Esthétique/TechniquePhilosophie des sériesune

Une lecture de Dexter (1)

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« Tu as des goûts morbides en matière d’amusement[1]. »

Hugo Clémot, agrégé et docteur en philosophie, université Paris I, Phico/Execo, EA 3562

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Les derniers mots de Dexter dans la saison 7 reviennent sur le rôle constitutif des règles que l’on se donne à soi-même pour définir qui l’on est :

Nous nous donnons tous des règles à nous-mêmes. Ce sont ces règles qui nous aident à définir qui nous sommes. Quand nous violons ces règles, nous risquons de nous perdre nous-mêmes et de devenir quelque chose d’inconnu. Qui est Deb maintenant ? Qui suis-je ? Est-ce un nouveau commencement ? Ou le début de la fin[2] ?

Il n’est pas anodin qu’on fasse dire de telles choses sur la notion de règle à un personnage prénommé Dexter. En effet, à la suite de Vincent Descombes, on peut rappeler que le latin rectus veut dire « droit à la manière de cette ligne qu’on trace » et que regula désigne « l’instrument à tracer la droite[3] ». Or, on sait que dexter veut dire « ce qui est à droite, droit » ou encore « adroit[4] ». Dans Conditions nobles et ignobles, Stanley Cavell se demande lui aussi si Wittgenstein savait ou s’il se souciait de savoir « que la racine de l’idée de juste (donc de Recht, comme dans  Rechtfertigung – qui spécifie l’idée de droit) est l’idée de tirer une ligne droite, donc d’étendre la main vers quelque chose[5] ? » Après 7 saisons et plus de 80 épisodes, il semble donc que l’enjeu précisé par ces mots soit rien de moins que celui de savoir si le personnage de Dexter, qui peut incarner pour le spectateur la droiture morale et la figure du justicier[6], pourra demeurer celui qu’il est malgré l’irrespect des règles qu’il s’est efforcé de suivre toute sa vie. Cet enjeu narratif se double d’un enjeu commercial. En effet, il semble que les spectateurs ont jusqu’ici apprécié Dexter, malgré son besoin de tuer, car il a toujours su canaliser sa pulsion violente en ne l’exerçant que d’une façon légitime, la légitimité de la violence étant strictement encadrée par le « Code » enseigné par son père adoptif, Harry, et qui consiste en trois ou quatre règles : 1. « Ne tuer que quand on est justifié à le faire, sinon c’est un simple meurtre. » (1.3), 2. « Être sûr d’être justifié » (1.2), 3. « Ne pas se faire prendre[7]. » (1.6)

Les spectateurs continueront-ils donc à apprécier le personnage de Dexter s’il cesse de suivre le Code et continue à tuer des innocents ? Mais on comprend que l’enjeu devient aussi moral car si les spectateurs continuent à s’identifier à lui, qu’est-ce que cela voudra dire d’eux ? Cela ne montrera-t-il pas que la chaîne de télévision publique suisse TSR a eu raison de boycotter la série TV[8] ?

J’aimerais explorer ces enjeux en cherchant à rendre compte de ce que je trouve suffisamment important dans la série Dexter pour l’avoir suivie intégralement (c’est-à-dire aujourd’hui jusqu’à la fin de la saison 7). Autrement dit, les quelques pages qui suivent visent à faire ce que Stanley Cavell nous incite à faire quand nous avons pris du plaisir à une œuvre d’art, à savoir décrire mon expérience en déterminant les raisons de mon attachement à cette série télévisée[9].

1. Dexter, un super-héros ?

L’une des idées qui revient le plus souvent dans les textes consacrés à la série est qu’on y voit un homme extraordinaire se faire passer pour un homme ordinaire. Il est d’abord extraordinaire au sens « sociologique » où c’est un self-made man qui occupe un poste envié au Miami Police Department, celui d’expert en médecine légale, spécialisé dans l’analyse de traces de sang, qui travaille le jour sur les scènes de crime pour la police et la nuit à pourchasser et assassiner les criminels qui ont réussi à échapper à la justice, tout en étant chargé de famille et même, à partir de la saison 5, père célibataire !

Cependant, Dexter est plus qu’un superman « sociologique » : en fait, il est littéralement Superman puisqu’il a tout du fameux super-héros. Comme Superman, il a une double-identité : Dexter Morgan est en effet au Bay Harbor Butcher ce que Clark Kent est à Superman, à savoir un personnage assez lisse, maladroit et sympathique (« le gars aux donuts[10] ») qui sert de couverture à un être obsédé par le contrôle, à qui rien, ni personne ne résiste quand il s’agit de protéger son territoire, respectivement Miami et Metropolis. Certes, Dexter ne semble pas invincible au point où Superman l’est et il n’est pas capable non plus de s’affranchir des lois de la nature. Cependant, c’est aussi le cas d’un Batman ou d’un Spider-Man. On dira que Batman ou Spider-Man sont des super-héros parce qu’ils ont néanmoins d’autres super-pouvoirs. Mais, comme Spider-Man, Dexter possède un « radar », qu’il appelle parfois son « instinct[11] » (1.3), son « cerveau de lézard[12] » (7.3), lui permettant d’identifier intuitivement les individus dangereux. Ne pourrait-on pas cependant reconnaître au moins cette différence évidente : Dexter ne porte ni cape, ni costume moulant ? Mais ce serait passer un peu vite non seulement sur sa tenue de tueur, un pantalon large de type « treillis » (« Cargo Pants »), un t-shirt « henley », des gants de police (« black police tactical duty search gloves »), un bonnet noir, mais surtout sur son tablier, ses gants en latex, son casque avec visière transparente et tous ses précieux « instruments de travail[13] » : bâches en plastique, ruban adhésif, sacs poubelle, seringues hypodermiques, scalpel, perceuse et surtout couteaux de boucher. Voilà un « attirail » dont chacun ne dispose pas chez soi[14].

Puisque les films de super-héros plaisent, prendre conscience de ce que Dexter a tous les traits du super-héros semble bien constituer un progrès dans notre enquête. Seulement, il n’est pas sûr que nous sachions exactement pourquoi les histoires de super-héros plaisent. Peut-être peut-on faire de nouveau progresser l’enquête en pratiquant un peu de généalogie. En effet, une idée assez répandue veut que le mythe du super-héros hérite du mythe du héros de western. Ce qui nous laisse avec au moins deux questions : Dexter est bien un petit-fils ou un arrière-petit-fils du héros de western ? Pourquoi le héros de western a-t-il plu et peut-il plaire encore ?

 

 

2. Du western à Dexter

Soucieux de décrire mon expérience, préoccupé par le désir de lui être fidèle en cherchant à comprendre mon attachement pour une série TV comme Dexter ou pour le western, j’ai la chance d’avoir été précédé par un critique qui n’a pas hésité à se poser ce même genre de questions, à une époque où le western n’était pas tenu pour un objet digne d’une pensée sérieuse : Robert Warshow.

