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Recension – au fil du motif

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A. SOULEZ, Au fil du motif. Autour de Wittgenstein et la musique, éd. Delatour, Paris 2012.

Stefano Oliva Università degli Studi Rome Tre

 

Un thème avec variations

            Les treize chapitres qui composent Au fil du Motif rééditent autant d’articles d’Antonia Soulez, presque tous parus au cours des dix dernières années dans différentes revues philosophiques françaises et internationales. Suivant l’inspiration naturelle du recueil, l’auteur propose ce que nous pourrions définir comme un thème avec variations : comme l’indique son sous-titre, les différents essais affrontent les réflexions philosophiques de Ludwig Wittgenstein sur la musique, en éclairant certaines problématiques comme les relations entre musique et langage, la question de l’expressivité, les relations entre esthétique et anthropologie, l’anti-substantialisme impliqué dans la pratique comparative proposée comme méthode philosophique privilégiée.

Ill

            Dans le même temps, le thème (musical) de la réflexion wittgensteinienne est éclairé par la confrontation avec l’œuvre d’écrivains d’autres provenances culturelles : dans les pages d’Antonia Soulez apparaissent ainsi Arnold Schönberg – « penseur de la forme » – et Paul Valéry (dont la « sensualité active »  stimule la créativité de la compréhension), Franz Kafka (prisonnier d’un solipsisme tragique présenté à travers le thème de l’animalité) et John Cage, compositeur en lutte contre le « solfège » entendu comme métalangage préconstitué.

            Si le parcours proposé par l’auteur se développe comme un thème avec variations, s’enrichissant des confrontations avec la réflexion de personnalités éminentes de la philosophie et de l’art, il est naturel de tenter d’énoncer plus précisément le motif qui semble émerger des différents essais, puis de reparcourir ce qui, parmi les confrontations proposées, nous semble plus intéressant et surprenant du point de vue théorétique. Dans cette optique, nous nous concentrerons sur ce que Soulez nomme la « nouvelle méthode horizontale » de Wittgenstein pour passer ensuite à la confrontation entre la réflexion du philosophe viennois et la pensée de Gilles Deleuze.

La méthode horizontale

            Dans la pensée du second Wittgenstein, le thème musical est pris dans un réseau de relations de ressemblances avec le langage. Wittgenstein écrit ainsi dans les Recherches philosophiques que « la compréhension d’une proposition du langage est beaucoup plus proche de la compréhension d’un thème musical qu’on ne le pense »[1]. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, la confrontation entre musique et langage ne tend pas à souligner un élément commun entre les deux formes, une essence extratemporelle qui sous-tendrait les deux : comme l’écrit Antonia Soulez, « la comparaison, loin de nous ramener à une polarité unique comme à un centre de gravité, nous écarte toujours davantage d’un centre, d’un point de résolution unique » (p.19). Au contraire, « le schéma arborescent des filiations » tracé par le philosophe « laisse […] place à des figures de réseaux ouvertes et sans ancêtre au sommet » (ibid.). Pour Wittgenstein il est possible de liquider la question de l’essentialisme qui sous-tend habituellement nos recherches, puisque c’est l’ordre même de la réflexion qui est renversé : l’analogie entre deux phénomènes différents, comme dans le cas de la musique et du langage, n’éclaire pas une essence déjà donnée mais produit elle-même les traits communs aux deux formes expressives. Pour cette raison « la comparaison est donc une poïèse en acte » et « l’application est l’acte premier de la comparaison » (p. 28). Evoluant dans un régime de « comparabilité sans identité », la réflexion de Wittgenstein ne propose « ni de comprendre la philosophie dans les termes de la musique, ni de comprendre la musique dans les termes de la philosophie » mais suggère la possibilité de tracer des « schémas arborescents anti-généalogiques »(p. 89) où les ressemblances sont produites à partir de l’acte même de la comparaison : pour employer une expression de l’auteur, il ne s’agit pas d’une découverte mais d’une « exécution des ressemblances » (p. 166). En ce sens, non seulement la production musicale mais aussi la compréhension est un art, du moment qu’il requiert une participation active de l’auditeur qui, en comparant et rapprochant différentes formulations, perçoit des ressemblances et des différences, en produisant des formes nouvelles – linguistiques, musicales ou gestuelles – en réponse.

