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Recension – Hors phénomène. Essai aux confins de la phénoménalité.

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Rodolphe Olcèse est Maître de conférences en Esthétique à l’Université Jean Monnet de Saint-Étienne / laboratoire ECLLA. Formé en philosophie, il a publié divers articles sur les pensées de Sören Kierkegaard, Emmanuel Lévinas, Simone Weil ou Henri Maldiney. Il a également signé Le Surgissement des archives (PUSE / 2021) et a codirigé, avec Vincent Deville, L’Art tout contre la machine (Hermann 2021).

Emmanuel Falque, Hors phénomène. Essai aux confins de la phénoménalité, Paris, Hermann, coll. De visu, 2021.

L’ouvrage est disponible ici.


Présenté comme un ouvrage de « pure phénoménologie » et comme le second volet d’un « triptyque » (p. 9), Hors phénomène prolonge, mais selon une tonalité radicalement différente, des considérations ouvertes par Le Combat amoureux. Dans ce premier volet, il s’agissait pour Emmanuel Falque d’esquisser les traits de son propre cheminement en dialogue avec les figures marquantes de la phénoménologie française – Michel Henry, Maurice Merleau-Ponty, Emmanuel Lévinas, Jean-Luc Marion ou Jean-Louis Chrétien. Ce dialogue se poursuit dans Hors phénomène mais prend un tour plus critique, le projet d’Emmanuel Falque étant de montrer les insuffisances de ces philosophes, présentés comme autant de « mystiques de l’autre » (p. 8), pour penser une situation d’extra-phénoménalité, alors même que cette ambition rentrait, pour certains d’entre eux, dans leur projet philosophique.

Pour Emmanuel Falque, le hors phénomène se signale dans l’expérience du trauma, et exige que nous pensions le sujet ou l’existence à partir de ce qu’il en reste, dans des situations d’adversité qui frappent par leur radicalité : « maladie, séparation, mort d’un enfant, catastrophe naturelle, pandémie », autant de drames évoqués d’un seul tenant, comme un leitmotiv répété tout au long de l’ouvrage. Rédigé en pleine pandémie, mais commencé avant ce douloureux épisode[1], Hors phénomène s’attache donc à affronter philosophiquement ce que produisent des situations extrêmes qui disloquent en nous toute capacité à nous projeter sur le chemin de la vie. L’ouvrage tente également de récapituler ce que disent ces situations dramatiques d’une discipline philosophique, en l’occurrence la phénoménologie.

Comment penser le sujet de toute expérience si on le ressaisit à l’aune de situations traumatiques qui l’acculent à la survie, et donc suppriment en lui toute possibilité d’expérience ? Il s’agit d’interroger ce que peut la philosophie en temps de détresse, parti pris qui semble s’imposer avec une nécessité évidente, si on le considère à l’aune d’un monde qui ne semble plus être en mesure de s’envisager lui-même qu’à partir d’une axiologie de la catastrophe.

I. La phénoménologie à l’épreuve de la destruction

Le livre se structure en cinq chapitres, souvent longs et denses, qui exposent tour à tour une dimension propre de la manifestation du « hors phénomène », d’abord ressaisi au prisme des drames ci-dessus énoncés : maladie, séparation, mort de l’enfant, catastrophe et pandémie. Chacun de ces drames, en son lieu propre d’épreuve et de douleur, assigne le sujet pensant à faire l’expérience de l’extra-phénoménal, c’est-à-dire d’une limite au-delà de laquelle plus rien ne peut surgir : « « Aux limites » et « à la limite » du phénomène (…), plus rien n’apparait ni même ne peut apparaitre, dès-lors que le trauma a détruit jusqu’à la possibilité même de manifester et de signifier » (p. 26-27, souligné par l’auteur). Il s’agit en ce sens d’accueillir une forme de réduction à la limite, réduction qui n’est plus une décision méthodologique, mais une situation qui s’impose à moi du dehors, de nulle part, sans que je ne puisse tenir quiconque pour responsable de cette situation. Il s’agit alors de suivre « l’onde de choc » de cette réduction traumatique et de voir ses effets – exclusivement destructifs – sur toutes les dimensions de l’existence : corporéité, altérité, engendrement, cosmos, rapport au vivant, comme le synthétise l’auteur dans les premières pages du chapitre qui ouvre l’ouvrage (p. 31).