Dans son essai fameux intitulé « The Westerner[15] », Warshow a en effet essayé de prendre au sérieux son expérience des westerns et les westerns eux-mêmes, en cherchant à déterminer ce que son adhésion à ce genre mineur pouvait bien vouloir dire de lui et de ceux qui comme lui aimaient à regarder ses œuvres. Résumant son précédent et non moins fameux article sur le gangster[16], Warshow affirme que

[l]e gangster est isolé et mélancolique, et peut donner l’impression qu’il est un sage de grande expérience. Il plaît surtout aux adolescents avec leur impatience et leur sentiment d’être des outsiders, mais il plaît plus généralement à cette partie de nous-mêmes qui refuse de croire aux possibilités « normales » du bonheur et de la réussite ; le gangster est le « non » au grand « oui » Américain qui est inscrit en si gros sur notre culture officielle et a pourtant si peu à voir avec le sentiment que nous inspirent nos vies[17].

L’isolement et la mélancolie sont aussi des caractéristiques du héros de western parce qu’il use de la violence pour assurer l’ordre et la justice en attendant que le règne de la loi s’étende sur l’Ouest. En effet, s’il use de la violence de façon légitime dans la mesure où il se sent toujours tenu par un « code moral[18] », il ne peut empêcher qu’un doute pèse sur les motivations réelles de ses actes et marque son personnage d’une ambiguïté morale : « cette ambiguïté vient du fait que, quelles que soient ses justifications, il reste un tueur[19] ». C’est ce sentiment de culpabilité qui rend compte de sa solitude et de sa mélancolie. C’est cette ambiguïté morale que l’on retrouve dans le fait que le héros et le méchant sont le double l’un de l’autre, ce que reconnaît Stanley Cavell dans un passage de La Projection du monde vraisemblablement inspiré de Warshow :

ils sont tous deux en dehors de la loi, l’un parce qu’il est assez fort pour que personne n’y trouve rien à redire, l’autre parce qu’il est assez fort pour s’imposer son propre code et pour que les autres le respectent[20].

C’est encore cette ambiguïté morale qui fait dire à Stanley Cavell qu’

il ne peut pas être vrai que la satisfaction que procurent les westerns forts consiste simplement à assister encore et toujours au triomphe du bien sur le mal. Si c’était tout, le caractère arbitraire de la victoire ne donnerait que ce plaisir angoissé que l’on éprouve à suivre un jeu de hasard. L’angoisse dans le western est plus profonde, on suit le drame du destin. La victoire est presque arbitraire et l’extrême-justesse de l’issue laisse la porte ouverte à la question : Quel est le destin qui choisit le plus fort pour défendre le bien ? Le mal est toujours victorieux à court terme, pourquoi pas à jamais ? Pourquoi, dans un monde mauvais, est-ce à jamais le destin du bien d’attirer la force dans son camp et de la renforcer ? […] La question est de savoir si le destin de la vertu sera de perdre son pouvoir d’attraction, si tous les hommes et toutes les femmes désespéreront du bonheur[21].

Autrement dit, dans une société comme la nôtre, la violence n’apparaît que comme un phénomène nuisible et coûteux qui peut parfois se produire mais doit et ne doit être contrôlé que par les représentants de l’ordre et de la loi. En partant de l’origine des villes du Far West, le western retrouve quelque chose de la démarche des philosophes contractualistes qui cherchaient dans la fiction de l’état de nature, les fondements d’une société juste et bien ordonnée. En mettant en évidence la nécessité de la violence, le western permet que nous nous posions la question philosophique du rapport de la force et de la justice et ce, d’une façon d’autant plus radicale, que nous tendons à désespérer de nos institutions sociales et politiques.

Or, dans l’atmosphère étouffante de Miami, dans les couloirs de la hiérarchie du Miami Metro Department, dans les banlieues résidentielles des femmes au foyer, la vertu semble en effet avoir perdu de son attrait en même temps que l’usage de la force et de la ruse semble s’être imposé comme une nécessité pour conserver son statut social, son rang, sa maison. Si Dexter ou le héros de western nous plaisent, au-delà du « plaisir angoissé que l’on éprouve à suivre un jeu de hasard » au scénario bien écrit par des scénaristes très inventifs[22], c’est donc peut-être parce que, comme le gangster, chacun d’eux « parle pour nous, en exprimant cette partie de [notre] âme qui rejette les qualités et les exigences de la vie moderne[23] » et la violence du dégoût que le monde nous inspire.

Cette dimension symbolique du beau générique de la série Dexter n’a pas échappé aux observateurs qui y ont vu en général l’expression très réussie de l’ambiguïté du personnage et de nos vies ordinaires[24] : la préparation matinale avant d’aller travailler a en effet tout d’un rituel où « chaque geste et chaque matière évoquent le sang ou la violence qui sommeillent au cœur du quotidien, sous la forme de sardoniques oxymores[25] ». On a même pu écrire que chaque geste de la routine matinale du jeune homme évoque une façon de tuer : « l’étranglement, la suffocation, la noyade, l’arme blanche, la lacération, le broyage, la brûlure, le choc brutal[26] », un double sens encouragé par une réalisation qui partant d’actions quotidiennes bien connues, produit un sentiment d’inquiétante étrangeté : par exemple, les gros plans,

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[s]ouvent filmés au niveau des objets voire en contre-plongée, […] concentrent et exacerbent la puissance, la violence de gestes banals. Certains passages, tournés au ralenti et en très haute définition — comme on filme des sportifs ou des animaux en pleine chasse — contribuent à une lecture différente de ces gestes anodins [4]. L’ordinaire est ici filmé de façon extraordinaire, comme un moment rare[27].

L’hypothèse selon laquelle la série viserait à exprimer notre rejet de ce mode de vie et le dégoût violent qu’il nous inspire se trouve corroborée par l’influence incontestable du générique et de l’une des premières séquences du film American Psycho, adapté d’un roman de Bret Easton Ellis de 1991 et réalisé par Mary Harron en 2000. Musiques semblables, mêmes gouttes d’un liquide rouge que l’on peut prendre pour du sang dans les deux cas, mêmes ambiguïtés, même référence à la préparation alimentaire et aux rituels matinaux, même façon de suggérer en nous montrant le visage d’un homme derrière un masque (« de beauté » ou T-Shirt) que l’habit qu’on enfile au matin avant de sortir est un costume que l’on porte aussi sur le visage pour déguiser la violence, la haine ou la vulnérabilité qui ont l’âme pour empire.

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Ces analyses du générique nous conduisent donc à nuancer notre hypothèse initiale : si Dexter a tout du super-héros, ou du héros de western, il s’en distingue aussi dans la mesure où, contrairement à eux, il a intériorisé son double maléfique. La lutte, qui a toujours été une lutte intérieure mais était figurée par un dédoublement, est maintenant représentée comme étant réellement intérieure, ce qui renforce l’ambiguïté du héros. Si Batman ou le héros de western a toujours eu besoin du mal pour exister et du prétexte du maintien de l’ordre pour agir, Dexter est habité par le mal, par ce qu’il appelle, d’un nom trouvé sur une affiche dans un magasin de comics, son « Dark Passenger ». C’est un serial killer.

