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Simondon et la politique

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Simondon et la politique

Andrea Bardin est membre du Centre international des études simondoniennes (CIDES), et enseigne la théorie politique à la Oxford Brookes University

Résumé

Cet article présente la pensée politique de Simondon dans le contexte plus large de son œuvre philosophique. Cette dernière est habitée par deux projets couplés : d’un côté celui d’une unification épistémologique des sciences humaines, de l’autre, un projet politico-pédagogique qui s’enracine dans sa philosophie de la technique. Le deux dépendent de la même critique du dualisme métaphysique, qui se prolonge dans une opposition nette au substantialisme et au déterminisme ontologiques. C’est dans un tel cadre que Simondon élabore les concepts d’information et de technicité qui fondent le développement d’une ontologie des processus (une « ontogenèse »), d’une épistémologie de la connaissance analogique (ou « transductive »), et d’une théorie politique de l’invention collective (ou « transindividuelle »).

Mots-clés : Pédagogie – Politique – Sciences humaines – Technicité – Transindividuel

Abstract

This paper examines Simondon’s political thought within the context of his broader philosophical project. This project has two connected aims. First, an attempt to establish a unified epistemological foundation for the human sciences. Second, a political pedagogy that emerges from his account of technics. Both depend on Simondon’s critique of metaphysical dualism, which entails a rejection of ontological substantialism and determinism. Within this critical framework Simondon elaborates the concepts of information and technicity that ground his development of an ontology of processes (an ‘ontogenesis’), an epistemology of analogical (or ‘transductive’) knowledge, and a political theory of collective (or ‘transindividual’) invention. Key-words : Human Sciences – Pedagogy – Politics – Technicity – Transindividual

Qu’il soit très difficile et peut-être impossible de trouver des prises de position politiques explicites dans les écrits de Simondon, c’est bien là ce qui permet d’expliquer le débat concernant la signification politique de sa philosophie de l’individuation et de sa philosophie de la technique, développées respectivement dans L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (ILFI)[1] et Du mode d’existence des objets techniques (MEOT)[2]. D’une part il y a ceux qui (comme Balibar, Combes ou Toscano), s’appuyant en particulier sur ILFI, ont essayé de prolonger les propos de Gilles Deleuze, pour qui cet ouvrage aurait pu fournir les bases d’une ontologie du « collectif transindividuel » capable de contrer efficacement l’individualisme méthodologique qui domine la plus grande partie de la pensée politique contemporaine[3]. D’autre part il y a ceux qui (comme Stiegler, De Boever ou Feenberg), s’appuyant au contraire principalement sur MEOT, ont prolongé la lecture marcusienne de la relation entre technique et société chez Simondon[4]. Mais seule une étude conjointe de ces deux textes peut nous permettre de révéler leurs véritable enjeux politiques, et d’éclairer le sens intrinsèquement politique de la pensée de Simondon. Les deux chefs-d’œuvre de Simondon sont habités par deux projets couplés : d’un côté celui d’une unification épistémologique des sciences humaines, de l’autre, un projet politico-pédagogique ancré dans sa philosophie de la technique. Le sol où ces deux projets s’enracinent est celui d’une critique du dualisme métaphysique, qui se prolonge dans une opposition au substantialisme ontologique et au déterminisme caractérisant la mécanique moderne. C’est dans un tel cadre que les concepts d’information et de technicité permettent à Simondon de développer une ontologie non déterministe, une épistémologie non déductive, et une théorie politique de l’invention collective.

I. Un nouveau modèle pour le corps politique.

La philosophie de l’individuation de Simondon joue un rôle de démystification, car elle défait la plupart des couplages conceptuels (forme/matière, actif/passif, sujet/objet) sur lesquels de fausses alternatives – opposant l’individuel à son milieu ou prônant la dissolution du premier dans le second – se sont appuyées des siècles durant. En particulier, sa philosophie de l’individuation psychique et collective – le « transindividuel » – vise à dissoudre l’opposition entre liberté et nécessité, institution clef sur laquelle s’appuie toute différence ontologique supposée entre l’être humain et la nature. Le concept de transindividuel défait l’image de la nature humaine dans laquelle toute imagination philosophique du corps politique s’est toujours enracinée, ainsi que l’espoir d’une solution définitive au problème de la production de l’ordre politique. Simondon propose, au contraire, une théorie de l’ontogenèse des systèmes sociaux dépourvue de toute dialectique entre l’individu et la société. L’individu est vu comme partie d’un ensemble systémique de relations qui le traversent et le constituent. En cet ensemble, ce qui est individuel joue des rôles différents à partir des différentes configurations qui déterminent le système. Cela permet de concevoir la politique comme un champ où des problèmes collectifs émergent et peuvent trouver des solutions, plutôt que comme un problème qui doit être résolu à partir d’une supposée nature humaine : la politique est ici un processus ouvert à l’expérimentation.

