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Pierre Livet : « en philosophie, il n’est pas nécessaire de se réconcilier »

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Raphaël Künstler, d’Implications Philosophiques, vous propose ce long entretien avec Pierre Livet, où il discute avec le philosophe de ce qui a caractérisé et caractérise aujourd’hui sa démarche.

La philosophie, une vocation ?

J’aimerais commencer par vous demander comment et quand vous avez décidé de devenir philosophe.

En terminale de philo (ce qui est aujourd’hui une terminale littéraire, mais qui était mieux considéré à l’époque), après la lecture de la Critique de la Raison Pure (les raisonnements remontant aux conditions de possibilité ont été pour moi un émerveillement) et de la Phénoménologie de la Perception (c’était les liens entre données sur la perception et réflexion philosophique qui m’avaient passionné).

grass-1839000_1280Je n’avais pas de projet particulier d’orientation avant cette rencontre (liée aussi à un professeur, d’Harcourt, qui encourageait ses élèves à rechercher ce qui leur plaisait intellectuellement). Mais une fois plongé dans ce genre d’ouvrage, cela me semblait évident d’être philosophe, ce que je ne concevais pas sans ambition de recherche.

Pourriez-vous dire un mot sur vos origines (géographiques, familiales et « spirituelles ») ?

Je suis retourné à mes origines : en enseignant finalement dans ma ville de naissance, Aix-en-Provence, après un séjour par Paris et Besançon. Ma mère avait été institutrice (elle avait arrêté parce que je leur posais pas mal de problèmes du fait de ma santé). Mon père était professeur de géographie humaine à l’Université de Provence. C’étaient des catholiques de gauche, et j’ai suivi assez longtemps cette tendance, qui s’est révélée ne pas être très compatible avec un intérêt pour l’épistémologie et pour les manières de comprendre le collectif (le catholicisme prétend ne pas voir de problèmes dans la tension forte entre la petite communauté évangélique et la lourde institution sacralisée de l’Eglise, ce qui décourage toute prise en compte des possibilités d’autres collectifs, comme toute analyse plus précise des problèmes posés par des collectifs de plus en plus étendus).

Quel a été votre cursus universitaire ?

Comme beaucoup de ma génération: khâgne, université, Agreg, thèse de 3ème cycle, puis poste de maître de conférence, thèse d’Etat et professeur. Ma génération a eu beaucoup de chance : il était relativement facile d’entrer à l’université, même en philosophie, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Ces contraintes plus faibles faisaient qu’il était aussi possible d’avoir une carrière satisfaisante en n’étant pas vraiment inféodé à une tendance ou école de pensée, et en poursuivant ses propres réflexions alimentées par des rencontres multiples et avec des disciplines différentes. Aujourd’hui il faut commencer par appartenir à un réseau et se centrer sur un thème, et c’est seulement une fois qu’on a trouvé un poste – donc souvent assez tard- qu’on peut aller voir ce qui se passe ailleurs. Il reste cependant toujours vrai que c’est un avantage d’avoir aussi des compétences dans une discipline différente (comme l’école d’épistémologie « à la française » le conseillait à l’époque, mais sans penser que les philosophes pouvaient apporter quelque chose aux scientifiques, ce qui n’était pas très motivant, et qui n’est plus tout à fait le cas, en particulier en sciences cognitives). Mais cela demande une capacité de travail bien plus impressionnante, parce qu’un jeune chercheur est obligé de faire tout cela en même temps, au lieu de pouvoir répartir ces activités dans le temps, ce qui était possible pour ma génération. Ainsi je ne peux sûrement pas conseiller à ceux qui visent une carrière de chercheurs et universitaires de suivre leur petit bonhomme de chemin comme je l’ai fait.

Quels sont les professeurs qui vous ont marqués ?

J’ai eu comme professeurs Aubenque et Granger, ainsi que De Santi, assez impressionnants par leur maîtrise tous les trois.