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[1] Dexter (Showtime, 2006-), Saison 1, épisode 1 (1.1 ensuite) : « Camilla. You have a morbid sense of fun. Dexter. That’s probably true. »

[2] Dexter 7.12 : « We all make rules for ourselves. It’s these rules that help define who we are. So when we break those rules, we risk losing ourselves and becoming something unknown. Who is Deb now? Who am I? Is this a new beginning? Or the beginning of the end? » Ces mots de Dexter sont suivis d’un chant traditionnel écossais, « Auld Lang Syne » dont l’air correspond à celui de « Ce n’est qu’un au revoir » en français, dont on entend les paroles suivantes : « Devons-nous oublier les vieilles connaissances et le bon vieux temps ? » (« Should auld acquaintance be forgot and days of auld lang syne ? »)

[3] Voir Vincent Descombes, Le complément de sujet. Enquête sur le fait d’agir de soi-même, Paris, Gallimard, 2004, p. 443.

[4] Félix Gaffiot, Dictionnaire Gaffiot Latin-Français, Paris, Hachette, 1934, p. 516.

[5] Voir Cavell, « Le débat de l’ordinaire. Scènes d’instruction chez Wittgenstein et Kripke », in Conditions nobles et ignobles. La Constitution du perfectionnisme émersonien, in Qu’est-ce que la philosophie américaine ?, Paris, Folio, 2009 (1993), p. 350.

[6] On pourrait en discuter. En français, voir, par exemple, Thibaut de Saint-Maurice, « Dexter Morgan est-il un justicier ou un meurtrier ? », Philosophie en séries, Paris, ellipses, 2009, p. 109-118.

[7] 1. « Killing must serve a purpose, otherwise it’s just murder. » (1.3) 2. « Be sure. » (1.2). 3. « Don’t get caught. » (1.6). J’écris « trois ou quatre » règles pour signaler que le nombre est à peu près arbitraire. Ce qui compte, c’est qu’il y ait un Code. On trouve dans la série des conseils plus nombreux et plus développés. Sara Waller et Sean McAleer ajoute les règles suivantes : « Be careful in the act and in the cleanup. Never make things personal. Blend in (fake emotion to appear normal). » Voir Sara Waller et Sean McAleer, « Deontology in Dahmerland », éd. Richard Greene, George A. Reich et Rachel Robison-Greene, Dexter and Philosophy, Mind over Spatter, Chicago et Lasalle, Illinois, Open Court, 2011, p.147.

[9] Voir Cavell, Philosophie, le jour d’après demain, Paris, Fayard, 2011, p. 17, par exemple, mais aussi p. 77-78, 81-82, 93, 106, 272-273.

[10] 3.1 : « Dexter the donut guy ; part of my routine. »

[11] « My instincts are impeccable ».

[12] « An alarm is going off inside my lizard brain. […] The amygdala. The most primitive part of the brain that senses danger. Harry taught me to listen to mine. »

[13] On peut acheter la panoplie tout entière sur internet, par exemple à l’adresse suivante : <http://www.squidoo.com/dexter-morgan-costumes>, consulté le 28 janvier 2013.

[14] Voir John Kenneth Muir, « The Killing Joke », Dexter and Philosophy, op. cit., p. 3-13, pour un exposé détaillé des ressemblances entre Dexter et les super-héros.

[15] Robert Warshow, « Movie Chronicle : The Westerner » (1954), in The Immediate Experience, Cambridge, Harvard University Press, 2001, p. 105-124.

[16] Warshow, « The Gangster » (1948), in The Immediate Experience, op. cit., p. 97-103.

[17] Robert Warshow, « Movie Chronicle : The Westerner », op. cit., p. 106.

[18] Id., p. 112.

[19] Id.

[20] Cavell, La Projection du monde, Paris, Belin, 1999, p. 92-93. A comparer avec cette description de John Kenneth Muir du rapport de Dexter à son frère, Rudy, The Ice Truck Killer : « Dexter – via le Code d’Harry – « contrôle le chaos » en lui, le dresse pour attraper les méchants. Rudy, quant à lui, emploie ses capacités sans chercher à les brider, ni à les orienter pour le bien de tous. » John Kenneth Muir, « The Killing Joke », in Dexter and Philosophy, op. cit., p. 10.

[21] Cavell, PM, op. cit., p. 93-94.

[22] Voir Fabien Gaffez, « Dexter, le sombre passager », Positif, n° 607, septembre 2011, p. 106 : « les scénaristes [des séries télévisées US] sont plus inventifs que les nouveaux producteurs hollywoodiens ».

[23] Warshow, « The Gangster », op. cit., p. 100.

[24] Voir Ariane Hudelet, « Un cadavre ambulant, un petit-déjeuner sanglant, et le quartier Ouest de Baltimore : le générique, moment-clé des séries télévisées », GRAAT On-Line, n° 6, décembre 2009, <http://www.graat.fr/tv01hudelet.pdf>, consulté le 28 janvier 2013.

[25] Voir Gaffez, « Dexter, le sombre passager », art. cit., p. 108. Repérer les oxymores dans Dexter est un jeu prisé sur le net, au moins depuis qu’on a noté que le personnage d’un sympathique sociopathe en relevait. Voir Sean Mitchell, « So he’s a serial killer? A guy needs a hobby », New York Times, 01/10/2006 ; cité par Erwan François, « Dexter : Délicieux malaise au générique », publié le 23 juin 2009, <http://www.iconique.net/dexter-delicieux-malaise-au-generique/<, consulté le 28 janvier 2013.

[26] Pierre Sérisier, « Dexter, le serial killer sublimé », blog Le Monde, 17 mars 2011, <http://seriestv.blog.lemonde.fr/2011/03/17/dexter-le-serial-killer-sublime>, consulté le 28 janvier 2013.

[27] Voir Erwan François, « Dexter : Délicieux malaise au générique », art. cit. ; la note [4] renvoie à Gordon, « An Emmy! Congratulations Digital Kitchen », Vision Research Focus Newsletter, 24/10/2007, <http://focus.visionresearch.com/?p=39>, consulté le 28 janvier 2013.

