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Penser Aujourd’hui avec Patočka

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Penser Aujourd’hui avec Patočka

La vulnérabilité collective et la solidarité politique

 

Emre Şan – Maître de Conférences à l’Université de 29 Mayis, Istanbul

Résumé

La vie politique d’un dissident renvoie au combat et à la lutte mais ces notions ne suffisent pas à exprimer le sentiment de souffrance et l’indignation (thumos) impliqués dans la dissidence. La résistance de dissidents suppose un certain type de vulnérabilité, créé par l’insécurité existentielle ressentie sous les régimes autoritaires. Elle n’a de sens que comme non-soumission au pouvoir, comme activité, et ne peut s’affranchir du pouvoir que dans et par l’épreuve de le reconduire à son insignifiance. Quelles seront dès lors les conséquences politiques d’une vulnérabilité pensée comme la condition de possibilité de la résistance politique ? Si la vulnérabilité fait partie du sens et de l’action de la résistance, comment peut-on alors réinterpréter aujourd’hui la dimension politique de la dissidence ? La relation entre vulnérabilité et résistance est souvent interprétée en termes d’opposition car, contrairement à la résistance collective, la vulnérabilité semble nécessiter une certaine forme de protection et se définit par la passivité. En prenant pour fil conducteur ces analyses sur la « solidarité des ébranlés », qui décrivent une résistance à l’état de guerre permanent, nous allons chercher le rôle de la reconnaissance de la vulnérabilité dans les pratiques de résistance politique.

Mots-clés: Dissidence, solidarité, polemos, vulnerabilité, désobéissance civile

Abstract

The political life of a dissident refers to combat and struggle but these notions are not enough to express the feeling of suffering and indignation (thumos) involved in dissent. The resistance of dissidents presupposes a certain type of vulnerability created by existential insecurity under authoritarian regimes. It has meaning only as a non-submission to power, as an activity. So what will be the political consequences if we think of vulnerability as the condition of possibility of political resistance? If vulnerability is part of the meaning and action of resistance how can we then reinterpret the political dimension of dissent today? The relationship between vulnerability and resistance is often interpreted in terms of opposition because, unlike collective resistance, vulnerability seems to require a certain form of protection and is defined by passivity. Following Patočka’s analysis of theory of the solidarity of the shaken which describes a resistance to a permanent state of war in the form of dehumanizing total mobilization, I aim to show the role of the recognition of vulnerability in the practices of political resistance and civil disobedience.

Keywords: Dissident, solidarity, polemos, vulnerability, civil disobedience

 

Aujourd’hui, la dissidence politique n’a pas perdu sa raison d’être et continue à caractériser la situation de dissidents partout dans le monde. Les dissidents réapparaissent dans des pays où la démocratie n’a pas gagné ou dans des pays de fausse démocratie, dans les dictatures modernes et dans les zones des conflits. Comme l’écrit Michel Eltchaninoff dans son livre intitulé Les Nouveaux dissidents, « le dissident n’est pas un opposant venu d’ailleurs, un perturbateur extérieur. Ce qui le rend redoutable, c’est qu’il est issu du système qu’il critique. Il en est le fruit typique, parfois même le produit modèle. Cela rend sa protestation d’autant plus efficace et audible pour tous »[1]. La vie politique d’un dissident renvoie au combat et à la lutte mais ces notions ne suffisent pas à exprimer le sentiment de souffrance et l’indignation (thumos) impliqués dans la dissidence. La résistance de dissidents suppose un certain type de vulnérabilité, créé par l’insécurité existentielle ressentie sous les régimes autoritaires. Elle n’a de sens que comme non-soumission au pouvoir, comme activité, et ne peut s’affranchir du pouvoir que dans et par l’épreuve de le reconduire à son insignifiance. Quelles seront dès lors les conséquences politiques d’une vulnérabilité pensée comme la condition de possibilité de la résistance politique ? Si la vulnérabilité fait partie du sens et de l’action de la résistance, comment peut-on alors réinterpréter aujourd’hui la dimension politique de la dissidence ?

La pensée de Jan Patočka, qui s’inscrit dans l’héritage de la phénoménologie de Edmund Husserl et de l’analytique existentiale de Martin Heidegger, nous donne à penser ce lien entre vulnérabilité et résistance. Il est certes difficile de parler de philosophie politique chez Patočka, car il n’analyse pas au niveau conceptuel des questions telles que le fonctionnement démocratique, la justice sociale ou encore la théorie de l’Etat. Cependant, l’originalité de Patočka consiste à analyser du point de vue phénoménologique des notions telles que celles d’action collective, de guerre, d’histoire, de champ politique et de polemos. Nous croyons que le philosophe tchèque offre ainsi l’une des analyses les plus approfondies des relations fondamentales entre la possibilité de la liberté et son ébranlement. C’est dans le cadre de ces analyses que son concept « hérétique » de polemos se fait chair, à partir d’une théorie de la  « solidarité des ébranlés » qui met l’accent sur la formation d’une nouvelle communauté, une communauté à venir. En prenant pour fil conducteur ces analyses sur la « solidarité des ébranlés », qui décrivent une résistance à l’état de guerre permanent, nous allons chercher le rôle de la reconnaissance de la vulnérabilité dans les pratiques de résistance politique. Nous montrerons que la solidarité des ébranlés peut être traduite comme l’action d’une communauté de sujets vulnérables contre la persécution et que la naissance de la politique se traduit comme une expérience de la liberté.

