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Sur la philosophie du rock

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Dans le courant de l’année 2010 est paru un ouvrage fort intéressant pour qui se penche sur les arts populaires et sur la manière de les concevoir dans le cadre d’une philosophie de l’art. Il s’agit de Philosophie du rocki, de Roger Pouivet. Sa démarche, ancrée dans le champ épistémologique, consiste en l’analyse de nos concepts afin d’en révéler le sens véritable, caché sous le monceau d’erreurs accumulées par des usages approximatifs. « Une philosophie conçue comme une ontologie » qui s’attache ici, dans un style limpide et complexe, à penser ces objets relativement nouveaux, les œuvres musicales rock, en y appliquant avec enthousiasme sa logique rigoureuse. Afin de justifier l’intérêt que la philosophie peut accorder à ce domaine impur, je voudrais ici montrer qu’une philosophie du rock a sa place au sein de la philosophie de l’art, et qu’à cet égard le livre de Roger Pouivet offre un point de vue pertinent, tant sur le plan théorique que méthodologique. Toutefois, en dépit des mérites que présentent cet ouvrage, je contesterai la thèse à laquelle il parvient.

Tout d’abord, le projet d’une philosophie du rock est doublement recevable :

1) d’une part, parce qu’une telle réflexion participe du projet général de la philosophie de l’art : le rock s’exemplifie en œuvres d’art, des œuvres musicales rock qui , au même titre qu’un Concerto de Mozart ou qu’un tableau de Monet, sont des objets esthétiques et artistiques. Ne doutons pas du fait que ces objets puissent être nommés « œuvres ». Pour les défenseurs de la thèse conventionnaliste, le concept d’œuvre est une invention relative à une forme particulière de l’art, déterminée historiquement et sociologiquement. Mais l’extension du concept recouvre l’ensemble des objets compris par sa définition, en deçà des préoccupations historiques ou contextuelles liées à l’émergence des œuvres. Qu’est-ce donc qu’une œuvre d’art pour que l’on accepte que les œuvres rock en soit une forme d’exemplification ? Roger Pouivet répond dans Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?ii : « une œuvre d’art est une substance artefactuelle dont le fonctionnement esthétique détermine la nature spécifique ». Une telle définition suppose une théorie complexe de l’art, nous ne la commenterons pas ici. Contentons-nous de la comprendre afin de juger possible ou non l’inscription des problèmes liés aux objets musicaux rock au sein d’une philosophie de l’art. Pouivet défend l’idée d’un réalisme artistique selon laquelle les œuvres sont des substances artefactuelles au fonctionnement esthétique. Cette idée repose sur une théorie de la constitution des artefacts selon laquelle « les œuvres d’art sont concrètes et surviennent sur des choses matérielles, mais elles s’en distinguent ». L’ontologie des œuvres d’art est la méthode grâce à laquelle Pouivet parvient à cette thèse « métahistorique » et donc « métaphysique » du concept d’œuvre. Par extension, cela revient à concevoir de manière identique le concept d’œuvres musicales. « Une œuvre musicale est ce qui peut être identifié et réidentifié comme étant la même œuvre, au sens où l’on peut dire « c’est la même voiture » ou « c’est le même chien », et non pas une voiture de la même sorte ou un chien de la même espèce ». Utiliser le concept d’œuvre au sujet des œuvres musicales rock n’est donc pas contradictoire, de plus, cela correspond à notre manière d’identifier les objets musicaux rock dans la vie courante, comme autant d’entités distinctes que l’on reconnaît et que l’on nomme.