7 Comments

  1. Malgré l’aspect évidemment brillant de l’analyse, et la précision qu’il s’agit d’une lecture personnelle, l’approche philosophique est ici peut-être trop isolée. On ne peut pas, quelque soit le domaine envisagé, retirer le serial killer de sa structure psychologique, c’est-à-dire penser l’individu soumis à ses pulsions meurtrières en dehors de la construction même de ces pulsions. Or, si l’on tient compte de cela (et je suis d’autant plus étonné, du fait que vous le mentionnez) Dexter est d’abord, et avant toute chose, un serial killer, un tueur à la personnalité complexe et déterminée par la pulsion de meurtre. Dès lors on ne peut pas comparer Dexter à la figure du héros de western, encore moins poser  » la question philosophique du rapport de la force et de la justice ». Dexter ne se préoccupe pas de la justice, il se préoccupe de tuer, mais comme tout serial killer, ses victimes doivent correspondre à un schéma particulier dicté par la construction même de ses fantasmes. La justice n’a qu’un rôle annexe, elle n’est la que pour soutenir la pulsion, et elle joue un rôle de justification. L’esprit qui a conçu Dexter le dit lui-même:  » Lindsay, 59, said: « Some believe that Dexter cares about justice. Dexter doesn’t care about justice, he cares about killing. He’s attractive because he’s dangerous. It’s a mistake to think that Dexter is nice. He’s not nice – people romanticise him. He’s a serial killer. We like him because he has a code that make us feel better about him. » ». Que ce soit clair, sur le plan criminologique et psychiatrique, il faut savoir qu’un tueur, par définition, ignore ce qu’est la morale. Tout au plus il n’en a une vague idée que par l’observation du comportement des autres, je renvoie sur ce point, aux études cliniques de la psychopathie. Dexter est un psychopathe, et il l’est jusqu’au bout du dernier épisode de la saison 7, c’est ce qui fait le réalisme de la série, et dans ce sens, toutes les questions annexes soulevées au fil des épisodes ne sont motivées que par son besoin de tuer, y compris la question de l’identité. La spécificité de la série vient de ce qu’elle explore une figure du psychopathe pour lequel le schéma psychologique lié à la victime ramène à une sorte d’ultime prédateur parmi les prédateurs, ce qui correspond au narcissisme extrême des psychopathes. L’élimination du sergent Duakes illustre parfaitement que dans la finalité, c’est la survie de son besoin de meurtre qui prend le pas sur une morale qui n’est qu’une esquisse, un calque. En tant que psychopathe, Dexter calque une morale observée, il l’imite du mieux qu’il peut afin de parfaire son moi social, jusqu’au point où l’imitation s’impose presque comme une réalité (la criminologie n’a jusqu’ici pas envisagé l’émergence de cette sorte de « psychopathe ultime » du fait d’une intelligence et d’une capacité d’intégration à ce point développées que les imitations peuvent être vécues comme des réalités, comme avec le serial killer Stephen Griffiths, qui finit par redouter sa propre monstruosité ). En somme, votre analyse, je pense, est certes astucieuse et intelligente, mais elle est orientée autour d’une erreur d’interprétation de la personnalité dirigée par le meurtre (même si l’on parle de la représentation virtuelle d’une telle personnalité), erreur compréhensible car ce qui touche aux serial killers est frappé d’un hermétisme difficilement contournable.

    Je tiens bien sûr, à vous présenter mes excuses pour cette douce accusation, et à vous remercier pour le parallèle très juste avec le générique d’American Psycho. Dexter, tout comme Patrick Bateman, n’est « tout simplement pas là ». Si vous ne l’avez pas déjà fait, je vous encourage à lire Lunar Park et Suites Impériales (la suite de Moins que zéro, l’oeuvre publiée à 21 ans, un quart de siècle après) d’Ellis.
    Cordialement,
    Guillaume Fischer, étudiant en Philosophie à Toulouse et spécialiste-profiling.

  2. Guillaume Fischer, merci de votre intérêt et de votre long et savant commentaire. Pour que notre discussion nous conduise au mieux vers la vérité, peut-être serait-il utile d’attendre que vous ayez lu la suite de mon texte qui ne devrait pas tarder à être publiée ? En effet, la partie que vous venez de lire n’est que le début de mon enquête. Or, la suite aborde directement le fait que Dexter soit un serial killer, même si je m’intéresse moins à la pathologie en elle-même, sans pourtant m’en désintéresser totalement, qu’au personnage et à ce que sa voix me dit de moi-même. Vous me direz alors si vos interrogations ont trouvé des réponses et si elles vous ont satisfaites. Si ce n’était pas le cas, j’essaierai de les préciser.

  3. Eh bien ! Votre analyse soulève tant de choses, et à chaque paragraphe, une nouvelle objection me vient à l’esprit, tant et si bien que je ne sais plus où donner de la tête.

    Tout d’abord, je vous rejoins sur l’idée que la série nous apprend quelque chose sur la nature même de nos instincts. Qu’est-ce-que cela dit de nous-même ? Que nous ne sommes pas si différents dans ce qui se trame, au fond de nous, dans le complexe labyrinthe de nos désirs, de nos peurs et de nos pulsions. C’est sans nul doute ce que la série tente de dégager, et je trouve votre travail d’autant plus juste et approfondi.

    Il y a cependant diverses choses desquelles je m’écarte, et une en particulier, qui me semble essentielle.
    Pour essayer de l’expliquer, je voudrais vous faire partager un extrait des travaux que je mène ( il s’agit de ma dernière production, qui part justement de la première partie de votre lecture ).

    Le mariage de la folie et de la raison froide, un prédateur ultime. ( § 54 )
    par Guillaume Fischer, mardi 5 mars 2013, 14:30 ·
    Dexter, le lion parmi les loups, le serial killer qui tuait les prédateurs selon un code précis enseigné par son père, flic chevronné et révolté par les injustices du système. Une lecture de la série faite par monsieur Hugo Clémot, docteur agrégé en philosophie, dans Implications Philosophiques [ http://www.implications-philosophiques.org/semaines-thematiques/philosophie-des-series/une-lecture-de-dexter-1/ ] présente une analyse de l’adhésion du spectateur à cette série pleine de succès, et plus précisément au personnage phare, Dexter lui-même. Que dire de cet attachement pour le moins surprenant ? Car Dexter Morgan, s’il est un expert en médecine légale – spécialisé dans l’analyse de projections sanguines – de la Miami Metro Homicide, est aussi le Bay Harbor Butcher, le serial killer qui découpe les prédateurs humains dans des virées nocturnes pour le moins sanglantes, avant de jeter les cadavres au fond de la mer. Dexter, homme respectable le jour, est torturé par son Dark Passenger, tel qu’il le surnomme lui-même, autrement dit par son besoin de tuer. Mais si ce besoin est né d’un traumatisme incroyable (Dexter assista à l’éxécution de sa mère par des dealers, avant de passer trois jours dans ce bain de sang particulièrement horrible), son père adoptif a su lui apprendre à le canaliser, pour diriger la pulsion vers les prédateurs. En somme, Dexter a appris un code par son père Harry. Ne tuer que ceux qui le « méritent », et ne jamais se faire prendre. S’esquisse alors une affection du spectateur pour ce personnage charismatique aux allures de justicier, qu’Hugo Clémot se propose d’analyser à travers deux points essentiels. Un rapprochement entre Dexter et la figure du super-héros, puis une comparaison entre Dexter et la figure du héros de Western, sous-tendue par une ambigüité morale.