L’expérience du front

Dans son grand texte intitulé « Les guerres du 20ème siècle et le 20ème siècle en tant que guerre »[2], Patočka essaie de comprendre l’aspect authentique de l’experience du front. Selon lui, la Première Guerre mondiale est l’événement décisif de l’histoire du 20ème siècle et elle doit se penser dans son expérience la plus néantissante.

Selon Patočka, l’expérience du front révèle le sens pré-donné du monde moderne et sa mobilisation totale déshumanisante. Sous la forme d’une mobilisation totale, la guerre exprime l’essence métaphysique de la modernité technologique comme volonté de pouvoir. Cependant, la mobilisation totale de la Première Guerre mondiale n’a pas pris fin en 1918 mais s’est au contraire perpétuée sous d’autres formes. Ce qui vient après la guerre n’est ni la paix ni la guerre, c’est une guerre contre la guerre. La guerre continue dans la paix et elle continue à former l’existence sociale de l’homme. Comme l’écrit Marc Crépon « le monde reste le même et que notre existence se soumet aux mêmes impératifs que ceux-là mêmes qui ont conduit à la guerre : ce que Patočka appelle les forces du jour »[3]. L’exemple de la Guerre Froide est caractéristique de cet affrontement plus ou moins violent entre deux entités, les États-Unis et l’Union soviétique, chacune s’étant présentée comme dépositaire des valeurs de l’humanité et de sa défense par la force. Patočka analyse cette situation à partir d’une opposition entre d’un côté ce qu’il appelle « les forces du jour », la vie et la paix, et d’un autre côté, la nuit, la mort et la guerre. Selon lui, ce sont paradoxalement les forces du jour, la vie et la paix qui se trouvent derrière les conflits destructifs du 20ème siècle car les « forces du jour » désignent tout l’appareil de surcivilisation et entendent manipuler l’étant pour le maîtriser. Que recèle ce paradoxe ? Comment le comprendre ?

Au fond, ce qui est menacé par cette mobilisation totale n’est pas seulement l’espoir d’une vraie paix, mais aussi la possibilité d’une relation responsable à la vérité, une vie dans la vérité fondée par la naissance de la philosophie en Grèce antique. Il s’agit d’une vie éthiquement impliquée dans et par la vie des autres dans l’affirmation de leur survie. L’histoire humaine est l’histoire du rapport de l’homme à la vérité, l’histoire de notre clairvoyance ou de notre aveuglement. La vérité n’est pas une simple question théorique à résoudre par des méthodes objectives : « [E]lle est le combat intérieur de l’homme pour sa liberté essentielle, elle est la question de l’authenticité de l’homme »[4]. Elle ne peut être saisie que dans l’action, et seul un être qui agit effectivement peut se rapporter à la vérité. Aussi longtemps que ce n’est pas le cas, l’homme demeure étranger à lui-même, c’est-à-dire dans une expérience de la souffrance, de l’inquiétude et du déchirement. Aux yeux de Patočka, le 20ème siècle caractérise l’impossibilité de la possibilité d’un sens authentique de la vie. Même les régimes totalitaires, qui œuvrent à diffuser un sens hégémonique par le biais de la mobilisation et de la propagande, ne peuvent pas échapper à la contamination du nihilisme. Cependant, une communauté ne peut pas vivre dans la certitude de l’absence du sens.

Pour répondre à ce paradoxe et pour trouver une faille ou une exception dans les hégémonies des « forces du jour », Patočka qualifie l’expérience du front des soldats pendant la Première Guerre mondiale comme « l’expérience de la nuit ». Le front s’avère être un espace de la fin de l’es­pace, un lieu de la fin du chez-soi sans être encore le lieu d’un autre. Cette expérience du front, en tant qu’elle est une expérience négative, est l’experience de la nuit. C’est ainsi que, dans les mots de l’auteur, « dès lors que la nuit nous surprend en tant que possibilité insurpassable, les possibilités prétendument supra-individuelles du jour sont écartées et c’est ce sacrifice qui s’annonce comme supra-individualité authentique »[5]. Le point à noter est celui-ci : la communauté qui se fonde dans le sacrifice n’est pas une communauté des individus harmoniques, mais celle des ébranlés qui récusent désormais la morale qui  relève d’une pensée « de la vie et de la mort ».  Comme l’écrit Marc Crépon,

Ce sont alors deux sens du sacrifice qui s’opposent — et avec eux deux rapports à la mort, dont il s’agit d’ex-hiber la radicale incompatibilité. Le premier relève d’une pensée « de la vie et de la mort » que distingue, ainsi qu’on l’a vu, à tous les étages, son pouvoir d’aliénation et d’enchaînement […] Le second consiste à retourner le sacrifice, imposé à des millions et des millions d’hommes sur tous les fronts, contre « les forces du jour ». Au pouvoir d’aliénation (qui procède de son instrumentalisation) s’oppose son pouvoir de libération et d’ébranlement[6].

Cette forme de sacrifice ne doit pas être comprise par ses effets et ne peut être justifiée par ses résultats. Elle repose dans la connaissance de la vulnérabilité humaine et de la nécessité de la protéger. La compréhension de la vulnérabilité humaine rend possible le sacrifice et la communication de la signification de ce sacrifice à d’autres personnes. Pour le combattant qui affronte le péril en s’ouvrant à la possibilité de donner sa propre vie, par où il est strictement insubstituable, la guerre n’est plus simplement vécue de l’exterieur comme expérience de la souffrance et de la négation. Elle est vécue intérieurement comme affirmation, épreuve du mouvement même de la vie. La douleur n’est pas oubliée, supprimée, mais elle est désormais interprétée comme ce qui intensifie le rapport à soi.