2) d’autre part, ces objets entrent dans une classe d’œuvres d’art spécifique : « les oeuvres musicales dans le rock possèdent et manifestent une spécificité ontologique » nous dit l’auteur. Cette différence de mode d’existence n’implique pas une distinction de valeur parmi ces objets. Il s’agit de ne pas confondre leurs manières d’être (ontologie), car celles-ci jouent un rôle dans notre manière de les connaître (épistémologie). En ce qu’il est en partie constitué par des moyens techniques propres à la massification de l’art, le rock appartient aux « arts de masse ». Or nous n’abordons pas les œuvres de l’art de masse de la même façon que les œuvres de ce que Pouivet nomme la « culture humaniste ». Les arts de masse ont en commun avec les arts populaires d’être « économiquement et cognitivement accessibles », mais ils s’en distinguent par le lien essentiel qu’ils nouent avec les moyens techniques qui permettent « [leur] production et [leur] diffusion par des technologies de masse » constitutives de leur mode d’existence particulier. Au sein de ces arts de masse le rock appartient à une catégorie ontologique particulière. Cette catégorie se caractérise par la production d’œuvres « à instances multiples, sans cependant que cela dépende d’une notation (…), mais grâce à un processus matériel de production (comme la gravure) permettant leur diffusion généralisée ». Ce mode d’existence conditionne donc notre rapport à ces œuvres, car la diffusion par des technologies de masse a pour fin (entre autres) de rendre l’accès à ces œuvres aussi simple que l’accès à nos besoins naturels. Ces œuvres appartiennent à notre quotidien et nous en faisons un usage proche de celui que nous faisons des artefacts pratiques, que nous utilisons dans la vie de tous les jours. Une approche ontologique des œuvres rock mène à les considérer comme des objets banals, comme des objets utiles à la « maitrise de nos émotions ». Par conséquent, une philosophie du rock suppose non seulement une philosophie de l’art mais aussi une philosophie des choses ordinaires. Cette dernière consiste en l’analyse du « rôle que joue l’identité des choses dans notre expérience quotidienne ». Dans la philosophie de Roger Pouivet, penser les choses ordinaires est une entreprise métaphysique qui conduit à la croyance de l’existence réelle des choses ordinaires. La possibilité d’une métaphysique des choses ordinaires repose sur deux thèses « 1°) L’épistémologie dépend de la métaphysique. 2°) Ce qu’est la réalité n’est pas l’affaire d’un savoir spécialisé, mais du sens commun, dont la métaphysique est l’expression, mais non pas la norme ». L’ontologie de l’art traverse donc nécessairement une « ontologie du sens commun ». C’est dans ce cadre qu’une métaphysique du rock doit s’établir.

Si l’on accepte l’ensemble de ces présupposés, alors le projet d’une philosophie du rock est bien recevable, et mieux que recevable, il met le doigt sur un pan récent de la réalité artistique que la philosophie de l’art ne peut ignorer. L’approche ontologique recommandée par Pouivet a le mérite de réhabiliter une croyance métaphysique substantialiste qu’une majorité de philosophes avait éteinte au XXe siècle (Pouivet s’inscrit contre l’idée d’une « mort de la métaphysique » au sens heideggerien), une croyance selon laquelle l’œuvre d’art n’est pas une simple « chair sensible qui irréaliserait le corps physique », mais une substance réelle à laquelle se rattachent certaines propriétés qui permettent de la concevoir comme une certaine sorte de chose, la sorte « œuvre d’art ». Cette approche permet d’écarter l’influence de ce qu’il nomme le dogme postmoderne (conséquence de la mort de la métaphysique et de la démarche phénoménologique en général), en rejetant toute interprétation, qu’elle soit historique, sociologique ou sémantique (ce que l’œuvre signifie). Elle s’appuie sur un langage ordinaire qui développe une logique implacable d’où résulte une définition (me semble-t-il) tenable de l’art. Cette théorie, elle-même issue de la théorie de la constitution des artefacts donne à sa thèse sur le rock un fondement solide. Cependant, dans la chaine logique de son discours, il parait manquer un maillon, ce qui rend contestable sa thèse.

Cette thèse la voici :

« Le rock consiste en la création d’œuvres musicales en tant qu’enregistrements dans le cadre des arts de masse ».

Selon Pouivet, « le rock a commencé le 26 mars 1951. Ce jour-là sort l’enregistrement par le guitariste Les Paul et la chanteuse Mary Ford de « How High The Moon » ». Cette affirmation n’engage que son auteur, je ne la conteste que dans la mesure où elle découle d’une définition préalable du rock. En voici le schéma :

« x est une œuvre musicale rock si et seulement si :

x est constituée d’un enregistrement ;

x entre dans le système de production artistique des arts de masse. »