Ce que produit le hors phénomène, c’est donc la destruction de l’existence humaine. Sans rentrer dans le détail des riches analyses conduites tout au long de ce livre, signalons simplement ici que cette destruction ne relève pas d’un constat factuel ou empirique – il va de soi qu’une catastrophe naturelle est, dans ses formes les plus intenses, a priori destructive – mais relève d’un paradigme philosophique. Emmanuel Falque s’attache longuement à montrer que cette destruction touche le sujet dans sa structure même : ce n’est pas seulement ce qui m’a été donné qui m’est repris, c’est la donation elle-même, dit-il, qui est frappée d’interdit :

Loin de [donner à] penser uniquement un type de phénoménalité qui « attend » sa monstration (l’infra-phénoménal dans le retrait par exemple) ou qui « déborde » par sa donation (le supra-phénoménal dans le visage, le don, ou l’auto-affection), le Hors phénomène « détruit » les conditions transcendantales de l’apparition elle-même, et rend donc impossible toute manifestation (l’extra-phénoménal à l’aune du trauma) (…). (p. 65)

En plaçant sa réflexion sous le seul signe du trauma et de la catastrophe, Emmanuel Falque entend donc radicaliser ce que ses prédécesseurs ont entrepris : non pas seulement réfléchir à ce qui introduit une rupture dans l’ordre de la phénoménalité (l’épreuve de la beauté selon Jean-Louis Chrétien ou le visage selon Emmanuel Lévinas par exemple), pour nous permettre d’envisager cette phénoménalité en amont ou en aval d’elle-même, mais conduire une méthodique défection du sujet transcendantal, selon une intuition dont l’auteur trouve la trace dans l’œuvre de Kant lui-même, à travers l’exemple du « lourd cinabre », qui est à la fois un minerai et une couleur. L’évocation lapidaire dont le cinabre fait l’objet dans la première édition de la Critique de la raison pure aurait produit l’ouverture, aussitôt refermée, d’une alternative à la pensée du sujet transcendantal. L’exemple du cinabre aurait introduit selon Emmanuel Falque la possibilité de penser une existence confrontée à une réalité jamais identique à elle-même, plongée dans une « mêlée des sensations » ne permettant plus à la synthèse de l’imagination et aux catégories d’opérer. Cette possibilité pour le cinabre de troubler la perception et l’activité de l’entendement aurait donc été recouverte par Kant, « homme du système plus que du fragment, de la construction plus que de la destruction, de la synthèse plus que de la rupture » (p. 201) comme aussi par ses successeurs les plus illustres, Husserl et Heidegger notamment : « Tous les trois ont vu, et pourtant manqué ou recouvert, le gouffre ou la faille qu’ils avaient néanmoins aperçu ici ou là » (p. 205). « L’esquive du Cinabre » (p. 205) et des « funérailles des facultés » (p. 207) devient alors l’expression d’un manquement de la philosophie transcendantale et de la phénoménologie elle-même. Ainsi, le cinabre, présenté par Emmanuel Falque comme l’archétype de l’impensable, se donne comme un « exemplaire trou de taupe, hors phénomène qui rend impossible toute phénoménalisation, hors expérience qui rompt le fil de la synthèse ou de la liaison, impensable qui met à mal l’idée même de la pensée » (p. 203).

A contrario, Emmanuel Falque entend engager la phénoménologie dans cette « percée » du hors phénomène, en lui donnant la charge de penser l’impensable, et avec lui, tout ce qui met en défaite nos habituelles modalités d’existence : la nuit plutôt que la lumière, le chaos plutôt que le cosmos, l’im-monde plutôt que le monde, l’an-expérience plutôt que l’expérience.