En ce sens, selon Patočka, le choc du front n’est pas un traumatisme momentané, mais un changement fondamental dans l’existence humaine qui se produit à travers le « sentiment puissant d’une plénitude de sens »[7]. Ce sentiment se structure en deux moments. D’une part,le frontconstitue l’expérience du non-sens et de l’absurdité du monde. Pour Patočka, cette absence de sens est l’origine du sens car ce n’est que par l’expérience de l’absence totale de tout sens que la question même de la signification devient possible. D’autre part, cette vision de la fin met au jour un souci de liberté. Comme l’écrit Nicolas de Warren, « [c]ette liberté est à la fois transformatrice et révélatrice, mais elle implique également une ébranlement de soi tel que défini par le monde naturel des significations pré-données »[8].  Car entrer dans le front exige une suspension et une neutralisation des conventions et des normes sociales.

Polemos et le champ politique

Le problème de l’expérience du front est qu’elle reste une expérience exclusivement individuelle. Chacun est projeté seul vers une liberté dont il prend conscience mais qu’il ne peut transformer en événement collectif. Le front n’a pas eu de conséquence proprement collective. L’unique moyen de dépasser cet état de fait serait alors la « solidarité des ébranlés » :

L’ennemi participe à la même situation que nous, il découvre avec nous la liberté absolue, il est celui avec qui nous pouvons parvenir à une entente dans l’opposition, notre complice dans l’ébranlement du jour, de la paix et de la vie dépourvue de ce sommet […] — la solidarité des ébranlés, malgré leur antagonisme et le différend qui les sépare[9].

Comment peut-on comprendre une voie alternative à l’antagonisme comme une guerre opposant les hommes ? Patočka nous propose une réflexion archéologique de la communauté des ébranlés grâce à sa relecture de la vision héraclitéenne de l’être en tant que polemos. Ceci permettrait d’indiquer une voie voisine, en partie divergente, mais peut-être complémentaire, de l’approche phénoménologique et d’entretenir une dynamique de l’argumentation sur la théorie de la solidarité des ébranlés. Selon Héraclite, le polemos est à la source du monde et des hommes, ilest le père de toutes choses et la loi divine dont se nourrissent toutes les lois humaines. La guerre, au sens premier, n’est pas la lutte armée entre les hommes mais une lutte cosmique. Le monde lui-même est polémique et cette lutte est visible dans toutes les formes d’unité, allant de la famille à la société civile, et elle se manifeste dans les événements sociaux et historiques. Il faut comprendre, avec Héraclite, que l’oppo­sition est ce qui fonde les relations humaines même si elle se rend la plupart du temps injuste et aliénante. En ce sens, le polemos ne signifie pas seulement la discorde mais égale­ment l’unité produite par cette discorde. Comme le front dans la guerre, l’espace de la polis dévoile l’inégalité des relations sociales et met en scène un certain domaine du conflit. Comme le montre Patočka, une telle unité polémique est le point commun entre l’âme et la polis. La polis peut être décrite comme l’âme qui est le lieu même du conflit entre les passions et la raison, entre les désirs et le logos. En ce sens, le véritable sens du conflit, qui peut apparaître dans des circonstances exceptionnelles sur le front, est la réalité de la politique. L’homme fait l’expérience, dans la politique, d’une « vie à découvert »[10], c’est-à-dire exposée au péril. Comme dans la guerre, il y a une expérience limite, une metabolê, qui bouleverse l’existence. L’homme se retrouve devant le monde qui s’ouvre à lui pour la première fois. La vie vécue sur le mode de l’acceptation est ébranlée de fond en comble. Patočka avance un pas de plus : « le renouveau du sens de la vie que comporte l’émergence de la vie politique contient également le germe de la vie philosophique »[11]. Ce constat est décisif car il commande l’originalité de la démarche de Patočka. Polemos est l’unité et l’origine commune de la cité et de la philosophie comme soin de l’âme (epimeleia tes psukhes) dans ses dimensions politique et éthique. L’homme est responsable du sens qui l’engage au soin de l’âme, non seulement de son âme propre, mais de l’âme en général, responsable de la justice dans la communauté. Bref, le soin de l’âme n’est pas une idée romantique et ne peut pas être fondé sur un ego. On ne peut pas penser le soin de l’âme indépendamment de la société, de ses conflits internes et de sa structure problématique. Dans ses séminaires intitulés Platon et Europe, Patočka définit le « soin de l’âme » de trois manières : « premièrement comme projet gé­néral sur l’étant, deuxièmement comme projet d’une nouvelle vie au sein de l’État, et troisièmement comme élucidation de ce qu’est l’âme en elle-même »[12]. Nous sommes ici en présence des trois questions majeures que Kant reconnaissait dans la philosophie : Que pouvons-nous connaître ? Que devons-nous faire ? Que nous est-il permis d’espérer ? Soit l’ontologie, la poli­tique et l’éthique.

