvent utilisée comme injonction à adopter des comportements à risque, à se moquer de la prudence et à profiter du frisson de la témérité.

Considérons un exemple. Il est 22h30, vous et vos amis venez de finir vos verres. Vous avez prévu de rentrer tôt car vous avez un rendez-vous important le lendemain matin. Ce serait la chose prudente à faire. Mais voilà, l’un de vos amis s’adresse au groupe et dit ‘Shots de tequila ?’ et ajoute : ‘YOLO…’ ce qui vous décroche un grand sourire. Vous répétez avec d’autant plus de certitude et d’entrain : ‘YOLO !’. Vous vous êtes mutuellement encouragés, vous voilà partis pour ne pas dormir. Vous raterez probablement votre rendez-vous, mais qu’à cela ne tienne !

Supposons que ‘YOLO’ soit un incantatif. Son but serait alors d’exprimer et de générer une attitude collective. Un candidat naturel est le plaisant frisson venant de l’anticipation de braver l’interdit et de l’amusement à venir. Le contenu représenté serait alors l’état de valeur complexe consistant en les normes de prudence représentées négativement et les valeurs hédoniques positives des actions à venir. Il y aurait ainsi une double direction d’ajustement et cela concorderait bien avec l’effet perlocutoire de cette expression qui est que le groupe s’adonne à l’imprudence, transgresse des normes (il faut arriver frais et dispos à ses rendez-vous matinaux), profitant de l’émoi inhérent à la transgression collective. Les points (a)-(d) nous semblent ainsi respectés de façon crédible et intéressante.

Qu’en est-il du changement de la réalité sociale ? Trouve-t-on dans les incantations de ‘YOLO’ un processus de distinction constituant à valoriser sa communauté, ses pratiques et perspectives évaluatives, et dévaluant ce qui est perçu comme extérieur ? Dans le scénario discuté, on pourrait penser qu’il n’y a pas vraiment de communauté, mais ce serait ignorer la manière dont nous pensons que l’efficacité sociale de ‘YOLO’ opère. Votre ami vous invite, qu’il le sache ou non, à faire partie d’une communauté qu’à défaut d’un meilleur terme on pourrait appeler la ‘génération internet’ ou les ‘millennials[32]. Ce groupe aux frontières certes fluctuantes est composé d’individus qui – pour toutes sortes de raisons ayant trait à l’air du temps, la conjoncture économique, la société des loisirs ou l’ubiquité des moyens de communication – choisissent de se distinguer du reste de la société en mettant en avant les valeurs de l’amusement, de la fête, du plaisir du risque et de l’intrépidité, en refusant la morale conservatrice et besogneuse de la ‘France qui se lève tôt’, etc. En cela, ‘YOLO’ est bel et bien la devise d’une communauté et contribue à la fabrique de la réalité sociale. Cette hypothèse soulève de nombreuses questions qui resteront ici sans réponse, mais comprendre ‘YOLO’ comme incantatif permet justement de les soulever et nous semble prometteur.

V. Conclusion

La réalité sociale a ceci d’étonnant qu’elle semble exister du simple fait qu’on s’accorde, implicitement ou explicitement, sur son existence. Searle a proposé que des actes de langage particuliers – les déclarations – participent à sa construction en permettant de créer des faits institutionnels. Dans cet article, nous avons défendu l’idée qu’un autre type d’acte de langage – les incantatifs – peut contribuer à la fabrique de la réalité sociale par la constitution et le maintien des communautés à travers le partage d’attitudes évaluatives, typiquement des émotions collectives. Ceux-ci fournissent un ancrage moins conventionnel à certaines parties de la réalité sociale. Parmi les incantatifs on trouve des devises, des discours politiques, des prêches, des hymnes, des slogans, des cris de guerre, des rituels, des préceptes et l’expression ‘YOLO’.

Nous avons seulement pu dresser un tableau à grands traits. De nombreux aspects de notre exposé mériteraient une analyse plus approfondie. Par ailleurs, nous nous sommes focalisés sur des exemples assez mondains, voire légers, mais on peut facilement penser à des contextes où les actes de langage participant à la fabrique des communautés ont des conséquences bien plus importantes (renforcement ou affaiblissement des discriminations, identité communautaire des minorités, etc.). Nous espérons que les incantatifs pourront participer à l’analyse de ces phénomènes, et que l’aspect exploratoire de cet essai aura tout du moins convaincu le lecteur qu’il vaut la peine de s’engager dans ces terrains laissés pratiquement vierges par l’académie.