Une vie de chercheur

Quels sont les grandes étapes de votre vie de chercheur ?

Mon parcours philosophique a suivi de multiples réorientations, avec rétrospectivement un possible fil conducteur, qui consiste à analyser les manières dont les interactions sociales et la constitution de collectifs impliquent des efforts de référence commune, de convergence, de reconnexions, de reprises, de mise en réseau, alors même qu’il est en fait et en droit impossible de garantir ces convergences et ces bouclages.

Pendant mes années comme maître de conférence puis professeur à Besançon, je n’ai publié que des articles (en particulier sur la réflexivité chez Hegel et chez Fichte, mais aussi sur l’auto-organisation chez Von Neumann, Atlan et Varela). J’avais en chantier le livre qui a eu pour titre « La communauté virtuelle » (publié grâce à Cometti en 1994) quand je suis devenu professeur à Aix en 1987.

La philosophie dans la théologie et la théologie dans la philosophie

J’ai commencé par m’intéresser aux manières dont des théologiens (Bultmann et Barth) pouvaient réutiliser des philosophes, et à ce que cela impliquait comme transformations pour leur théologie – une piste inverse de celle de Heidegger, dont les réflexions initiales s’inspiraient de lectures théologiques ! La conclusion était que cela impliquait une sorte de double contrainte et un double mouvement de réflexion qui n’était pas forcément fécond.

Si je comprends bien, vous avez commencé par des études de théologie plutôt que de philosophie. Comment êtes vous passé de la philosophie dans la théologie à la théologie dans la philosophie ? Comment concevez-vous les relations entre religion et philosophie ? À cause de la conclusion méthodologique négative à laquelle vous êtes parvenu ? Vous définiriez-vous comme un penseur chrétien ?

Non, je n’ai pas fait d’études de théologie, mais je pensais à l’époque que la théologie était une sorte de philosophie, et je voulais voir ce qu’il en était – or ce n’était vraiment possible que chez des théologiens qui se revendiquaient explicitement de philosophes, donc des théologiens protestants. Donc je n’ai pas eu à passer de la théologie à la philosophie. Et je suis revenu à une conclusion très classique : en se donnant la liberté de s’inspirer de philosophes, les théologiens sont soumis à des impératifs peu conciliables entre leur adhésion à une certaine expérience religieuse et le mixte de contraintes de raisonnement et de liberté d’hypothèses qui caractérise les recherches philosophiques.

Quel était le contexte intellectuel au moment où vous avez commencé ces travaux ? Qui admiriez-vous ?

Je ne fonctionnais pas à l’admiration pour réfléchir en philosophe (même s’il y a des philosophes que j’admire en tant que personnes), mais plutôt selon deux tendances contraires, la curiosité pour ce que je ne connaissais pas (et que je ne comprenais pas encore vraiment), et l’insatisfaction par rapport aux positions que soutenait tel ou tel philosophe, une fois que je pensais avoir bien compris leur pensée. J’ai l’impression que tous les philosophes que je connais combinent ces deux tendances (avec un biais moindre pour la curiosité, parfois).

Que pensiez-vous de Heidegger à l’époque ? Votre jugement a-t-il évolué depuis ?

Heidegger était révéré à l’époque, et ceux qui exploraient les arcanes de ses textes étaient par ailleurs des philosophes intéressants (comme Aubenque et Granel). Et comme j’avais ce biais d’intérêt pour ce que je ne comprenais pas encore suffisamment mais qui était stimulant, et que les textes de Heidegger combinent ces deux propriétés, j’ai tenté d’explorer deux aspects de ses textes : une sorte de réflexivité à l’envers, qui interdit de revenir sur sa source tout en y renvoyant, et des réflexions sur l’intersubjectivité ou l’échange d’une parole (Unterwegs Zur Sprache). Ce deuxième point consonnait avec mon intérêt pour les relations dans une communauté. La seule chose à l’époque qui me laissait insatisfait (sans connaître l’aspect nazi), c’était les considérations de Heidegger sur le destin collectif, qui supposaient un collectif à la fois tragique et sans problèmes d’unité. C’était en fait une des traces des orientations politiques que l’on connaît. Depuis, ce n’est pas seulement le nazisme de Heidegger qui me l’a fait abandonner, mais son incapacité à comprendre les capacités réflexives des sciences, et les limites de ses conceptions de l’intersubjectivité (j’ai fait une intervention au séminaire de Janicaud sur cette question, et lui et ses collègues étaient très déçus que je ramène les propos de Heidegger à des questions sur les interactions, car cela en montrait la banalité).