Il faut donc élargir notre interprétation de la solidarité des ébranlés et de l’expérience du front de la guerre vers le champ politique et éthique de la polis. À la figure du soldat succède celle du citoyen :

L’esprit de polis est un esprit d’unité dans la discorde, dans la lutte. Être citoyen – politês – n’est possible que dans l’association des uns contre les autres. Cette discorde crée la tension, le tonus de la vie de la cité, donne un visage à l’espace de liberté que les citoyens s’offrent et se refusent mutuellement en cherchant un appui pour leur action et en combattant ce qui y résiste[13].

Autrement dit, la discorde et la lutte peuvent faire apparaître au sein de la communauté une puissance supérieure aux parties qui la constituent. Il s’agit d’une puissance qui sait et qui voit, à savoir la phronêsis : « [v]oir le monde et la vie en totalité, c’est voir polemos, eris comme le commun en tout : xunon esti pasi to phronein [penser est commun à tous] »[14]. La phronêsis des citoyens est d’abord un combat, une action et un débat de telle sorte qu’il tente de convaincre les autres pour l’intérêt général, celui de la cité tout entière. La naissance de la polis ne peut pas provenir d’un altruisme ou d’une coalition des intérêts car elle est une unité dans la discorde, l’unification des vies ébranlées en vue de protéger la liberté des citoyens. Les adversaires se rencontrent dans « l’ébranlement du sens donné » et forment par là un nouveau mode de communauté. La polis est ainsi l’espace politique de la solidarité des ébranlés. Le conflit est à la fois source de la volonté collective et les lois, la justice et l’injustice ne peuvant être fondées que sur la base du conflit des idées. L’unité d’une communauté libre se tient dans le combat contre l’hégémonie des idéologies de telle sorte qu’une unité polémique ne puisse pas se terminer par une paix illusoire dans laquelle une partie imposerait ses conditions à l’autre. Elle n’est possible que grâce à la participation au champ politique par l’action et par la parole. Le conflit des idées est appelé d’une manière égale par toutes les parties de la communauté.

Le fondement du champ politique comme « l’ébranlement du sens donné » renvoie au combat incessant des sujets politiques pour la liberté. Un tel cheminement de pensée exige de convoquer la thèse de Patočka sur la dimension métaphysique de la libérté. Dans un essai inachevé intitulé « Le platonisme négatif », Patočka propose en effet une interprétation de la liberté humaine à travers l’interprétation phénoménologique du chôrismos platonicien :

Le mystère du chôrismos est identique à l’expérience de la liberté : l’expérience d’une distanciation à l’égard des choses réelles, l’expérience d’un sens indépendant de l’objectif et du sensible, que l’on obtient en inversant l’orientation primitive, ‘naturelle’ de la vie[15].

Aussi paradoxal que cela puisse sembler de prime abord, il faut admettre que l’expérience que délivre l’ébranlement du sens donnéne connaît rien, ne repose sur rien, ne se rapporte à rien, ni ne reçoit rien, c’est-à-dire que ce avec quoi elle est en rapport n’est rien d’étant : cette expérience originelle est celle de la liberté. La liberté est donc une expérience dans laquelle rien n’est donné, rien n’est découvert, ou plus précisément rien d’étant – rien d’étant qui correspondrait au tout de l’étant, à la totalité. Elle est un vivre où rien n’est vécu ; la dimension en laquelle le sujet ne s’engage à rien, au sens transcendantal de la puissance d’arrachement, à savoir de la puissance de s’engager dans le rien. En ce sens chez Patočka, le sujet surgit en tant que mise en jeu de soi : dans le risque, le « je » surgit comme singulier. Cette expérience n’est jamais acquise par essence, elle est la négation de tout contenu et c’est dans cette négation, précisément, que le sujet surgit :

La liberté n’en est pas moins affaire d’expérience : l’expérience qu’elle engage est celle d’un risque qu’on peut ou assumer ou esquiver. Ce n’est pas une expérience passive, qui s’impose à nous de l’extérieur […] elle n’est pas l’expérience d’une possession paisible, mais celle d’une conquête, d’une liberté acquise[16].

En d’autres termes, l’expérience de la liberté est celle d’une possibilité qui nous est propre, elle se confond pour ainsi dire avec un agir et c’est pourquoi elle passe le plus souvent inaperçue ; en elle, je ne rencontre plus d’objet, mais suis exposé à moi-même et c’est pourquoi cette expérience est celle d’unrisque. Ce risque ne désigne pas tant une catégorie d’action qu’une dimension de l’action : une action qui est soumise de part en part à l’emprise du donné n’est pas proprement une action. Une véritable action implique au contraire une dimension vide ; se lancer dans le vide est donc l’une des dimensions constitutives de toute action. Nous allons maintenant nous appuyer sur cette réflexion pour décrire du point de vue phénoménologique la vie politique de la communauté des ébranlés.

La vie politique et la solidarité

La vie politique est perpétuellement en quête de son propre fondement qui n’est pas une vie sécurisée mais la liberté. Pour déployer cette idée, nous allons étudier d’abord le rapport entre la solidarité et la vie politique. La vie politique n’est pas seulement caractérisée par l’antagonisme, mais aussi par la solidarité[17]. Elle ouvre l’homme à sa possibilité fondamentale comme vie en amplitude. Dans un texte intitulé « Equilibre et amplitude dans la vie » qui date de 1939, Patočka parle de la vie dans l’amplitude :

La vie dans l’amplitude a le sens à la fois d’une épreuve et d’une protestation. Dans l’amplitude, l’homme s’expose aux possibilités extrêmes, qui pour la vie ordinaire demeurent abstraites et lointaines, et proteste contre celles qui, dans l’optique de la quotidienneté, passent pour évidentes[18].