C’est donc à partir de son concept de transindividuel que Simondon développe un nouveau paradigme pour les systèmes sociaux. Au-delà de l’alternative entre un corps politique organique naturellement stable et un automaton social mécanique, stabilisé artificiellement, Simondon propose l’idée d’une « machine ouverte », qui renferme en elle-même la métastabilité du système et la partielle indétermination des processus auxquels elle est toujours irréductiblement exposée. Selon Simondon, l’ensemble des règles des systèmes sociaux ne peut pas être plié à une quelconque forme spécifique de finalité, qu’il s’agisse d’une finalité interne et reproductive, comme dans un organisme, ou d’une finalité technocratique, imposée de l’extérieur, comme par exemple dans une machine. Il s’agit dans les deux cas de modèles trop abstraits, et en ceci incapables d’accomplir une description précise des systèmes sociaux. À vrai dire, ces modèles n’arrivent même pas à saisir le fonctionnement actuel des organismes et des machines réelles. De plus, il ne peut pas y avoir quelque chose comme un automaton : toute machine actuelle, comme tout organisme, « comporte une régulation » précisément parce qu’elle « recèle une certaine marge d’indétermination dans son fonctionnement »[5].

De ce point de vue, les deux modèles classiques du corps politique, le modèle organique et le modèle mécanique, peuvent être considérés comme conduisant à la même forme de neutralisation de l’invention politique, ainsi qu’à la réduction de la politique au fonctionnement normal du système (soit dans une finalité naturelle intérieure, soit dans une finalité mécanique extérieure). Simondon ajoute une décisive dimension « quantique » à ces deux modèles. Un système, et ceci à tous les niveaux – physique, biologique, psycho-collectif –, peut survivre seulement s’il possède une marge suffisante d’indétermination qui lui permet de changer. Cette ouverture porte avec soi, naturellement, un risque, mais faire l’économie de ce risque signifie oblitérer la survie du système en tant que tel. Les interventions qui visent l’interruption de l’inertie automatique du système sont nécessaires pour contrer ses tendances entropiques. Dans sa théorie des systèmes sociaux, Simondon définit une telle intervention, périlleuse mais nécessaire, comme un « acte de gouvernement ». Un tel acte d’invention politique est moins un événement révolutionnaire qu’un risque « évolutif » qui doit être pris. Tant qu’une situation est riche en possibilités (i.e. métastable), un acte de gouvernement reste possible[6]. Casser un ordre établi est toujours un acte dangereux, mais c’est un acte nécessaire pour arrêter la dissolution de l’ordre. L’acte de gouvernement doit donc être conçu comme une téchnè artisanale de l’invention qui cherche à établir de nouvelles interactions entre des processus existant, et la politique, comme un champ problématique où des solutions ne peuvent pas, en tout cas, être imposées de l’extérieur. L’invention normative peut être le résultat d’un processus d’expérimentation dont la finalité émerge au sein de la lutte politique.

La philosophie de Simondon autorise ainsi la reformulation des relations entre structures sociales et processus en les déplaçant vers l’excès intérieur qui caractérise tout système social. En ce sens, le champ de la politique recouvre tant le fonctionnement reproductif d’un ensemble d’institutions existantes qui gèrent la régulation homéostatique des systèmes sociaux (croyances, mythes, normes, jurisprudence, institutions), que le surplus d’individuation transindividuelle, conçu en tant qu’opération collective d’invention normative. Le modèle d’une « machine ouverte » permet à Simondon a/ de saisir originairement les différentes normativités qui constituent et traversent les systèmes sociaux, et b/ de cerner la relation particulière entre la normativité technique et les processus d’invention collective. C’est précisément à partir de ceci qu’on peut apprécier la signification politique propre à l’effort pédagogique que Simondon essaye de développer dans sa philosophie de la technique.

II. Une pédagogie politique de la technique.

L’analyse du mode de production des objets techniques proposée par Simondon révèle le pouvoir inventif et donc anti-idéologique de la technique lorsqu’elle est détachée des impératifs de la productivité. Toute lecture politique du travail de Simondon doit saisir comment le problème de la technique y est posé dans la perspective de la conversion historique de la forme-travail à la demande de productivité dans le capitalisme avancé, ce qui entraîne la réduction de la technique au travail. Dans cette conjoncture, la productivité devient l’unique norme organisant la relation entre les humains et leur milieu techno-symbolique, mais aussi la relation entre les humains. Mais cette norme n’est pas inhérente au système technique, elle est plutôt la projection idéologique d’une anthropologie préindustrielle dans les technologies industrielles et post-industrielles.