    Malgré l’aspect évidemment brillant de l’analyse, et la précision qu’il s’agit d’une lecture personnelle orientée sur l’adhésion du spectateur, l’approche philosophique est ici trop isolée, et comme toujours lorsqu’il s’agit d’une réflexion philosophique sur les serial killers, elle se détache d’une approche criminologique nécessaire. En effet, on ne peut pas, quelque soit le domaine envisagé et surtout pour analyser l’adhésion du spectateur à une figure fictive de tueur, retirer le serial killer de sa structure psychologique, c’est-à-dire penser l’individu soumis à ses pulsions meurtrières en dehors de la construction même de ces pulsions. Or, si l’on tient compte de cela, Dexter est d’abord, et avant toute chose, un serial killer, un tueur à la personnalité complexe et déterminée par la pulsion de meurtre. Dès lors on ne peut pas comparer Dexter à la figure du héros de western, et encore moins poser  » la question philosophique du rapport de la force et de la justice ». Dexter ne se préoccupe pas de justice, il se préoccupe de tuer, mais comme tout serial killer, ses victimes doivent correspondre à un schéma particulier dicté par la construction même de ses fantasmes (signification du prétendu Code enseigné par Harry, duquel Dexter finit par s’écarter). La justice, et c’est le point important qui est rendu de plus en plus flou au fil des épisodes de la série, n’a qu’un rôle annexe, elle n’est la que pour soutenir la pulsion, et elle joue un rôle de justification. L’esprit qui a conçu Dexter le dit lui-même:  » Lindsay, 59, said: « Some believe that Dexter cares about justice. Dexter doesn’t care about justice, he cares about killing. He’s attractive because he’s dangerous. It’s a mistake to think that Dexter is nice. He’s not nice – people romanticise him. He’s a serial killer. We like him because he has a code that make us feel better about him. » » – Dexter author: don’t romanticise my serial killer, The Telegraph, 17 Oct 2011 –
    Sur le plan criminologique et psychiatrique, il faut savoir qu’un tueur ignore ce qu’est la morale. Tout au plus il n’en a une vague idée que par l’observation du comportement des autres, je renvoie sur ce point, aux études cliniques de la psychopathie. Dexter est un psychopathe, et il l’est jusqu’au bout du dernier épisode de la saison 7, c’est ce qui fait le réalisme de la série, et dans ce sens, toutes les questions annexes soulevées au fil des épisodes ne sont motivées que par son besoin de tuer, y compris la question de l’identité. La spécificité de la série vient de ce qu’elle explore une figure du psychopathe pour lequel le schéma psychologique lié à la victime ramène à une sorte d’ultime prédateur parmi les prédateurs, ce qui correspond au narcissisme extrême des psychopathes. L’élimination du sergent Duakes, à la fin de la saison 2, illustre parfaitement que dans la finalité, c’est la survie de son besoin de meurtre qui prend le pas sur une morale qui n’est qu’une esquisse, un calque. C’est sur cette notion de calque que j’ai construit mes travaux ces dernières années, après une étude approfondie des études cliniques de la psychopathie, de l’histoire des serial killers et de la criminologie qui s’y rattache, en résumé, après une insertion dans ce qu’on appelle communément le domaine – très controversé – du Profiling ( en France, la section récente d’Analyse comportementale de la PJ, et aux Etats-Unis, plus reconnue, la section du FBI’s Behavioral Analysis Unit crée par Robert Ressler). C’est autour de cette notion que j’ai souhaité développer une approche critique de la criminologie moderne qui, depuis maintenant une quarantaine d’années, de sa naissance à aujourd’hui, reste cantonnée à une observation générale catégorisante des divers serial killers.

    Même si la criminologie se veut et se voit contrainte d’être constamment en mouvement, mutation permanente influée par l’évolution mentale des serial killers, elle s’est embourbée dans la catégorisation excessive, et a été victime de la complexité de la psychopathie. Pourquoi une telle complexité ?
    Le psychopathe évolue dans une dualité pure. D’un côté, tout comme le prédateur de la jungle ou de la savane, le tueur obéit à une loi naturelle, qui est l’aboutissement d’une incapacité d’intériorisation des pulsions. Cet aboutissement conclut une évolution extrêmement complexe de la structure psychologique de l’individu. Il serait trop long de développer ici la description de cette évolution, mais on peut la résumer grossièrement en trois étapes.
    1) Traumatisme contrariant l’innocence de la personnalité enfantine, qui induit une fissure dans l’éducation naturelle de la distinction Bien-Mal.
    2) Développement de fantasmes liant la violence au actes du quotidien. Par suite, l’évolution s’oriente vers les fantasmes meurtriers ( selon les termes de la psychiatrie clinique, il s’agit de la maturité criminelle, c’est-à-dire d’une mentalité de « tueur en devenir », ou « tueur en puissance » )
    3) Développement d’un ennui permanent, d’une « mort permanente au quotidien » parce que le réel n’est pas en adéquation avec l’esprit du tueur en devenir.
    A partir de là, l’individu développe à la fois un dégoût pour le réel et pour les autres, une préférence pour une réalité parallèle fictive, et cela débouche sur une psychopathie aboutie, dont je n’énumérerais pas les caractéristiques cliniques ici. S’érige donc une frontière incassable entre le réel et le mental de l’individu, qui construit son isolement total, son manque d’empathie etc. Je souhaite relier ce phénomène à l’analyse phénoménologique lévinassienne, car Lévinas décrit la subjectivité comme une hospitalité, c’est-à-dire que la reconnaissance du moi passe par l’accueil de l’altérité radicale, en d’autres termes, la subjectivité se construit par cette relation. Or, le tueur n’accomplit pas cet accueil de l’altérité radicale. L’autre n’est pas perçu comme altérité, mais comme objet rempli de potentialité. Ce qui nous amène au deuxième terme de la dualité vécue par le psychopathe. Opposée à l’instinct naturel, autrement dit au besoin de chasser, il y a la conscience de la société. Or, malgré cette conscience, le psychopathe érige cette effroyable subjectivité sans la reconnaissance de l’Autre. En somme, le psychopathe construit bien sa propre subjectivité, mais celle-ci est définie comme une entité supérieure, extérieure à la société. C’est pourquoi l’Autre est perçu comme objet rempli de potentialité, et cela explique les caractéristiques générales de la psychopathie, le narcissisme extrême, l’absence d’empathie; cela met également en évidence une complexité phénoménale de la mentalité psychopathe.