Selon Patočka celui qui assume cette possibilité est libre au sens profond de terme. En acceptant le péril, la liberté conquiert une entière sécurité, assure l’homme d’une vie vécue à partir de son fondement propre, de ce qu’il est dans son principe. Par le combat que la liberté lui fait engager avec soi-meme, l’homme se rend maître de son être propre, de ce qu’il y a en lui de plus profond, de la plus extrême profondeur qu’il lui soit possible d’atteindre. La vie politique est une existence dissidente.

La politique n’est pas seulement le protecteur de l’ordre social donné et réalisateur d’une promesse d’avenir. Elle se réfère à la manière dont le lien social est institué et elle concerne des fissures profondes dans la société. Selon Patočka, le champ politique doit être décrit à partir de l’apparition des autres individus et d’autres communautés à nous et notre apparition à nous-mêmes dans notre relation avec eux. Elle concerne donc les relations intersubjectives et les institutions qui les structurent. En suivant la description de la crise de l’humanité européenne et la philosophie de Husserl et l’analytique existentiale de Heidegger, le philosophe tchèque interprète l’idée de communauté non pas à partir d’une individuation substantielle mais à travers l’idée de Lebenswelt comme monde au sein duquel nous vivons. Le Lebenswelt est le centre de l’action humaine dans son être et il se donne dans le souci des autres avec qui le sujet co-existe. Patočka reprend ainsi l’idée husserlienne d’un « monde de la vie » et l’interprète comme couche originaire de l’expérience politique. Ceci est, à l’évidence, essentiel car selon Patočka l’action politique au sens phénoménologique correspond à la relation spéciale que l’on établit avec le processus d’apparition du monde et des autres. La crise que décrit Husserl ne nous conduit pas à l’apocalypse mais à l’érosion des institutions politiques et au rétrécissement du champ politique. La phénoménologie politique n’est pas une théorie normative et elle n’essaie pas de résoudre les crises. Elle tente plutôt de réflechir en dehors des institutions politiques en crise. En restant dans une distance critique, elle dévoile le fonctionnement de la crise, problématise ses présupposés afin de redécrire le champ politique. Remarquer ce souci exige de diagnostiquer le conflit qui détermine la société et la tension active qui habite la communauté politique. C’est ainsi que des thèmes phénoménologiques reçoivent un tout autre éclairage lorsqu’ils sont restitués dans un débat politique. On comprend bien alors que l’origine de la politique comme monde de la vie exige l’action d’une épochè politique et le champ qu’il ouvre. L’épochè ouvre la voie pour problématiser tous les dispositifs préétablis des institutions politiques. Comme l’écrit Mathieu Cochereau, « elle est politique, car elle neutralise tout ce qui ‘‘attache et engage’’ c’est-à-dire toutes les idéologies »[19]. Il n’en reste pas moins que lorsque la polis est pensée comme l’institution par excellence de la volonté bureaucratique, la signification politique de l’épochè crée une tension entre la pensée politique et les institutions politiques. En tant qu’action politique, l’épochè met en suspens la légitimité et la structure du sens historique des institutions politiques. Il convient de souligner ici que Patočka prend acte de cette tension et que, plutôt que de la diminuer, il la met au centre de sa réflexion.

À la lumière de ces considérations préalables, qui visent à ouvrir le champ de la phénoménologie politique, il est possible de faire quelques observations. Le système représentatif perd sa respectabilité car les institutions politiques deviennent des mécanismes qui visent à justifier des décisions contraires à l’intérêt public. Le problème est que la définition de l’intérêt public se réduit au peuple arithmétique qui a le pouvoir du dernier mot lors des élections. De même, au lieu de fonctionner comme la répresentation démocratique, l’opinion publique semble d’être exilée au champ des sondages qui constituent un peuple fictif en lieu et place d’un peuple réel devenu infigurable. C’est ainsi que la scène politique devient le lieu des certitudes objectives et la justice sociale est réduite à la vision du monde propre à une partie de la société. Cette situation réproduit les crises au lieu de les empêcher et elle ouvre la voie à l’état d’exception permenant. Ceci n’est pas sans conséquence en ce qui concerne la question de l’action politique, car une telle gestion de crise restreint le champ de l’action politique et de la pensée critique. Le champ politique perd son autonomie, devient plus perméable aux coups des acteurs extérieurs. Or l’originalité de l’action politique tient de sa capacité à s’éloigner de la réalité calculable et observable et d’apporter la dimension éthique de l’homme au champ politique dans « l’ébranlement du sens donné ».