    L’œuvre de Les Paul et Mary Ford est la première chanson rock en vertu du fait qu’elle est le premier enregistrement effectué dans le cadre des arts de masse. La question de la « priorité » quant à la technique d’enregistrement ne sera pas discutée ici, les historiens de la musique s’en chargeront. Cependant, ce qui est certain, c’est qu’il ne s’agit pas du premier enregistrement de musique, tous types d’enregistrements confondus. Celui-ci se distingue en ce qu’il participe de la production des arts de masse. On peut se demander en quoi il est représentatif des arts de masse. Sans doute en ce que cet enregistrement constitue l’œuvre, contrairement aux autres qui le précèdent. Tous les enregistrements qui ne sont pas des œuvres rock ne sont pas les œuvres elles-mêmes, mais seulement le témoignage d’une œuvre, la manière de garder et de pouvoir réécouter à l’identique une séquence sonore. C’est ce qu’implique la thèse de Pouivet, puisque selon lui, la « quasi-nature » d’une œuvre rock et ce qui la distingue des autres enregistrements, c’est d’être une œuvre-enregistrement. Or peut-on imaginer qu’un enregistrement d’Ornette Coleman, par exemple « The Shape of jazz to come » (1959), ne soit pas une œuvre-enregistrement ? Il s’agit d’un témoignage certes, mais pas plus que « How I The Moon », car il n’y a pas d’autre accès à la séquence sonore de ces deux œuvres que celui qui consiste à écouter le disque. La séquence sonore constitue l’œuvre dans les deux enregistrements et se distingue d’une simple interprétation. Cet enregistrement de jazz est un exemple parmi tant d’autres d’œuvres-enregistrements qui contredisent l’idée selon laquelle le concept d’œuvre-enregistrement est propre aux œuvres rock. En outre, il s’agit bien d’une œuvre des arts de masse, car elle est « économiquement et cognitivement accessible » à tous et doit sa diffusion à des moyens techniques (la gravure), constitutifs des arts de masse. Les deux conditions présentées dans la définition d’une œuvre rock que doit remplir une œuvre musicale pour avoir le statut d’œuvre rock ne sont donc pas suffisantes. D’autre part, le statut ontologique des chansons qui constituent les œuvres rock est selon moi primordial vis-à-vis des enregistrements. Je soutiens que la chanson « How I The Moon » était une œuvre rock avant d’être cristallisée dans sa forme-enregistrement. Si le rock est une catégorie d’œuvres musicales, le statut ontologique de celles-ci n’a pas de conséquence sur cette catégorie car la catégorie précède (ou du moins se distingue) de l’ontologie. Cependant, la question de savoir ce qui caractérise les œuvres rock reste ouverte, et je la cède à d’autres. Finalement, nous nous accordons à dire avec Pouivet que le concept d’œuvre-enregistrement constitue une entité singulière dans le domaine des œuvres musicales, qu’il dénote des œuvres au statut ontologique propre et que, par conséquent, les chansons n’ont pas le même statut ontologique lorsqu’elles sont « uniquement » des chansons (une notation) que lorsqu’elles sont des « chansons-œuvres-enregistrements », mais nous refusons de dire que l’état de la chanson, lorsqu’elle devient œuvre-enregistrement caractérise sa « quasi-nature » d’œuvre rock.

    Il n’y a donc, à mon sens, aucune raison de croire qu’une œuvre-enregistrement inscrite dans le champ des arts de masse soit nécessairement une œuvre rock. Mais pourquoi certains philosophes le croient-ils ? La raison réside selon moi dans une confusion, liée à la concomitance de deux événements :

    1. L’essor des moyens techniques propices à la diffusion de masse de la musique ;
    2. L’émergence d’une musique nouvelle issue de la rencontre du blues et de la country.

    Le fait que le rock soit né en même temps que les moyens techniques qui permirent d’en faire un art de masse a influencé la pratique des musiciens qui se sont tournés vers une « nouvelle poétique », une poétique de l’enregistrement. Certes, il aurait été vain de parler du rock sans parler d’enregistrements car ils constituent une large part de leur existence, mais cela ne signifie pas qu’il n’existe pas sans eux.