            Dans la lecture d’Antonia Soulez, la réflexion de Wittgenstein sur la musique a l’objectif de clarifier et spécifier une vision philosophique que nous pourrions dire constructiviste – où c’est l’expérience de la comparaison qui institue les ressemblances, en nous faisant connaître en même temps les différences – et immanentiste, puisque la pensée musicale « n’est pas placée au-dessus comme la tradition platonicienne nous y aurait conduits » (p.130). Sous ce profil, le second Wittgenstein – des Recherches philosophiques – est fidèle au premier : « cette leçon d’immanentisme invite à étendre à la musique la stratégie du “rejet de l’échelle” du Tractatus » (p. 41). Si, en accord avec la lecture « austère » du Tractatus[2], nous reconnaissons que le parcours proposé par Wittgenstein conduit à un refus du non-sens sur lequel on avait dû grimper pour atteindre un point de vue correct sur le monde et sur le langage (c’est l’image de l’échelle qu’on rejette après s’en être servi), de la même façon nous pouvons trouver dans la musique un refus de la métaphysique, en tant que recherche essentialiste : la musique, en effet, « déroule un processus de variation “sans échelle” où chaque phrase est un “aspect” d’un “Tout” vers lequel tend l’écrivain comme le compositeur » (p. 47). La référence à un univers aspectuel privé d’ancrage substantiel souligne encore le parallélisme entre la pratique musicale et la philosophie, entendue par Wittgenstein comme une thérapie de la vision et un abandon de l’échelle métaphysique. Comme précise l’auteur, « les “aspects” sont précisément là pour montrer activement qu’il n’y a rien à voir au sens non pas où ce “rien” se logerait quelque part, mais au sens où il faut renoncer à s’interroger à son propos » (p. 85).

            L’univers aspectuel où la musique entraîne représente un Tout, comme on l’a vu, bien différent du « même » que la métaphysique – notamment platonicienne – a identifié comme objectif de sa recherche : or, « détacher, désolidariser le “Tout” du “même” est le geste intéressant (et quasi-musical) de Wittgenstein » (p. 325). En rejetant la méthode de la définition socratique et en proposant une pratique comparative fondée sur les exemples, Wittgenstein prend les apparences du sophiste pour qui « les paradigmes ne valent plus que par leur caractère partiel » (p. 165) ; la pratique comparative apparaît donc comme une incessante élaboration musicale, « une variation sans échelle […] dépourvue d’une quelconque référence à une totalité constituée faisant retour à l’identique » (p. 327). Dans ce contexte, la répétition, considérée généralement comme une réédition du même, cesse de répéter la compacité d’une entité pour affirmer sa différence : « La répétition (d’un irrépétible en tant que tel) – proférer quelque chose une fois encore, et non dire une autre fois la même chose – remplace la traduction […], impossible » (p. 318). Pour cette raison, en faisant encore un saut du premier au second Wittgenstein (singulièrement solidaires sur ce point), la compréhension musicale, d’un côté peut être rapportée à la compréhension linguistique, de l’autre demeure un unicum, insubstituable et intraduisible. Comme le disent les Recherches philosophiques, « nous parlons de comprendre une proposition, au sens où elle peut être remplacée par une autre qui dit la même chose, mais aussi au sens où elle ne peut être remplacée par aucune autre (pas plus qu’un thème musical peut être remplacé par un autre) »[3]. Dans un régime d’intraduisibilité, répéter n’est pas dire « le même » mais dire à nouveau ; pour cette raison Soulez peut écrire que « la “ritournelle” de Wittgenstein est une variation libérée de l’obsession du “même” » (p. 327).

Wittgenstein et Deleuze, philosophes de l’immanence

            Comme nous l’avons vu, les treize essais d’Antonia Soulez se présentent – dans la perspective que nous avons adoptée – comme un thème avec variations où reviennent, sous de multiples facettes, les motifs du constructivisme et de l’immanentisme, de l’anti-platonisme et de la méthode de comparaison horizontale. En parcourant ces thèmes il est aisé d’apercevoir en transparence la figure d’un philosophe généralement réservé et distant – pour ne pas dire en conflit – avec Wittgenstein : nous avons nommé Gilles Deleuze.