    La criminologie en est victime, parce qu’elle ne prend pas en compte de façon sérieuse ce que je définirais comme les stades ultimes de l’évolution psychopathe, autrement dit la capacité à vivre l’imitation comme une réalité, la capacité d’intégration et l’incroyable faculté de comédie qui y est liée. L’étrangeté de ces stades réside dans le fait que le psychopathe est un parfait caméléon au point qu’il peut devenir la couleur qu’il imite. Mais ici, il faut évoquer les distinctions criminologiques traditionnelles. Tout d’abord, un tueur psychopathe ne se dévoile vraiment que dans le passage à l’acte. C’est dans ce passage à l’acte que se définissent les catégories de tueurs: tueur pulsionnel ( désignation de la victime sous forme de « flash » assez similaire à ce qu’on nomme communément un « coup de foudre » ), tueur dit « organisé » ( longue préméditation vécue comme un plaisir ), etc…
    Or c’est dans cette approche trop catégorisante que la criminologie actuelle se voit désarmée face aux psychopathes disposant d’une intelligence plus aiguisée que d’autres. Elle reste en effet attachée à l’idée que la puissance de la pulsion de meurtre empêche le tueur d’envisager tous les éléments assurant sa « survie » au sein de la société, et il faut dire, que c’est souvent vrai. Les exemples sont multiples dans l’histoire criminologique récente, Luka Magnotta, Stephen Griffiths ou encore Mohamed Merah. La criminologie a cependant raté le mariage entre la folie et l’intelligence, stade ultime de l’évolution psychopathe. Car en dehors de ces castes définies à la suite de longues observations, une nouvelle mutation s’est extraite de l’idée même de caste, pour se réaliser dans cette sorte d’ « ultime prédateur », à savoir le prédateur qui réussit à construire sa mentalité psychopathe en parfaite adéquation avec la société et autrui, et à établir une hiérarchie entre cette adéquation et la gestion de la pulsion de meurtre. Une telle réalisation est-elle possible ? Contrairement à la criminologie qui affirme que les figures psychopathes à ce point intelligentes ne sont qu’une virtualité véhiculée par les films et la littérature, quelques cas particuliers démontrent la possibilité de cette réalisation. Pour reprendre la figure de Dexter, sa capacité, dans la série, à faire passer la survie de son besoin de meurtre avant la réalisation de la pulsion elle-même, est un prolongement de la prudence que le Zodiac killer mettait en oeuvre en parant à toute éventualité d’être retrouvé ( voir sur ce point, les dossiers du FBI rendus public, et l’histoire de ce tueur qui ne fût jamais arrêté ). Le métier qui rend la réalisation de la pulsion de Dexter plus facile, et qui perfectionne son moi social, est également inspiré d’un serial killer réel, arrêté au bout de neuf meurtres. Plus inquiétant encore, l’événement qui débute la saison deux de la série, c’est-à-dire la découverte des corps dans le paysage sous-marin au large de Miami, n’est pas sans rappeler la découverte macabre d’une douzaine de restes humains attribués au serial killer qui sévit actuellement aux Etats-Unis, surnommé The Long-Island killer. Cette liste de faits divers est certes glauque, mais elle est néanmoins un élément qui remet en cause les certitudes de la criminologie, qui n’a pas pris en compte l’émergence de cet « ultime prédateur » capable d’intégrer sa mentalité psychopathe à la société, à la façon d’un caméléon. La réalisation dont je parlais précédemment a lieu parce que le psychopathe est parfaitement conscient de l’anormalité de sa mentalité, tout en vivant sa pulsion comme un besoin vital. Pour organiser la survie de cette pulsion, le psychopathe développe des capacités d’observation et d’imitation dépendantes d’une acuité intellectuelle aiguisée. Le serial killer calque le comportement d’autrui. Cela me permet de revenir sur la notion de calque, point d’origine de ma réflexion. L’opération qu’accomplit le psychopathe est similaire à un savoir-faire: elle est sous-tendue par un but – survie de la pulsion de meurtre – et se construit autour d’un mode – observation, compréhension, imitation – et se présente comme un paradoxe. En effet, le stade de la compréhension est semblable à une coquille vide, c’est-à-dire que le psychopathe, au stade évolutif le plus abouti, est capable de saisir les motivations du comportement, les enjeux etc, mais sans les vivre à la manière dont les vit un individu normal. Par exemple, le psychopathe fonctionne comme un contraire du comportement amoureux. La où l’individu normal ressent l’amour sans le comprendre, le psychopathe comprend l’amour sans le ressentir. C’est ce paradoxe qui est à l’origine de la faculté de certains serial killers à séduire aisément, à avoir un potentiel charismatique bien plus développé que la moyenne. Tous les mécanismes du comportement humain sont parfaitement intégrés par le serial killer, ce qui accroit sa dangerosité par rapport à la société pour deux raisons. Premièrement, cela conforte la prise de conscience de sa supériorité, donc injecte un peu plus de folie dans le mariage dont j’ai parlé, mais sans provoquer de déséquilibre, et deuxièmement, cela pose d’emblée un rapport dominant-dominé entre le psychopathe et l’Autre ( un rapport en quelque sorte inversé par rapport aux analyses de Lévinas dans Autrement qu’être et au-delà de l’essence ). Un danger qu’on pourrait qualifier d’ironie mordante lorsqu’on pense que ce que les experts s’efforcent de comprendre se présente en fait comme un expert encore plus compétent, toujours dans l’idée d’un stade abouti de l’évolution psychopathe, et dans la perspective du mariage entre folie et intelligence.

    Voici l’hypothèse à laquelle l’idée de calque voulait aboutir. Est-il possible que le calque, l’imitation opérée par le serial killer soit à ce point réelle qu’il en vienne à confondre l’imitation et le réel ? Le psychopathe, incapable de sentiment, peut-il vivre un sentiment à la manière de Dexter qui finit par être affecté par sa famille ? Mon hypothèse va dans le sens d’une réponse affirmative. La complexité de la psychopathie, qui n’est ni totalement une névrose, ni totalement une psychose, mais plutôt un mélange des différentes affections mentales cliniquement connues, réside dans la fragilité de la frontière établie entre réel et fiction. Il est vrai que la survie du besoin de tuer, une fois le passage à l’acte accompli, est plus puissante que tout le reste. En tant que psychopathe, Dexter, dans la constitution de son « Code » calque une morale observée qui lui permette d’être en adéquation avec la société, il l’imite du mieux qu’il peut afin de parfaire son moi social et de faire survivre son besoin anormal et terrible grâce à une justification conforme aux attentes de la société. Cette imitation de la morale qui finit par être vécue comme une réalité est confrontée évidemment dans la série au besoin de meurtre, et la cohabitation des deux tendances, évidemment impossible, annonce une saison finale pour le moins chaotique. Mais ce cas de figure virtuel, que j’utilise ici comme tramplin pour ma réflexion orientée autour de l’idée de calque ( une véritable obssession chez les serial killers dans le dernier stade évolutif ) se rapproche beaucoup du cas de figure réel du serial killer qui commet volontairement une erreur ( ADN, empreinte digitale, etc ) afin d’être arrêté. Je m’inscris à l’encontre de la criminologie qui prétend, dans son approche trop catégorisante, que ce genre d’acte est motivé par le besoin de reconnaissance – une caractéristique clinique de la psychopathie -. Le besoin de tuer est en effet hiérarchiquement supérieur, dans la mentalité du serial killer, à un besoin de reconnaissance qu’il peut trouver ailleurs ( voir le cas du Zodiac killer ). L’hypothèse du principe du calque vécu comme réalité par le tueur psychopathe est peut-être plus plausible dans l’explication d’un tel acte, et se présente peut-être comme la clé de voûte de la compréhension de cette structure effroyablement complexe qu’est la mentalité d’un psychopathe serial killer, dans ce que j’ai désigné comme un dernier stade évolutif non envisagé par la criminologie moderne.