Remarquons que, pour faire une description de la vie politique des ébranlés, il faut analyser à nouveau frais l’idée de la solidarité dans son contexte politique. Le concept de solidarité renvoie à la responsabilité mutuelle qui s’établit entre les membres d’un groupe social sur un sol solide et ferme. Être solidaire avec les autres exige de devenir partie d’un tout dans lequel les différences entre les parties deviennent invisibles. La solidarité a ainsi traditionnellement à voir avec la solidité, elle consiste à former une union avec d’autres sur le terrain ferme et stable d’une identité partagée. Pourtant, comme le montre Gustav Stranberg, c’est précisément ce solidus ou ce sol partagé qui pour Patočka est ébranlé[20]. Ceux qui participent à une « solidarité des ébranlés » ne trouvent pas de sol ferme. C’est une solidarité engendrée par le bouleversement existentiel et la désorientation. Autrement dit, les membres de cette communauté ne partagent rien car c’est l’expérience de l’ébranlement qui les réunit. En fait, le seul aspect unificateur de cette solidarité se trouve dans l’ébranlement du sens donné, dans l’abîme du sens lui-même. Les ébranlés se réunissent dans l’absence d’une perte commune et dans la perte commune des fondations. C’est donc une solidarité au-delà de la solidité. Il s’agit d’une expérience de confrontation avec la finitude et l’absence de sens, de l’étrangeté et de l’angoisse (Angst) dans les termes de Heidegger. Il n’en reste pas moins que selon Heidegger, l’angoisse n’est pas une expérience collective. Cependant, quand il s’agit de la solidarité des ébranlés selon Patočka, l’expérience de l’angoisse est une expérience collective et historique. Même si le philosophe tchèque conserve la structure formelle de l’expérience de l’angoisse, il ne se limite pas exclusivement au phénomène de l’angoisse individuelle car l’ébranlement du sens donné a une influence sur toute la communauté. Selon lui, l’émergence de la vie politique de la polis grecque, entendue comme une entrée dans l’historicité et dans la problématicité du sens, résulte d’un tel ébranlement de l’ordre mythique. Comme l’écrit Etienne Tassin, « la polis est le nom qu’on a donné à l’espace dévolu au questionnement collectif du sens »[21]. L’« ébranlement du sens » signifie ici la remise en cause du sens et la perte du sens accepté, admis, donné, établi. Il conduit la communauté politique à construire constamment son propre sens. La solidarité est donc une expérience authentique de l’être-avec qui se réalise dans la vie politique.

Vulnérabilité et résistance

Nous avons compris que l’enjeu du débat sur la solidarité des ébranlés n’est pas simplement d’ordre théorique, c’est aussi un enjeu politique et social. La solidarité des ébranlés est une communauté de vulnérabilité à l’autre absolument nécessaire et primordiale, et ce n’est qu’en tant que telle qu’elle peut être une communauté libre et historique. La vulnérabilité doit être considérée comme une condition humaine fondamentale qui exige à la fois une réponse éthique et une action politique. C’est ainsi qu’elle devient le lieu d’une expérience politique authentique qui fait appel à des principes éthiques. À cet égard, un tel cheminement de pensée doit être construit à l’épreuve des événements, dans la recherche liée de leur élucidation et de la détermination des conditions d’une action politique.

Les questions que nous pouvons poser maintenant sont les suivantes : est-ce que la solidarité des ébranlés peut nous servir de levier théorique pour approfondir la recherche philosophique contemporaine sur les mouvements de désobéissance civile ? Si la vulnérabilité fait partie du sens et de l’action de la résistance, comment peut-on alors réinterpréter la dimension politique de la dissidence ? Pour répondre à ces questions, nous avons besoin d’une approche phénoménologique des mouvements sociaux et de la désobéissance civile en tant que pratique politique des dissidents. Cela nous permettra de conceptualiser l’action collective des nouveaux dissidents et la solidarité à partir de la relation entre vulnérabilité et résistance. À cet égard, le sens de la vie politique dont parle Patočka à propos de la résistance contre la mobilisation totale déshumanisante de la guerre peut nous aider à relire l’engagement d’insoumission ainsi que la force de contestation et de résistance des mouvements sociaux. Ce rapprochement invite à réflechir aussi la relation entre l’attitude dissidente dont le fondement est présenté comme éthique et la solidarité des ébranlés comme modèle d’un engagement politique. Les deux axes de lecture sont liés par la question de la vulnérabilité et de sa signification politique éminente.

La guerre n’est pas le seul milieu où le danger devient si grand qu’un grand nombre de personnes sont exposées à l’expérience de l’ébranlement. Nous pouvons penser à la réapparition d’un tel phénomène dans les soulèvements contemporains, où les barricades avec leur force symbolique et figurative deviennent les nouvelles lignes de front. Les mouvements sociaux qui se manifestent sous la forme de rassemblements et les occupations de places, les mouvements de protestation contre les pouvoirs en place, les insurrections civiles, sont autant de mobilisations qui appellent à entrer en dissidence par rapport l’ordre établi et au pouvoir en place. Les soulèvements contemporains ont tous montré, en dépit de ce qui les distingue du point de vue culturel, idéologique et historique, comment une communauté de sujets vulnérables devenait politique en prenant possession d’un espace et d’un temps propres, en créant un autre monde commun. Chaque soulèvement est une initiation inattendue dans la douleur, la souffrance et la décomposition ainsi que dans une solidarité des ébranlés. Ces soulèvements portent simultanément des revendications de démocratie et contribuent à renouveler le sens social et politique de l’espace public par une association volontaire.

La dimension symbolique et le fonctionnement pratique (blocage ou occupation) de la désobéissance est la solution qui s’impose lorsqu’il y a une vulnérabilité collective et un besoin de solidarité politique. Elle tente d’offrir des moyens d’expression à ceux qui n’en ont pas, car aujourd’hui la question de la vie politique d’un dissident est affaire d’expression. Sous son aspect phénoménologique, la question politique devient celle de l’expression et de l’apparition dans l’espace politique. L’espace politique en effet n’est pas seulement un espace de représentation, mais également un type de l’espace phénoménal. Il s’agit de l’apparition d’une pratique démocratique d’auto-détermination collective pour lutter contre l’érosion des institutions politiques et le rétrécissement du champ politique.