            Suivant la reconstruction d’Antonia Soulez, la méthode philosophique comparative de Wittgenstein possède un caractère fortement constructiviste dans la mesure où elle produit et institue (au lieu de découvrir et retrouver) les analogies inhérentes aux relations entre musique et langage. Comme le soutient Alain Badiou en référence à Deleuze[4], Wittgenstein aussi « exploite […] le pouvoir qu’a la musique de “susciter” des expressions philosophiques inédites ». Toutefois le constructivisme des deux philosophes et leur usage de la métaphore musicale comme moteur de la réflexion présente une différence cruciale : si Deleuze « procède par contamination métaphorique, tenant les traits figuraux pour des éléments dont la séduction donne à penser », Wittgenstein au contraire « fait travailler la métaphore contre elle-même pour en garder quelques traits pertinents ». (p. 18). Pour Deleuze[5], « le philosophe […] procède par construction de concepts, […] l’artiste […] produits des variétés d’êtres sensibles et le scientifique […] est un constructeur de fonctions » (p. 193). Bien que Wittgenstein embrasse une vision constructiviste, entre le philosophe viennois et le penseur français subsiste toute la distance qui sépare la multiplication incontrôlée et nomade de la pensée, de la pratique austère de la confrontation des ressemblances et l’apprentissage des différences : la devise de cette vision pourrait être l’exergue shakespearien par lequel Wittgenstein avait pensé ouvrir les Recherches philosophiques : « I’ll teach you differences »[6].

            D’un autre côté, la pratique comparative horizontale instituée par ce que Soulez appelle les « schémas arborescents anti-généalogiques » constitue un point de contact significatif entre Wittgenstein et Deleuze : malgré les différences entre les deux modèles de constructivisme, « tous deux effectuent cette construction à même le plan de composition, ou d’immanence comme l’appelle Deleuze » (pp. 18-19). Les « variations sans échelle » de Wittgenstein induisent une pratique comparative horizontale entre qualia sonores appartenant à un univers aspectuel désubstantialisé : l’anti-platonisme qui anime le projet destructif de Wittgenstein[7] – considéré par Badiou comme un projet antiphilosophique[8] – semble se résoudre en un immanentisme peu éloigné de celui que propose Deleuze, puisque dans la réflexion du philosophe viennois « ce qui se déploie […] est un “univers” adjectival d’aspects, produit d’un perspectivisme décentré – sans ego ni substance» (p. 193). Par conséquent le « plan devenu horizontal » sur lequel se fondent les confrontations peut être facilement rapproché du « plan d’immanence selon Deleuze » (p. 62).

            A propos de la compréhension de la phrase comme formulation irremplaçable, on a dit que le modèle proposé par Wittgenstein est celui du thème musical, intraduisible et donc compris dans son unicité. La compréhension devient un processus intransitif, qui ne permet pas de passer d’une forme à une autre mais exige de s’arrêter à la satisfaction devant la différence, acquise et incorporée comme un nouveau geste dans le langage. Dans ce cadre, la répétition est alternative à la paraphrase et se présente comme da capo, profération réitérée qui ne se résout pas au retour du même. Antonia Soulez écrit : « C’est pourquoi dans la répétition peut opérer la surprise quand bien même j’entendrais mille fois le même air. On est aux antipodes de la ritournelle selon Deleuze » (p. 75). La référence concerne clairement la ritournelle présentée dans les pages de Mille plateaux : «enchaînement territorial», réplique de l’environnement au chaos, la ritournelle délimite et «rend maîtres» à travers une ritualisation[9]. Pourtant, écrit Deleuze, la différence est rythmique, et non la répétition, qui toutefois la produit : de ce point de vue, la pratique musicale comme élaboration différentielle – ou, pour Wittgenstein, comme « variation sans échelle » – renvoie davantage aux analyses proposées dans Différence et répétition qu’à la ritournelle de Mille plateaux. La distance extrême se change ainsi en une proximité inattendue, un air de famille qui réunit, dirait Giorgio Agamben, deux « penseurs de l’immanence »[10].