Le projet pédagogique de Simondon vise donc à questionner l’opposition entre technique et culture en révélant une tension historique autrement profonde entre formes de culture technique préindustrielles et industrielles. Développant la distinction bergsonienne entre systèmes ouverts et clos, et critiquant le modèle homéostatique développé par le cybernéticien Norbert Wiener, Simondon utilise ces deux formes pour désigner l’antagonisme interne des systèmes sociaux, pris dans leur processus de transition à travers le seuil industriel. Dans un système social clos, la technique est complètement intégrée, étant soumise aux fins particulières (« communautaires ») d’une culture, tandis que dans un système social ouvert la technique, sous la forme d’une industrie de masse couplée à un contrôle et à une communication distribuée, exerce des effets psycho-sociaux hautement médiatisés et à l’échelle planétaire. Si, dans le premier, les finalités collectives et individuelles peuvent être atteintes immédiatement et visent la conservation de l’ordre du système social, dans le second les interventions techniques sur une échelle plus large produisent des effets de feedback retardés qui ne sont jamais strictement déterminés, et qui peuvent ébranler la stabilité globale du système social. Dans cette perspective, l’opposition entre technique et culture est un conflit idéologique qui découle de l’incapacité propre au système social à institutionnaliser sa propre exposition au changement technologique comme aux effets environnementaux et psycho-sociaux produits par ce changement.

Simondon peut ainsi affirmer qu’à l’échelle globale des sociétés contemporaines, l’homme devrait être considéré comme « technicien de l’espèce humaine », car chaque intervention dans le système technique se manifeste sous la forme d’instabilités environnementales qui requièrent des reconfigurations techno-symboliques ultérieures[7]. Le danger, de son point de vue, consiste en ceci que ces techniciens de l’humain soient seulement des technocrates ou des conservateurs, ce qui fait que la prise en charge de l’évolution technologique assume nécessairement la forme purement homéostatique et reproductive (et par conséquent entropique) soit d’une adaptation passive à finalités préétablies, soit d’une réaction idéologique active fondée sur des fins mythiques. La possibilité d’institutionnaliser l’ouverture du système technique à partir d’en bas, en commençant par programmer à nouveau les capacités cognitives individuelles vers des processus collectifs d’individuation qui puissent non seulement résister, mais aussi inventer et expérimenter dans le milieu techno-symbolique humain qu’il appelle culture, est absolument centrale dans son programme pédagogique.

Cette idée de culture comme « appareil de régulation » – pourrait-on dire en empruntant les mots de Canguilhem – des systèmes sociaux[8] peut expliquer la nature politique de la pensée philosophique en général, et de la philosophie simondonienne de l’individuation et de la technique en particulier. Les processus qui découlent de la culture, en tant que milieu mixte d’objets techniques et symboliques, doivent être considérés – dans la terminologie de Simondon – comme « réflexifs ». Dans ces processus, les normativités techniques, biologiques et psycho-sociales qui constituent le système social confrontent et modifient les conditions de leur propre action. En ce sens, la dimensiondu système social que Simondon appelle « pensée philosophique », dans sa rétroaction sur le système d’où elle émerge, agit sur le système social comme un mécanisme de régulation qui produit de l’homéostasie. Simondon, dans son projet, attribue donc à la philosophie un propos critique, qui vise à intégrer la technique en tant que tendance à l’ouverture du social dans la culture en tant que tendance à sa reproduction symbolique.

Il est néanmoins nécessaire d’éclairer quel type de régulation est assuré par la philosophie. Activée initialement par les « techniciens » présocratiques, selon Simondon la philosophie peut et doit être « constructive et régulatrice de la culture »[9]. La connexion originaire entre philosophie et technique dépend d’un lien profond entre pédagogie et normativité technique, conçu en tant que vecteur du changement social, car ce dernier questionne et ouvre la normativité close qui caractérise les communautés humaines. Bref, la philosophie serait une tradition pédagogique qui découle elle-même de l’invention et de la transduction d’un certain nombre de « schèmes » opérationnels, de techniques « archétypales », de paradigmes scientifiques, qui peuvent continuer, comme des germes structuraux, leur propre chemin, sous la condition inévitable d’une activation collective renouvelée et par l’intégration dans des systèmes sociaux différents à différentes époques. Cette tradition de l’invention grecque n’est pas avant tout une tradition qui véhicule des contenus, mais elle est faite de modalités opérationnelles – avant tout dérivées de « l’opération technique » où la pensée philosophique peut trouver un « terrain de réflexion et même [un] paradigme »[10]. Ces schèmes, tout autant que les exemples de leur assomption, réactivation, invention renouvelée, comme de leurs transpositions dans des domaines variés de la culture et dans des systèmes sociaux différents, révèlent la nature intrinsèquement politique de la pensée philosophique conçue en tant que téchnè.