    Nous aurions pu faire bien d’autres remarques pour vanter les mérites de la philosophie de Roger Pouivet, et bien d’autres encore pour en critiquer certains aspects, mais je crois que ce qui est dit ici suffit à alimenter le débat qui anime la philosophie analytique au sujet du rock

    Romain Breton

    iRoger Pouivet, Philosophie du rock, PUF, coll. L’interrogation philosophique, 2010

    iiRoger Pouivet, Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?, VRIN, coll. Chemins Philosophiques, 2007, p. 66

    Sur la philosophie du rock

    Dans le courant de l’année 2010 est paru un ouvrage fort intéressant pour qui se penche sur les arts populaires et sur la manière de les concevoir dans le cadre d’une philosophie de l’art. Il s’agit de Philosophie du rocki, de Roger Pouivet. Sa démarche, ancrée dans le champ épistémologique, consiste en l’analyse de nos concepts afin d’en révéler le sens véritable, caché sous le monceau d’erreurs accumulées par des usages approximatifs. « Une philosophie conçue comme une ontologie » qui s’attache ici, dans un style limpide et complexe, à penser ces objets relativement nouveaux, les œuvres musicales rock, en y appliquant avec enthousiasme sa logique rigoureuse. Afin de justifier l’intérêt que la philosophie peut accorder à ce domaine impur, je voudrais ici montrer qu’une philosophie du rock a sa place au sein de la philosophie de l’art, et qu’à cet égard le livre de Roger Pouivet offre un point de vue pertinent, tant sur le plan théorique que méthodologique. Toutefois, en dépit des mérites que présentent cet ouvrage, je contesterai la thèse à laquelle il parvient.

    Tout d’abord, le projet d’une philosophie du rock est doublement recevable :

    1) d’une part, parce qu’une telle réflexion participe du projet général de la philosophie de l’art : le rock s’exemplifie en œuvres d’art, des œuvres musicales rock qui , au même titre qu’un Concerto de Mozart ou qu’un tableau de Monet, sont des objets esthétiques et artistiques. Ne doutons pas du fait que ces objets puissent être nommés « œuvres ». Pour les défenseurs de la thèse conventionnaliste, le concept d’œuvre est une invention relative à une forme particulière de l’art, déterminée historiquement et sociologiquement. Mais l’extension du concept recouvre l’ensemble des objets compris par sa définition, en deçà des préoccupations historiques ou contextuelles liées à l’émergence des œuvres. Qu’est-ce donc qu’une œuvre d’art pour que l’on accepte que les œuvres rock en soit une forme d’exemplification ? Roger Pouivet répond dans Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?ii : « une œuvre d’art est une substance artefactuelle dont le fonctionnement esthétique détermine la nature spécifique ». Une telle définition suppose une théorie complexe de l’art, nous ne la commenterons pas ici. Contentons-nous de la comprendre afin de juger possible ou non l’inscription des problèmes liés aux objets musicaux rock au sein d’une philosophie de l’art. Pouivet défend l’idée d’un réalisme artistique selon laquelle les œuvres sont des substances artefactuelles au fonctionnement esthétique. Cette idée repose sur une théorie de la constitution des artefacts selon laquelle « les œuvres d’art sont concrètes et surviennent sur des choses matérielles, mais elles s’en distinguent ». L’ontologie des œuvres d’art est la méthode grâce à laquelle Pouivet parvient à cette thèse « métahistorique » et donc « métaphysique » du concept d’œuvre. Par extension, cela revient à concevoir de manière identique le concept d’œuvres musicales. « Une œuvre musicale est ce qui peut être identifié et réidentifié comme étant la même œuvre, au sens où l’on peut dire « c’est la même voiture » ou « c’est le même chien », et non pas une voiture de la même sorte ou un chien de la même espèce ». Utiliser le concept d’œuvre au sujet des œuvres musicales rock n’est donc pas contradictoire, de plus, cela correspond à notre manière d’identifier les objets musicaux rock dans la vie courante, comme autant d’entités distinctes que l’on reconnaît et que l’on nomme.