Pratique sociale et pratique morale

Après cette relative déception sur les rapports entre philosophie et théologie, je me suis tourné vers la relation entre les pratiques au sens ordinaire et « le » pratique (moral, mais aussi social et politique). En particulier j’ai étudié le concept de communauté, quand les membres d’une communauté se référaient à un texte, livre, ou doctrine commune que chacun interprétait en relation avec les interprétations des autres. J’essayais de combiner ce mode de lien de petits collectifs et les tentatives de « pratique » critique aussi bien chez Marx et ses descendants critiques que chez les auto-gestionnaires.

Le lien n’est pas évident. Pourriez-vous préciser pourquoi vous vous êtes intéressé à cette nouvelle question ? Quel en était l’enjeu ? Qui / quoi vous a mis sur cette piste ?

C’était assez évident alors pour un chrétien de gauche (difficile à comprendre donc pour les générations actuelles): il fallait penser la relation entre une communauté qui se référait à une parole qui la dépassait, et les possibilités d’action collective, sociale et politique, qui pouvaient utiliser les réflexions de communautés comme levier critique pour modifier les rapports politiques (comme c’était le cas dans les communautés auto-gestionnaires). Mais cette conjugaison impliquait de ne pas réduire la politique ni à l’économique ni à l’abandon des questions éthiques. Elle impliquait aussi de distinguer fortement pratique et technique.

Quelle différence faites-vous entre le pratique et la pratique ?

« faisiez-vous », plutôt. « Le » pratique était censé désigner ce qui est irréductible dans les pratiques à des théories closes (par exemple déterministes) et à l’évacuation des questions éthiques – comme c’était le cas pour la technique, dans cette perspective.

Réflexivité comme indécidabilité et réflexivité comme auto-organisation

Je m’étais intéressé à l’idée de réflexivité (sans doute à partir de mon travail sur l’inexprimable, puisque cette notion suppose que l’activité d’expression revienne sur ses limites, et qu’elle n’est définie que par cette réflexion, et par ailleurs les idées de différance, etc. proposées par Derrida me semblaient se ramener à des problèmes de réflexivité). – [Dans quel contexte, pourquoi ?], j’ai alors analysé les modes de réflexivité que l’on trouve dans la Logique de Hegel et chez Fichte. J’ai ensuite poursuivi dans ce sens en comparant les réflexivités à l’œuvre en logique (indécidabilité de Gödel), en théorie des automates et en théorie de l’auto-organisation. Ce dernier thème m’a conduit à faire partie de l’équipe qui a fondé le CREA (Centre d’Epistémologie appliquée), dirigé par Jean-Pierre Dupuy.

Pouvez-vous élaborer cette distinction entre deux formes de réflexivité ? Y a-t-il un concept générique de réflexivité ? Et la réflexivité fichtéenne et hégélienne gardent-elles une place dans vos conclusions ? Laquelle ? En discernez-vous d’autres formes ?

On peut au moins distinguer la réflexivité formalisée comme récursivité, qui peut donner la notion de point fixe – quand en réentrant la valeur que la fonction permet de calculer une fois fixée la variable indépendante, on retrouve cette valeur- et des réflexivités qui sont supposées en quelque sorte modifier la fonction par leur mise en œuvre – ce qu’est supposée faire la réflexion hégélienne. Mais ce qui m’intéresse maintenant davantage, c’est la nécessité de prendre en compte le processus d’une opération de connaissance dans l’ontologie du domaine que cette opération de connaissance présuppose.