Conclusions

            Le texte d’Antonia Soulez, loin de proposer une esthétique musicale wittgensteinienne,  procède à une analyse du rôle théorétique que la musique revêt dans les réflexions du philosophe viennois : dans cette perspective, la pensée musicale – cette musikalische Gedanke qui constitue le point de contact entre la pratique philosophique de Wittgenstein, la logique de Frege et la théorie musicale de Schönberg – est une voie d’accès privilégiée pour la compréhension globale du projet philosophique de Wittgenstein, conjuguant constructivisme et immanentisme dans une perspective anti-platonicienne proche de celle de Deleuze.

            Si d’une part la solide proposition théorétique et interprétative de Soulez est claire, d’autre part la référence au penseur français semble fuyante et l’on assiste rarement à une véritable confrontation et un dialogue explicite entre les deux philosophes. Le lecteur attentif pourra renouer les fils de cette relation, en retrouvant au fil des essais les motifs et les références, mais il semble que l’auteur ait voulu éviter un net face-à-face. Dans le cas où l’on voudrait approfondir le thème de la relation entre les deux penseurs, il faudrait rendre compte du jugement tranchant que Deleuze porte sur le travail de Wittgenstein : dans l’Abécédaire, le philosophe français qualifie l’auteur du Tractatus  de « catastrophe philosophique […] une régression de toute la philosophie […] la pauvreté instaurée en grandeur »[11]. Antonia Soulez, à propos de cette condamnation, rappelle que « Les critiques acerbes qu’on entend encore aujourd’hui contre ces philosophes de la signification des énoncés (dans le sillage de Gilles Deleuze) n’atteignent donc guère Wittgenstein […]. Prônant au contraire un retour au “monde”, le nôtre, Wittgenstein appelle à le reconnaître, l’habiter, se considérer comme lui appartenant » (p. 338). Philosophe du langage, père de la philosophie analytique, Wittgenstein a été jugé par la philosophie continentale comme un penseur abstrait, occupé à des réflexions scolastiques sur le problème de la signification, loin de ce que nous pourrions appeler une « philosophie de la vie ». Les indices disséminés Au fil du motif par Antonia Soulez nous conduisent à renverser ce préjugé, en nous proposant au contraire l’image d’un Wittgenstein penseur de l’immanence et critique de la métaphysique occidentale, peu éloigné de la perspective de Deleuze. Il semble désormais que les temps soient mûrs pour ouvrir le débat et proposer une confrontation entre deux des philosophes les plus intéressants et anticonformistes de notre époque.



[1] L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, Oxford, Blackwell 1953 (trad. fr. Recherches Philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, § 527)

[2] Concernant la lecture « austère », proposée en particulier par James Conant et Diamond, cf. A. Crary et R. Read (sous la direction de) The New Wittgenstein, London – New York, Routledge, 2000.

[3] L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, Oxford, Blackwell 1953 (trad. fr. Recherches Philosophiques, Paris, Gallimard, 2004, § 531).

[4] Cfr. A. Badiou, Deleuze, Paris, Hachette, 1997.

[5] Sur le constructivisme en philosophie, art et science, Cf. G. Deleuze, Qu’est-ce l’acte de création?, in  Deux Régimes de Fous. Textes et Entretiens 1975-1995, pp. 291-302, Paris, Minuit, 2003.

[6] Cfr. R. Monk, Ludwig Wittgenstein. The Duty of Genius, New York, Free Press, 1990, pp. 536-37 (trad. fr. Wittgenstein. Le devoir de genie, Paris, Odile Jacob, 1993).

[7] «I was thinking about my philosophical work and saying to myself: ‘I destroy, I destroy, I destroy –’». L. Wittgenstein, Culture and Value, Oxford, Basil Blackwell, 1980, p. 21 (trad. Fr. Remarques mêlées, Paris, Flammarion, 2002).

[8] Cfr. A. Badiou, L’anti-philosophie de Wittgenstein, Caen, Nous, 2009.

 

[9] Sur la ritournelle, cf. G. Deleuze, F. Guattari, Capitalisme et schizophrénie 2 : Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, chap. 11.

[10] Voir la classification et la répartition de la pensée philosophique moderne et contemporaine proposée par G. Agamben dans l’essai L’immanenza assoluta in La potenza del pensiero. Saggi e conferenze, Vicenza, Neri Pozza, 2005 (trad. fr. La Puissance de la pensée. Essais et conférences, Paris, Payot & Rivages, 2006).

[11] P. A. Boutang , C. Parnet, L’Abécédaire de Gilles Deleuze, 1995.

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