[1] Les auteurs ont contribué à part égale. Lors de la rédaction de cet article, Constant Bonard a bénéficié de la bourse P1GEP1_178051 du Fonds National Suisse et Benjamin Neeser a bénéficié des bourses BSCGI0_157792 et P1GEP1_181493 du Fonds National Suisse.

[2] Ces conférences ont paru post mortem: John Austin, How to Do Things with Words, Oxford: Clarendon Press, 1962.

[3] John Searle, Expression and meaning. Studies in the Theory of Speech Acts, Cambridge: Cambridge University Press, 1979, Chap. 1. Pour une autre typologie influente qui néglige aussi les incantatifs mais dont les critères de catégorisation permettent aussi de défendre leur existence, voir Kent Bach & Robert M. Harnish, Communication and Speech Acts, Cambridge, MA: Harvard University Press, 1979.

[4] Searle parle de direction d’ajustement « mot-monde » ou « esprit-monde ».

[5] Pour une analyse leur attribuant la direction représentation-vers-monde voir Constant Bonard & Julien Deonna, “Understanding Expressives by Understanding Emotions”, in Gesine Lenore Schiewer, Jeanette Altarriba et Bee Chin Ng (eds.), Language and Emotion, Berlin : De Gruyter (à paraître).

[6] Le but des déclarations ne se limite en principe pas aux modifications institutionnelles : ‘Fiat Lux’ serait une déclaration modifiant la réalité physique (voir John Searle, Making the Social World. The Structure of Human Civilization, New York: Oxford University Press, 2010, p. 100). Nous nous restreignons ici aux déclarations non-surnaturelles.

[7] Voir John Searle, The Construction of Social Reality, New York: The Free Press, 1995, ainsi que Making the Social World, op. cit.

[8] Ou des équivalents non-verbaux aux déclarations, comme le vote à main levée.

[9] Cette conception est issue de la notion technique de groupe ethnique en anthropologie de l’ethnicité. Voir Philippe Poutignat & Jocelyne Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité. Suivi de ‘Les groupes ethniques et leur frontières’ par Fredrik Barth, Paris, Presses Universitaires de France, 1995.

[10] La maîtrise d’un certain registre ou un accent sont ainsi moins des critères que des indices de l’appartenance à l’élite politique pour le paysan béarnanis dans Pierre Bourdieu, « Le marché linguistique », Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1984, p. 121-137).

[11] Si les conventions linguistiques sont des faits institutionnels, comme Searle le défend, alors sans doute que toute communauté dépend indirectement de faits institutionnels.

[12] Cette remarque rejoint une critique fréquemment soulevée à l’encontre de Searle : il est peu plausible que les institutions émergent sans passer par un stade d’organisation pré-institutionnel ; voir par exemple Sally Haslanger, “Ontology and Social Construction”, Philosophical Topics, 23/2, 1995, p. 95-125.

[13] Ceci est particulièrement important pour les phénomènes de revendication identitaire ; voir Nancy Fraser, « Justice sociale, redistribution et reconnaissance », Revue du MAUSS, 23/1, 2004, p. 152-164. Notons également que le phénomène inverse est possible : voir Philippe Poutignat & Jocelyne Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité, op. cit., p. 159-160, concernant la réappropriation communautaire du groupement pan-asiatique initialement dû à l’administration migratoire américaine.

[14] Sur les fortes relations entre émotions collectives et musique, ainsi que leur importance pour l’organisation sociale, voir par exemple Ian Cross, “Music and communication in music psychology”, Psychology of Music 42/6. 2014, p. 809-819; Alan Harvey, Music, evolution, and the harmony of souls, Oxford: Oxford University Press, 2017, Chap. 3-6.

[15] Comme les déclarations, l’effet des incantatifs n’est en principe pas limité à la réalité sociale (voir note 5). On peut penser aux pouvoirs surnaturels des incantations, prières, ou rituels où l’expression et la génération d’affects divins (miséricorde, courroux) ou humains (foi, sincérité) sont essentielles.