Je crois que vous avez traduit Goodman (« Les structures de l’apparence ») ? Pourquoi cet auteur et ce livre ?

En fait j’ai simplement participé au Séminaire d’épistémologie comparative à un séminaire sur Goodman, séminaire inspiré par Rauzy, Clementz et Cometti et nous nous sommes répartis les chapitres à traduire. C’est un des auteurs qui m’attirent, pour leur capacité à utiliser des formalismes et être capables en même temps de reconnaître qu’un de leurs apports principaux est mettre en évidence les limites de ces formalismes (mais sur ce point, Goodman doit pas mal à Carnap, comme l’a montré Joëlle Proust).

Les différents types de collectifs

J’ai ensuite combiné ce thème de la réflexivité (sous ces deux formes, indécidabilité et auto-organisation) et celui de la communauté, pour une analyse des formes d’interaction à plusieurs et des différents types de collectifs, dans « La communauté virtuelle » (1994). Ce livre porte sur les différents modes de l’être ensemble, et la virtualité en question tient à ce que les actes de langage qui prétendraient réduire les incertitudes des interactions – comme les promesses- donnent lieu à des interprétations entre lesquelles on ne peut décider (c’est le problème du suivi de la règle : est ce qu’autrui a promis avec l’intention d’agir essentiellement en vertu de cette promesse, pour la suivre, ou bien simplement avec l’intention d’agir conformément à cette promesse), si bien qu’il faut admettre cette indécidabilité pour vivre en société. Ce qui a parfois été repris de ce livre, ce sont plutôt les distinctions entre différents modes d’être ensemble.

Philosophie de l’esprit et sciences cognitives

J’étais déjà membre du CREA, dirigé par Jean Pierre Dupuy, depuis 1981, et nous travaillions sur les extensions de l’auto-organisation à laquelle prétendait les réseaux d’automates au domaine socio-politique. C’est la venue au CREA du « groupe du vendredi » animé par Sperber, Récanati, Jacob, puis de Proust et Andler, [le Crea s’est ensuite divisé, les philosophes de l’esprit fondant Jean Nicod] qui m’a fait découvrir la philosophie analytique dans une version moins dépendante de Wittgenstein et plus liée au démarrage des sciences cognitives. Mais la version des sciences cognitives qui m’intéressait était alors plutôt le connexionnisme. J’ai animé pendant quelques années un séminaire d’épistémologie des sciences cognitives à Aix, et participé à un séminaire d’épistémologie des sciences du comportement et de l’éthologie organisé par Gervet (d’où une publication, La représentation animale, co-éditée avec Alain Tête et Jacques Gervet, Presses Universitaires de Nancy, 1992).

Les problèmes de la révision des croyances

J’ai d’autre part découvert les problèmes posés par la révision des croyances (en logique et en économie, dans le séminaire organisé par Walliser au CREA, avec quelques conférences impressionnantes de Stalnaker ; en logique j’ai bénéficié sur ce thème de discussions avec Karl Schlechta). Des raisonnements qui peuvent être révisés ne peuvent assurer leur décidabilité, puisqu’ils sont valides par défaut, tant qu’on n’a pas prouvé le contraire. Or la semi-décidabilité fait que, alors que l’on sait qu’un jour ou l’autre on arrivera à démontrer qu’une proposition est un théorème, l’attente pour démontrer qu’elle n’est pas un théorème peut être illimitée. Pourtant, la révision est inhérente au processus même de la méthode scientifique, et on peut définir des conditions de révisions raisonnables, qui ne font pas table rase de toutes nos croyances dès qu’une d’elles se découvre erronée, et qui peuvent être plus ou moins accommodantes ou contraignantes. Il se trouve qu’elles sont très voisines des conditions posées par les axiomes de la théorie du choix collectif. Elles supposent de hiérarchiser les croyances, pour éliminer en cas de contradiction celles qui sont les moins enracinées. Et le problème est de savoir dans quelles conditions réviser cette hiérarchie elle-même, voire de savoir comment combiner différentes hiérarchies.