II. Une solitude irrémissible ?

L’effort déployé par Emmanuel Falque pour envisager la place de la philosophie dans un monde marqué par des déséquilibres désormais redoutables doit être salué. Quel discours peut tenir la philosophie devant les difficultés auxquelles sont confrontées les sociétés présentes et que devront assumer les générations futures ? La part la plus importante de l’ouvrage d’Emmanuel Falque consiste à mettre en évidence les conditions d’une alternative aux philosophies de la subjectivité, en s’accompagnant d’auteurs qui ont exploré, après Kant, une autre voie que celle qu’il a lui-même empruntée : Nietzsche, Kierkegaard, Freud, Antonin Artaud, Maurice Blanchot ou Gilles Deleuze, pour n’en citer que quelques-uns. Ces auteurs sont mis à contribution pour discuter pied à pied avec les figures marquantes de la phénoménologie, tout en essayant de prolonger ou d’accomplir le mouvement propre de cette discipline. Sans doute y a-t-il en effet urgence à sortir des pensées de la subjectivité, dont on peut mesurer sans difficulté à quel point elles pèsent dans notre incapacité à engager les transformations minimales qu’il faudrait introduire sans délais dans nos modes d’existence, directement menacés par cette difficulté à se réformer qui les caractérise. Si l’existence elle-même se comprend comme le lieu d’une transformation constante, où ni le « soi », ni le réel dans lequel il est engagé ne peuvent être reconduits à une quelconque identité, elle doit bien être en mesure de changer son horizon d’attente, et ce faisant, de contribuer à ouvrir un avenir au lieu même où tout semble perdu. C’est du moins ce dont nous voulons nous convaincre.

Si le trauma semble certes s’imposer par son efficience irrécusable, constitue-t-il pour autant la seule et unique modalité d’une transformation de soi ? À envisager cette sortie de la subjectivité dans le seul espace du trauma, est-il encore possible de penser ou simplement d’ouvrir un espace de rencontre, aussi fortuite cette rencontre soit-elle ? En critiquant les pensées de l’altérité dont il a souvent raison de souligner qu’elles deviennent étouffantes à force de ne pas interroger leurs partis pris et de ne pas douter de leur propre bienséance (voir p.242 et suivantes), Emmanuel Falque considère qu’acculés au hors phénomène, nous n’avons plus rien à partager que nos traumas, si tant est qu’on puisse encore parler de partage dans cette collision entre deux noyaux de solitude, qui ne sont plus en mesure de s’ouvrir à rien. Il y va d’une « sorte d’ « intersubjectivité du chaos » » qui, selon Emmanuel Falque, « est bien la seule qui soit acceptable, voire souhaitable » et consiste à conduire autrui à porter avec moi mon trauma (p. 342). Et l’auteur de poursuivre :

Je n’ai rien de « plus profond » à partager avec l’autre sinon précisément cela même qui, de moi comme de lui, est « impartageable » en même temps qu’« inconnaissable ». Dans ce « noyau de solitude » se dit l’unique lien qui résiste aux atours de l’altérité, voulant toujours nous faire croire à une vie possible à l’aune d’une bienveillance spontanée. Ni ouvert ni fermé à autrui, nous l’avons dit, j’y suis d’abord « lié » dans ce qui fait de lui comme de moi non pas un « mystère » mais plutôt une « résistance » impossible à sonder (…). (p. 342)

Que ce lien s’exprime ici avec des guillemets montre bien qu’une telle liaison, quand bien même elle chercherait à se traduire dans les termes d’un amour, ne saurait exprimer le lieu d’une communauté possible.

III. Quel monde commun ?

Si la tentative déployée par Emmanuel Falque est stimulante par sa vocation à une certaine radicalité, les conclusions auxquelles elle aboutit peuvent donc légitimement sembler difficiles à embrasser, pour certains lecteurs à tout le moins. Enfermer l’existence dans une solitude sans ouverture aucune permet-il de proposer une alternative solide aux philosophies de la subjectivité, souvent critiquées pour le risque de solipsisme auquel elles s’exposent ? Et comment faire sien cet appel à s’envisager dans une modalité de l’existence qui se comprend sans don ni espérance, et partant, sans avenir ? Si je n’ai rien à offrir aux autres que le poids de ma douleur, et rien à attendre d’eux que de voir augmenter le poids de cette douleur mienne, ne vaut-il pas mieux laisser chacun affronter seul l’épreuve d’un deuil précoce ou d’une maison emportée par l’orage ?