Comme la définition de « la vie dans l’amplitude » de Patočka, la désobéissance civile a le sens à la fois d’une épreuve et d’une protestation et c’est sur fond de ce partage qu’on peut comprendre son sens. Ainsi, il ne s’agit pas seulement d’une foule qui avance dans la rue ou d’un groupe qui intervient pour rompre l’ordre des choses. Il d’agit d’une difficulté qui provoque de la souffrance et d’une revendication de justice comme forme de la résistance. Elle permet de mettre en valeur les principes éthiques qui motivent ceux qui désobéissent la loi, non pas pour eux-mêmes, mais pour défendre une cause supérieure à leurs propres intérêts. Car comme l’écrit Patočka à propos de la Charte 77 : « il existe une autorité supérieure, qui oblige aussi bien les individus dans leur conscience morale que les États en vertu de lasignature dont ils revêtent d’importantes conventions internationales »[22]. Comme la dissidence, la désobéissance civile est un outil de lutte démocratique qui permet de concilier l’exigence éthique avec la radicalité de l’action. Elle consiste ainsi à ouvrir le terrain politique sur lequel l’action collective doit s’exprimer pour tenter de faire changer les lois injustes et de s’opposer à une politique gouvernementale qui viole les droits fondamentaux de l’homme. Il s’agit donc d’un choix éthique autant que politique.

Dans sons livre intitulé Philosophy and Resistance in the Crisis, Costas Douzinas thématise le lien qu’on a établi entre l’épreuve et la protestation :

La désobéissance nie, la résistance crée. L’importance de la désobéissance réside précisément dans le lancement du processus de production de nouvelles subjectivités. Ils passent des preneurs d’ordres et de commandements à des citoyens auto-législateurs[23].

Il est frappant de constater que, comme dans le cas de la solidarité des ébranlés, ces nouvelles subjectivités apparaissent d’abord sous la forme de la vulnérabilité corporelle. La solidarité des ébranlés est originairement une solidarité corporelle. Sur la ligne de front, j’éprouve par mon corps l’épochè ou réduction de ma relation primordiale avec le monde[24]. De même, la corporéité collective de la désobéissance forme un corps politique (body politics) qui neutralise les conventions et les normes sociales. La libération de l’ethos social consiste à faire apparaître l’espace public de l’action corporelle collective. C’est ainsi que la désobéissance civile devient un jugement politique qui s’incorpore d’abord au sentiment de souffrance et d’indignation, plutôt qu’il n’est lié à une réflexion abstraite. À ce propos, Judith Butler attire notre attention sur le fait suivant :

Un soulèvement ne jaillit pas de mon indignation ou de la vôtre. Ceux qui se soulèvent le font ensemble, constatant une souffrance qui n’est pas admissible. Un soulèvement exige donc qu’on reconnaisse non seulement que la souffrance de l’individu est une souffrance partagée, mais aussi qu’un groupe partage le sentiment d’avoir dépassé sa limite. L’assujettissement concerne individus et groupes, si bien qu’en se soulevant c’est avec d’autres corps qu’un corps se soulève, sur la base d’un refus partagé de franchir les limites de ce qui peut, ou doit, être enduré[25].

Les corps des citoyens constituent le lieu de la désobéissance contre les normes prédonnées de la société. Ils s’unifient avec l’espace de protestation et transforment son sens culturel et historique. Car la désobéissance brouille les frontières entre l’action et le comportement, le social et le politique. La vulnérabilité des espaces de protestation ne peut être pensée qu’à partir de la vulnérabilité corporelle. La vulnérabilité humaine, par exemple celle des chaînes humaines dans les protestations, répond à la violence par la force symbolique de la solidarité. Car lorsque la dignité est piétinée, il ne peut plus être question de liberté. Les citoyens dans la protestation risquent leur peau pour affirmer leur dignité et leur volonté de vivre librement.

À la vulnérabilité égale des citoyens à la violence du pouvoir s’ajoutent les vulnérabilités différentielles aux composants internes de la désobéissance civile. Car la désobéissance civile est une action publique qui peut réunir des citoyens qui ne partagent pas forcément les mêmes convictions. La participation de l’adversaire politique dans la même situation que nous rend possible un accord dans la différence ou une unité dans la discorde (polemos) qui ouvre un espace public des égaux dans lequel on accède à la liberté. De même que la solidarité des ébranlés, la désobéissance civile met en scène des rencontres politiques inattendues qui ne peuvent pas être définies par une juxtaposition des idéntités idéologiques, sociales ou ethniques. Au contraire, ceux qui participent à la désobéissance civile gagnent leurs idéntités « dissidentes » grâce à leurs actions réciproques dans la solidarité. Les actions politiques qui fabriquent de nouvelles relations de partage et de production dévoilent de cette manière les vulnérabilités invisibles de la société. C’est ainsi que la solidarité forme des rapports sociaux qui mettent en cause la structure hiérarchique de la société construite par le climat antagoniste de la politique. L’espace politique antagoniste peut être décrit comme celui dans lequel certains groupes dans la société sont les acteurs prédominants et certains sont relégués à la place des sujets vulnérables. La violence de l’antagonisme consiste donc à affaiblir la capacité de l’homme à agir sur l’espace public.