Emotions et rationalité morale

Parallèlement, avec Laurent Thévenot, nous nous étions rendus compte que pour comprendre les communautés et leurs interactions, tenir compte des émotions était nécessaire. J’ai élaboré cette prise en compte des émotions et de leurs dynamiques et leur mise en relation avec la révision des croyances dans « Emotion et rationalité morale » (2002).

Si j’ai bien compris la thèse de ce livre, vous soutenez que l’on ne peut pas comprendre les changements d’évaluation morale sans prendre en compte les émotions. Il me semble que c’est une thèse qui explore les conséquences dynamiques de la théorie humienne selon laquelle il n’est pas possible de justifier rationnellement les fins, mais seulement les moyens. Cette interprétation est-elle correcte ? 

Je ne vois pas bien pourquoi cela serait lié à une forte différence entre fins et moyens, si on admet que devoir recourir à certains moyens peut aussi déclencher des émotions. Mais c’est bien l’idée que nous n’avons pas de certitude concernant nos fins – dès que nous tentons de les définir en liaison avec nos valeurs de manière précise – et que les émotions sont des sortes de signaux qui nous indiquent que nos dynamiques peuvent se poursuivre ou rencontrent des problèmes. Il s’agit alors de savoir quelle temporalité émotionnelle permet d’utiliser ces signaux de manière à réviser nos attentes en ayant des chances d’améliorer notre appréhension des valeurs, et il semble que ce soient seulement les émotions qui résistent de manière récurrente à relativement long terme à la révision des croyances qui nous donnent de telles indications. Ce mode de révision émotionnel, du coup, peut être considéré sinon comme rationnel au sens fort, du moins comme raisonnable au sens de fournissant des justifications cohérentes et qui ont des chances de rester robustes par rapport à une suite de possibilités de révisions.

J’ai récemment précisé les conditions de ces relations entre émotions récurrentes et valeurs (« Emotions, Beliefs and Revisions », Emotion Review, 2016).

Théorie de l’action

L’attention portée aux révisions m’a aussi amené à critiquer une théorie de l’action qui s’imaginerait qu’elle est guidée dès le départ par une intention qu’on pourrait identifier sans problème (Qu’est ce qu’une action), ou encore à préciser l’usage de la notion de norme (qui n’est utile que si surgit un conflit entre des pratiques).

Les normes et les interactions

Cette même attention m’a amené à critiquer les conceptions des conventions sociales ou de l’être ensemble qui les font reposer sur du common knowledge, et cela m’a conduit à participer à Aix au Séminaire de Philosophie économique (entre économistes et philosophes), et à animer avec Alain Leroux plusieurs écoles thématiques portant sur les interactions possibles entre philosophie et économie. Cela m’a incité plus récemment à jeter un regard à la fois intéressé et critique sur les liens entre neurosciences et économie, en prenant une perspective résolument interactionniste (des interactions entre nos neurones à celles entre les collectifs, en passant par la construction sociale du sujet et les relations intersubjectives) (Comprendre nos interactions sociales, avec Christian Schmidt, 2014)

Travaillant toujours sur le statut des interactions sociales et des collectifs, je me suis interrogé avec Frédéric Nef sur leur ontologie (Les êtres sociaux, 2009). Il m’est apparu que ces interactions étaient des processus, le problème des processus étant que leur intégration sociale suppose de les identifier par le rapport entre leur état de départ et ce qu’ils accomplissent, alors que pourtant leur issue redéfinit leur orientation de départ. Prendre en compte ce problème conduit à repenser les différents modes d’être ensemble.