    2) d’autre part, ces objets entrent dans une classe d’œuvres d’art spécifique : « les oeuvres musicales dans le rock possèdent et manifestent une spécificité ontologique » nous dit l’auteur. Cette différence de mode d’existence n’implique pas une distinction de valeur parmi ces objets. Il s’agit de ne pas confondre leurs manières d’être (ontologie), car celles-ci jouent un rôle dans notre manière de les connaître (épistémologie). En ce qu’il est en partie constitué par des moyens techniques propres à la massification de l’art, le rock appartient aux « arts de masse ». Or nous n’abordons pas les œuvres de l’art de masse de la même façon que les œuvres de ce que Pouivet nomme la « culture humaniste ». Les arts de masse ont en commun avec les arts populaires d’être « économiquement et cognitivement accessibles », mais ils s’en distinguent par le lien essentiel qu’ils nouent avec les moyens techniques qui permettent « [leur] production et [leur] diffusion par des technologies de masse » constitutives de leur mode d’existence particulier. Au sein de ces arts de masse le rock appartient à une catégorie ontologique particulière. Cette catégorie se caractérise par la production d’œuvres « à instances multiples, sans cependant que cela dépende d’une notation (…), mais grâce à un processus matériel de production (comme la gravure) permettant leur diffusion généralisée ». Ce mode d’existence conditionne donc notre rapport à ces œuvres, car la diffusion par des technologies de masse a pour fin (entre autres) de rendre l’accès à ces œuvres aussi simple que l’accès à nos besoins naturels. Ces œuvres appartiennent à notre quotidien et nous en faisons un usage proche de celui que nous faisons des artefacts pratiques, que nous utilisons dans la vie de tous les jours. Une approche ontologique des œuvres rock mène à les considérer comme des objets banals, comme des objets utiles à la « maitrise de nos émotions ». Par conséquent, une philosophie du rock suppose non seulement une philosophie de l’art mais aussi une philosophie des choses ordinaires. Cette dernière consiste en l’analyse du « rôle que joue l’identité des choses dans notre expérience quotidienne ». Dans la philosophie de Roger Pouivet, penser les choses ordinaires est une entreprise métaphysique qui conduit à la croyance de l’existence réelle des choses ordinaires. La possibilité d’une métaphysique des choses ordinaires repose sur deux thèses « 1°) L’épistémologie dépend de la métaphysique. 2°) Ce qu’est la réalité n’est pas l’affaire d’un savoir spécialisé, mais du sens commun, dont la métaphysique est l’expression, mais non pas la norme ». L’ontologie de l’art traverse donc nécessairement une « ontologie du sens commun ». C’est dans ce cadre qu’une métaphysique du rock doit s’établir.

    Si l’on accepte l’ensemble de ces présupposés, alors le projet d’une philosophie du rock est bien recevable, et mieux que recevable, il met le doigt sur un pan récent de la réalité artistique que la philosophie de l’art ne peut ignorer. L’approche ontologique recommandée par Pouivet a le mérite de réhabiliter une croyance métaphysique substantialiste qu’une majorité de philosophes avait éteinte au XXe siècle (Pouivet s’inscrit contre l’idée d’une « mort de la métaphysique » au sens heideggerien), une croyance selon laquelle l’œuvre d’art n’est pas une simple « chair sensible qui irréaliserait le corps physique », mais une substance réelle à laquelle se rattachent certaines propriétés qui permettent de la concevoir comme une certaine sorte de chose, la sorte « œuvre d’art ». Cette approche permet d’écarter l’influence de ce qu’il nomme le dogme postmoderne (conséquence de la mort de la métaphysique et de la démarche phénoménologique en général), en rejetant toute interprétation, qu’elle soit historique, sociologique ou sémantique (ce que l’œuvre signifie). Elle s’appuie sur un langage ordinaire qui développe une logique implacable d’où résulte une définition (me semble-t-il) tenable de l’art. Cette théorie, elle-même issue de la théorie de la constitution des artefacts donne à sa thèse sur le rock un fondement solide. Cependant, dans la chaine logique de son discours, il parait manquer un maillon, ce qui rend contestable sa thèse.

    Cette thèse la voici :

    « Le rock consiste en la création d’œuvres musicales en tant qu’enregistrements dans le cadre des arts de masse ».

    Selon Pouivet, « le rock a commencé le 26 mars 1951. Ce jour-là sort l’enregistrement par le guitariste Les Paul et la chanteuse Mary Ford de « How High The Moon » ». Cette affirmation n’engage que son auteur, je ne la conteste que dans la mesure où elle découle d’une définition préalable du rock. En voici le schéma :

    « x est une œuvre musicale rock si et seulement si :

        1. x est constituée d’un enregistrement ;

        2. x entre dans le système de production artistique des arts de masse. »