[16] Sur les attitudes psychologiques collectives, voir Mattia Gallotti & Chris Frith, “Social cognition in the we-mode”, Trends in Cognitive Sciences, 17/4, 2013, p. 160-165.

[17] Nous laissons ouverte la question de savoir si et comment les états de valeur sont métaphysiquement fondés dans des propriétés objectives – ce qui est compatible avec l’idée qu’ils sont également fondés sur notre (inter)subjectivité (voir Edmund Husserl, Leçons sur lʼéthique et la théorie de la valeur (1908-1914) [Vorlesungen über Ethik und Wertlehre (1908-1914)]. Trad. par Ph. Ducat, P. Lang & C. Lobo, Paris, Presses Universitaires de France, 2009).

[18] Cela les distingue également des catégories proposées par Kent Bach & Robert M. Harnish, Communication and Speech Acts, op. cit.

[19] John Searle, Speech Acts, Cambridge: Cambridge University Press, 1969, p. 47.

[20] Idem.

[21] Par comparaison, pour un ordre, cela correspondrait à (i) l’interlocuteur comprend que c’est un ordre, (ii) il forme l’intention d’agir et (iii) il exécute l’action ordonnée.

[22] Voir John Searle, Expression and meaning, op. cit., Chap. 1.

[23] Idem. Voir aussi Mitchel Green, “Speech Acts”, The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Winter 2017 Edition), Edward N. Zalta (ed.), sect. 3.

[24] D’autres candidats potentiels : ‘A l’amitié !’, ‘A Joe !’, ‘Heureux/bénis sont ceux qui …’, ‘Tous unis contre …’, ou ‘In God, we trust’.

[25] Cette tripartition des mécanismes provient de Klaus Scherer ; voir notamment Klaus Scherer, « Évolution de la société : quel avenir pour les émotions ? », Revue européenne des sciences sociales. European Journal of Social Sciences, XLIV-134, 2006, p. 277-289.

[26] Pour le lien entre contagion affective et émotion collective voir Elaine Hatfield, Megan Carpenter, Richard Rapson, “Emotional contagion as precursor to collective emotions”, in Christian Scheve & Mikko Salmela (eds.), Collective Emotions, Oxford: Oxford University Press, 2014.

[27] Le fait que le partage évaluatif soit possible sans langage amène à l’idée intéressante qu’il existe des équivalents non-verbaux aux incantatifs, comme c’est le cas pour d’autres actes de langage (voir Andrea Scarantino, “How to Do Things with Emotional Expressions: The Theory of Affective Pragmatics”, Psychological Inquiry, 28/2-3, 2017, p. 165-185). Dunbar proposerait peut-être comme exemples l’épouillage et ses équivalents humains (Robin Dunbar, Grooming, gossip, and the evolution of language. Cambridge (MA) : Harvard University Press, 1998.)

[28] Schéma par les auteurs, adapté de Klaus Scherer, « Évolution de la société : quel avenir pour les émotions ? », op. cit., p. 282.

[29] En philosophie, voir Julien Deonna & Fabrice Teroni, “In What Sense are Emotions Evaluations?”, in  Sabine Roeser & Cain Todd (Eds.) Emotion and Value, Oxford: Oxford University Press, 2014. En psychologie, voir Agnes Moors, Phoebe Ellsworth, Klaus Scherer & Nico Frijda, “Appraisal Theories of Emotion: State of the Art and Future Development”, Emotion Review, 5, 2013, p. 119-124.

[30] Voir par exemple Jesse Prinz, Gut Reactions. A Perceptual Theory of Emotions, New York: Oxford University Press, 2004 ou Samuel Lépine, Une Défense du sentimentalisme : émotions, motivations et valeurs, Thèse de doctorat, Université Lyon III Jean Moulin, 2016.

[31] Surtout depuis le morceau de Drake et Lil’ Wayne, “The Motto”, Take Care, Miami: Young Money, Cash Money, 2011.

[32] Voir Kate Cimoch, “The Millennial Generation’s Motto: YOLO”, Blissful Blog, 2012,URL=<https://katericimoch.wordpress.com/2012/05/09/the-millennial-generations-motto-yolo/>. ou encore The Lonely Island, Adam Levine & Kendrick Lamar, “YOLO”, in The Lonely Island, The Wack Album, New York: Republic Records, 2013 où ‘YOLO’ est qualifié de « battlecry of a generation ».

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