Ainsi conçue, la pensée philosophique ne peut pas être vue comme une donnée essentielle de la nature humaine, ni une sorte de destin théorétique qui marquerait son caractère divin, mais elle se révèle plutôt être une tradition (fragile et puissante) capable de soutenir le pouvoir déstabilisant de l’invention (pédagogique et politique), et de l’intégrer dans le fonctionnement des systèmes sociaux. Et si l’invention technique peut être la source du changement social, c’est seulement parce que la pensée philosophique elle-même est caractérisée par une sorte de métastabilité, une modalité opératoire spécifique, une tendance à l’amplification des schèmes implicites dans d’autres processus, où la normativité de la technique résonne. En fait, le véritable postulat de l’entreprise de Simondon est que la philosophie peut être elle-même inventive : « La philosophie se proposerait ainsi non seulement la découverte, mais la production d’essences génétiques »[11].

III. La dimension politique du MEOT et d’ILFI.

Si la pensée philosophique est un processus transductif qui peut continuer seulement en se propageant en des domaines toujours nouveaux, et en produisant leur reconfiguration radicale, son fonctionnement et son efficacité ne peuvent pas être considérés comme établis une fois pour toutes. La continuation de l’histoire transductive de la pensée philosophique dépend finalement des vicissitudes des milieux culturels à travers lesquels elle s’est propagée et se propage. La signification philosophico-politique des deux livres majeurs de Simondon peut donc être éclaircie. Les chefs-d’œuvre de Simondon se montrent en tant que deux dénouements différents d’un même effort : prolonger l’action politique de la pensée philosophique sur la culture, c’est-à-dire sur l’appareil de régulation propre aux systèmes sociaux. D’un côté, le MEOT aspire à une pédagogie normative de la « culture technique » essayant la réactivation des « schèmes de la technicité » contre le risque d’ébranlement du système social dans la clôture idéologique d’une mythologie communautaire, ou sa dissolution complémentaire dans l’ouverture sans critère induite par une expansion technologique accélérée. De l’autre, l’aventure intellectuelle d’ILFI est un exemple frappant de la nature double de la recherche philosophique, à la fois expérimentale et « réflexive » : capable de découvrir et de produire des « essences génétiques » dans le milieu même où elle apparaît. En ce sens, « l’étude de l’individuation » – écrit Simondon dans ILFI – peut être elle-même « une source de paradigmes »[12], et ceci précisément en appréhendant les processus actuels d’où elle tire ses propres schèmes.


[1] Gilbert Simondon, L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Éditions Jérôme Millon, 2005.

[2] Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 1989 [1958].

[3] Gilles Deleuze, « Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique », in L’ile déserte et autres textes. Paris, Minuit, 2002, pp. 120-124. La recension de Deleuze portait exclusivement sur les deux premiers tiers d’ ILFI, publiés en 1964 sous le titre L’individu et sa genèse physico-biologique (Paris, P.U.F).

[4] Herbert Marcuse, One-dimensional Man, Londres, Routledge & Kegan Paul, 1964, p. 159.

[5] MEOT, p. 139.

[6] MEOT, p. 151.

[7] Voir en particulier Simondon, « Culture et technique », in Sur la technique, Paris, P.U.F., 2014, pp. 315-29.

[8] Georges Canguilhem, « Le problème des régulations dans l’organisme et dans la société », in Écrits sur la médecine, Paris, Seuil, 2002.

[9] MEOT, p. 212.

[10] MEOT, p. 256.

[11] MEOT, p. 213. Voir Andrea Bardin, “Philosophy as Political Téchnè : The Tradition of Invention in Simondon’s Political Thought”, Contemporary Political Theory, 2018.

[12] ILFI, p. 324.

1 Comment

  1. une ancienne lectrice et admiratrice de Simondon dont son livre « Du mode d’existence des objets techniques » a été l’un des 6 qui m’ont accompagnée pour l’agregation de philo. (Il y a déjà quelques décennies)

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