Projets de recherche actuels

Je travaille à un livre avec Bernard Conein sur les processus sociaux (comme types de processus et d’interactions. [Pourriez vous donner quelques exemples ?]. Nous analysons en particulier les conversations, les formes et dynamiques de formations de réseaux sociaux (au sens social plus qu’au sens d’internet), les processus de différenciation des statuts sociaux, les dynamiques des réseaux économiques, celles des réseaux de pouvoir, les dynamiques d’émotions collectives et les rituels d’initiation Nous partons de l’idée que les interactions sociales réalisent des connexions entre des processus. Si ces connexions donnent des informations actuelles sur les processus, elles ne peuvent pas garantir qu’elles saisissent l’identité du processus, si bien que les processus sociaux restent virtuels. Le « virtuel », pris en ce sens, est différent du « possible » sur deux points : 1) même une fois que les connexions lui assurent une actualité, cette actualité n’épuise pas sa virtualité ; 2) un processus qui ne pourrait donner lieu à de nouvelles connexions n’aurait pas de virtualité sociale. Ce point de départ abstrait se révèle fournir des heuristiques très fécondes pour analyser des processus sociaux très variés, par exemple pour analyser les conversations, contexte dans lequel j’ai aussi bénéficié des apports de Jean-Yves Girard (un génie, sans conteste) et de sa conception logique de l’interaction, proposée dans ce qu’il a appelé la ludique, sur laquelle nous avons travaillé avec Alain Lecomte, Myriam Quatrini, Christophe Fouqueré et Samuel Tronçon (cela va donner aussi lieu à un livre).

Nous envisageons aussi avec Frédéric Nef de donner une nouvelle version actualisée (en anglais) du livre sur les êtres sociaux.

Synthèse

Mes réorientations, me semble-t-il, ont consisté à passer d’un intérêt pour une réflexivité forte et une division entre les pratiques familières et la praxis qui constitue une communauté, à des modes de réflexivités et d’interactions imparfaites, qui procèdent et sont sans cesse remises en chantier, et cela sous l’influence des débats sur les théories de l’action et de la perception, des interactions avec des économistes, des sociologues, des psychologues, des neuroscientistes, et des logiciens – et plus récemment des spécialistes des simulations appliquées aux sciences humaines. Le fil directeur serait l’intérêt pour ces dynamiques (y compris émotionnelles) qui retravaillent les processus et pour les modalités de constitution des liens sociaux, et la prise de conscience de plus en plus aigüe de ce que les dynamiques des interactions sociales, y compris les dynamiques émotionnelles, ne fonctionnent que dans la mesure où elles prennent en compte l’incertitude indépassable sur fond de laquelle nous tentons de bâtir des liens, des collectifs et des institutions.

Conseils à de jeunes philosophes

Comment caractériseriez-vous votre méthode philosophique ?

Je ne peux prétendre moi-même avoir appliqué une méthode. Mon attitude, pas vraiment conçue de manière systématique, a été d’être toujours intéressé par les travaux – souvent hors philosophie- qui conjoignaient précision formelle, ouverture à des domaines expérimentaux et analyse critique de leurs positions, et de tirer de ces travaux ce qui me semblait confronter les conceptualisations des dynamiques de mise à l’épreuve dans des interactions.

Comment caractériseriez-vous le paysage théorique en France ? Y a-t-il un espoir pour que les continentaux et les analytiques se réconcilient ? Les wittgensteiniens et les davidsoniens ?

En philosophie, il n’est pas nécessaire de se réconcilier. Les philosophes tentent plutôt de développer des pistes que leurs confrères leur semblent négliger. Ils ont du coup tendance à renforcer les différences entre les pistes suivies, mais si on modérait ces différences, on retrouverait toujours des conflits entre différentes manières de les modérer.

Comment se placer par rapport à ces clivages ?