    L’œuvre de Les Paul et Mary Ford est la première chanson rock en vertu du fait qu’elle est le premier enregistrement effectué dans le cadre des arts de masse. La question de la « priorité » quant à la technique d’enregistrement ne sera pas discutée ici, les historiens de la musique s’en chargeront. Cependant, ce qui est certain, c’est qu’il ne s’agit pas du premier enregistrement de musique, tous types d’enregistrements confondus. Celui-ci se distingue en ce qu’il participe de la production des arts de masse. On peut se demander en quoi il est représentatif des arts de masse. Sans doute en ce que cet enregistrement constitue l’œuvre, contrairement aux autres qui le précèdent. Tous les enregistrements qui ne sont pas des œuvres rock ne sont pas les œuvres elles-mêmes, mais seulement le témoignage d’une œuvre, la manière de garder et de pouvoir réécouter à l’identique une séquence sonore. C’est ce qu’implique la thèse de Pouivet, puisque selon lui, la « quasi-nature » d’une œuvre rock et ce qui la distingue des autres enregistrements, c’est d’être une œuvre-enregistrement. Or peut-on imaginer qu’un enregistrement d’Ornette Coleman, par exemple « The Shape of jazz to come » (1959), ne soit pas une œuvre-enregistrement ? Il s’agit d’un témoignage certes, mais pas plus que « How I The Moon », car il n’y a pas d’autre accès à la séquence sonore de ces deux œuvres que celui qui consiste à écouter le disque. La séquence sonore constitue l’œuvre dans les deux enregistrements et se distingue d’une simple interprétation. Cet enregistrement de jazz est un exemple parmi tant d’autres d’œuvres-enregistrements qui contredisent l’idée selon laquelle le concept d’œuvre-enregistrement est propre aux œuvres rock. En outre, il s’agit bien d’une œuvre des arts de masse, car elle est « économiquement et cognitivement accessible » à tous et doit sa diffusion à des moyens techniques (la gravure), constitutifs des arts de masse. Les deux conditions présentées dans la définition d’une œuvre rock que doit remplir une œuvre musicale pour avoir le statut d’œuvre rock ne sont donc pas suffisantes. D’autre part, le statut ontologique des chansons qui constituent les œuvres rock est selon moi primordial vis-à-vis des enregistrements. Je soutiens que la chanson « How I The Moon » était une œuvre rock avant d’être cristallisée dans sa forme-enregistrement. Si le rock est une catégorie d’œuvres musicales, le statut ontologique de celles-ci n’a pas de conséquence sur cette catégorie car la catégorie précède (ou du moins se distingue) de l’ontologie. Cependant, la question de savoir ce qui caractérise les œuvres rock reste ouverte, et je la cède à d’autres. Finalement, nous nous accordons à dire avec Pouivet que le concept d’œuvre-enregistrement constitue une entité singulière dans le domaine des œuvres musicales, qu’il dénote des œuvres au statut ontologique propre et que, par conséquent, les chansons n’ont pas le même statut ontologique lorsqu’elles sont « uniquement » des chansons (une notation) que lorsqu’elles sont des « chansons-œuvres-enregistrements », mais nous refusons de dire que l’état de la chanson, lorsqu’elle devient œuvre-enregistrement caractérise sa « quasi-nature » d’œuvre rock.

    Il n’y a donc, à mon sens, aucune raison de croire qu’une œuvre-enregistrement inscrite dans le champ des arts de masse soit nécessairement une œuvre rock. Mais pourquoi certains philosophes le croient-ils ? La raison réside selon moi dans une confusion, liée à la concomitance de deux événements :

    1. L’essor des moyens techniques propices à la diffusion de masse de la musique ;

    2. L’émergence d’une musique nouvelle issue de la rencontre du blues et de la country.

    Le fait que le rock soit né en même temps que les moyens techniques qui permirent d’en faire un art de masse a influencé la pratique des musiciens qui se sont tournés vers une « nouvelle poétique », une poétique de l’enregistrement. Certes, il aurait été vain de parler du rock sans parler d’enregistrements car ils constituent une large part de leur existence, mais cela ne signifie pas qu’il n’existe pas sans eux.

    Nous aurions pu faire bien d’autres remarques pour vanter les mérites de la philosophie de Roger Pouivet, et bien d’autres encore pour en critiquer certains aspects, mais je crois que ce qui est dit ici suffit à alimenter le débat qui anime la philosophie analytique au sujet du rock

    Romain Breton

    iRoger Pouivet, Philosophie du rock, PUF, coll. L’interrogation philosophique, 2010

    iiRoger Pouivet, Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?, VRIN, coll. Chemins Philosophiques, 2007, p. 66

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