Contre toute une tradition, Emmanuel Falque semble ainsi contester l’idée que l’adversité puisse donner autre chose que l’expérience d’une destruction. Si les épreuves sont nombreuses qui effondrent en nous tout horizon et tout espoir, cet effondrement est-il pourtant définitif ? Peut-il avoir à la fois le premier et dernier mot, ou devenir la règle et le principe d’une philosophie ? Du point de vue existentiel, le hors phénomène ne nous donne rien, ni présent ni avenir. Il ne nous permet pas non plus d’articuler notre vie – ou plutôt notre survie – à notre milieu ou à notre héritage, qu’il soit matériel ou spirituel. Comment construire un monde commun à partir d’une telle situation ? Car sans tomber dans une bienveillance naïve ou dans une « mystique » de l’altérité, le monde dans lequel nous vivons, et dont les déséquilibres font peser la menace de destructions autrement plus redoutables que celle d’un sujet arraché à sa condition de sujet, impose aussi la nécessité et l’urgence de penser les conditions de possibilité d’un cheminement et d’un avenir communs.

Sans préjuger des apports que proposera le troisième volet de ce triptyque phénoménologique, qu’il soit permis d’évoquer ici la figure de Fernand Deligny, qui a passé une part significative de son itinéraire personnel à accompagner des enfants autistes à qui il offrait, dans les Cévennes, des conditions d’existence précaires mais qui leur apportaient moins d’entraves que l’institution médicale. De son aveu même, l’existence de ces enfants mutiques se joue concrètement dans une parfaite étanchéité à toute forme d’altérité : « Ces gamins sont vraiment, mais radicalement incapables de toucher quelqu’un d’autre… Il n’y a pas d’autres. »[2]. Pour autant, la tentative développée par Fernand Deligny postule l’existence d’un monde et d’un corps communs, d’un environnement partagé avec ces enfants – et les résultats que cette tentative a pu produire tiennent précisément à cette intuition qui s’est vérifiée d’une certaine manière par l’expérience. Cette solitude d’une enfance sans avenir se soutient des relations qui s’instaurent avec elle, dont elle peut bien méconnaitre la présence, mais dont elle vit concrètement et directement. Ce qui est une détermination possible de la grâce, en dehors de toutes considérations religieuses.

À travers les nombreux détours qu’il emprunte, par le trauma, la solitude et la perte, c’est peut-être une telle possibilité que vise Emmanuel Falque, qui achève son ouvrage sur une thèse forte, qui sort in extremis le lecteur du découragement où il était plongé et contraste avec bien des développements de l’ouvrage, thèse selon laquelle « « vivre avec » (…) sera, a minima, la leçon du trauma » (p. 458). Et puisque ce vaste itinéraire mené hors phénomène s’achève à la rencontre d’une parole amoureuse de Rilke, qu’on nous pardonne, en guise de réponse aux questions que ce livre somme toute très riche a suscitées, de donner à entendre encore une fois quelques vers de ce même poète, à même d’éveiller notre attention en la plongeant dans l’étoffe même de la phénoménalité :

Mais parce qu’être ici, c’est beaucoup ; et que tout, semble-t-il,

Tout ce qui est d’ici, le périssable, nous réclame et a besoin de nous ;

Étrangement il nous concerne : nous, périssables plus que tout.[3]

 

 

[1] Voir Emmanuel Falque, « Hors phénomène », Revue de métaphysique et de morale, vol. 99, no. 3, 2018, p. 323-344.

[2] Fernand Deligny, Cahiers de l’immuable n°2 (1975), in Œuvres, Paris, L’arachnéen, 2017, p. 931.

[3] Rainer Maria Rilke, Élégies de Duino, trad. Armel Guerne, in Poésie, Œuvres II, Paris, Seuil, 1972, p. 337.

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