Ils peuvent être utiles dans la mesure où ils rendent plus saillantes les simplifications opérées, et donc permettent de mieux voir comment on peut redémarrer un processus de recherche innovant. Il faudrait simplement éviter de les transformer en guerres de clans, ce qui affaiblit d’ailleurs les philosophes en tant que corps professionnel. Mais cela semble un effet social difficile à contrer?

Quel est le domaine de la recherche philosophique dans lequel vous conseilleriez aux étudiants de se spécialiser (s’il y en a un) ?

Les jeunes chercheurs ont trouvé quelques filons : ils consistent à suivre de près des programmes techniques ou théoriques novateurs (les réseaux, les manipulations génétiques, les modes d’accès au fonctionnement des neurones, les travaux en simulation, etc.) et à les rapporter à des problèmes philosophiques plus classiques. Il est aussi possible, comme vous l’avez fait, où comme l’a fait Stéphanie Ruphy, ou encore Ruwen Ogien dans le domaine moral, de démonter les sophismes de philosophes qui choisissent des sujets porteurs culturellement mais ne les présentent pas dans leur complexité ou qui considèrent que cette complexité les dispense de propositions précises (pour vous il s’agit de l’argument pessimiste sur le devenir des sciences).

Question encore plus naïve que les autres : faire de la philosophie implique beaucoup de lectures, de méditation et d’écriture, mais aussi d’interactions sociales, de voyages, de responsabilités. Comment cela se passe-t-il au quotidien ? Y a-t-il des méthodes de travail que vous recommanderiez aux étudiants en philosophie ?

Pour le travail, il ne faut pas hésiter à demander à tous ceux qui pourraient vous éclairer quels textes, ouvrages etc. seraient les plus solides et précis sur le sujet que vous traitez. Evitez de passer du temps soit sur les textes classiques sans connaître les problèmes de leur interprétation, soit sur des textes contemporains de seconde main dont la précision laisse à désirer. Du coup on peut prendre le temps de travailler à fond ce genre de textes en mettant au clair les raisonnements et les questions qu’on se pose à leur propos.

Cela permet alors d’aller rencontrer dans des séminaires, colloques etc. voire sur internet les auteurs contemporains en leur montrant qu’on les a vraiment lu (bien sûr sans commencer par leur dire combien on est meilleur qu’eux sur tel point d’argumentation et en leur déballant d’emblée notre super-théorie qui n’est pas en fait au point). Et c’est nécessaire non seulement pour constituer un réseau mais aussi pour saisir les pistes de recherche qui commencent à être supposées prometteuses.

Bibliographie

–       Edition de L’éthique à la croisée des savoirs chez Vrin 1996 (mon papier discute de Parfit, des problèmes de passage de l’individuel au collectif en éthique)

–       Co-édition avec Jean Pierre Dupuy de Limitations de la rationalité et constitution du collectif I (La découverte, 1997)

–       Direction de Argumentation et sciences sociales Presses de l’Université Laval (un chapitre sur l’argumentation et les logiques non monotones) 2000

–       Direction de De la perception à l’action Vrin 2000

–       Direction de Révision des croyances, Hermès Lavoisier, chapitre avec Xavier Parent sur Argumentation, révision et conditionnels, 2002

–       Co-direction avec F. Gil et J.P. Cabral de O Processo dans Crença, Gradiva, 2004

–       Co-édition avec Alain Leroux des 3 volumes des Leçons de Philosophie économique, Economica, 2005, 2006, 2009.

–       Co-édition avec Frank Grammont et Dorothée Legrand, Naturalization of intentionality in action, a Bradford Book, MIT Press, 2009

–       Emotion et rationalité morale, PUF, 2002

–       Qu’est ce qu’une action ? Vrin, 2005

–       Les normes, Armand Colin, 2006 (traduit en lusitano-brésilien)

–       Avec F. Nef, Les êtres sociaux, 2009, Hermann

–       Avec Christian Schmidt, Comprendre nos interactions sociales, Odile Jacob, 2014

 

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