La peur comme mode de gouvernement, comme instrument d’atomisation de la société, permettant son asservissement spirituel, politique et moral, est un moyen d’obtenir l’obéissance et de criminaliser l’action collective. Un tel régime est le point de rencontre entre un désenchantement politique et une confusion sociale liée à la non-résolution de la question de l’égalité. Dans un tel contexte, l’espace de coexistence des différentes vulnérabilités des composants internes de la résistance, espace ouvert par la solidarité des ébranlés, permet aux citoyens d’éprouver la publicité de manière imprévisible. Les acteurs de la désobéissance civile réalisent leurs propres possibilités d’action grâce aux autres étrangers politiquement vulnérables. En ce sens, un tel espace public a le potentiel de fournir une base plus solide pour l’unité politique que les communautés fondées sur des coalitions d’intérêt. Cependant, on ne saurait rendre compte d’une telle relation éthique en invoquant une loi morale ou un comportement altruiste. Les nouvelles subjectivités ébranlées apparaissent non pas en raison des rôles préétablis dans la société, mais justement par leur réponse à l’appel éthique d’un événement. Comme l’écrit Simon Critchley dans son livre intitulé Infinitely Demanding Ethics of Commitement Politics of Resistance : 

Le sujet s’engage éthiquement en termes de revendication d’une situation, par exemple une situation d’injustice politique: une grève, un acte de brutalité policière, un déni de justice, etc. Mais cette demande n’est pas réductible à la situation. C’est plutôt une demande localisée qui s’adresse, en principe, à tous et donc universel[26].

La relation éthique n’est possible que par une revendication d’égalité qui dépasse sa situation particulière et c’est ainsi que la vulnérabilité peut être une force mobilisatrice pour la résistance politique. Il ne s’agit pas seulement de l’égalité au sens économique, mais de l’égalité au sens d’une société dans laquelle il y a véritablement une production du commun. L’action collective laisse à chacun sa liberté de faire entendre sa voix sans instaurer aucune hiérarchie entre elles. La voix de la désobéissance est donc indissolublement personnelle et collective, et plus elle exprime le singulier, plus elle est propre à représenter le collectif. Car les luttes sociales et politiques ont pour but de transformer le fonctionnement de la politique en faisant apparaître des vulnérabilités invisibles et les capacités d’action des sujets sans voix.


Bibliographie

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[1] Michel Eltchaninoff, Les Nouveaux dissidents. Paris, Stock, 2016, p. 18.

[2] Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire. trad.fr. E. Abrams, Lagrasse, Éditions Verdier, 1999 (noté désormais EH).

[3] Marc Crépon, « La guerre continue : Note sur le sens du monde et la pensée de la mort », in Studia Phænomenologica VII, 2007, pp. 395-409.

[4] Jan Patočka, Liberté et sacrifice. Écrits politiques. trad.fr. E. Abrams. Grenoble, Million, 1990, p. 37 (noté désormais LS).

[5] EH, p. 206.

[6] Marc Crépon, « La guerre continue : Note sur le sens du monde et la pensée de la mort », p. 404.

[7] EH, p. 199.

[8] Nicolas de Warren, « Homecoming Jan Patočka’s reflections on the first world war », in, M. Staudigl (ed.) Phenomenologies of Violence, Leiden, Brill, 2014, p. 237.

[9] EH, p. 207.

[10] EH, p. 74.

[11] EH, p. 76.

[12] Jan Patočka, Platon et l’Europe. Séminaire privé du semestre d’été 1973. trad.fr. E. Abrams, Lagrasse, Éditions Verdier, 1997, p. 96.

[13] EH, p. 78.

[14] EH, p. 80.

[15] LS, p. 87.

[16] LS, p. 79.

[17] EH, p. 207.

[18] LS, p. 36.

[19] Mathieu Cochereau,  « Politique de l’épochè », in Implications Philosophique, 2015.

[20] Gustav Strandberg, « The Solidarity of the Shaken », in Baltic Worlds ½, 2015, p. 101.

[21] Étienne Tassin, « Pensée hérétique et politique dissidente», in Tumultes 32-33(1), 2009, p. 329.

[22] Jan Patočka, « Ce que la Charte 77 est et ce qu’elle n’est pas », in  Esprit 352, 2009, p. 166.

[23] Costas Douzinas, Philosophy and Resistance in the Crisis: Greece and the Future of Europe, Cambridge, Polity Press, 2013, p. 98.

[24] Sur ce point, que nous ne pouvons développer ici, nous renvoyons à l’article de Darian Meacham. (2012). L’Europe, L’histoire et la vie: quelques réflexions sur la philosophie de l’histoire de Jan Patočka. In Jan Patočka, Liberté, existence et monde commun, ed. N. Frogneux, 239-251. Paris: Editions du Cercle Herméneutique, ainsi que l’article de Mathieu Cochereau (2016). Polemos ou le sens du conflit: guerre et politique chez Jan Patočka. Cahiers d’études lévinassiennes 14: 46-69.

[25] Judith Butler, « Soulèvement», in G. Didi-Huberman (ed.), Catalogue de l’exposition Soulèvements, Paris, Gallimard, 2016, p. 24.

[26] Simon Critchley, Infinitely Demanding: Ethics of Commitment, Politics of Resistance, London and New York, Verso, 2007, p. 42.

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