    Guillaume Fischer – Le supplice de la modernité : entre esclavage et maîtrise. Un essai sur la génèse mentale des serial killers. –

    C’est bien sur cette notion de pathologie que je souhaite revenir, même si je n’ai aucune maîtrise dans le domaine psychiatrique en général.
     » Contrairement, donc, à une croyance répandue, ce n’est pas son manque d’empathie qui conduit Dexter à tuer ses victimes, mais au contraire un excès d’empathie qui lui fait détester l’injustice et la persécution des victimes au point d’exterminer les tueurs. C’est d’ailleurs quelque chose dont Dexter va prendre progressivement conscience jusqu’à cet épisode 9 de la saison 5 où il s’en prend au beau-père violent d’une amie d’Astor, Olivia.  »

    Il faut, je crois, demeurer très prudent à cette étape. Peut-être que pour des raisons éthiques, cet évènement dans la saison 5 ( d’ailleurs toute la saison me semble représentative de cette volonté ) intervient pour rassurer le spectateur, à ce stade où la série s’arrête sur la mort de Rita, qui conclut un jeu pervers entre Dexter et Trinity.

    Malheureusement, je ne me sens pas capable de continuer sans un temps de réflexion, aussi je vous demande de me pardonner, mais je reviendrais bientôt avec une réflexion plus construite qui je l’espère aura réussi à englober tous les éléments auxquels je pense.

  4. Voilà, j’ai tâché de résumer tout ce que je pensais dans une sorte de conclusion qui achèverait mon travail en même temps. En réalité, notre pensée se rejoint, je crois, mais j’avoue être pris dans la confusion due à cette dualité mentale du serial killer, entre pulsion meurtrière et désir de la vie humaine qui se traduit comme un calque, et l’un n’allant pas sans l’autre…

    (suite à l’extrait de mes travaux) C’est alors que Dexter nous apparaît être le symbole-même du calque. Dexter, monstrueux certes, mais cherchant tellement la normalité et la ressemblance, qu’il en finit par être affecté. Et c’est ici que l’interprétation du spectateur choisit, elle aussi, la normalité. Doit-on être mal à l’aise parce qu’on aime Dexter, parce qu’on en vient à souhaiter sa réussite ? Est-il légitime de choisir son camp, lorsque confronté au danger d’être découvert pour ce qu’il est vraiment, Dexter estime que Doakes doit être le Bay harbor butcher malgré son innocence ?
    Comme le soulève Susan Amper, « Our empathy for Dexter goes deeper than merely hoping he does not get caught. As Dexter grapples with life, we witness his struggle and sympathize. We can see ourselves in Dexter: his feelings of alienation, his wry (ironique) take on the people around him and their incomprehensible behavior. But this is scary. If I identify with a serial killer, what does that say about me ? » ( in Dexter’s Dark World. The Serial Killer as Superhero ). Hugo Clémot, dans la deuxième partie de sa lecture de Dexter reprend cette question. Qu’est-ce-que cela dit de nous-même ? Que nous ne sommes pas si différents dans ce qui se trame, au fond de nous, dans le complexe labyrinthe de nos désirs, de nos peurs et de nos pulsions, par rapport au personnage de Dexter. C’est sans nul doute ce que la série tente de dégager. Mais il faut ici relever que la série adoucit cette question qui finit par torturer. Doakes est en effet présenté comme un flic droit, mais qui n’hésite pas à régler ses comptes personnels avec son arme de service jusqu’à tuer, et au bout du compte, même si le chemin de sa mort a été dessiné par Dexter, ce ne sera pas de la main de celui-ci. En définitive, une attention aiguisée dévoile facilement les mécanismes qui nous amènent à l’acceptation de l’idée qu’on s’identifie à un serial killer. L’élément maléfique chez Dexter, survit dans un adoucissement permanent de sa nature. Il tue des prédateurs. Il protège à tout-prix sa soeur de son secret, il aime Rita et ses enfants, il aide Lumen dans sa quête de la vengeance, il blesse même un beau-père qui bat sa fille pour le décourager de décharger sa violence sur elle.

    Cet adoucissement permet en fait au spectateur de ressentir une certaine paix face à l’identification du personnage, et par la même occasion de bâtir la série comme un reflet de la société moderne. Pourquoi choisir un serial killer comme personnage principal ? Parce que le serial killer est l’accomplissement complet du malaise existentiel qui frappe chaque individu au quotidien. La question de l’identité, la question de la redondance, des sentiments, la sensation de vide qui accompagne parfois les quelques pas qui vont affaisser le corps sur un lit, la peur de la solitude…
    Tous ces doutes qui assaillent Dexter, tout ce qui modifie sa vie, ce n’est pas si différent du lycéen qui se sent seul, du père de famille qui se sent oppressé par sa famille, sans espace mais qui ne veut pas la perdre. Tout comme nous, Dexter ne veut pas perdre ce qu’il a. Tout comme nous, il désire à la fois la liberté et les clés de son bonheur, si bonheur il y a, car rappelons qu’il ne le sait finalement jamais. Il y a tant de ressemblances que le malaise vis à vis de son  » Dark Passenger  » s’estompe légérement. Après tout il se décrit lui-même comme esclave de cette chose sombre, étrange, qui le ronge. Il ne l’a pas voulu. Dès lors, on peut bien l’accepter, d’autant qu’il est un prédateur parmi les prédateurs. Dexter est l’histoire d’un serial killer, mais Dexter est un miroir social parce qu’il est l’éxagération de ce que nous vivons.

    Il est extrêmement difficile de sortir des multiples considérations qui orientent la psychiatrie, la criminologie et tout ce qui a pu ou peut chercher à comprendre les serial killers. L’approche scientifique est-elle juste ? Est-elle la seule à pouvoir saisir les clés de cette figure apparemment inhumaine ?
    La genèse mentale des serial killers commence par un traumatisme, passe par la construction de fantasmes solitaires qui prennent le pas sur le réel, et finit par le passage à l’acte, le meurtre en lui-même. Le vide, l’ennui, c’est-à-dire cette « mort au quotidien » sont à l’origine des fantasmes, eux-mêmes véhiculés par la solitude de l’enfance et l’absence de relation à l’Autre, qui définit la construction de la subjectivité propre du psychopathe. Une subjectivité perçue comme une entité supérieure, qui est incapable d’intégration réelle, d’où une volonté grandissante de destruction qui finit par s’orienter sur cet Autre qui créé la sensation d’écart. Mais l’esprit d’un serial killer est une ambigüité profonde, dans le sens où il n’est pas incapable d’humanité, tout comme Dexter. Ce calque, qui finit par devenir une réalité, montre peut-être à quel point l’opinion commune se trompe en croyant le serial killer inhumain, monstrueux; et c’est une attitude récurrente que de vouloir percevoir l’horreur ultime et inconcevable comme au-delà de l’humanité. Ce n’est pas un hasard si les serial killers américains ont de tout temps été perçus comme une incarnation du Mal sur Terre. Pourtant, Ted Bundy, l’un des plus effroyables d’entre eux, passait la majeure partie de son temps sur les lignes téléphoniques à aider des gens qui composaient le numéro SOSsuicide, et a sans doute sauvé de nombreuses vies sur le point de s’éteindre. Pendant sa jeunesse, on sait qu’il fût éperdûemment amoureux d’une fille, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir plusieurs relations.
    Tout se passe comme si l’intervention de l’inconcevable, le meurtre, se produisait dans une vie normalement humaine, avec ses besoins, ses pulsions inavouables, et ses soucis quotidiens. A ceci près que le malaise existentiel est total, au point de laisser le vide et l’ennui absorber tout ce qui construit le psychopathe, et d’amener la souffrance et le désespoir à un point de non-retour. Il s’agit sans nul doute d’une pathologie, mais à la différence de la majorité des autres psychopathologies, celle-ci est invisible, voire incompréhensible, et trouve son fondement dans tout traumatisme suffisamment puissant. Et par traumatisme, il ne faut pas entendre le meurtre d’une mère à la tronçonneuse, mais un évènement que chacun peut subir.

    En définitive, Dexter est un homme, un « homme-monstre », serial killer capable d’éprouver, car ce calque qui opérait comme un masque nécessaire à la survie de sa pulsion meurtrière est devenu le jumeau du réel. Il est capable de ressentir car au-delà du plaisir du meurtre, il désire tout en ayant peur et en se posant les mêmes questions que nous. C’est peut-être là que se concentre tout le supplice de la modernité; croire que ce symbole du serial killer est nécessaire pour réunir malaise existentiel, sensations de vide et d’ennui, souffrance et horreur, violence et manque d’empathie dans une histoire. Pourtant, nul besoin d’un serial killer, nul besoin d’un Dexter, pour écrire talentueusement cette histoire nous-même.

  5. Cher Guillaume Fischer,
    Je viens de lire avec beaucoup d’intérêt les deux longs nouveaux commentaires que vous avez eu la gentillesse de publier aujourd’hui. Vous m’apprenez beaucoup de choses et je suis heureux d’avoir trouvé un interlocuteur aussi passionné et passionnant.
    Mon intérêt va d’abord à vos références à certaines idées de Lévinas, que je connais mal, mais qui me semblent entrer directement en résonnance avec certaines analyses de Stanley Cavell, notamment dans les Voix de la raison. Ce rapprochement a d’ailleurs déjà été fait. Je vous le signale à toutes fins.
    Votre tentative de remise en cause des certitudes criminologiques m’intéresse également beaucoup, même si j’avoue mon ignorance totale en ces matières.
    Mon intérêt va surtout à votre dernier post, celui qui contient votre conclusion à venir (?), où votre réflexion atteint, me semble-t-il, une autre dimension. Par exemple, quand vous écrivez que « le serial killer est l’accomplissement complet du malaise existentiel qui frappe chaque individu au quotidien », et même si l’on pourrait discuter la pertinence de l’expression « malaise existentiel », je ne peux qu’être d’accord avec vous.

    Cela me conduit à vous poser une question relative au post précédent, c’est-à-dire le second. Je me demande s’il n’y aurait pas une tension entre l’affirmation précédente, dont on peut dire qu’elle contient en substance le contenu du troisième post, et certaines thèses du second. En effet, je crois que votre remise en cause des certitudes criminologiques devrait s’accompagner d’une remise en cause de certitudes relatives aux motivations, enjeux, etc., du comportement d’un individu normal. Pour reprendre l’exemple que vous donnez, quand vous écrivez que « [l]à où l’individu normal ressent l’amour sans le comprendre, le psychopathe comprend l’amour sans le ressentir », je ne suis pas sûr de bien comprendre moi-même. En effet, est-il sûr que l’individu normal sache toujours quand il est amoureux ? Ne faudrait-il pas distinguer entre les cas où l’individu est amoureux et le sait (ou le comprend) et les cas où il est amoureux sans le savoir (ou le comprend) sans le savoir, c’est-à-dire inconsciemment ? S’il fallait faire cette distinction et reconnaître l’existence du deuxième type de cas, quelles conséquences devrions-nous en tirer pour le comportement amoureux ordinaire ? Ne peut-il nous arriver, à nous aussi, de comprendre l’amour sans le ressentir ?
    Cela me conduit une deuxième difficulté, qui est liée à votre notion de « calque », « double » ou « imitation ». Vous soutenez que « [l]e psychopathe, incapable de sentiment, peut […] vivre un sentiment à la manière de Dexter qui finit par être affecté par sa famille ». J’aimerais savoir en quel sens extraordinaire, donc, on peut dire de Dexter qu’il « finit par être affecté par sa famille ». Je pense que vous vous heurterez ici au problème classique de la représentation qui est celui de savoir comment éviter que le représentant n’en vienne à faire disparaître le représenté. Par exemple, il n’est pas sûr que l’on puisse distinguer « la complexité de la psychopathie » seulement en disant que pour le psychopathe, la frontière établie entre réel et fiction est fragile. En effet, il me semble qu’une série TV comme Dexter nous permet justement de prendre conscience de la complexité de la normalité, de l’ordinaire, une complexité qui réside notamment elle aussi dans la fragilité de la frontière entre réel et fiction, réalité et fantasme, c’est du moins ce que j’essaie de dire dans la troisième partie de mon article.
    Ces deux remarques ne sont donc pas des objections, mais des interrogations, qui visent essentiellement à vous inciter à finir d’écrire et de publier ce qui constitue maintenant un article que j’ai très envie de lire.
    Bien cordialement, Hugo Clémot.

  6. Pitoyable… Vous appelez ça une analyse philosophique de Dexter ? Vous auriez dû commencer par Dora l’exploratrice… Si c’est pour énoncer des evidences, répéter d’autres analyses et faire des comparaisons insensées…

  7. Cher monsieur,

    Si vous souhaitez proposer une contre-analyse, n’hésitez pas à écrire à la rédaction.

    Bien cordialement

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